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Fuir l'asphyxie: ressources du concept de subjectivation en poésie

Par Jean-François Puff

Michel Foucault, L'herméneutique du sujet, Cours au Collège de France. 1981-1982, Paris, Gallimard, Le Seuil, Coll. Hautes études, 2001.

Jacques Roubaud, La fleur inverse. Essai sur l'art formel des troubadours, Paris, Ramsay, 1986. Rééd. Les Belles lettres, Coll. Architecture du verbe, 1994.


On peut dire que la modernité poétique a été déterminée, en son cœur, par la question du sujet, au point qu'il est possible d'avancer que la sus-dite modernité poétique tient précisément à cela: une mutation radicale de la conception du sujet du poème; de ce sujet qu'on appelle communément dans les études littéraires le «sujet lyrique», sans que l'on sache toujours très bien ce que recouvre l'expression. Cette mutation du concept de sujet se trouve bien évidemment en rapport étroit avec celles qui ont affecté, dans le même temps, le champ philosophique. Si bien qu'il s'est engagé, en poésie comme en philosophie une «querelle du sujet», qui se poursuit encore aujourd'hui. Peut-être même cette querelle produit-elle l'opposition structurante du champ poétique contemporain: elle est notamment sous-jacente dans la question concernant la possibilité ou l'impossibilité du lyrisme.

Deux positions peuvent en effet être distinguées, très schématiquement eu égard à la diversité du champ poétique contemporain: d'une part une modernité continuée, qui peut prendre des formes diverses, mais dans tous les cas tient le pas gagnéde l'effacement du sujet de l'écritureet s'inscrit résolument dans la «tradition du nouveau» ; d'autre part une position qu'on pourrait qualifier de traditionaliste, qui serait caractérisée par la volonté du retour; en l'occurrence, du retour à une poésie conçue comme expression de la subjectivité.

La querelle n'est pourtant pas neuve: on peut en retracer la généalogie en décrivant de manière synthétique l'opposition entre la position de Hegel et celle de Nietzsche sur la question du sujet lyrique. Avec la conception hégélienne de la poésie lyrique (en n'en retenant que les traits les plus saillants), on rencontre en effet la description la plus adéquate du sujet lyrique romantique. Dans cette conception la poésie lyrique exprime le «subjectif»: le poète y donne une forme extérieure aux sentiments de son âme, à son intériorité. Le monde extérieur dans cette expression n'est pas saisi dans son objectivité, mais seulement dans la mesure où il permet de donner forme au subjectif. Dans cette perspective, les sentiments les plus généraux et les plus substantiels peuvent être évoqués comme les sentiments les plus ténus et les spectacles les plus singuliers; mais alors dans ce dernier cas, c'est-à-dire dans ce que Hegel appelle le «particulier», cela doit être élevé par la forme de l'expression à une valeur générale, faute de quoi on tombe dans le caprice ou la bizarrerie. Or la poésie lyrique a pour vocation essentielle de se communiquer, et en cela comme les autres arts elle tend à l'universel, c'est-à-dire à l'expression de la «nature humaine», des milles nuances du «cœur humain»[i]. Ce sont ces conceptions, affadies, décrochées de toute considération historique, qui soutiennent un humanisme poétiquesupposé, selon lequel la poésie chante l'éternel humain, le cœur de l'homme qui ne change pas.

L'opposition à la conception hégélienne du sujet lyrique viendra de Nietzsche, dans La Naissance de la tragédie: pour Nietzsche en effet le poète lyrique est le premier exemple, antérieurement au chœur tragique, d'une poésie en son fond dionysiaque: tout le particulier, le «monde d'images» que le poète lyrique déploie, cela n'est jamais que l'«image de rêve analogique»[ii] des forces qui le traversent et qui s'expriment par la musique.

C'est une telle conception de l'effacement du sujet dans l'expression lyrique qui a triomphé, au moins en apparence, dans la modernité poétique, où elle a par la suite subi des transformations multiples et souvent radicales.Depuis Rimbaud la poésie moderne semble en effet dominée par la question de l'immédiat; il semble que la tâche de la poésie soit devenue de se saisir soit de l'immédiateté de la pensée, de la dictée de la pensée non médiatisée par la conscience réflexive (comme ce fut le cas dans le surréalisme), soit de l'immédiateté du sensible, de la pure présence des choses (du fait de l'introduction de la phénoménologie dans la pensée du poème); puis, dans les années soixante et soixante-dix, interviendra le structuralisme et sa considération d'une «position de sujet» dans la structure, qui changera une nouvelle fois la perspective. A la même époque, Foucault porte des coups décisifs au concept de ce qu'il appelle le «Sujet majuscule», origine et fondement du Savoir, de la Liberté, du Langage et de l'Histoire. Il assemble la machine rutilante qui est décrite dans L'archéologie du savoir,où sont exposés les concepts majeurs de «discours» et d'«énoncé» ; il donne, en 1970, la conférence fameuse «Qu'est-ce qu'un auteur?», dans laquelle il réduit l'auteur à une fonction. Corrélativement, la littérature, essentiellement approchée à partir des œuvres de Roussel, d'Artaud, de Bataille ou de Blanchot, est conçue comme l'«ouverture d'un espace où le sujet écrivant ne cesse de disparaître»[iii].

Malgré ce triomphe théorique de l'effacement du sujet, auquel Foucault aura fait plus que prêter la main, il n'en demeure pas moins qu'un clivage concernant cette question a poursuivi et poursuit encore, très symptomatiquement, ses effets dans l'écriture poétique contemporaine: la poésie de la tradition du moderne persiste dans la voie d'une écriture sans sujet, sous des formes diverses; en opposition s'inscrit la résurgence – dans les années 80 – d'une poésie lyrique tendant à restaurer le «Sujet majuscule» de la poésie, à savoir le sujet lyrique romantique.

Or il me semble qu'on aboutit dans cette opposition stricte à une impasse: entre d'une part une modernité qui ne remet pas en cause des présupposés qui finissent par fonctionner comme un discours, et d'autre part une pure et simple restauration, qui tend à effacer l'effacement, c'est-à-dire à purement et simplement ignorer les avancées décisives qui ont eu lieu relativement à la question du sujet. Paradoxe, il semble que les deux positions aient besoin l'une de l'autre: la position traditionaliste s'est introduite en réaction à la modernité; la position moderniste a besoin d'une image simplifiée de la tradition et du sujet lyrique pour pouvoir sans cesse se conforter dans le beau rôle qui est le sien. En ce sens, l'accusation de «réduction au lyrisme» trouve sa contrepartie dans une réduction du lyrisme. Comme exemple récent de ce clivage, j'évoquerai un texte de Nathalie Quintane, intitulé «Monstres etcouillons: la partition du champ poétique contemporain». Il s'agit, sous la volonté prétendue que «les caricatures se nuancent», de réaffirmer en fait une dialectique simpleopposant les modernes (qualifiés de «monstres») et les poètes lyriques (traités de «couillons») :

Le problème du poète «lyrique», c'est qu'il travaille ante Deleuze, ante Foucault, ante Derrida, ante Perec – ou avec un Derrida tronqué, un Deleuze tronqué, un Foucault tronqué; mais nous reviendrons sur ce point. Le «lyrique» travaille avec ce qui précède la période «structuraliste»: il a décidé que cette période n'avait existé que dans l'esprit fumeux de quelques imposteurs, et comme on lui rappelle sans cesse que cette époque a bel et bien existé (la preuve, c'est que Derrida vient de mourir, précédé par Deleuze et par Foucault, sans parler de Perec qui est mort aussi), ça l'énerve. Lui il est obligé de travailler avec Descartes, puisqu'il veut continuer à travailler contre lui (au feu Descartes! je sens donc je suis!), et quand on lui explique que Descartes, a y est, c'est intellectuellement mort, ça l'agace – parce que l'intellect, vous comprenez, c'est l'esprit, et que moi je sens.[iv]

Je ne sais si ce texte clarifie la question d'un point de vue philosophique. Pour tout commentaire je donnerai les articles «poésie» et «poète» du Dictionnaire des idées reçues de Gustave Flaubert: «Poésie: est tout à fait inutile. Passée de mode.»; «Poète: synonyme noble de nigaud. Rêveur.»

Dès lors, lorsqu'on tend spontanément à considérer, voire à éprouver la poésie comme une forme de vie, qu'on considère que la question de la subjectivité demeure en poésie une insistante question, qui de ce fait ne peut être reléguée, lorsqu'on se refuse à baptiser «poésie» une petite province de la sociologie, on se retrouve coincé entre deux alternatives également insatisfaisantes: en quelque sorte asphyxié. «L'homme fuit l'asphyxie»[v], a pourtant écrit le poète René Char(un couillon, sans nul doute) ; et il se trouve qu'à cette asphyxie-là c'est encore Foucault qui permet d'échapper, c'est Foucault qui représente pour nous le «courant d'air» que Deleuze a toujours reconnu en Sartre. Cet effet, à proprement parler libérateur, il tient tout entier au concept de subjectivation forgé dans l'Histoire de la sexualité et constamment poursuivi, exploré, affiné, dans les derniers cours au Collège de France. Il me semble qu'un tel concept peut réellement permettre de décrire les «formes de la réflexivité» qui sont à l'œuvre dans le champ de la poésie, les modes multiples de constitution du «soi» dans le travail poétique.

Il se trouve d'ailleurs, pour prendre un point d'appui, que Foucault avait, comme le signale Michel Contat dans son avant propos à l'ouvrage collectif L'auteur et le manuscrit[vi], l'intention de reprendre sa réflexion sur la question de l'auteur à partir de ce concept. Il ne s'agit évidemment pas de se donner le ridicule d'essayer de penser ce qu'aurait pensé Foucault, mais de se saisir du concept, et de s'engager résolument dans cette ouverture pour échapper aux deux alternatives ci-dessus décrites.

La stratégie pourrait sembler au premier abord paradoxalepour penser la question du sujet dans la poésie contemporaine : je vais en effet partir de loin, de très loin, en l'occurrence de la poésie des troubadours; cela dit, envisager les stratifications du passé pour penser le présent, cela ne sera pas étranger aux lecteurs de Foucault. Les troubadours, donc, la poésie en langue occitane, aux XIIe et XIIIe siècles: c'est-à-dire une poésie subjective, référée à une première personne et à un sentiment de l'âme, en l'occurrence l'amour, une poésie appartenant à l'âge romantique des arts selon Hegel, mais – et là se situe le point clé – une poésie qui ne manifeste pas encore la conception du sujet lyrique comme expression d'une subjectivité personnelle, telle que les poètes l'illustreront dans la période historique du romantisme, au sens habituel de l'histoire littéraire. Autrement dit: pour penser la question du sujet du poème, il faudrait partir d'une poésie dans laquelle la présence même du sujet comme subjectivité fondatrice s'avère d'emblée problématique, ce qu'indiquent à la fois les difficultés des critiques qui les premiers ont édité ces textes, qui opéraient avec des représentations imprégnées de romantisme, et la faveur que ces mêmes textes ont connu lors de la période structuraliste[vii].

Au-delà de ces deux approches, on rencontre celle du poète Jacques Roubaud, grand lecteur des troubadours, chez qui il voit apparaître tout autre chose, c'est-à-dire l'idée d'une poésie comme «forme de vie»[viii]. En effet, le sens de la poésie des troubadours ne peut être saisi sans la conception de l'amour qu'elle exprime, à laquelle les troubadours ont donné le nom de fin'amors. J'essaierai donc de montrer, inspiré par Roubaud, que la fin'amors représente un mode de subjectivation au sens strict, et qu'en l'occurrence l'application du concept de Foucault s'avère opérante; pour ce faire je m'appuierai d'abord sur le concept de subjectivation tel qu'il est défini dans L'herméneutique du sujet[ix]. Foucault y considère le «soi» comme «sujet de l'action»[x], sujet à qui il est possible de se prendre lui-même pour objet de son «souci». En d'autres termes, il faut que l'âme ait souci d'elle-même. Dans les philosophies hellénistiques que Foucault présente comme l' «âge d'or» du souci de soi, la mise en œuvre de ce souci détermine un processus de constitution du «soi» qui est médiatisé par la relation au maître, à l'ami ou aux amis, qui constituent une communauté spirituelle, dans laquelle un même discours de vérité circule. Ce discours de vérité, qui enveloppe une physique et une métaphysique, se produit toujours en vue de l'éthique. Il s'agit donc pour l'âme de s'engager dans un processus de subjectivation du discours vrai, de se façonner en lui, à travers une série d'exercices, qui visent à la maîtrise des passions et des événements extérieurs affectant l'individu. On cherche ainsi à atteindre à la souveraineté de l'âme sur elle-même, à la constitution d'un «soi» libre et autonome.

On peut dès lors s'engager dans la voie d'une analogie différentielle entre la pratique de la fin'amors et certaines des pratiques de soidécrites par Foucault : en l'occurrence, d'une part la «stylistique du plaisir»[xi] qui règle les rapports homosexuels à l'âge classique, et d'autre part les philosophies hellénistiques telles que Foucault les décrit, qui voient passer au second plan la question de l'érotique.

Dans cette perspective la pratique des troubadours se rapproche davantage, au premier abord, d'une conduite amoureuse codifiée, telle qu'elle règle les rapports entre hommes à la période classique, que d'un rapport systématique à la vérité, qui se trouve dans une relation essentielle au souci de soi, dans les philosophies antiques. On peut en effet remarquer que les troubadours n'ont pas de doctrine de l'amour, qui serait exprimée ailleurs que dans leur poésie (les traités viendront après). Il existe pourtant une éthique amoureuse des troubadours, et des conceptions morales dont le terme clé est, si l'on en croit Jacques Roubaud, celui de «pretz», qu'on peut traduire par «prix». Le sujet s'éprouve en effet comme tout entier saisi par l'amour: «qu'en joi d'amor ai et enten / la boch'e-ls olhs e-l cor e-l sen», chante le troubadour Bernart de Ventadour[xii]. Ici, ce que le poète appelle le «sen» peut-être considéré comme l'équivalent de l'âme, du «sujet de l'action» dans L'herméneutique du sujet, en sa faculté d'opiner à ce qui arrive: le «sens» opine à l'amour qui le saisit dans la mesure où il reconnaît l'excellence morale de l'objet d'amour, son pretz dans le vocabulaire des troubadours. Il va donc s'agir de s'égaler au pretz de la dona – la dame – qui provoque l'amour. Cette dimension morale de l'amour implique certes une relation à la vérité, mais on ne rencontre pas chez les troubadours de légitimation directe de l'amour par un discours de vérité constitué de manière systématique, pas d'appui sur une physique et une métaphysique. Cela dit, Foucault explique qu'entre amis ou membres d'un même cercle philosophique, à l'époque hellénistique, la valeur de la vérité se prouvait essentiellement par l'exemple: il fallait montrer, pour reprendre la formule de Rimbaud, qu'on possédait «la vérité dans une âme et un corps». On retrouvera cette idée de l'exemple chez les troubadours, mais selon une légitimation d'un autre type, qui sera essentiellement rattachée à la valeur de la pratique poétique.

C'est en effet qu'il y a réciprocité entre l'amour et la poésie, et que cette réciprocité est le premier principe de la poétique des troubadours. Toujours dans la perspective d'une analogie différentielle de la fin'amors avec les pratiques de soi décrites par Foucault, on remarque que cette réciprocité enveloppe d'emblée une différence majeure. Comme le nom de fin'amors l'indique, il s'agit d'amour, c'est-à-dire d'une passion; or, si le sujet est nécessairement amené à rencontrer des passions, on convient aisément que, pour le philosophe, qu'il soit platonicien, stoïcien ou épicurien, il ne faut certainement pas les rechercher. C'est exactement le contraire qui se produit chez les troubadours: l'amour est l'impératif catégorique de leur poésie; nul ne saurait être poète qui ne s'est pas livré d'emblée à la plus grande dépossession de soi, dans l'amour passion, au risque de la mélancolie et de la folie d'amour. Cet impératif catégorique est rendu sensible dans la poésie des troubadours par des figures qui toutes connotent l'emportement et la dépossession, dont certaines vont devenir des topoï de la lyrique amoureuse: la flamme, le cheval rétif, la feuille agitée par le vent, la navigation sur une mer dangereuse[xiii].

Je vais commenter une seule de ces figures, omniprésente chez les philosophes et les poètes de l'Antiquité grecque et romaine, et qui marquera aussi la tradition poétique: c'est celle de la navigation. La navigation est selon Foucault dans les pages qu'il consacre à la question dans L'herméneutique du sujet le modèle même de la tekhnè, c'est-à-dire de l'activité dans la conduite de laquelle il entre de l'indéterminé. Pour le philosophe, il faut gagner le port, d'où il sera doux de considérer les naufrages, selon la formule célèbre de Lucrèce; et si l'on peut éviter de trop naviguer pour se trouver au plus vite en ce port, on le fera. Du moins est-ce ce que veut signifier Sénèque dans une amusante lettre à Lucilius, la lettre 53: «A quoi ne me ferait-on pas consentir, puisque j'ai consenti à partir en mer?». Au cours de son récit burlesque, Sénèque établit implicitement une analogie entre un voyage en mer, qui s'est terminé à son désavantage, et le grand thème stoïcien de ce qui ne dépend pas de nous. En revanche, pour le poète, il faut d'abord se jeter en pleine mer. C'est dans un deuxième temps seulement, en partant de ce risque déraisonnable de dépossession de soi, que le travail sur soi pourra être engagé; l'amour passion, l'indéterminé du désir et ses turbulences, telle est donc la matière première du travail éthique, comme l'indique le nom même de fin'amorscommenté par Roubaud : «Fina, fine, est ce qu'est l'or quand il a été épuré par les méthodes des orfèvres, ces forgerons supérieurs, par des procédés qui peuvent être directement transposés à l'amour»[xiv].

C'est ici qu'il faut préciser un point essentiel: l'amour est d'abord, pour nous, un rapport à l'autre – aimer est un verbe transitif – or il se présente dans le trobar comme l'élément même d'un rapport à soi, ce qui est paradoxal. Il faut décrire le dispositif du désir suivant: la dona existe bel et bien pour le poète, comme objet d'amour, elle existe comme corps et non seulement comme idée, elle est l'objet d'un intense désir charnel, objet dont on désire jauzir, c'est-à-dire «jouir»; il n'en demeure pas moins, comme le précise Jacques Roubaud que ce jauzir est au conditionnel. L'objet d'amour est d'emblée situé dans une distance qu'il appartient au sujet de réduire par le biais d'un travail sur soi. Il y a donc un effet de repli sur soi de l'attention, comme le signifient ces vers de Bernart de Ventadour:

Ja Deus no-m don aquel poder. que d'amor no-m prenda talans. si ja re non-n sabi'aver. mas chascus jorn m'en vengues maus. totz tems n'aurai bo cor sivaus. e n'ai mout mais de jauzimen. car n'ai bo cor e m'i aten[xv]

On peut donc avancer qu'en ce qui concerne le premier «aspect» de la subjectivation selon Foucault, à savoir ce qu'il appelle la «substance éthique»[xvi], la part de nous-même et de notre comportement qui va relever d'une morale, soit le désir, le plaisir ou les actes, l'accent dans la fin'amors est placé sur le désir; cela implique aussi une maîtrise des actes dans l'espace social, ce sont les règles du servir; cependant plus l'accent sera placé sur les actes, plus on se trouvera dans cette forme affaiblie, socialisée, de la fin'amors qu'on appelle communément l'amour courtois. Quant au plaisir, il est placé en position subsidiaire, au moins en ce qui concerne le plaisir comme dépense, l'acte même du jauzir; mais nous verrons avec la notion fondamentale de joi qu'il pas pour autant absent de la «formule troubadouresque» de la subjectivation.

Le deuxième aspect du processus de subjectivation selon Foucault concerne le «mode d'assujettissement» à une conduite morale : à savoir, dans le cas de la fin' amors, quel type d'obligation peut conduire le poète à engager une telle maîtrise de soi. De toutes les éventualités envisagées par Foucault, c'est le «mode esthétique» d'assujettissement qui de toute évidence s'impose : l'entrée dans les règles de la fin' amors repose sur un libre consentement du sujet ; il s'agit d'une volonté de donner à son existence «la plus belle forme possible», et non pas d'obéir à une loi de quelque ordre qu'elle soit. Enfin viennent les deux derniers aspects de la subjectivation selon Foucault, à savoir le «travail sur soi» et la «téléologie» du processus, sur lesquels il faut davantage insister.

En ce qui concerne le «travail sur soi», il prend la forme d'une «ascétique»[xvii], mais d'une ascétique affrontée à la puissance du désir amoureux à laquelle le poète déraisonnablement s'offre tout entier. Tout entier, c'est-à-dire le «sens» y compris; il faut donc qu'il existe au cœur du sujet les mêmes «semences de l'âme» les mêmes «germes de raison»[xviii] que Foucault retrace dans la doctrine des stoïciens, aptes à faire que le sujet recouvre le «sens»: c'est à l'écoute du discours poétique que cela pourra se produire, par la séduction et la beauté du chant qui circule, mais aussi parce que les mots du chant sont parsemés d'un équivalent des logoï antiques – sentences qui condensent une vérité – qui sont ce que Roubaud appelle «la clarté de l'axiome-vers»[xix]. C'est à la faveur de l'écoute et de la remémoration de la poésie que peut s'opérer la subjectivation du discours poétique de la fin'amors, son intégration par un sujet qui s'en voit transformé.

A la dépossession totale de soi dès lors, le poète ne peut opposer que le «sens» ainsi restauré: nous avons déjà vu le rôle de ce synonyme de l'âme comme sujet d'action, qui opine à l'excellence de l'objet d'amour; nous le retrouvons ici, comme l'instance productrice de ce qui est chez les troubadours un concept majeur, celui de mezura, que le terme de «mesure» traduit imparfaitement. La mezura est l'état qui est visé à travers une série d'exercices. A l'écoute passive de la poésie, qui représente déjà un moment positif de la subjectivation, répond en effet le principe actif de la composition poétique. Dans cette perspective, et là se situe le point clé, le concept de mezura est conjointement un concept éthique et un concept esthétique : la mezura est un contrôle des actes, mais aussi une maîtrise et un raffinement du désir qui passe essentiellement par la composition du poème, qu'on appelle chez les troubadours la «chanson», canso. Pourquoi en est-il ainsi? Il en est ainsi parce qu'avec la canso il s'agit d'un art formel, qui repose sur la pratique du vers et de la rime. Comme l'écrit Roubaud: «mezura est aussi le concept central de la théorie médiévale du rythme, dans la musique et le vers : la mesure étant ce qui transforme en chant la force désordonnée de la langue voulant dire l'amour»[xx]. C'est-à-dire que l'indéterminé de l'amour, la violence du désir qu'on éprouve en soi-même, font l'objet d'une maîtrise dont le poème comme exercice formel est au premier chef le signe : en somme la canso est l'exercice même de la règle ; maîtrise du désir et maîtrise de la parole poétique vont de pair. L'excellence d'une canso se mesure donc à l'intensité d'une tension maintenue entre les contraires, de la violence de l'amour et du travail formel, de la force et de la forme, qui contraint la parole à une mesure et s'établit dans la durée : «l'équilibre du chant dans la canso est par excellence difficile à atteindre. La raison n'est pas tellement la difficulté intrinsèque de la forme, qui est un art d'orfèvre, ‘‘cairel, de forgeron ‘‘fabrecs. Cet art s'apprend et se maîtrise. Mais c'est que l'amour qui l'inspire et l'informe est un feu que presque rien peut faire déborder de la chambre de la cobla et brûler tout» [xxi]. Ainsi voit-on que le travail éthique sur soi est chez les troubadours indissolublement entrelacé au travail poétique, et que l'excellence de l'un répond à celle de l'autre.

Reste à évoquer le dernier aspect de la subjectivation, à avoir la «téléologie» du processus. S'il y a une fin spécifique à l'activité des troubadours, il nous semble qu'elle est à chercher du côté de deux notions centrales de la fin' amors, celles de joi et de joven.

Avec le joi, il s'agit là encore d'un terme qui relève conjointement de l'éthique et de l'esthétique. En effet, si chaque troubadour envisage bien la possibilité de jouir effectivement de la femme aimée, de sa beauté physique et morale, cette jouissance se situe dans un futur hypothétique ; le mouvement qui l'envisage mais ne cesse de l'ajourner a pour conséquence de produire une autre type d'affect, qui est précisément le joi. Le joi, c'est l'exaltation de la pensée d'amour en soi, la tension extrême du désir au moment où il est le plus près de se renverser en souffrance ; au risque de basculer dans l'amour-néant et d'échapper ainsi à toute maîtrise .

Il ne s'agit donc pas ici de la constitution d'un «soi» convenablement fortifié contre les passions, et qui trouve son plaisir dans la privation de la douleur, mais d'un «soi» qui ne cesse de se remettre en jeu, qui se conquiert dans un équilibre instable et dynamique. Au poète, rien ne semble moins désirable que l'apathie. La question centrale des troubadours serait donc celle-ci : comment accueillir en soi un maximum, c'est-à-dire la plus grande intensité amoureuse, le feu des états réversibles de joi et de sofrirs [xxii], sans perdre le soi dans l'amour-néant, la destruction, le silence de la poésie.

Dans L'herméneutique du sujet, Foucault évoque à de multiples reprises la question du rapport de la philosophie avec les différents âges de la vie; il insiste sur le fait que chez les stoïciens, l'âge auquel l'âme peut enfin convenablement jouir d'elle-même est la vieillesse; il ne s'agit pas seulement là d'un âge de la vie, mais d'un état désirable d'autonomie du soi qu'on doit autant que possible anticiper. Il est amusant de retrouver la même idée chez Hegel à propos de la poésie lyrique: «dans la vieillesse […] les intérêts de la vie existent encore, mais ce n'est plus avec la vivacité ardente des passions juvéniles; c'est plutôt sous la forme d'ombres. Les objets, dès lors, se prêtent plus facilement aux conditions de la pensée contemplative que désire l'art»[xxiii].

Il se trouve qu'il faut renverser la perspective chez les troubadours, avec la notion de joven, «jeunesse», sans tomber non plus dans l'idée commune qui fait de cette jeunesse l'âge poétique par excellence: comme chez les stoïciens il s'agit d'un état désirable du soi autant que d'un âge de la vie; d'un état «moral» autant que d'un état physique, comme le dit Roubaud. Est joven celui qui aime: or ce mode de subjectivation du sujet lyrique ne se borne pas à la poésie des troubadours, on le rencontre en suivant un certain fil, dans la tradition; une certaine relation entre l'amour et la poésie conçue comme une forme de vie, et de la poésie comme joi perpétué, renouvelé, on rencontre cela à différentes époques, dans différentes poétiques. Il s'agit d'une forme de réflexivité parmi d'autres, en poésie, forme elle-même soumise à des variations: et c'est la diversité de ces formes qu'il s'agit d'explorer, jusqu'à celles qui sont sans nul doute à l'œuvre aujourd'hui. Je voudrais donc conclure avec un poète du XXe siècle, Paul Eluard, qui publie peu après la guerre, à plus de cinquante ans, un livre au titre significatif de Poésie ininterrompue. Et dans ce poème entre autres logoï on peut lire ceci:

Vieillir c'est organiser

Sa jeunesse au cours des ans

Dans cette perspective le travail de poésie est conçu comme le recel et la préservation, puis l'organisation, c'est-à-dire la juste répartition, de ces états de jeunesse. La jeunesse est un autre nom de la poésie. Voilà somme toute qui me paraît une forme de vie désirable.


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[i] Hegel, Esthétique, volume II, Troisième section, Chapitre III, «La poésie», 3. «La subjectivité poétique», p. 442, Paris, Le livre de poche, 1997.

[ii] Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, Paris, folio essais, Gallimard, 1986, p. 44.

[iii] Michel Foucault, «Qu'est-ce qu'un auteur?», Dits et écrits,I, Paris, Gallimard, 1994, p. 793.

[iv] Nathalie Quintane, «Monstres et couillons, la partition du champ poétique contemporain», http://www.sitaudis.com/Excitations/monstres-et-couillonsla-partition-du-champ-poetique-contemporain/

[v] Cette formule ouvre l'«Argument» du recueil de René Char Fureur et mystère. Elle a été choisie, outre son sens spécifique, pour faire écho à la citation célèbre qui figure sur le quatrième de couverture des volumes 2 et 3 de l'Histoire de la sexualité: «L'histoire des hommes est la longue succession des synonymes d'un même vocable. Y contredire est un devoir.»

[vi] Michel Contat, L'auteur et le manuscrit, Paris, P.U.F., 1991.

[vii] Pour une approche caractéristique des études médiévales du début du siècle, voir Alfred Jeanroy, La Poésie lyrique des troubadours, 2 vol., Toulouse, 1934. (Slatkine reprints, 1973). En ce qui concerne une approche d'inspiration structurale, on doit à Paul Zumthorle livre majeur : Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972.

[viii] Jacques Roubaud, Les troubadours, une anthologie bilingue, Paris, Seghers, 1980, et La fleur inverse, Essai sur l'art formel des troubadours, Paris, Ramsay, 1986.

[ix] Michel Foucault, L'herméneutique du sujet, Cours au Collège de France 1981-1982, Paris, Seuil, 2001.

[x] Michel Foucault, op.cit., p. 55.

[xi] Sur ce point voir les pages 216 et 217 de L'usage des plaisirs, dans lesquelles Foucault établit une relation entre les modalités de l'amour homosexuel chez les Grecs et les pratiques de cour au Moyen Age. Michel Foucault, L'usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984.

[xii] Jacques Roubaud, Les troubadours, une anthologie bilingue, Paris, Seghers, 1980. Bernard de Ventadour: «car en la joie d'amour j'ai engagé / la bouche les yeux le cœur le sens», p. 113.

[xiii] Op. cit. p.112 à 129: «m'eslaissei vas trop amar un jorn./ c'anc no-m gardei tro fui en mei la flama», «un jour je me suis précipité vers trop aimer / sans méfiance jusqu'au milieu de la flamme»; «si-m tira vas amor lo fres», «tant me tire vers amour le frein» ; «car aissi tremble de paor / com fa la folha contra-l ven», «car ainsi je tremble de peur / comme fait la feuille contre le vent» ;

«c'atressi-m ten en balansa. com la naus en l'onda», «elle me fait balancer / comme le navire sur l'eau». Toutes ces citations sont de Bernart de Ventadour, troubadour archétypal, et sont traduites par Roubaud. Nous en soulignons les passages-clés.

[xiv] Jacques Roubaud, La fleur inverse, Paris, Ramsay, 1986, p. 150.

[xv] Jacques Roubaud, Les troubadours, une anthologie bilingue, Paris, Seghers, 1980, p. 113. Nous adoptons la disposition sur la page retenue par Jacques Roubaud dans cette anthologie, qui est celle des manuscrits. «Que jamais Dieu ne me donne le pouvoir / de ne pas avoir de l'amour désir / même si rien ne doit m'en venir / sinon le mal toujours / je garderai au moins mon cœur / et j'en ai plus de jouissance / puisque je persévère en mon cœur».

[xvi] Les quatre aspects de la subjectivation sont décrits dans le chapitre 3 de L'usage des plaisirs, «Morale et pratique de soi», Paris, Gallimard, 1984.

[xvii] Michel Foucault, L'herméneutique du sujet, Paris, Seuil, 2001, p. 398. Foucault emploie l'adjectif substantivé pour éviter les termes d'«ascèse» et d'«ascétisme».

[xviii] Op.cit., p. 384.

[xix] Jacques Roubaud, La fleur inverse, Paris, Ramsay, 1986, p. 153-156.

[xx] Op. cit., p. 279.

[xxi] Op. cit., p. 278. Une cobla est une strophe de canso.

[xxii] «La frontière entre le joi et le sofrirs, qui n'est pas absolue, qui est réversible parce que les états eux-mêmes sont réversibles, qui est comme la paroi infiniment mince d'une surface à un seul côté, est désignée d'un terme, qui est fuecs, le feu.» Jacques Roubaud, La Fleur inverse, Paris, Ramsay, 1986, p. 171.

[xxiii] Hegel, Esthétique, volume II, Paris, Le livre de poche, 1997, p. 445.



Jean-François Puff

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Dernière mise à jour de cette page le 8 Mars 2010 à 15h09.