Atelier


L'Analyse pragma-énonciative des figures. Journée CONSCILA du 19 octobre 2007

Geneviève Salvan, Université de Nice Sophia-Antipolis, CNRS/ILF - UMR 6039

La Métalepse



Un premier état des lieux des définitions de la métalepse fait ressortir une double tradition, traversée par des hésitations et des contradictions, la principale étant son classement tantôt dans les figures de mots tantôt dans les figures de pensée. Une première tradition, issue de la définition de Du Marsais, la classe parmi les tropes comme une variété de métonymie : la métalepse procède par transfert temporel pour exprimer la cause pour l'effet, ou l'effet pour la cause. Ainsi, on trouve dans Littré : « D'après Dumarsais, figure par laquelle on prend l'antécédent pour le conséquent : il a vécu, pour, il est mort ; ou le conséquent pour l'antécédent : nous le pleurons, pour, il est mort ». G. Molinié (1986, 1992) s'inscrit dans cette tradition, puisqu'il traite la métalepse comme une figure microstructurale (isolable sur un mot) et plus particulièrement comme une variété de métonymie : il note qu'il s'agit d'un « type de rapport sémantique qui a reçu une dénomination spécifique dans la tradition rhétorique. Il s'agit ici d'une manipulation sur le jeu avant-après, antécédent-conséquent, préalable-résultat » et plus loin, « on qualifie un terme d'une indication (sous la forme d'un verbe, d'un adjectif ou d'un complément caractérisant quelconque) qui « en réalité » ne lui est légitimement affectable qu'à un stade ultérieur (ou antérieur) du processus. » (p. 212) À ce stade, on ne voit pas bien la différence entre la métonymie de la causalité et la métalepse, à moins de réserver le nom de métalepse aux relations strictement temporelles et non augmentées d'une relation logique.


Une seconde tradition, issue de Fontanier, fait de la métalepse une figure de pensée, macrostructurale, qui n'est « jamais un mot seul mais toujours une proposition » et qui fait entendre « une chose par une autre, qui la précède, la suit, ou l'accompagne, en est… une circonstance quelconque, ou enfin s'y rapporte de manière à la rappeler aussitôt à l'esprit » (Fontanier, p. 127-8, cité dans Dupriez). Dans ce sens, plus large que le précédent, la métalepse est une formulation indirecte qui joue soit sur une relation temporelle de succession (une chose est évoquée par une autre chose qui lui est antérieure ou postérieure), soit sur des connexions (un événement principal exprimé par l'une de ses circonstances accessoires) (De Boissieu et Garagnon, 1997). Dans la métalepse, le contenu propositionnel, selon C. Fromilhague (1995, p. 117), doit donc souvent être interprété par inférence. L'auteur donne à l'appui de cette définition l'exemple de Rimbaud : « Il a deux trous rouges au côté droit », qui ne peut, selon elle, être interprété comme un euphémisme, puisqu'il y a « mise en évidence de l'horreur d'une mort violente » (id.). La métalepse opère par manipulation dans la mise en scène du référent, mais aussi par manipulation de la représentation de la chronologie. C'est la même position que l'on retrouve chez N. Laurent (2001, p. 85) qui la classe dans les figures macrostructurales qui visent la composante référentielle du discours : elle présente une manifestation détournée du réel, en jouant sur un mécanisme d'association. Dans cette perspective, la métalepse est rapprochée, dans son fonctionnement et ses visées, aussi bien de l'allusion, de l'allégorie, que de l'euphémisme et de la litote.


L'approche la plus aboutie de la métalepse se trouve chez Marc Bonhomme, qui y a consacré un article en 1987 et y revient en 2005 et 2006 dans une perspective plus globale. La métalepse est, avec la synecdoque, une figure péri-métonymique, c'est-à-dire une variété/variante de métonymie. Métonymie, synecdoque et métalepse ont un double point commun selon lui : « 1) Elles produisent, à des fins de refonctionnalisation du discours, des décalages isotopiques entre des termes associés dans un même univers cognitif. 2) Elles fournissent des arguments empiriques basés sur la structure du réel. » (2005, p. 204) La spécificité de chaque figure vient de « la nature des relations qui [les] fondent : contiguïté pour la métonymie, inclusion (ou contiguïté mérologique) pour la synecdoque, successivité (ou contiguïté chronologique) pour la métalepse. » (id.) La métalepse assure des transferts temporels de deux manières : (1) soit entre les états successifs d'une entité dans un univers cognitif ; (2) soit entre des entités différentes associées.


La métalepse (1) est fréquemment exploitée par un auteur comme Voltaire pour argumenter contre des personnes célèbres. Voici deux exemples donnés par M. Bonhomme : [la critique vise François Sforza, l'influent duc de Milan de la fin du XVe siècle, d'extraction paysanne] « Après avoir appartenu aux Visconti, le Milanais avait passé sous les lois d'un bâtard d'un paysan […]. Ce paysan est François Sforze » ; [la critique vise cette fois-ci le pape Adrien IV, qui avait mendié dans sa jeunesse] « Un mendiant d'Angleterre, devenu évêque de Rome, donne de son autorité l'île d'Irlande à un homme qui veut l'usurper » (p. 514, c'est moi qui restitue la citation qui n'est pas donnée dans Bonhomme 2005). Dans ces deux exemples, dont on perçoit nettement les effets argumentatifs de dégradation obtenus par Voltaire, on ne voit pourtant pas où est le sens tropique. S'il y a bien un décalage d'ordre temporel entre la désignation choisie et le statut du référent (paysan/duc et mendiant/pape), ce transfert temporel ne s'accompagne pas d'un transfert de sens : « mendiant » et « paysan » sont à prendre dans leur sens propre. Ce constat nous semble dû au fait qu'il y a maintien et des signifiés et de la référence : ce sont en fait deux points de vue qui sont mis en confrontation par le biais d'un raccourci, temporel ici.


La métalepse (2) s'observe dans ce slogan publicitaire (cité par Bonhomme 2005, p. 56) : « Le soleil se sert très frais. BARTISSOL ». La formule, outre la contre-vérité à propos de ce qu'on sait du soleil, traitée en termes de paradoxe, est fondée sur une relation isotopique, explicitée par le petit texte qui lui est associé : « À l'origine de Bartissol, il y a le soleil qui, depuis des siècles, fait mûrir les grappes des plus grands cépages du Roussillon. Ce soleil, offrez-le à vos amis en leur servant Bartissol, rouge ou bianco. Très frais comme le veut la tradition. » Pour Bonhomme, l'isotopie repose sur un processus chronologique (« À l'origine de Bartissol, il y a le soleil ») « que le slogan condense selon le schème de la métalepse rétrospective : Avant (Soleil) / Après (Bartissol frais) → Avant (Soleil) [/Après Bartissol] frais » (ibid., p. 57). Dans cette métalepse (2), on perçoit à l'inverse nettement le sens tropique, « soleil » ne voulant pas dire « soleil » dans l'énoncé « Le soleil se sert très frais ». Mais la relation isotopique chronologique explicitée par le texte d'accompagnement (Soleil puis grappes puis vin Bartissol), pourrait tout aussi bien être une relation d'inclusion dans un autre texte d'accompagnement (le soleil est tout entier absorbé par le raisin qui est contenu dans le vin). Autrement dit, la métalepse est une lecture possible de ce slogan, mais sans doute pas la seule.


Entre les configurations métaleptiques (1) et (2) et les exemples qui en sont donnés, il y a une différence qui tient à la présence ou non du sens tropique. Ce qui explique pourquoi la métalepse n'est pas toujours classée de la même façon par les théoriciens des figures et la nécessité pour certains de distinguer la métonymie de l'effet pour la cause (par exemple : « lever le coude » pour « boire » et « mettre la flèche » pour « abandonner » dans l'argot des cyclistes, exemples donnés parfois pour illustrer la métalepse), de la métalepse, figure de pensée qui manipule la valeur de vérité de l'énoncé, par vérité approximative ou partielle au même titre que l'allusion.


Sans remettre en cause l'approche de M. Bonhomme, nous proposons d'approfondir certaines questions soulevées par la métalepse, dans la perspective exposée par A. Rabatel dans l'introduction :
- Partant des deux sens, strict et large, de la métalepse, nous essaierons de dégager un noyau commun susceptible de rendre compte de ces deux fonctionnements (non tropique dans nous le pleurons ou elle a vécu, et tropique dans la boucherie exemple de Molinié 1986), en interrogeant la notion de raccourci (temporel, référentiel) entre deux points de vue. On voit également quels rapprochements et quelles distinctions peuvent être établis avec une figure comme l'oxymore qui propose deux visions contradictoires – mais rapportées à un même point de vue – sur un objet unique (voir M. Monte) et inversement avec la tautologie qui problématise la notion d'identité référentielle d'un même objet en le scindant (voir L. Gaudin).
- Sur la base de cette hypothèse, il conviendrait alors d'étudier les différentes configurations syntaxiques qui expriment ces raccourcis : on sait que dans la tradition des traités de rhétorique, deux approches s'opposent, celles qui font de la métalepse une figure de mot (microstructurale) et celles qui en font une figure de pensée. Cette opposition rhétorique pourrait être réévaluée à la lumière de la syntaxe en étudiant la diversité des réalisations syntaxiques de la figure.
- Si la métalepse est une figure du « double langage », de manipulation de la composante référentielle du discours, ne peut-elle être également envisagée du point de vue énonciatif : les notions de succession et de connexion pourraient être mises à profit dans la perspective des points de vue. Peut-on la décrire en termes de déplacement d'un point de vue (comme dans elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine, Chénier) ; de substitution d'un point de vue hétérogène au premier (comme dans nous le pleurons où l'on passe du point de vue de il dans il est mort au point de vue de nous ; et dans cet exemple de Lautréamont où l'on passe du point de vue du chat à celui de quelque chiffonnier : Le noble animal de la race féline attend son adversaire avec courage et dispute chèrement sa vie. Demain quelque chiffonnier achètera une peau électrisable. Que ne fuyait-il donc ? cité par Dupriez) ? Dans la métalepse, un trait, un fait ou un point de vue sur un objet serait sélectionné aux dépens d'un autre, et une inférence serait nécessaire pour parvenir à une interprétation figurale de l'énoncé.
- Enfin, il nous faudra envisager la pragmatique de la figure : faire entendre sans dire (ce qui rapproche la métalepse des figures de réticence énonciative, mais aussi de l'allusion), dire moins (ce qui la rapproche de l'euphémisme), provoquer le rire, alourdir un silence, prolonger un sarcasme…


Notre corpus sera constitué de textes littéraires, et particulièrement des Fables de La Fontaine.


Bibliographie:


Bonhomme Marc, « Un trope temporel méconnu : la métalepse », in Le Français moderne n° 55, 1987.
Bonhomme Marc, Le Discours métonymique, Peter Lang, collection « Sciences pour la communication », Berne, 2006. Voir p. 59-60 et p. 146-151.
Pier John, Schaeffer Jean-Marie (éds), Métalepses : entorses au pacte de la représentation, Paris, éditions de l'École des Hautes Études en sciences sociale, 2005.
Pier John, Schaeffer Jean-Marie, « La métalepse, aujourd'hui », in Vox Poetica [en ligne] http://www.vox-poetica.org/t/metalepses.html, 25 mai 2005.



Geneviève Salvan

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Dernière mise à jour de cette page le 16 Septembre 2007 à 0h41.