Atelier



L'autorité du créateur.
Sur une aporie de Georges Steiner

par Marc Escola
(Université Paris 8 / Université de Lausanne)


Sommaire : Critique et création.





L'autorité du créateur.
Sur une aporie de Georges Steiner


On doit à Georges Steiner la formulation sans doute la plus nette des vertus métatextuelles des œuvres hypertextuelles. On s'attachera d'abord à la parabole ou « fiction rationnelle » sur laquelle s'ouvre Réelles présences, ouvrage tout entier conçu comme une machine de guerre contre l'inflation des commentaires[1].

Imaginez une société dans laquelle toute discussion sur l'art, la musique ou la littérature soit interdite. Dans cette société, tout discours, oral ou écrit, relatif aux œuvres littéraires, plastiques ou musicales serait tenue pour verbiage illicite.

Les seules recensions que connaîtraient cette communauté imaginaire seraient semblables à celles que l'on trouve dans les gazettes philosophiques du XVIIIe, et dans les revues du XIXe siècle : résumés dénués de passion de la publication nouvelle comprenant extraits et citations représentatifs. Il n'existerait pas de revues de critique littéraire ; à l'université, pas de cours, pas de séminaires, pas de colloques sur tel ou tel poète, dramaturge ou romancier ; pas de « revue James Joyce », ni de « bulletin Faulkner » ; pas d'interprétation, ni d'essai relatifs à la sensibilité chez Keats ou à la robustesse chez Fielding.

Les textes, le cas échéant, continueraient à être établis et édités de la manière la plus lucide et la plus rigoureuse. C'est-à-dire de manière philologique. […] Ce qui serait banni, ce serait le mille et unième article ou livre sur les significations véritables de Hamlet, ainsi que l'article qui lui ferait immédiatement suite pour le réfuter, émettre des réserves, ou au contraire le compléter. La république que j'imagine est à l'opposé de celle de Platon ; c'est une république d'écrivains et de lecteurs, dont le critique a été banni. […]

En bref, je construis une société, une politique, de l'originel ; de l'immédiateté en ce qui concerne les textes, les œuvres d'art et les compositions musicales. Le but visé est un mode d'éducation, une définition des valeurs dénués, dans la mesure du possible de “méta-textes” ; c'est-à-dire de textes portant sur d'autres textes (ou sur des tableaux, ou sur des œuvres musicales), c'est-à-dire du bavardage universitaire, journalistique, ou journalistico-universitaire — type dominant aujourd'hui — sur l'esthétique. Une cité faite pour les peintes, les poètes, les compositeurs, les chorégraphes, plutôt que pour les critiques d'art, de littérature, de musique ou de ballet — qu'ils officient sur la place publique ou à l'université.

La littérature, la musique et les arts plastiques, dans cette cité imaginaire, existeraient-ils et évolueraient-ils sans examen, sans évaluation, privés qu'ils seraient des énergies de l'interprétation et des disciplines de la compréhension ? L'ostracisme frappant le bavardage de haut niveau […] serait-il la cause d'un silence morne et passif […] qui entourerait la vie de l'imagination créatrice ?

À cette […] question, la réponse est, à coup sûr, non.

Une République d'écrivains et de lecteurs, à la porte de laquelle on tiendrait les critiques. La fable ainsi forgée n'a pas d'autre fonction que d'amorcer la démonstration de la thèse que défend G. Steiner tout au long de l'ouvrage : la littérature comme toutes les formes d'art étouffe aujourd'hui sous le poids des commentaires, qui viennent s'interposer entre les œuvres et leur public, au détriment donc de l'expérience esthétique authentique, laquelle devrait rester de l'ordre de la surprise, du « ravissement », de la possession. La critique constitue pour Steiner une activité vaine aux deux sens du terme, et il entend démontrer, une fois pour toutes, que les arts savent résolument se passer d'interprètes.


Si l'on peut soutenir que les critiques ne sont d'aucune utilité pour l'évolution des arts, c'est qu'il existe une dimension critique interne à la succession des œuvres et parfaitement endogène à la sphère artistique : l'évaluation des œuvres du passé à laquelle se livre chaque artiste pour créer son œuvre propre.

Les lectures, les interprétations et les jugements critiques sur l'art, la littérature, la musique, qui proviennent de l'intérieur de l'art, de la littérature et de la musique, ont une autorité dont la pénétration est rarement égalée par ceux qui viennent du dehors, par ceux qui émanent du non-créateur, c'est-à-dire du journaliste, du critique ou de l'universitaire.

Steiner n'est pas en peine pour multiplier les exemples de ces récritures qui valent commentaires :

Virgile lit Homère et guide notre lecture comme aucun critique extérieur ne saurait le faire. La Divine Comédie est une lecture de l'Énéide techniquement et spirituellement « dans son élément », « autorisée », dans tous les sens — eux-mêmes liés les uns aux autres — de ce terme, comme ne saurait l'être aucun commentaire émanant du dehors, de quelqu'un qui ne serait pas lui-même poète. La présence, visiblement sollicitée ou exorcisée, d'Homère, de Virgile et de Dante dans Le Paradis perdu de Milton, dans la satire épique de Pope et dans le pèlerinage vers l'amont des Cantos d'Ezra Pound, est une « présence réelle », une critique en action. Successivement, chaque poète soumet à l'urgente lumière de ses propres objectifs, de ses propres ressources de langage et de composition, les réalisations de forme et de substance de son — ou de ses — prédécesseur(s). Sa propre pratique soumet les réalisations antérieures à l'analyse et au jugement les plus rigoureux. Ce que l'Énéide rejette, modifie, ou omet entièrement de l'Iliade ou de l'Odyssée est tout aussi frappant et instructif d'un point de vue critique que ce que Virgile reprend par le biais de la variation, de l'imitatio ou de la modulation. Les dissociations progressives du Pèlerin par rapport au Maître et guide vers la conclusion du Purgatoire de Dante, les corrections apportées à l'Énéide dans les citations et les références qui y sont faites dans le Purgatoire, constituent la plus fouillée des lectures critiques. Elles témoignent du sentiment que le monde antique était un monde limité par comparaison avec la révélation chrétienne. Il n'existe pas d'équivalent dans la critique universitaire.

Qu'est-ce qui fonde ainsi la supériorité de l'appréciation d'une œuvre par un artiste sur son évaluation par des commentateurs dont c'est le métier ? Le jugement de l'artiste est un jugement « autorisé » dans l'exacte mesure où il engage une forme de « responsabilité » inconnue des critiques : l'artiste livre sa lecture au vrai public, et non à un aréopage de pairs, en même temps que sa création propre — vous jugerez de ma lecture en regard de ce que j'ai su créer en retour, et non pas en fonction d'une hypothétique coïncidence avec un sens supposé caché sous le texte, laquelle demeure à peu près invérifiable.

L'Ulysse de Joyce reflète une expérience critique de l'Odyssée au niveau de la structure générale, des instruments narratifs et des particularités rhétoriques. Joyce (comme Pound) lit Homère avec nous. Il le lit non seulement au travers des réfractions rivales de Virgile et de Dante, mais également, tout simplement, grâce à l'intelligence critique de ses propres inventions en écho, de sa propre conception dominante de la dérivation. À la différence de la lecture du critique ou du commentateur universitaire, la lecture de Joyce est responsable devant l'original en ce que l'écrivain irlandais met éminemment en danger la stature et le destin de son œuvre propre.

Une telle « responsabilité » fera toujours défaut aux simples critiques, dont les propositions ne sont en rien vérifiables — si peu ou si mal qu'elles se substituent régulièrement sinon librement l'une à l'autre dans le jeu des réinterprétations successives d'une même œuvre.


Les seuls interprètes autorisés sont donc pour Steiner les créateurs eux-mêmes, non pas au nom d'une connivence entre gens du métier ou d'une égalité de génie, mais parce qu'ils ordonnent leur lecture des grandes œuvres du passé au souci de l'œuvre à faire — tant vaut leur lecture, tant vaudra leur œuvre propre, et réciproquement. Celui qui lit pour écrire est doué d'une perspicacité inégalable dès lors qu'il mobilise une intelligence toujours-déjà créatrice : il interroge l'œuvre d'autrui en regard des possibilités qu'elle ouvre ; sa lecture des chefs-d'œuvre du passé est une lecture au futur, quand le critique rêve d'aller habiter le passé pour se faire le contemporain de l'auteur. Les exemples allégués, issus de trois aires culturelles et trois moments différents de l'histoire littéraire, en font suffisamment foi : chaque œuvre hypertextuelle recèle une leçon de lecture — leçon de poétique aussi bien que d'herméneutique. Car, sauf à en délivrer une simple copie, on ne récrit jamais le tout d'un texte : les opérations de sélection qui président à la récriture délivrent un enseignement sur la cohérence de l'hypotexte et ses principes de composition ; les relations entre les aventures de Stephen Dedalus et celles de Leopold Blum dans Ulysse éclairent à leur façon la place de la Télémachie dans l'architecture de l'Odyssée, aussi bien que Les Aventures de Télémaque où Fénelon a forgé l'épisode manquant du texte homérique, entre l'arrivée du fils d'Ulysse chez Ménélas au chant IV et son départ pour Ithaque au chant XIV.


Et dans le jeu de variantes imaginées se font jour des significations neuves dont le texte original se trouve doué en quelque sorte après coup : nous ne lirons plus la source tout à fait de la même façon — l'œuvre seconde nous ouvre un accès neuf à une œuvre plus ancienne, si bien qu'on peut finalement lire celle-ci comme si elle lui était postérieure. Ce n'est peut-être qu'au lendemain de l'Iphigénie de Racine que les relations entre Agamemnon et sa fille deviennent troubles dans le texte même de la tragédie d'Euripide, et le dramaturge français a sans doute été le premier à remarquer ce qui avait échappé à tous les exégètes jusqu'à lui — qu'au cours de leur entrevue inaugurale la fille comme le père observent un semblable silence sur le nom d'Achille : les raisons ne leur manquent certes pas, mais le fait suffit à rendre leur dialogue un rien embarrassé.


L'hypothèse critique se trouve validée par le texte finalement produit au terme d'une opération de transformation ou d'imitation : tel est le ressort de ce que Steiner nomme la lecture « responsable » ; le terme désigne une communauté de destin : toute récriture engage son destin propre en même temps que celui de son hypotexte, quand un simple commentaire n'engage peut-être rien d'autre que la réputation du critique. La lecture d'un créateur par un autre créateur est la seule lecture pleinement « autorisée », si l'on réveille la valeur étymologique du mot latin (auctor, le « garant ») : quelle garantie peut bien alléguer de son côté un simple commentaire, sinon son hypothétique fidélité à un sens originel cautionné par une « intention de l'auteur », délibérée ou inconscience, et dans tous les cas également supposée ?


La seule décision herméneutique « responsable », c'est en définitive ce que l'on distingue comme une variante, dont on peut mesurer la valeur esthétique intrinsèque en même temps que l'intelligence qu'elle manifeste dans la lecture du texte source. Par quoi les créateurs auront toujours autorité sur les seuls interprètes.


Doit-on dès lors vouer une fois pour toutes les critiques au silence pour se mettre à l'écoute des seuls créateurs, et la littérature peut-elle résolument se passer d'interprètes comme le veut G. Steiner ? Une manière de paradoxe pragmatique vient saper la démonstration, ou l'enfermer dans une aporie : si « Joyce lit Homère avec nous », encore faudrait-il pouvoir statuer sur ce « nous », qui enveloppe le lecteur de Steiner en même temps que celui de Joyce et celui d'Homère. Analysant la valeur de la lecture d'Homère par Joyce telle qu'en lui-même Ulysse la manifeste, G. Steiner parle en critique, et ne produit rien d'autre en définitive qu'un métatexte au second degré ; la thèse qui vise à ruiner le principe de la métatextualité suppose l'adoption d'une position continûment métatextuelle : pour apercevoir la valeur de la lecture d'Homère par Joyce, encore faut-il commenter Ulysse. Un autre exemple allégué par Steiner dans les mêmes pages rend plus sensible l'aporie :

Les études critiques sur Madame Bovary sont légion — et on pourrait finalement s'en passer. Chaque paragraphe, ou presque, du texte de Flaubert a fait l'objet de commentaires biographiques, stylistiques, psychanalytiques ou déconstructionnistes. Mais […] c'est vers un autre roman que nous nous tournerons si nous cherchons une interprétation et une analyse créatrices. Anna Karénine est, avec toutes les connotations de ce mot, une “révision” de Flaubert. La largeur et la spontanéité de la présentation chez Tolstoï, les bouffées de désordre vital qui soufflent au travers des grands blocs narratifs constituent une critique fondamentale de la perfection voulue par Flaubert, qui se fait quelquefois étouffante. La force des implications religieuses que renferme Anna Karénine nous permet de répondre de manière critique au génie réducteur qui est à l'œuvre dans la création de Flaubert (génie que Henry James, déjà, avait remarqué lorsqu'il qualifia Emma Bovary de “trop petite chose”).

La mise en relation des deux romans relève ici d'une décision herméneutique, et au fond de la seule autorité de l'interprète : on peut se passer de toutes les études critiques sur Mme Bovary, sauf de ces lignes de G. Steiner qui nous découvrent le lien secret entre les deux romans — le commentaire se trouvant de facto légitimité au moment même où l'on prononce le décret d'exclusion des interprètes ; et la mention finale d'un propos allusif d'Henry James vise sans doute à masquer l'autorité que s'arroge ici le commentateur en usurpant la voix de Tolstoï. Car ces quelques lignes (de Steiner) emportent toute une série de jugements de valeur et une pensée du roman comme genre : autant de goûts qui sont ceux du critique et qu'il légitime ici au nom de Tolstoï en personne. L'hypothèse d'une récriture du roman français par le romancier russe n'est au fond qu'une façon de couvrir l'interprète du manteau de l'autorité de l'auteur.


Bien que minée par un paradoxe pragmatique, la thèse de Steiner nous invite à penser à nouveaux frais le partage entre une critique créatrice qui serait celle des écrivains et le commentaire comme métatextualité stérile et discours parasite. Les exemples allégués révèlent que l'exégète ne lit jamais un texte isolément : alors même qu'il tend constamment à en dire la singularité, il ne peut éviter de le mettre en relation avec d'autres textes ou d'autres fragments textuels, en quoi il engage des procédés de contamination qui sont à leur façon des opérations hypertextuelles ; il entre bien une part de récriture dans le commentaire le plus scrupuleux. Par ailleurs, le privilège accordé par Steiner aux seuls écrivains n'est pas le propre du travail hypertextuel stricto sensu : l'interprétation donnée par Freud de l'Œdipe de Sophocle jouit sans doute aujourd'hui de la même « autorité » que les exemples canoniques convoqués dans Réelles présences ; ce qui est dit ici de Joyce et d'Homère vaut aussi pour Freud et Sophocle.


Tout commentaire tend à élaborer une version du texte, et ce mot de version pourrait bien nommer à la fois le résultat d'une dérivation hypertextuelle et le « double » du texte qu'élabore l'interprète, en le traduisant dans un métalangage spécifique pour délivrer en lui un sens encore inédit. Sauf à se condamner à une pure paraphrase, le commentateur est en quête de possibilités neuves, de significations d'abord seulement virtuelles : l'interprète est finalement celui qui cherche à rejoindre un texte qui n'existe pas encore, et qui ne viendra à l'existence qu'au terme d'une série d'opérations de sélection, recomposition, variation, etc. Si tout hypertexte a valeur de métatexte, c'est aussi que tout métatexte engage des gestes hypertextuels, et qu'il entre bien une part de récriture dans le commentaire. Commenter ou récrire, c'est tenter d'imaginer le texte autrement, en faisant fonds sur les possibles du texte. Tel est le saut théorique que la thèse de G. Steiner nous invite à accomplir, fût-ce au rebours de l'ambition de l'essayiste : un texte est fait aussi de ce tout ce qu'il ne dit pas — ellipses, scènes évitées, personnages disparus ou évacués, détails négligés : tel est peut-être le matériau commun à ceux qui veulent forger une nouvelle œuvre et à ceux qui cherchent à en délivrer une interprétation.


On ne négligera pas cependant la précieuse notion de « responsabilité » avancée par Steiner : ce qui viendrait garantir la validité d'une interprétation tiendrait dans les récritures qu'elle invite à imaginer, la richesse d'un commentaire étant elle-même à évaluer en termes de possibles textuels. Par là s'indique un second saut théorique, également imprévu de l'auteur de Réelles présences : une critique créatrice serait celle qui renoncerait à toute prétention à dire « le » sens du texte comme signification autorisée, qui afficherait à l'égard du texte considéré la même indépendance que celle que revendiquent les auteurs d'hypertextes, qui ne tenterait pas une « remontée » vers un hypothétique sens originel mais viserait plutôt à ouvrir le futur du texte — l'interprétation la plus forte étant celle qui autorise au moins théoriquement la récriture la mieux inédite. Une critique qui ne tendrait plus à justifier le texte tel qu'il est, mais qui inviterait à l'imaginer autrement.


Ou qui ferait sien ce qui est le postulat fondateur de la récriture : que toute œuvre est en droit, et à sa façon, inachevée.



Retour au sommaire : Critique et création.




[1] Réelles présences. Les arts du sens, Gallimard, 1989, rééd. Folio-Essais, 1991, pp. 22-23.



Marc Escola

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 18 Juin 2021 à 10h22.