À ce titre, ce qui se nomme « thème » est fondamentalement pris dans une visée conceptuelle. Cela veut dire certes que Jean-Pierre Richard utilise un concept de thème, ce qui n'a pas d'incidence majeure en dehors d'une recherche d'expressivité non rationnelle. Mais en outre Richard transfère certaines prérogatives traditionnelles du concept à son outil thématique. Précisons. En suivant un usage récurrent du siècle dernier, nous pouvons désigner sous le concept un moyen d'exercice d'une pensée rationnelle, et en particulier philosophique. Laissons de côté cette fois s'il y a jamais des concepts pleinement réalisés ou plutôt des mouvements dans une direction. Il reste, à l'uvre dans le concept, une volonté de saisie, de stabilité et de classement ou d'ordonnancement. La philosophie s'est donné le concept pour prérogative, quitte à laisser à la littérature les impressions, les sensations, ou, au mieux, les « percepts », comme chez Deleuze. Parler d'imaginaires textuels revient à entériner le schéma philosophique d'une répartition, qui aboutit toujours à éloigner la pensée (sous-entendre rationnelle) de la littérature. Les thèmes deviennent alors bifaces. Dans l'immanence des uvres, ils sont les unités d'une expression principiellement pré-conceptuelle (l'inconscient, le phantasme, le surgissement de la pulsion d'écriture) ; dans leur redéploiement critique, ils participent à la rationalisation de la part obscure que serait la littérature en servant de bornes et de pivots. Il y a donc thème et thème. La collusion a pu être créatrice chez Jean-Pierre Richard, dont le travail demanderait d'ailleurs à être fortement réévalué pour son engagement de lecture et sa séduction stylistique. Mais on est en droit de critiquer à la fois les présupposés phénoménologiques et cliniques, la posture d'unification rationalisatrice, la double identité du thème (occultée et malgré tout posée), la reconduite subreptice via la philosophie conceptuelle d'une logique de contingentement dans la pensée. Qu'elles aient été aperçues ou non, ces difficultés expliquent peut-être qu'à part Jean-Pierre Richard, personne ne soit intervenu avec bonheur dans le champ de la critique thématique. En complément, il serait trop rapide d'oublier ce que cette méthode nous dit aussi de la littérature : la communication entre concrétude et poétique, la réalité des textes comme une expérience vitale, voire l'entrelacs entre littérature et philosophie. Je crois que ces évidences oubliées peuvent être approchées à nouveaux frais par ce que j'appelle la notion.
Il est juste d'admettre que la littérature n'est pas d'abord dans le concept, et le thème tente de reconnaître des substrats d'ordre différent. Mais dans la critique de Jean-Pierre Richard, le thème est à la fois isolé du concept et inféodé à lui. Il est d'abord constitué à part dans « l'univers imaginaire » d'un auteur avec lequel le lecteur est censé communiquer par intersubjectivité. C'est une reprise de la légende philosophique expulsant le texte poétique du savoir et de la pensée. Partant, le thème ne peut être critiqué que dans une phase de rationalisation post hoc qui le transforme en un concept à dimensions réduites opérant dans le champ critique. Je tiens pourtant que la littérature se sert des concepts, les transporte et les altère. Je propose d'appeler notion ce qui se passe alors. Cette déformation créatrice vit dans le temps de son événement : la notion est possiblement antérieure et ultérieure au concept, comme son contemporain. Il revient à l'interprétation de confronter les notions de la littérature aux philosophèmes les plus adéquats. Au premier abord, on disposerait d'une vague équation disant « notion= concept+thème ». Cette formule est un peu vraie et surtout fausse. Elle traduit la vérité d'une exigence. La littérature peut être interprétée en relation avec les discours de savoir institués, philosophie, psychologie, histoire, autres sciences humaines Cette relation manque absolument la littérature si elle la considère comme un objet pour ces disciplines. Il faut en revanche étudier comment les textes développent une pensée singulière, qui convoque et révoque les domaines conceptuels, les poussant dans leurs retranchements, les altérant contradictoirement. En ce sens, la notion peut rejoindre les préoccupations usuelles des thèmes et des concepts. La notion est en fait une manière d'envisager des problèmes. La solitude de l'homme peut être un simple motif, voire un topos, ou encore un thème récurrent dans une uvre, une catégorie théologique, un concept philosophique et aussi une notion littéraire. Mais cette notion se construit en rapport avec toutes les autres possibilités alléguées, que les textes diffractent, disséminent et reconstruisent. On voit donc que le plus de l'équation est une schématisation. D'abord parce qu'avec le concept philosophique à proprement parler viennent d'autres formes d'idées. Ensuite, parce qu'il n'y a pas empilement ni addition. La notion se constitue dans la défection des concepts, et de telle sorte qu'elle en menace toujours la stabilité prétendue. Et c'est par elle que la littérature pense, dans la contradiction. Exemples de notions encore : l'amitié, la possession, la survie, la joie, la totalité. Elles traversent les uvres et sont traversées par elles. Du coup, à chaque fois, elles sont les mêmes, elles sont d'autres, ce qui permet à l'interprète de construire des généalogies. À la rencontre des transferts textuels, la critique notionnelle prend le parti de la littérature. Aussitôt, le discours critique même est interrogé dans son retard par rapport aux textes, et l'aplomb de son surplomb doit être vigoureusement remis en cause. On ne décode pas des imaginaires, on interprète un cran ailleurs l'interprétation littéraire du réel. La psychanalyse, par exemple, n'est plus une voie d'entrée particulière et souveraine ; mais sa méthode est mise en question par le déroulement de la littérature, qui lui répond, savoirs à savoir. En somme, la notion appelle, discute et déconstruit les catégories établies. Le critique n'est pas un naturaliste. Il admet que la reconnaissance de notions est une élaboration de sa lecture. Dans une position non rationnelle (mais pas forcément « irrationnelle », « déraisonnable » ou « folle »), il explicite et poursuite les confrontations textuelles. Savoir ensuite si, dans l'expression critique, l'on peut éviter à la notion de devenir catégorique ou conceptuelle est une question ouverte, qu'on ne saurait régler qu'au cas par cas et sans généralité. Mais de toute façon demeure dans la constitution de notions l'espoir d'une littérature en mèche avec les différents savoirs et qui pense autrement qu'eux.