Atelier






Spectres de Derrida. Pour une hantologie de la littérature
Par Marie Capel


Ce texte fait suite à la treizième livraison de la revue Fabula-LHT: La Bibliothèque des textes fantômes, sous la direction de L. Depretto & M. Escola, et au dossier critique correspondant dans la revue des parutions, Acta fabula (automne 2014).


Dossier textes fantômes.
Lire également Les chimères du spécialiste ou le complexe de Marcellus: textes fantômes et points de vue théoriques (Michel Charles, Roger Chartier, Pierre Bayard), par Marie Capel.







Spectres de Derrida
Pour une hantologie de la littérature



S'engager courageusement parmi les ombres: l'appel est lancé par Jacques Derrida en 1993, lorsqu'il nous met en garde contre les théoriciens, témoins, spectateurs, observateurs, savants, intellectuels — les scholars — qui «croient qu'il suffit de regarder»[1]. On se propose ici de faire quelques pas sur les traces de Derrida, mort il y a dix ans. Le cheminement de sa réflexion présente en effet l'avantage de travailler ensemble, en les rendant indissociables, les deux questions de la spectralité et de l'écriture[2]. Dès la publication de Spectres de Marx (1993), paru trois ans après le décès de Louis Althusser[3], Derrida accorde à la thématique du «spectre» une attention critique et une dignité conceptuelle décisives[4]: «si loin que je remonte, la thématique du fantôme ou plutôt du revenant traverse […] la plupart de mes textes, elle n'est pas loin de se confondre avec celle de la trace même…»[5]. Manifestation emblématique de la différance, le fantomal et le revenant s'imposent en effet comme des notions philosophiques capables d'articuler la problématique fondamentale de la trace avec les enjeux épistémologiques et politiques soulevés par sa relecture de Marx (le deuil, la dette, la valeur, etc.). La catégorie du fantomal «revient» par ailleurs en 1996 au cours d'entretiens avec Bernard Stiegler, philosophe des télécommunications et des médias contemporains[6]; elle semble au demeurant avoir toujours trouvé son lieu dans les réflexions esthétiques que l'auteur a consacré aux arts du visible[7]. Les spectres de Derrida peuvent-ils nous aider à frayer notre chemin parmi les textes fantômes? Posons qu'ils peuvent peut-être guider notre évaluation des effets produits par ces absents, «virtuellement plus efficaces que ce qu'on appelle tranquillement une présence vivante»[8].



1.Hantologie des textes abîmés


Premier embarras: si l'on adopte le point de vue de Derrida, on s'aperçoit que l'expression de «texte fantôme» est pour ainsi dire tautologique; de fait, aux yeux du penseur de la différance, toute écriture — au sens étendu qui se trouve dégagé dès De la Grammatologie[9] — est une trace, un décollement, et se laisse ainsi décrire comme effet de spectralité, c'est-à-dire sous l'espèce d'une présence à soi toujours différée. L'attachement de Derrida à l'idée d'une spectralité fondamentale, caractérisant de manière structurelle l'existence et la production du vivant dans son ensemble[10], l'a conduit à forger le terme de «hantologie», qu'il faut entendre comme une logique générale des spectres et fantômes, logique de pensée qui remplacerait avantageusement — en l'étendant encore — celle d'ontologie, jugée impropre à fournir du monde une description satisfaisante[11]. Les textes fantômes se dissolvent-ils pour autant dans la spectralité fondamentale de toute écriture? Non. Si le spectral est une donnée élémentaire de notre rapport au monde, il n'en reste pas moins vrai, selon Derrida, que des effets de fantomaticité plus intenses sont observables de manière ponctuelle ou sectorisée: telles sont les «greffes de spectralité»[12] que cultive par exemple le cinéma, lorsqu'il met en scène des personnages aux prises avec des hantises, habités par des êtres perdus ou des choses absentes. Rien n'empêche en somme les littéraires de croire que de telles greffes puissent «prendre» tout autant dans les livres, lorsqu'il est fait mention de textes perdus, d'œuvres inaccessibles et autres bibliothèques lacunaires: une hantologie de la littérature semble en tous points légitime.


Ce volet de la pensée derridienne du spectral nous ouvre une première perspective méthodologique en éclairant l'une des propriétés réflexives des fantômes. Hantologie générale et greffes de spectralité en particulier nous engagent de fait à tenir compte des inévitables effets de spectralité «au carré» produits par les textes fantômes. En une sens, ceux-ci emblématisent, ou plus précisément exemplifient — au sens où ils «incarneraient» paradoxalement, sous forme d'échantillon[13] — a fantomaticité même de la structure de tout texte. Dans la perspective philosophique de Derrida, la présence de l'absent manifeste de manière exemplaire l'absentement originaire du pur présent, et doit nous rappeler qu'être là c'est déjà toujours être ailleurs, qu'être soi c'est déjà toujours être un autre. Comme le constate Hamlet après la visite du spectre (I, 5), the time is out of joint, le temps est disjoint, désarticulé, il est hors de ses gonds[14].  Le «désajustement du contemporain» manifesté par l'intrusion de la créature «intempestive» (passée ou future) qu'est le fantôme nous encourage certes à méditer sur l'ordre du temps chronologique et à considérer avec recul la forme que nous donnons à notre Histoire[15]; mais la formule du prince de Danemark, à laquelle ne cesse de revenir Jacques Derrida, porte témoignage d'une inquiétude plus profonde, et que ne saurait apaiser aucun geste de restauration:

S'il y a quelque chose comme de la spectralité, il y a des raisons de douter de cet ordre rassurant des présents, et surtout de la frontière entre le présent, la réalité actuelle ou présente du présent et tout ce qu'on peut lui opposer: l'absence, la non-présence, l'ineffectivité, l'inactualité, la virtualité ou même le simulacre en général, etc. Il y a d'abord à douter de la contemporanéité à soi du présent[16].

À la fois présentes et absentes, visibles et invisibles[17], réelles et fictives, déterminées et inconnues, les œuvres perdues, manquantes, lacunaires ou projetées nous renverraient ainsi de façon privilégiée au geste même de la déconstruction[18].  Les littéraires y verront, quant à eux, un geste poétique, une (dé)construction en abyme par laquelle le texte signifie sa structure fondamentale, à savoir l'incomplétude du monde produit par des énoncés en nombre limité. Un motif privilégié consacre alors ce procédé classique: celui du texte incomplet ou absent. À ce titre, on ne saurait s'étonner de l'engouement critique polymorphe — littéraire, philosophique, psychanalytique — suscité par La Lettre volée de Poe: une missive compromettante que l'on croit à tort enlevée se trouve en réalité sous les yeux des enquêteurs, dissimulée dans sa seule évidence réputée impossible. Tout aura été dit de cette lettre insaisissable, ce faux absent, ce «texte fantôme» emblématique face auquel la plupart des machines herméneutiques auront trouvé leur point de mire, qui est aussi leur point d'emballement[19]. Une hantologie de la littérature devrait avoir son florilège: le conte de Poe y tiendrait assurément une place enviée. Il ne sera pas difficile de trouver d'autres candidats à la consécration.



2. Le complexe de Marcellus


Deuxième espace de manifestation du spectre dans l'œuvre de Derrida: la réflexion épistémologique et politique conduite dans les années 1990 à l'occasion d'une relecture de Marx et d'une réflexion sur l'héritage des idéologies. De cette critique complexe nous ne retiendrons que quelques étapes choisies, et notamment la distinction entre «revenant» et «spectre», à laquelle Derrida semble avoir tenu de manière inégale au cours de sa carrière[20]. Un épisode emblématique, analysé par Derrida, peut nous servir de point de départ: confronté à la manifestation du spectre du père de Hamlet sur les remparts, l'officier Marcellus perd ses moyens et se tourne vers le «lettré» Horatio pour lui demander d'engager la conversation avec le revenant[21]. Un scholar serait en effet mieux placé qu'un simple soldat pour en découdre avec les fantômes. Derrida s'en étonne: depuis quand les hommes instruits fraient-ils de manière privilégiée avec les apparitions irréelles, auxquelles leur rationalité et leur sérieux les empêchent a priori de croire? D'où vient le «complexe de Marcellus»[22], qui fait des hommes de lettres et des savants les interlocuteurs favoris des fantômes? Chez Derrida, la familiarité du scholar avec les espaces invisibles est à chercher dans sa critique des idéologies, intimement liée à la façon dont il présente la genèse et la transmission des théories; il note que cette proximité équivoque du théoricien et des esprits n'avait d'ailleurs pas échappé aux critiques de l'idéalisme hégélien — parmi lesquels Nietzsche, Stirner, puis Marx — qui jouent sur la double acception sémantique du mot «Geist» pour rappeler que le règne de l'Esprit (Geist), de la généralité abstraite, de l'essence et du concept est aussi celui des esprits, des simulacres et des fantômes (Gespenst)[23]. Selon eux, nous héritons des coquilles vides de la pensée, c'est-à-dire des idéalités momifiées et dévitalisées (spiritualisées) que sont devenues les idées vives jadis modelées par nos prédécesseurs: paradoxalement, c'est ainsi le deuil qui est au centre de la vie de l'esprit[24]. Marx qualifiait de revenant «cette idéalité détachée de son substrat initial, qui se maintient indépendamment de son acte constitutif et malgré la mort de son vécu fondateur»[25]. Le spectre à proprement parler correspond quant à lui, comme le souligne Derrida, à un second état de la genèse des idéologies, celui de l'hypostase fétichiste des concepts vides que l'on prétendrait bel et bien vivants, et à qui l'on ferait frauduleusement prendre corps: «Pour qu'il y ait du fantôme, il faut un retour au corps, mais à un corps plus abstrait que jamais»[26]; le «processus spectrogène» qui fonde l'activité de transmission des scholars «répond donc à une incorporation paradoxale», celle qui consiste à doter de chair et de réalité les pantins froids des traditions perpétuées. À défaut d'une impossible re-réalisation de carcasses anciennes, c'est une réification aliénante que semblent donc promouvoir la culture et ses institutions. Or contrairement à Marx, Derrida ne croit pas qu'une logique du travail vivant nous permette de conjurer tous ces fantômes; l'espace de la pensée demeure hanté par son invisible héritage, tout comme il est ouvert sur l'horizon d'un pensable à venir. Savoir que l'irréel est irréel ne nous en débarrasse pas pour autant.


En quoi ces réflexions épistémologiques ancrées initialement dans le domaine du politique (critique de l'idéologie marxiste) regardent-elles les spécialistes de la littérature? Lorsque l'on s'interroge en littérature sur la nature et les effets des textes fantômes, c'est-à-dire les textes imaginaires, introuvables, fantasmés, inaccessibles, perdus, oubliés et manquants, on peut se demander d'où vient qu'on les regarde, et questionner les motifs de l'attention qu'on accorde à des éléments invisibles ou absents. Alertée par la mise au jour d'un «complexe de Marcellus» signalant les inquiétantes affinités des scholars avec les créatures amphibies, la communauté des chercheurs en littérature manifestera sans doute une forme de vigilance à l'égard de sa propre tendance à la spectrogenèse, dont Derrida lecteur de Marx décrit les deux moments. Exposée aux fantômes du fait de son recours à l'abstraction, toute théorie se voit en outre menacée de hantise généralisée pour peu qu'elle perpétue, sans travail de revitalisation, les grilles et systèmes de lecture fétichisés de ses prédécesseurs. En définitive, même s'il nous est impossible (et s'il n'est pas même souhaitable) de conjurer ces présences flottantes, nous pouvons adopter vis-à-vis de nos propres méthodes une attitude distanciée et critique: pourquoi voyons-nous des textes fantômes? Comment se fait-il que ces textes attirent notre attention, lors même qu'ils laissent peut-être indifférent un lecteur ordinaire? Dans quel cadre théorique évoluons-nous pour que se manifestent à nous des manques spécifiques, des pertes identifiables ou des signes de corruption déterminés? Ce deuxième volet de la pensée derridienne du spectral signale un autre aspect de la nature réflexive des (textes) fantômes: leur aptitude à questionner le regard de celui qui les entrevoit.



3. Technologies et simulacres


Troisième et dernière occurrence significative des fantômes dans la pensée de Jacques Derrida: la production technologique des simulacres. Il faut alors se plonger dans ses travaux tardifs sur les médias et la télécommunication. Si la fantomaticité est une caractéristique structurelle des textes et des images de manière générale (le vivant n'est pas pensable sans trace, et l'écriture, dans son sens étendu, est toujours traversée par son reste), on peut toutefois observer une intensification historique de l'effet de spectralité au cours du XXe siècle. Aux yeux de Derrida, l'accroissement de la fantomaticité correspondrait à une révolution technologique précise: l'introduction, dans notre société, des télétechnologies, c'est-à-dire des instruments de «communication instantanée» qui nous sont aujourd'hui familiers — téléphone, direct à la télévision,  internet, etc. Prenant ses distances à l'égard de ce qu'il perçoit comme l'«optimisme» de Marshall McLuhan, Derrida ne croit pas à l'avènement d'une forme inédite de «parole transparente, immédiate» à l'heure de l'expansion du cyberespace et des techniques de télécommunication (les «télé-écritures»)[27]. Bien au contraire, «[l]a technologie moderne, contrairement aux apparences, bien qu'elle soit scientifique, décuple le pouvoir des fantômes. L'avenir est aux fantômes»[28]: nous devons avoir à l'esprit que «nous ne sommes qu'au début de cette histoire des médias télévisuels ou multidimensionnels»[29]. Certes, pour ce lecteur attentif de Walter Benjamin, le spectral constitue dès le XIXe siècle l'essence même de la photographie, que Derrida conçoit avec Roland Barthes comme un médium par lequel le «présent vivant» nous parviendrait déjà sous la forme endeuillée de la trace («la spectralité commande […] la problématique du deuil») [30]. Or Derrida observe dès 1989 que «l'expérience des fantômes» est «accentuée et accélérée par les techniques dont nous disposons aujourd'hui comme le cinéma, la télévision, le téléphone. Ces techniques vivent en quelque sorte d'une structure fantomatique»[31]. Aussi ne saurions-nous ignorer, à l'ère des médias et de la réalité virtuelle, l'urgence d'une «prise en compte, dans la réflexion psychanalytique et politique, d'une logique générale de la spectralité»[32]. En vue cavalière, l'accélération du processus de spectrogenèse, corrélé à l'évolution des télétechnologies, présente en somme trois stades successifs: la photographie, tout d'abord, conserve la trace des objets disparus; le cinéma, ensuite, affinerait l'illusion de vie en faisant passer pour vivant ce dont il porte la trace; quant aux télétechnologies caractéristiques de l'âge contemporain (téléphone, Internet, télévision, etc.), leur inscription dans une culture du «temps réel» alimenterait un régime d'«actuvirtualité» où le «présent vivant» se donnerait pour actuel et non plus seulement pour vivant. L'illusion d'immédiateté, de pureté, de plénitude et de présence atteindrait alors des seuils inégalés, alors même que les sons et les images ne sont jamais que reproduit et différé, c'est-à-dire «revenant»[33]. La virtualisation de l'espace-temps contemporain coïnciderait donc avec le déploiement généralisé de techniques de reproduction d'une fidélité toujours plus haute et d'une rapidité qui tendrait en vain vers l'instantanéité pure. Or, indique Derrida, «à partir du moment où la première perception d'une image est liée à une structure de reproduction, on a affaire à du fantomatique»[34]. Quelles conséquences tirer de ce constat? Sans adopter une lecture aussi radicale que celle de Jean Vioulac, pour qui nous habitons un monde fantôme — qui n'est peut-être pas même un monde[35] —, nous pouvons néanmoins retenir du raisonnement de Derrida que la production de spectralité dépend fortement d'un état historique des techniques de reproduction.


Dans le domaine de la littérature, les prolongements possibles de cette intuition vont dans deux directions au moins. D'une part, si l'on pose le regard sur le monde contemporain et les temps à venir, on ne peut manquer de s'interroger sur le potentiel «fantomal» du livre numérique et des bibliothèques virtuelles, dont le statut divise les esprits[36], ainsi que sur le caractère spectral des œuvres produites, diffusées, reproduites et consommées dans le complexe de voûtes du world wide web 2.0: quelle est la réalité — le «degré de présence» — des textes en constante évolution qui ne nous sont accessibles qu'en ligne, à condition d'être équipé des interfaces adéquates et doté d'un savoir-faire cybernétique minimal, si «le travail littéraire» consiste déjà à «ébaucher des formes en devenir, toujours un peu spectrales, qui restent encore irréductibles à tout savoir préexistant, clair et distinct» [37], et que notre attention persiste en se faisant «flottante»[38]? D'autre part, si l'on dirige son regard vers le passé, il n'est pas interdit de réévaluer le potentiel spectrogène des technologies de reproduction antérieures à l'ère informatique. Et si la galaxie Gutenberg comportait ses propres espaces limbaires, où l'on verrait flotter des œuvres inabouties, jamais lues, inaccessibles, détruites ou disparues? Le régime de visibilité de l'imprimé caractéristique de la modernité n'accueille-t-il pas autant de textes spectraux que le régime du numérique à l'âge contemporain, pour des raisons historiques qui lui seraient propres et mériteraient d'être élucidées? La révolution technologique et cognitive spectaculaire que nous vivons depuis quelques années et qui semble déplacer si brutalement les repères du «réel» en accroissant l'espace du «virtuel» et du spectral nous fait peut-être perdre de vue le bouleversement total que causa l'introduction et la diffusion de l'imprimerie à la fin du Moyen Âge: quelle forme prit alors le sentiment du «virtuel», du simulacre et du spectral? De quelle manière furent subrepticement déplacées, par l'introduction d'un nouveau medium, les frontières entre les espaces de visibilité et d'invisibilité qui se négocient dans la pair opposant la sphère du public à celle du particulier? Perdait-on hier les mêmes textes qu'aujourd'hui, de la même façon, et pour les mêmes raisons? Ce dernier volet ouvre sur une troisième propriété réflexive des fantômes, celle qui interroge les fondements et la structure des paradigmes historiques de visibilité, d'accessibilité et de représentabilité des discours, tout particulièrement s'agissant du medium impliqué dans leur diffusion et des (télé)technologies de leur reproduction.



Conclusion


Qu'ils inquiètent, intimident, ou qu'ils mettent salutairement la pensée des littéraires hors de ses gonds, les spectres de Derrida indiquent en tout cas trois voies de réflexion sur des textes fantômes, inaccessibles, perdus ou manquants: ceux-ci peuvent être abordés comme clefs de voûte de la construction en abyme à l'échelle large de l'écriture comme telle ainsi que de la fiction (toute écriture est spectrale); ils renvoient ensuite le critique aux présupposés de sa méthode et signalent les angles morts de sa réflexion (qui suis-je pour voir ce que d'autres ne voient pas?); enfin, ils manifestent en creux, et comme par catalyse, des régimes historiques de visibilité et attirent l'attention sur les technologies qui les gouvernent (quelles sont les conditions matérielles de visibilité d'un texte à une période donnée?). Conçue en ces termes, une hantologie de la littérature se fonderait sur la conviction que le balisage des cimetières est d'abord destiné à simplifier la déambulation des vivants.



Marie Capel
(février 2015)


Pages de l'Atelier associées: textes fantômes, Hantologie?.
Lire également Les chimères du spécialiste ou le complexe de Marcellus: textes fantômes et points de vue théoriques (Michel Charles, Roger Chartier, Pierre Bayard), par Marie Capel.




Bibliographie


Derrida, Jacques, Spectres de Marx. L'Etat de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Paris, Galilée, 1993. [SM]

––, Penser à ne pas voir. Ecrits sur les arts du visible, 1979-2004, textes recueillis et commentés par Ginette Michaud, Joana Maso et Javier Bassas, Paris, La Différence, 2013. [Visible]

Derrida, Jacques & Roudinesco, Elisabeth, De quoi demain… dialogue, Paris, Flammarion, coll. «Champs», n° 542, 2003. [De quoi demain]

Derrida, Jacques & Stiegler, Bernard, Echographies – de la télévision. Entretiens filmés, Paris, Galilée / Institut national de l'audiovisuel, 1996. [Echographies]

Vioulac, Jean, «La crise de la phénoménologie – Intuition, spéculation, spectralisation», Revue de métaphysique et de morale, 20013/2, n°78, p. 264-265.


Ressource online


DERRIDEX (Index des mots de l'œuvre de Jacques Derrida):

http://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0506091008.html




[1] Derrida, Jacques, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 32-33. Désormais abrégé SM.

[2] L'association du nom de Derrida à la notion d'écriture s'impose d'elle-même. À titre liminaire, il sera plus utile de rappeler que Jacques Derrida a bel et bien frayé parmi les fantômes dans le film Ghost Dance de Ken McMullen (1983), où il joue son propre rôle aux côtés de la comédienne Pascale Ogier. Cf. «La danse des fantômes. Entrevue avec Mark Lewis et Andrew Payne» (1989), in Derrida, Jacques Penser à ne pas voir. Écrits sur les arts du visible, 1979-2004, textes recueillis et commentés par Ginette Michaud, Joana Maso et Javier Bassas, Paris, La Différence, 2013, p.307 (désormais abrégé Visible).

[3] Si Spectres de Marx est explicitement dédié à un mort récent, Chris Hani, acteur communiste de la lutte contre l'apartheid assassiné le 10 avril 1993, le projet de cet ouvrage peut néanmoins être placé sous l'«autorité», ou plutôt sous le regard en visière d'un spectre plus ancien: Louis Althusser. «Spectres de Marx peut en effet être lu, si l'on veut, comme une espèce d'hommage à Louis Althusser […]. Il peut être lu comme une parole à lui adressée, une façon de “survivre” ce que j'ai vécu avec lui, à ses côté.» (Derrida, Jacques & Roudinesco, Elisabeth, De quoi demain… dialogue, Paris, Flammarion, coll. «Champs», n° 542, 2003, p.169. Désormais abrégé De quoi demain).

[4] Au point d'instituer cette notion en véritable concept, voire en schème.  Cf. SM, p.152 (note).

[5] De quoi demain, p.256-257.

[6] Derrida, Jacques & Stiegler, Bernard, Échographies – de la télévision. Entretiens filmés, Paris, Galilée / Institut national de l'audiovisuel, 1996. Désormais abrégé Échographies.

[7] Un certain nombre d'articles consacrés à des questions esthétiques ont été récemment réunis dans le volume déjà cité: Penser à ne pas voir. Écrits sur les arts du visible (2013).

[8] SM, p.35.

[9] Évoquant les thèses dont la formulation a marqué le début de sa carrière, Jacques Derrida rappelle, dans sa conférence du 1er juillet 2002 à Orta, avoir proposé une définition à la fois radicalisée et élargie de la notion même d'écriture: «Devant cette situation historique, historiale, cet extraordinaire mais incontestable privilège du présent vivant, de la parole, de la proximité, de la vie, etc., j'avais essayé pour ma part […] de mettre ce privilège en question et de proposer un concept de trace ou de texte qui ne fût pas délimitable comme écriture alphabétique, comme écriture sur la page, comme écriture dans un livre» (Visible, p.69). Il précise dans «La danse des fantômes»: «J'ai essayé de proposer l'élaboration d'un système d'écriture ou de texte qui ne fût pas simplement opposable à la parole ou à l'image. Je crois que la parole et l'image sont des textes, elles sont des écritures» (Visible, p.309).

[10] «La trace, c'est l'expérience même, partout où rien ne se résume au présent vivant et où chaque présent vivant est structuré comme présent par le renvoi à l'autre ou à autre chose, comme trace de quelque chose d'autre, comme renvoi-à. De ce point de vue-là, il n'y a pas de limite, tout est trace. Ce sont des propositions que certains ont jugées un peu provocantes. J'ai dit que tout est trace, que le monde était trace, que l'expérience était trace, que ce geste est trace, que la voix est une écriture, que la voix est un système de traces, qu'il n'y a pas de hors-texte, et qu'il n'y a rien qui borde en quelque sorte, de l'extérieure, cette expérience de la trace.» (Visible, p. 69).

[11] On se référera aux incidences les plus marquantes du néologisme «hantologie» dans Spectres de Marx (par exemple aux pages 31 et 89).

[12] «Le cinéma et ses fantômes. Entretien avec Antoine de Baeques et Thierry Jousse», paru aux Cahiers du Cinéma (n° 556) en avril 2001, et repris dans Visible, p. 322.

[13] Selon le philosophe Nelson Goodman, l'échantillon exemplifie des propriétés qu'il dénote et contient.

[14] SM, p. 42.

[15] «Il y a plusieurs temps du spectre. Le propre du spectre, s'il y en a, c'est qu'on ne sait pas s'il témoigne en revenant d'un vivant passé ou d'un vivant futur.» (SM, p.162)

[16]  SM, p. 72. Lorsque Derrida affirme essayer de «penser le fantôme» à partir de «la disjointure dans la présence même du présent, cette sorte de non-contemporanéité du temps présent à lui-même (cette intempestivité ou cette anachronie radicales)» (SM, p.52), il est bien entendu à l'opposé d'une conception historiciste du fantôme conçu comme figure de transit et d'échange entre des périodes chronologiques distinctes.

[17] Davantage que le couple présence/absence, la paire oppositionnelle visible/invisible demeure chez Derrida le paradigme descriptif privilégié lorsqu'il s'agit d'appréhender la notion de spectralité. «[U]n spectre, c'est quelqu'un ou quelque chose qu'on voit sans voir ou qu'on ne voit pas en voyant, c'est une forme, une figure spectrale, qui hésite de façon tout à fait indécidable entre le visible et l'invisible.» (Visible, p.58-59)

[18] Sur cet heureux voisinage des spectres avec la déconstruction et leur propension commune à investir les «disjointures» du présent-vivant: «Ce qui m'a, oserais-je le dire, constamment hanté dans cette logique du spectre, c'est qu'elle excède de façon régulière toutes les oppositions entre visible et invisible, sensible et insensible. Un spectre, c'est à la fois visible et invisible, à la fois phénoménal et non phénoménal: une trace qui marque d'avance le présent de son absence. La logique spectrale est de facto une logique déconstructrice. Elle est l'élément de hantise dans lequel la déconstruction trouve son lieu le plus hospitalier, au cœur du présent vivant, dans la pulsation la plus vive du philosophique.» (Échographies, p. 131).

[19] Voir en particulier le «correctif» apporté en 1975 par Derrida au séminaire de Lacan sur La Lettre volée de Poe (1955), placé en tête des Écrits de ce dernier en 1966. Lacan, Jacques, «Le Séminaire sur "La Lettre volée"» [1955], remanié pour publication en 1956, placé en tête des Écrits, Seuil, 1966 (rééd. coll. «Points», 1969, p. 19-75). Et: Derrida,  Jacques, «Le facteur de la vérité», Poétique, n°21, 1975; repris dans La Carte postale, de Socrate à Freud et au-delà, Flammarion, 1980, p. 439-524.

[20] Pour une mise au point tardive sur cette opposition (dont nous épargnons ici le détail au lecteur). Cf. De quoi demain, p.256-257 (note 1).

[21] SM, p. 32-34.

[22] SM, p.33.

[23] «Comme esprit et comme spirit, Geist peut signifier aussi «spectre» et Marx croit pouvoir en exploiter, tout en les contrôlant, les effets rhétoriques. La sémantique du Gespenst hante elle-même la sémantique du Geist.» (SM, p.175). C'est sur cette même observation lexicographique que s'ouvre le chapitre 5, p.201.

[24] «Cet héritage, il faut le réaffirmer en le transformant aussi radicalement que ce sera nécessaire. […] L'héritage n'est jamais un donné, c'est toujours une tâche. Elle reste devant nous, aussi incontestablement que, avant même de le vouloir ou de le refuser, nous sommes des héritiers, et des héritiers endeuillés, comme tous les héritiers.» (SM, p.94)

[25] Vioulac, Jean, «La crise de la phénoménologie – Intuition, spéculation, spectralisation», Revue de métaphysique et de morale, 20013/2, n°78, p. 261.

[26] SM, p.202.

[27] Visible, p.309.

[28] Échographies, p. 129. Bernard Stiegler cite Derrida lui-même dans sa question.

[29] Échographies, p. 153.

[30] De quoi demain, p.136.

[31] Visible, p.308.

[32] De quoi demain, p.136.

[33] «La voix au téléphone a […] une apparence fantomatique. C'est quelque chose qui n'est ni réel ni irréel: qui revient, qui est reproduit, enfin, c'est la question de la reproduction.» (Visible, p.308). Si l'apparente immédiateté de la conversation téléphonique révèle une structure spectrale, qu'en est-il du «direct» à la télévision ou sur internet, lorsque l'image ajoute aux sons une dimension supplémentaire de «réel»? La réponse de Derrida tient en une phrase: «Il n'y a jamais de temps absolument réel». Et de compléter:«[c]e qu'on appelle le temps réel, dont on comprend facilement en quoi, dans le langage courant, on peut l'opposer au temps différé, n'est en fait jamais pur. Ce qu'on appelle temps réel, c'est simplement une “différance” extrêmement réduite, mais il n'y a pas de temps purement réel puisque la temporalisation elle-même se structure à partir d'un jeu de rétention ou de protention, et par conséquent de traces. La condition de possibilité du présent vivant, absolument réel, est déjà mémoire, anticipation, c'est-à-dire jeu de traces. L'effet de temps réel est lui-même un effet particulier de “différance”. Néanmoins, pour comprendre l'originalité et la spécificité de cette modernité technique, il faut ne pas oublier que le temps purement réel, ça n'existe pas, ça n'existe pas à l'état plein et pur.» (Échographies, p. 144-145).

[34] Visible, p.308.

[35] «Aborder la situation quotidienne de l'homme aujourd'hui impose en effet de reconnaître que le donné qui se donne à lui est un flux d'aspects qui apparaissent sur des écrans: et l'écran est le lieu d'apparitions (au sens fantomal du terme), où une idéalité morte vient prendre corps dans le halo d'une luminosité artificielle pour venir hanter le spectateur. Il faut constater aujourd'hui la substitution au monde d'un espace lui-même spectral, le cyberspace, qu'analysait Derrida dès 1993. […] Face à la puissance planétaire d'un dispositif qui spectralise l'espace-temps lui-même, il est tout simplement obsolète de parler de “monde”.» (Vioulac, Jean, art. cit., p.264-265).

[36] Darnton, Robert, Apologie du lire [The case fort books, past, present and future, 2009], traduit de l'anglais par J.-F. Sené, Paris, Gallimard, 2010 et 2012.

[37] Citton, Yves, Pour une écologie de l'attention, Paris, Seuil, 2014, p.172.

[38] Ibid., p.168.



Marie Capel

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Dernière mise à jour de cette page le 1 Mars 2015 à 10h54.