Atelier

Dans l'étude des textes, la catégorie du thème préside autant au thématisme qu'à la critique thématique. Sous le premier vocable, nous trouverions toutes ces analyses qui mobilisent la symbolique générale pour gloser ensuite sur tel aspect prégnant chez tel auteur. Gaston Bachelard est ici le grand initiateur. Avec cet écart d'importance toutefois, le saut de la psychologie philosophique à la critique n'est pas forcément assuré. La transposition exige un souci réflexif constant, sans quoi l'on risque d'en rester au décryptage de la psychologie des peuples par personnalités d'écriture interposées. La critique thématique s'est partiellement constituée en réponse au thématisme et à ses problèmes. Attachée au nom de Jean-Pierre Richard, elle a reçu sa meilleure définition dans l'introduction de L'Univers imaginaire de Mallarmé (1961). Il y a pour Richard une manière proprement critique d'envisager les thèmes de la littérature. La psychologie doit se subordonner à l'herméneutique des thèmes internes à une œuvre. Ainsi considérés, ces thèmes permettent une interprétation dite « totalitaire », et qui fonctionne aux niveaux de la sensation, de l'appréhension intellectuelle et du système d'écriture. La critique de Jean-Pierre Richard est bel et bien une poétique, prenant appui sur une analyse transversale de faits récurrents. Une semblable ambition générale commande le recours à une science de l'esprit. Or celle-ci se constitue essentiellement à partir de deux ensembles élaborés dans le premier demi-siècle, la clinique (dont la psychanalyse et la psychologie française avec Bachelard, et, par lui, Bergson) et la phénoménologie. Nous retrouvons dans la critique thématique la question de la conscience créatrice. Il y est bien question des perceptions de l'auteur et de l'imaginaire de Mallarmé ou Proust. On se concentre sur un sujet qui doit beaucoup à la monade de Husserl. Son inconscient s'exprime aussi, et voilà l'apport de la psychanalyse. Est valable tout ce qui aide le lecteur à reconstituer l'unité de l'esprit qui écrivait. Le thème répété « signale l'obsession » — « ici comme ailleurs », affirme Richard. La perspective unitaire est donc soutenue par la scansion thématique. Non seulement il n'est « point de contradictions » dans les grandes œuvres comme celle de Mallarmé, mais le thème est « un principe concret d'organisation » de cette conscience écrite ; « autour [de lui] aurait tendance à se constituer et à se déployer un monde ». En d'autres termes, et sans échapper à la tautologie, le thème est posé dans un cosmos textuel, il est l'axe d'un univers littéraire. Le foisonnement, les différences dans la répétition sont arasées au profit d'un élément organisateur. Du moins dans son projet, Richard rejoint en ce sens le structuralisme : « La critique peut s'assigner pour tâche de vaincre, pas à pas, l'apparent désordre de l'œuvre. ». La thématique offre une vision globale, unifiée, ordonnée et rationalisée des textes, dont elle rend la stratification interne (perception, réflexion, poétisation).

À ce titre, ce qui se nomme « thème » est fondamentalement pris dans une visée conceptuelle. Cela veut dire certes que Jean-Pierre Richard utilise un concept de thème, ce qui n'a pas d'incidence majeure en dehors d'une recherche d'expressivité non rationnelle. Mais en outre Richard transfère certaines prérogatives traditionnelles du concept à son outil thématique. Précisons. En suivant un usage récurrent du siècle dernier, nous pouvons désigner sous le concept un moyen d'exercice d'une pensée rationnelle, et en particulier philosophique. Laissons de côté cette fois s'il y a jamais des concepts pleinement réalisés ou plutôt des mouvements dans une direction. Il reste, à l'œuvre dans le concept, une volonté de saisie, de stabilité et de classement ou d'ordonnancement. La philosophie s'est donné le concept pour prérogative, quitte à laisser à la littérature les impressions, les sensations, ou, au mieux, les « percepts », comme chez Deleuze. Parler d'imaginaires textuels revient à entériner le schéma philosophique d'une répartition, qui aboutit toujours à éloigner la pensée (sous-entendre rationnelle) de la littérature. Les thèmes deviennent alors bifaces. Dans l'immanence des œuvres, ils sont les unités d'une expression principiellement pré-conceptuelle (l'inconscient, le phantasme, le surgissement de la pulsion d'écriture) ; dans leur redéploiement critique, ils participent à la rationalisation de la part obscure que serait la littérature en servant de bornes et de pivots. Il y a donc thème et thème. La collusion a pu être créatrice chez Jean-Pierre Richard, dont le travail demanderait d'ailleurs à être fortement réévalué pour son engagement de lecture et sa séduction stylistique. Mais on est en droit de critiquer à la fois les présupposés phénoménologiques et cliniques, la posture d'unification rationalisatrice, la double identité du thème (occultée et malgré tout posée), la reconduite subreptice via la philosophie conceptuelle d'une logique de contingentement dans la pensée. Qu'elles aient été aperçues ou non, ces difficultés expliquent peut-être qu'à part Jean-Pierre Richard, personne ne soit intervenu avec bonheur dans le champ de la critique thématique. En complément, il serait trop rapide d'oublier ce que cette méthode nous dit aussi de la littérature : la communication entre concrétude et poétique, la réalité des textes comme une expérience vitale, voire l'entrelacs entre littérature et philosophie. Je crois que ces évidences oubliées peuvent être approchées à nouveaux frais par ce que j'appelle la notion.

Il est juste d'admettre que la littérature n'est pas d'abord dans le concept, et le thème tente de reconnaître des substrats d'ordre différent. Mais dans la critique de Jean-Pierre Richard, le thème est à la fois isolé du concept et inféodé à lui. Il est d'abord constitué à part dans « l'univers imaginaire » d'un auteur avec lequel le lecteur est censé communiquer par intersubjectivité. C'est une reprise de la légende philosophique expulsant le texte poétique du savoir et de la pensée. Partant, le thème ne peut être critiqué que dans une phase de rationalisation post hoc qui le transforme en un concept à dimensions réduites opérant dans le champ critique. Je tiens pourtant que la littérature se sert des concepts, les transporte et les altère. Je propose d'appeler notion ce qui se passe alors. Cette déformation créatrice vit dans le temps de son événement : la notion est possiblement antérieure et ultérieure au concept, comme son contemporain. Il revient à l'interprétation de confronter les notions de la littérature aux philosophèmes les plus adéquats. Au premier abord, on disposerait d'une vague équation disant « notion= concept+thème ». Cette formule est un peu vraie et surtout fausse. Elle traduit la vérité d'une exigence. La littérature peut être interprétée en relation avec les discours de savoir institués, philosophie, psychologie, histoire, autres sciences humaines…Cette relation manque absolument la littérature si elle la considère comme un objet pour ces disciplines. Il faut en revanche étudier comment les textes développent une pensée singulière, qui convoque et révoque les domaines conceptuels, les poussant dans leurs retranchements, les altérant contradictoirement. En ce sens, la notion peut rejoindre les préoccupations usuelles des thèmes et des concepts. La notion est en fait une manière d'envisager des problèmes. La solitude de l'homme peut être un simple motif, voire un topos, ou encore un thème récurrent dans une œuvre, une catégorie théologique, un concept philosophique — et aussi une notion littéraire. Mais cette notion se construit en rapport avec toutes les autres possibilités alléguées, que les textes diffractent, disséminent et reconstruisent. On voit donc que le plus de l'équation est une schématisation. D'abord parce qu'avec le concept philosophique à proprement parler viennent d'autres formes d'idées. Ensuite, parce qu'il n'y a pas empilement ni addition. La notion se constitue dans la défection des concepts, et de telle sorte qu'elle en menace toujours la stabilité prétendue. Et c'est par elle que la littérature pense, dans la contradiction. Exemples de notions encore : l'amitié, la possession, la survie, la joie, la totalité. Elles traversent les œuvres et sont traversées par elles. Du coup, à chaque fois, elles sont les mêmes, elles sont d'autres, ce qui permet à l'interprète de construire des généalogies. À la rencontre des transferts textuels, la critique notionnelle prend le parti de la littérature. Aussitôt, le discours critique même est interrogé dans son retard par rapport aux textes, et l'aplomb de son surplomb doit être vigoureusement remis en cause. On ne décode pas des imaginaires, on interprète un cran ailleurs l'interprétation littéraire du réel. La psychanalyse, par exemple, n'est plus une voie d'entrée particulière et souveraine ; mais sa méthode est mise en question par le déroulement de la littérature, qui lui répond, savoirs à savoir. En somme, la notion appelle, discute et déconstruit les catégories établies. Le critique n'est pas un naturaliste. Il admet que la reconnaissance de notions est une élaboration de sa lecture. Dans une position non rationnelle (mais pas forcément « irrationnelle », « déraisonnable » ou « folle »), il explicite et poursuite les confrontations textuelles. Savoir ensuite si, dans l'expression critique, l'on peut éviter à la notion de devenir catégorique ou conceptuelle est une question ouverte, qu'on ne saurait régler qu'au cas par cas et sans généralité. Mais de toute façon demeure dans la constitution de notions l'espoir d'une littérature en mèche avec les différents savoirs et qui pense autrement qu'eux.



Laurent Dubreuil

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Dernière mise à jour de cette page le 7 Février 2007 à 18h59.