Le plagiat sans fard. Recette d'une singulière imposture
Par Michel Charles
Dossier Plagiat
Recette d'une singulière imposture
J'ai reçu cet été un courrier de R.-L. Etienne Barnett. Il disait appartenir à l'Université d'Atlanta et au CNRS, exhibait des titres divers et prestigieux et, «sur la fervente recommandation» de deux personnes connues dans notre petit monde, proposait à Poétique un article «récemment achevé» et intitulé «Aux rets de l'insignifiant. Pour une poétique de l'anodin.» Au début de ma lecture, alors que le texte soumis était tout à fait fluide, j'ai trouvé très bizarres deux ou trois expressions qui ne s'inscrivaient pas dans le même registre que le reste («nuageux soupçon», «parcours littéraire trans-temporel», «saillamment»). Ces microdérapages m'ont conduit à penser que le texte pouvait avoir été corrigé, et mal corrigé. A moins que quelques éléments n'aient au contraire échappé à une bonne révision. Je ne trouvais pas la clé de ce petit mystère stylistique. Intrigué, j'ai cherché si, par hasard, il existait une autre version de ce texte. Il y en avait une: c'était un article de Jacques Poirier publié en 2009. On pouvait même trouver deux versions de cet article, décidément peu anodin: outre celle de l'auteur (du vrai), une autre, publiée en 2013, avec un titre différent, et déjà sous le nom de R.-L. Etienne Barnett (voir ci-dessous le n° 15). Bref, c'était un cas de plagiat, un cas limite dans la mesure où le texte n'était quasiment pas maquillé. Disons que le plagiaire n'avait pas jugé bon de se servir du traité de Richesource sur l'art du déguisement, qu'il avait pourtant à sa disposition dans le numéro 173 de Poétique, justement, et que j'avais plutôt affaire à une vulgaire copie. Ce mépris était déjà désagréable: c'était bien la peine de publier un traité du plagiat! Par ailleurs, le procédé était si grossier que je me suis alors demandé s'il ne s'agissait pas d'une mystification dont la finalité m'échappait. Une hypothèse qu'aujourd'hui je ne crois malheureusement plus tenable.
Une enquête a montré que ce coup n'était pas un coup d'essai. J'ai pu établir une liste de dix-huit textes qui, sur seize ans, ont fait l'objet de trente-quatre plagiats ou copies (certains originaux ayant donné lieu à deux, trois, voire quatre copies) dans neuf revues différentes. On n'est plus du tout dans l'anodin. Remarquable production (bien que peu homogène) si elle avait effectivement été l'uvre d'un seul auteur. Un mauvais esprit supposera que la liste est très vraisemblablement incomplète, les conditions de cette petite recherche en limitant la portée. Je dois le reconnaître, je n'ai pu relever que les cas où les textes étaient plus ou moins accessibles en ligne (intégralement ou à partir d'éléments suffisants pour commencer à les identifier). Je concède même qu'il faudrait ajouter aussi quelques tentatives de plagiat qui n'ont pas réussi.
En tout cas, voici ma liste, dans l'ordre chronologique des plagiats (ou des premiers plagiats quand il y en a plusieurs d'un même article). Désormais je nommerai le plagiaire B.: c'est commode, c'est une façon d'anonymiser vaguement la personne (j'y reviendrai), et puis il y a certainement d'autres figures de Barnett que celle qui se dessine ici. Je ne connais pas ces autres. Celle-ci sera B. (avec un «B.» comme Barnett).
1) Jean-Louis Cornille, «Blanc, semblant et vraisemblance», Littérature, 23, 1976 et Revue Romane, 11/2, 1976 (sur Camus).
Article plagié en 1999 et en 2000:
- «Le simulacre inaugural», Symposium, 53/2, 1999;
- «Sémiotique du liminaire camusien», Revista Letras, 53, 2000.
2) Jan Baetens, «Fausses marges et vraie marginalité», L'Esprit Créateur, 38/1, 1998.
Article plagié en 2000, 2006 et 2010:
- «Poétique des marges», Revista Letras, 54, 2000;
- «Das palavras que se calaram», Agulha-Revista de cultura, 52, 2006;
- «Autopsies du centre», Neohelicon, 37/2, 2010.
(B. tire ses trois plagiats d'une livraison de L'Esprit Créateur qu'il a lui-même dirigée. Ainsi, il vole une personne qu'il a sans doute invitée lui-même à participer à ce numéro. Par ailleurs, dans ses plagiats, B. renvoie sans crainte à la présentation qu'il a écrite (?) pour la publication originale - avec cependant un titre approximatif et des références de pages erronées. Enfin, il donne comme sous-titre à sa deuxième copie «Prosopopéia para uma margem defunta», soit la traduction du titre que Marc Blanchard a donné à sa propre contribution dans ce même numéro de L'Esprit Créateur: «Prosopopée pour une marge défunte». C'est ce qu'on appelle de l'audace.)
3) André Ricard, «Archaïsme et actualité du théâtre», Dalhousie French Studies, 41, 1997.
Article plagié en 2001 et 2002:
- «Conventions et contemporanéité théâtrales», Revue d'histoire du théâtre, 53, 2001;
- «Transpositions théâtrales», Revista Letras, 58, 2002.
(La note 1 du texte authentique, «Texte de la conférence de clôture, A.P.L.A.Q.A. [Association des professeurs des littératures acadiennes et québécoises de l'Atlantique], octobre 1996», donne la note 1 du plagiat: «Texte légèrement modifié d'une conférence prononcée à l'Ecole des Hautes Etudes en Science Sociale [sic] (Paris) en janvier 2002». Fidélité jusque dans le détail. Et une touche personnelle à la fin: «Cet essai de synthèse eût-il été viable sans le long entretien méditatif dont Gérard Genette me fit l'amitié en janvier 2002, à Paris? Trop rare privilège.»)
4) Philippe Met, «Parole de circonstance», Symposium, 55/2, 2001 (sur Du Bouchet).
Article plagié en 2002, 2004 et 2006:
- «Sémiotique de l'intertexte», Revista Letras, 57, 2002;
- «Le postmoderne à la dérive», Nottingham French Studies, 43/3, 2004;
- «Sur la poétique circonstancielle», Revue Romane, 41/1, 2006.
5) Jean-Pierre Martin, «Origine de la peinture», French Forum, 16/3, 1991 (sur Michaux).
Article plagié en 2003 et 2004:
- «Désignifier au pluriel», Revista Letras, 59, 2003;
- «Les enjeux de l'irreprésentable», Revue Romane, 39/1, 2004.
6) Lucien Dällenbach, Mosaïques, Ed. du Seuil, 1999, chap. VII, p. 115 s.
Texte plagié en 2003, 2004, 2007 et 2008:
- «Cauchemars culinaires, nausée narrative», Revista Letras, 60, 2003;
(Voir la note 17: «L'ouvrage de DÄLLENBACH, L. La Canne de Balzac. Paris: Corti, 1996, offre des observations tant pénétrantes que nouvellement contournées». Encore de l'audace.)
- «La guerre du goût», Revue Romane, 39/2, 2004;
- «O fim dos comilões - Para um novo paradigma cultural», Agulha-Revista de cultura, 58, 2007;
(Mention finale: «R.-L. Etienne Barnett (França, 1963). Tem atualmente dupla nacionalidade, e vive nos Estados Unidos. Ensaista, crítico literário, filósofo e editor. Autor de livros como Le post-moderne à la derive (1986), Beckettian Aporia (2002), Les épreuves du labyrinthe (2005), e Shakespeare's Antinomies: An Altered Visitation (2006).»)
- «Sur l'émiettement chaotique du sens», Neohelicon, 35/1, 2008.
(A la fin du premier plagiat, B. manifeste sa reconnaissance à Laurent Jenny; pour les deux derniers, elle va à Jean-Pierre Dupuy.)
7) John Plotz, «Objects of Abjection», Twentieth Century Literature, 44/1, 1998 (sur Genet).
Article plagié en 2005:
- «Of Hermeneutics and Difference», Orbis Litterarum, 60/5, 2005.
8) Paul Raymond Côté, «Ellipse et réduplication», Romanic Review, 85/1, 1994 (sur Modiano).
Article plagié en 2007 et 2012:
- «Représentation et hiatus modianesques», Orbis Litterarum, 62/1, 2007;
- «Absence et subterfuge modianesques», Neohelicon, 39/1, 2012.
9) Zoé Noël, «Le départ d'Arthur Rimbaud», Viatica, 2007.
Article plagié deux fois en 2007:
- «L'interminable départ», Revue Romane, 42/2, 2007;
- «Poétique de la fuite», Les Lettres romanes, 61/1-2, 2007.
10) Pierre Nepveu, «Cioran ou la maladie de l'éternité», Etudes françaises, 37/1, 2001.
Article plagié en 2008, 2009 et 2011:
- «Les enjeux temporels ou la rage cioranienne», Les Lettres romanes, 62/1-2, 2008;
- «Cioran et le gouffre temporel», Revue Romane, 44/1, 2009;
- «Apories cioraniennes», Neohelicon, 38/1, 2011.
11) Jean-Pierre Martin, «Le critique et la voix», Etudes françaises, 39/1, 2003.
Article plagié en 2008:
- «Les enjeux de la parole», Neohelicon, 35/2, 2008.
12) Eric P. Levy, «The Mimesis of Metempsychosis in Ulysses», Philological Quarterly, 81/3, 2002.
Article plagié en 2009:
- «The semiotics of Transit' in Joyce's Ulysses», Neohelicon, 36/1, 2009.
13) Michel Lacroix,«Une éclatante discrétion», Tangence, 80, 2006 (sur Paulhan).
Article plagié en 2011:
- «Le mythe de l'éminence grise», Les Lettres romanes, 65/1-2, 2011.
14) Stéphane Baquey, «Denis Roche, la rage de l'expression», Prétexte, 21/22, 1999.
Article plagié deux fois en 2011:
- «Jeux transgressifs», Revue Romane, 46/1, 2011;
- «Les épreuves du labyrinthe rochien», Neohelicon, 38/2, 2011.
15) Jacques Poirier, «Malaise dans la signification», Etudes françaises, 45/1, 2009.
Article plagié en 2013:
- «Aux alentours du néant», Neohelicon, 40/1, juin 2013.
(Sous un nouveau titre, c'est l'article qui a été récemment proposé à Poétique.)
16) Laurent Demanze, «Les possédés et les dépossédés», Etudes françaises, 45/3, 2009.
Article plagié deux fois en 2013:
- «Paroles disloquées», Neohelicon, 40/2, 2013;
- «Poétique de la rupture spectrale», Revue Romane, 48/1, 2013.
17) René Audet, «Lieux et pragmatique de la monstruosité dans la prose narrative d'Eric Chevillard», Tangence, 91, 2009.
Article plagié en 2014:
- «Paroles à la dérive», Neohelicon, 41/1, 2014.
18) Audrey Camus, «Les contrées étranges de l'insignifiant», Etudes françaises, 45/1, 2009.
(Cet article appartient au même recueil que l'article de Jacques Poirier, n° 15. B. a pris les derniers mots de la contribution d'Audrey Camus pour titrer le plagiat de Jacques Poirier qu'il a proposé à Poétique: «[ ] le fantastique moderne prend son lecteur aux rets de l'insignifiant» - je souligne. Résultat de cet emprunt: ce plagiat se trouve mis en relation avec le plagiat n° 15. Toujours de l'audace).
Article plagié en 2014:
- «Désignifier au pluriel», Neohelicon, juillet 2014.
(B. a déjà utilisé ce titre pour le plagiat sur Michaux publié dans Revista Letras, cas n° 5)[1].
B., avec ses copies multiples, publiées parfois simultanément, réussit à pratiquer en même temps le plagiat et l'autoplagiat. Le cas est théoriquement intéressant (et sans doute, par son énormité, historiquement exceptionnel). Mais la technique de reproduction reste fruste. Les textes, je l'ai dit, sont fidèlement recopiés, les résumés eux-mêmes sont repris et à peu près rien n'est fait pour cacher l'opération: des titres modifiés (quitte, inadvertance, coup de fatigue ou affection particulière, à réutiliser le même voir le cas n° 18), quelques mots changés ici ou là (les microdérapages dont j'ai parlé), des épigraphes supplémentaires (B. a le goût de la citation), des ajouts à la bibliographie. B., en effet, actualise ses plagiats. D'une part, de façon cocasse, mais, à la réflexion, logique, pour un même plagiat, les noms des personnes remerciées varient avec les années, comme si chaque plagiat était le fruit merveilleux de nouvelles rencontres et de nouvelles aventures intellectuelles (cas n° 6). D'autre part, et c'est peut-être le plus important changement, comme la science progresse, les bibliographies sont mises à jour, si l'on peut dire, par l'addition d'uvres de B. Ainsi, pas moins de sept ou huit références ajoutées (selon les versions) dans le cas n° 15: deux plagiats et cinq ou six articles introuvables. C'est la règle: on est renvoyé à d'autres plagiats et à des textes défiant la recherche bibliographique. D'un texte à l'autre, des articles deviennent des livres. Les livres parus ici sont là à paraître. Quand les revues existent, les références sont à des numéros qui n'existent pas à la date indiquée ou qui n'existent pas du tout. Il semble arriver que la revue elle-même n'existe pas non plus ou qu'elle se métamorphose sous des noms divers. Telle maison d'édition ne paraît prendre de la consistance que dans des articles plagiés. Mais ces quelques zones de flou n'empêchent en rien de reconnaître les originaux. Donc pas vraiment de dissimulation. Mieux, B., d'une certaine façon, signe ses productions: d'étranges formules conclusives («curieuse dynamique, enfin»), de bizarres notes de remerciements, toujours très chaleureuses («[ ] le long entretien méditatif dont [un nom] me fit l'amitié en [une date] à [un lieu]. Trop rare privilège», tel est l'immuable canevas), l'expression de «la plus vive reconnaissance» adressée au CNRS et à diverses fondations («Etude copieusement subventionnée par [ ]»), des phrases troublantes et qui, vu le contexte, m'ont effectivement troublé («Perfide guet-apens: qu'on ne se laisse pas prendre au piège»), des bribes d'un lexique crépusculaire parfaitement reconnaissable («dérive», «chaos», «disloqué», «désignifier» ) reviennent obstinément au fil des textes. Eléments d'un style formulaire repris à l'identique d'un article à l'autre par B. - et par ses éditeurs, qui ne manquent pas de le suivre avec le plus grand respect. Telle est l'uvre de notre plagiaire, quasiment exhibée comme plagiat. La fidélité de la copie associée à l'effet de cette signature saupoudrée sur le texte semble signifier: «ceci est mon plagiat» ou bien: «c'est ma copie que je vous rends».
Ainsi, B. publie beaucoup, depuis longtemps et dans de nombreuses revues, même s'il a visiblement des préférences marquées et pour certaines sources et surtout pour certaines cibles: du côté sources, il va jusqu'à entreprendre de copier différents articles d'un même collectif (le cas des nos 15 et 18, mais aussi les manipulations du cas n° 2, où il dépouille ses propres invités); du côté cibles, les portes de plusieurs revues lui sont ou lui étaient jusqu'aujourd'hui grandes ouvertes. Il a ou avait d'ailleurs fini par publier, ces dernières années, un article (plagié) dans chaque livraison de l'une d'elles et en devenir sans doute le collaborateur principal. Son curriculum vitae complet reste introuvable et ne semble exister que sous la forme de «paquets» de titres et de fragments plus ou moins romancés, il n'entretient apparemment pas de page personnelle, je ne connais personne qui l'ait vu; ce dernier point est remarquable, mais je dois dire que, dans cette affaire, je m'en suis tenu presque exclusivement aux textes - et eux-mêmes ne l'ont pas beaucoup vu. Il ne manque cependant pas, à l'occasion, de faire mention de titres honorifiques, d'appartenances prestigieuses, de nombreux ouvrages sous presse (qui semblent d'ailleurs l'être restés).
Par exemple, déjà en en 2004:
recently named Frederick A. Treuhaft Foundation Senior Fellow, serves as a member of the editorial or advisory board of sixteen scholarly journals worldwide, and as a Director of Literary Studies for the Presses Universitaires du Nouveau Monde and the University Press of the South. His writings include fourteen books and over 175 articles most devoted to the application of postmodern literary theory to the decoding of texts of the 17th, 19th and 20th centuries. He has been the recipient of numerous fellowships, grants, honours, awards, and other tokens of recognition (Nottingham French Studies, art. cité dans le cas n° 4).
En 2007:
PhD, Brandeis University;
Docteur-es-Lettres, Université de Genève;
Doctor Honoris Causa, Université de Bruxelles;
Doctor Honoris Causa, Central European University (Budapest).
Carnegie-Danforth Senior Fellow,
Frederick A. Treuhaft Distinguished Research Fellow, Honorary Member,
Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS Paris).
Recent articles on Rabelais, Shakespeare, Racine, Pascal, Guilleragues, Du Bouchet, Michaux, Genet, Camus, Modiano.
Books in press include: Imperiled Representation: Texts of Auto-Subversion ; Le texte adultère ; Poetique des marges ; Discours de l'indicible: micro-lectures d'excentration (Orbis litterarum, art. cité dans le cas n° 8).
Le nom de B. figure dans les conseils de l'American Academy of Project Management (AAPM), liée elle-même à l'American Academy of Financial Management (AAFM), où on le trouve avec ses titres:
Dr. R.-L. Etienne Barnett, Baccalauréat (France), B.A., M.A., M.S., M. Phil., Ph.D. (USA), Ph.D. (France), Doctor Honoris Causa, Doctor of Letters (D.Lett.), MPM, CIPM ChE, MFP, CPC, CPE, MMC, University Provost & Dean of Faculty / Executive Officer, Trustees Council on Academics and Operations / Frederick A. Treuhaft Foundation Distinguished Professor / Andrew W. Mellon Distinguished Professor. Fellow of the University of Cambridge Institute for International Studies. American Academy of Arts and Sciences. Senior Research Fellow, Centre National de la Recherche Scientifique (Paris). Founding Director and Executive Editor, International Monograph Series of the Institute for Advanced Studies (US/UK). Editor-in-Chief of 7 global scholarly journals. Member of 63 international Advisory Boards. AAPM Global Advisory Board. EXECUTIVE CHAIRMAN OF NATIONAL ACADEMIC PROGRAM STANDARDS - AAPM. - Hon. Global Advisor (http://www.aapm.info/board.html).
De hautes fonctions, donc:
March 2010 - The University of Atlanta becomes new AAFM International Board of Standards American Academy Chapter. - Graduates from the the University of Atlanta Finance programs are eligible to apply for MFP Master Financial Professional Certification. Dr. R.-L. Etienne Barnett, PhD, MFP, ChE, will be be the Chairperson in charge of nominations and approvals for applications to the AAFM for board certifications and charters awarded by the American Academy (http://aafm.in/press.html).
En conséquence une notoriété, un crédit si j'ose dire, qui déborde largement le monde des études littéraires. Pour y revenir, B. est ou était encore tout récemment membre de divers conseils de rédaction, en particulier justement là où il publie ou publiait ses plagiats, il a dirigé des numéros, il reste aujourd'hui même l'auteur d'au moins un appel à contributions, bien diffusé, pour un numéro sur «Les discours de la folie»:
http://call-for-papers.sas.upenn.edu/node/50012
http://foucaultnews.com/2014/07/01/cfp-discourse-of-madness/
Et bien sûr, B. n'a pas manqué d'exercer sa pratique personnelle pour rédiger cet appel: la moitié en reproduit la présentation d'un atelier de narratologie qui s'est tenu à Gand il y a quelques années sur un sujet quasi identique:
http://www.narratology.ugent.be/theme.html
On constatera, comme d'habitude, une très grande fidélité de la copie. Simplement quelques ajustements indispensables: «participants» devient ainsi «contributors»; et quelques discrets ornements: un «inand across» remplace un trivial «in», une liste s'étoffe un peu: «philosophical, ethical and aesthetic implications» devient «philosophical, ethical, ontological, epistemological, hermeneutic and esthetic implications». C'est, j'y reviendrai, le «style B.»
En 2001, dans les Papers on French Seventeenth-Century Literature, XXVIII, 55, Volker Schröder, à l'occasion du compte rendu d'un collectif dirigé par B., avait découvert chez lui une étonnante pratique de l'autoplagiat (voir les p. 518 s.):
http://www.academia.edu/4192837/RichardLaurent_Barnett_ed...
texte complété (en 2007) par un addendum à l'adresse:
http://www.princeton.edu/~volkers/Richard-Laurent_Barnett.html
Si l'on pense à ce qui allait suivre, il ne s'agissait là que de broutilles: une bibliographie gonflée par une pratique systématique de la republication (avec changements de titres) et de la fausse référence. B. recyclait apparemment ses premiers travaux. On n'était donc pas dans le plagiat, tout au plus, peut-on croire, dans une pratique lourde de l'autoplagiat. XVIIe siècle, autoplagiat: c'était sa première période (ou la deuxième, qui dit autoplagiat disant en effet qu'il y a quelque chose en amont). Quoi qu'il en soit, le travail bibliographique de Volker Schröder et ses remarques précises, mesurées auraient pu, auraient dû attirer bien davantage l'attention, sauf si l'on considère qu'après tout il n'y a ni scrupule ni difficulté à publier huit fois le même texte.
Il vaut d'ailleurs la peine de prendre le temps d'y jeter un coup d'il. Ledit texte (de B., sur Racine) s'ouvre par les lignes suivantes:
Consentir que l'énoncé tragique soit imbu de signification, outrepasse le principe zérologique auquel le contraint la critique la plus radicale, c'est se retrouver à nouveau exégétiquement coincé, car l'objet signifiant ne cesse d'hésiter, résiste à vouloir dire, alors qu'il s'arroge le vertige séminal de son inadmissible forclusion. Projet subversif, monstrueusement interstitiel, hanté par l'être inexpansif qu'il est autant que par celui, absent, qu'il ne sera jamais, l'écriture racinienne proclame, comme incongrûment, la paradoxale et si bruyante impossibilité du même discours qu'elle ne cesse de proférer («La parole monstrueuse», Neohelicon, 33/2, 2006, p. 175).
A la fin de l'article, l'«envoi», sous sa forme habituelle (le procédé est donc ancien, déjà mis en uvre dans le genre autoplagiat):
Cet essai de synthèse eût-il été actualisé sans la suite d'entretiens méditatifs dont Michel Deguy me fit l'amitié en 2004 et 2005 à Paris? Trop rare privilège.
Le mot «actualisé» a sans doute ici tout son poids. Huit ans plus tôt, en effet, à la fin du même texte (déjà cette technique des «envois» multiples qui sera reprise dans le genre plagiat):
Cet essai de synthèse eût-il été possible sans le long entretien méditatif dont Jean-Marc Delmas me fit l'amitié en 1997 à Genève? Trop rare privilège (Dalhousie French Studies, 44, 1998, p. 20).
Quoi qu'il en soit, sous des titres divers, ce texte, qui semblera peut-être tenir du pastiche, a donc été lu, relu, élu, réélu, il a été apprécié, sélectionné et publié huit fois de 1990 à 2006. Objectivement, c'est un succès exceptionnel, on ne le contestera pas. A la fin de sa huitième édition, une bibliographie, et là vingt et une entrées «Barnett» (oui, 21), dont cinq renvoient à des publications antérieures, sous des titres différents, du même article. Et pourquoi non? On lira d'ailleurs, dans un livre publié en 1994, une note savante recommandant au lecteur trois articles de B. (Mary Jo Muratore, Mimesis and Metatextuality, Droz, 1994, p. 56, note 4). Ces trois ne font qu'un: ils sont justement trois publications du même. Quelques années plus tard, l'auteur aurait dû en citer huit. C'eût été sans doute peu intéressant à lire, assez lassant, mais gardons le procédé en mémoire si nous voulons que les institutions auxquelles nous appartenons fassent bonne figure dans le classement de Shanghai
On pourrait sans doute allonger la liste des plagiats. On pourrait aussi élargir l'enquête. B., sauf erreurs (toujours possibles) sur le nom, les trois prénoms et l'appartenance, figure au conseil de rédaction de l'American International Journal of Biology. Je m'en suis d'abord étonné, d'autant que les autres membres du conseil affichent tous des compétences dans le domaine de la chimie, de l'agriculture, de l'environnement, etc. Mais, pour la bonne gestion de la revue, ne fallait-il pas un expert? Il convenait par exemple de mettre au point une politique à l'égard du plagiat. On aimerait que le superbe texte qu'on trouve dans cette revue sur son extrême vigilance vis-à-vis de toute forme de plagiat ou d'autoplagiat, sur sa sévérité sans faille pour le punir, sur l'intégrité absolue demandée aux auteurs, fût de B.:
The editorial board is very strict regarding plagiarism. The journal believes that taking the ideas and work of others without giving them credit is unfair and dishonest. Copying even one sentence from someone else's manuscript, or even one of your own that has previously been published, without proper citation is considered plagiarism - use your own words instead. The editorial board retains the absolute authority to reject the review process of a submitted manuscript if it subject to minor or major plagiarism and even may cancel the publication upon the complaint of victim(s) of plagiarism (http://aripd.org/aripd/index/policies/aijb).
De fait, au-delà de la question des plagiats, un horizon assez trouble se dessine. L'American International Journal of Biology est édité par l'ARIPD (American Research Institute for Policy Development); cet éditeur est soupçonné, à tort ou à raison, d'avoir des objectifs qui ne seraient pas strictement scientifiques et désintéressés. On retrouve B. au conseil de rédaction des Studies in Literature and Language, dont l'éditeur est CSCanada, organe de la Canadian Academy of Oriental and Occidental Culture and Canadian Research and Development; mêmes questions que pour le précédent. On débouche là dans un vaste domaine où il arrive que des éditeurs pseudo-scientifiques publient des dizaines de revues dans tous les champs et promettent contre rétribution (mais, on suppose, après une rigoureuse sélection) des publications rapides à diffusion mondiale. Longues listes de revues, longues listes des membres de leurs conseils de rédaction, longues listes des titres et des prouesses desdits membres. Une machine impressionnante et tous les signaux de la compétence. Un vrai modèle. Il n'empêche qu'on finit forcément par se demander si B. n'est là que pour la mise au point éditoriale. Dans d'autres registres, l'Académie d'études financières citée plus haut a dû faire face à des critiques assez sévères; il se trouve que Decker College, où B. a été provost, a été malencontreusement fermée un temps sur décision de justice; enfin, l'Université d'Atlanta, son Université d'Atlanta (University of Atlanta, pour ne pas confondre), où B. occupe la même fonction, est une institution qui a elle aussi connu de sérieuses turbulences.
Ainsi le nom de B. peut-il se trouver plus ou moins mêlé à de sombres histoires. Sa gloire ne le protège pas de tout souci. Mais qu'est-ce que cela prouve? Ces questions restent évidemment ouvertes et l'on n'est certainement pas responsable a priori des institutions auxquelles on appartient. Sans doute, ému par l'abondance de ces plagiats, ai-je pu me laisser gagner par un préjugé vaguement défavorable et ai-je été tenté d'esquisser naïvement un étrange parcours: il était une fois un universitaire qui s'était construit une vraie réputation avec des faux, s'était placé en position de solliciter et d'organiser les travaux des autres, usait enfin de son crédit pour s'occuper d'habilitations ou d'accréditations et collaborer à des institutions qui peut-être elles-mêmes Du faussaire à l'expert, si l'on veut, et inversement. Mais cela ne serait certainement qu'une très fragile interprétation et demanderait des recherches qui relèvent d'une tout autre compétence. Je dois donc rester dans mon modeste domaine et avoir bien conscience que ce sont ces trente-quatre malheureux plagiats, seul écart avéré, après tout, qui ont semé le doute. Il faut s'en tenir là. Pour le reste, B. ne peut-il tout simplement avoir beaucoup de talent et un peu de malchance? Un détail rassurant me ramène d'ailleurs au familier: B. appartient au CNRS, une institution solide. Mais on cherchera désespérément le nom de B. dans l'annuaire des personnels du CNRS. A moins qu'il n'ait un statut particulier? ou qu'il ne s'agisse d'un autre CNRS? Voilà en effet que son CNRS se situe parfois au 75 de la rue de Rivoli (dans le 5e arrondissement). Décidément, tout bouge dans cette histoire. Reconnaissons pourtant que cette adresse a sa pertinence: mis à part la petite erreur sur l'arrondissement, c'est l'adresse de l'ex-Samaritaine. D'aucuns diront que c'est simplement un mensonge doublé d'une bévue. Mensonge miraculeux, bévue merveilleuse, alors, qui nous mènent où il faut: car, comme dit un fameux slogan, on trouve tout à la Samaritaine. Ici, je me sens brusquement troublé et, si j'ajoute à cela qu'une des références éditoriales et adresses récentes de B. est «Degré second», je me surprends à penser de nouveau que je suis victime d'une manipulation: n'ai-je rencontré, au cours de cette enquête dans le monde virtuel d'Internet, que des fantômes d'articles et des personnages évanescents?
Il est temps de se réveiller. Avec B., on n'a pas approché le Bourbaki des lettres. Ni un nouveau Borges. Le cas est étonnant, invraisemblable; cette histoire n'est pourtant pas une fable. On peut la trouver amusante, peut-être même la traiter délibérément comme un jeu, une provocation, une fiction. Mais si B. n'existe pas, un B. joue bien le rôle de B.; mais si tour il y a, le tour ne demande nulle adresse, et c'est décisif. Laissons à B. l'énigme de son comportement, ce n'est pas notre objet, et voyons du côté de la réception. Les auteurs dépouillés n'ont vraiment pas de raison d'y prendre du plaisir. Les éditeurs de B. n'ont évidemment pas plus de raison de s'en amuser. Ne se réjouiront sans doute pas non plus les auteurs qui, par un biais ou un autre, ont fourni des textes à B. en réponse à tel ou tel appel à contributions, ont vu leurs articles côtoyer les siens, peuvent même se demander s'il a joué un rôle dans la sélection de leur production. Pas plus que les diverses autorités dont se prévaut B. et qu'il remercie chaque fois avec tant de chaleur, en homme qui sait reconnaître ses dettes. Et je ne parle pas du malheureux jeune chercheur qui cite avec respect son B. dans sa thèse sans se douter un instant de quoi il s'agit. On espère que le véritable auteur ne sera pas dans son jury.
Voilà bien des remarques d'un esprit chagrin. Faute non avouée devrait être tout à fait ignorée. Ce qui compte dans le très long terme, et qui seul évidemment nous intéresse, n'est-ce pas la diffusion du savoir? B. uvre efficacement dans ce sens. Et qu'importe l'auteur pourvu qu'on ait l'article. Des textes, non des hommes. Sait-on qui a construit les cathédrales? B. est un «passeur» à sa manière, et il a fait passer l'Atlantique dans les deux sens à bon nombre de travaux. A quoi l'on peut objecter, sans même faire appel à la déontologie la plus élémentaire, que les articles volés sont défigurés, légèrement mais visiblement (c'est l'intervention du plagiaire, la signature «B.» dont il était question plus haut); que ces textes perdent toute possibilité de se constituer en uvres critiques; et qu'enfin toute l'opération est au service de la promotion effrénée d'un nom d'auteur. Nulle subversion dans cette affaire.
Mais le plus intéressant au plan scientifique est encore, comme souvent, le moins visible. Prenons un exemple (il est piquant qu'on ne puisse pas passer par une traduction: le texte «original», «authentique» est ici indispensable). En octobre 2010, B. publie un appel à contributions pour un numéro «Beckett» (objet 1). En voici la première moitié:
To negotiate the Beckettian ontology is to encounter texts that often slither into transgressive recesses, slake into subversive gorges, into linguistically-intoned chasms where spiritual deadlock overtakes all but visions dissolute, allot no space to other. The discourse so birthed -- extradited to the margins, to interstices, to gaps barren and unbridged -- over-determines a kind of non-emergent embeddedness and challenges the very constructs of representationality. A universe of fissures, in sum, of breaches, of stultifying contraventions, critically branded as metaphor and thus perilously minimized (https://www.h-net.org/announce/show.cgi?ID=180173).
En 2013, il va utiliser le même texte pour présenter un numéro sur «Le texte adultère» (objet 2):
To negotiate the ontological foundations of literary enterprise is to encounter texts that often slither into transgressive recesses, slake into subversive gorges, [ ,etc. On vient de lire la suite] (Neohelicon, 40/1, 2013, p. 7).
Donc un même texte pour deux projets différents. Ce n'est pas tout: la fin de la présentation du numéro sur «Le texte adultère» réutilise par ailleurs largement des éléments de la présentation d'un numéro antérieur de la même revue sur le paratexte (objet 3). Ainsi, pour ce dernier:
To be sure, the essays that flourish within the present compendium are distinguished aptly and elegantly by their individual and collective recognition of difference, by the open-ended hypotheses that under-gird and over-determine each decipherment. None claims totality or integrality; each represents one of the limitless alternatives that stand beyond, yet to be wholly disentangled. Each, in its own way, pays silent homage to the what it' is not'' enigma, yet to be unriddled. By the very proliferation of variance, innovation, and expansiveness, these insightful probings bypass all postulations of closure [ ] (Neohelicon, 37/1, 2010, p. 4),
et pour «Le texte adultère»:
To be sure, the essays that flourish within the present compendium are distinguished aptly and elegantly by their individual and collective recognition of otherness,'' by the open-ended hypotheses that under-gird and over-determine each exegetical foray. None lays claim to totality or integrality; each represents but one of the limitless alternatives that stand beyond, yet to be disentangled. Each, in its own way, pays silent homage to hermeneutic enigmas yet to be unriddled. By the very proliferation of variance, innovation and expansiveness, these insightful probings fittingly expunge all postulations of resolution or closure, as they surely must (art.cité, p. 7).
Faut-il préciser enfin que, dans ce numéro sur «Le texte adultère», la contribution de B. est un plagiat (objet 4 notre cas n° 15)? Le détournement ajoute à la confusion. Quatre en un, donc. Les réflexions inaugurales sur «Le texte adultère» commencent par un texte écrit pour un numéro «Beckett» (au mieux), elles s'achèvent par un propos écrit pour un collectif «Paratexte» (au mieux), et l'illustration qui suivra est un article volé et tiré d'un recueil «Ecritures de l'insignifiant». Si vous avez eu du mal à suivre, aucune importance, inutile de relire: tout est dans tout, tout se vaut, rien ne vaut, on ne sait pas de quoi l'on parle. Voilà qui est éminemment destructeur pour tout effort de pensée, voilà qui n'empêche pourtant pas de monter des opérations éditoriales sous couleur scientifique.
Il est déplaisant, quand on s'occupe d'une revue, de se voir proposer un plagiat. Très égoïstement, on prend la tentative comme une sorte d'agression intellectuelle. Sans compter que cela réveille de sourdes inquiétudes: et si la revue avait, jadis ou même naguère, publié un plagiat? C'est un mauvais coup et l'on a envie de réagir contre le plagiaire par quelque message bien senti capable de répondre comme il se doit à l'insupportable affront.
En vérité, on ne sait d'abord que faire. Le plagiaire a volé un article à un auteur, lequel est incontestablement sa première victime. Le moins est de l'informer. Mais il faudrait dans notre cas répéter dix-sept fois l'opération. Et si le plagiaire a déjà sévi ici et là, peut-on l'ignorer ou bien même se moquer sous cape des revues qu'il a «infiltrées», en attendant le scandale qui ne manquera pas d'arriver un jour ou l'autre? Le moins est d'informer les revues, dont on sait fort bien par ailleurs qu'elles ne peuvent tout contrôler. Et les revues auxquelles le plagiaire pourrait à l'avenir adresser ses copies? Tout cela est déjà pénible, et c'est insuffisant: la réflexion reste un peu courte.
Jusque là, on a d'un côté un coupable et de l'autre des victimes (les auteurs, les éditeurs), plus ou moins atteintes par ledit coupable. Mais il y a encore autre chose: on peut difficilement admettre qu'une pratique aussi grossière et aussi répétée du plagiat puisse durer impunément aussi longtemps. La question de la responsabilité des revues se pose inévitablement. Si l'auteur, qui n'est pour rien dans l'affaire, peut mépriser le plagiaire, ou même finir par en rire, il n'en est pas de même du côté des revues, qui se sont fait berner. Certes, aucune ne peut prétendre être absolument protégée contre ce risque, et l'on dissertera sans doute à l'infini sur ce qu'on aurait dû voir et ce qu'on pouvait ne pas voir, mais on est aussi autorisé à penser qu'il n'est pas si difficile, pour cette question de responsabilité objective, d'établir des degrés et, comme on peut le constater, il y a des situations extrêmes. Quant aux explications, elles semblent aller, d'un côté, de la séduction au coup de force, les deux ne s'excluant pas; de l'autre, de la naïveté à la négligence, les deux ne s'excluant pas non plus.
Quoi qu'il en soit, on fera un pas de plus. Les éditeurs n'ont rien vu, mais les lecteurs non plus, pas même ceux qui, par exemple, établissent pour «leur» auteur une bibliographie, donnent à la fin de leurs travaux une liste de références, etc. Bref, on n'a pas lu B. Ou pas les articles qu'il copiait. En tout cas pas les deux. Ou bien encore, on est resté indifférent. On ne lisait sans doute déjà pas B. quand il pratiquait avec ardeur l'autoplagiat. Ou bien l'on était le plus souvent tout aussi indifférent. Mais d'ailleurs, était-il lisible? Et que peut-on lire vraiment de la masse de textes produite?
C'est, de proche en proche, la question ultime à laquelle nous conduit la pratique du plagiat qui nous intéresse ici. On a affaire à une machine à multiplier les publications et, à l'occasion, les titres universitaires. Elle peut fonctionner dans un monde éditorial où, à l'horizon de la non-lecture, l'autorité se construit sur la quantité. L'enquête nous a en effet brutalement invités à comprendre que l'espace de la recherche littéraire se transforme beaucoup plus profondément et plus vite que nous ne l'imaginions. Dans ce changement, la quantité devient le critère et le souci économique se fait de plus en plus pesant. C'est ainsi que je découvre naïvement, et un peu tard, toute une littérature sur ceux que les Anglo-Saxons appellent depuis plusieurs années déjà les «prédateurs» de l'Open Access, ces éditeurs auxquels je faisais allusion plus haut et qui, évoluant dans une énorme masse éditoriale, sont accusés de profiter de la confusion que sa dimension même engendre. C'est ainsi que je m'indigne naïvement qu'on puisse demander de l'argent, et beaucoup, aux auteurs, croyant que, par je ne sais quel miracle, nous, modestes littéraires, n'étions pas touchés par ce phénomène, que cela se passait ailleurs. Or, je vois que telle revue honorable, comme la plupart des autres de son «groupe», honorable lui aussi, propose aujourd'hui une «option Open Access» à qui voudra payer plus de 2000 euros (hors taxes, un supplément pour les illustrations on est professionnel! mais l'on vous indique aimablement aussi comment faire payer l'institution à laquelle vous appartenez). Et je comprends que c'est la «tendance», qu'il ne s'agit pas de pratiques douteuses. On ne donne plus un texte à une revue, on ne le vend pas, on achète la publication de son propre article. Même s'il est bien précisé que l'option sera choisie par l'auteur après acceptation de son article, il n'est pas besoin d'être de nature particulièrement soupçonneuse pour voir là une interaction immédiatement choquante et à terme dangereuse, pour imaginer les dérives possibles ou probables, puisque la quantité peut s'acheter. Et après cela, des experts évalueront sans état d'âme la quantité d'articles publiés dans des «revues à comités de lecture» et d'autres établiront sur des critères quantitatifs un trop fameux classement mondial!
Cela n'est pas une fable, c'est une histoire vraie et en cours. On peut cependant en tirer une moralité, voire deux.
La première est modeste et capitale. Est-il besoin de dire qu'on n'est jamais trop prudent, qu'il faut voir de près, porter une véritable attention à l'objet, lire, tout lire et relire? En matière intellectuelle, l'artisanat a encore ses vertus. Si les textes circulent plus vite, la lecture demande le même effort.
Avec la seconde moralité, on est conduit à penser que ce triste cas, tout exceptionnel qu'il est (du moins on l'espère), a une exemplarité. La vraie question n'est pas alors de démasquer un plagiaire, mais de s'interroger sur ce qui a rendu possible un tel parcours. Nous prenons l'habitude de lire des textes pour le moins étranges, nous prenons l'habitude de voir défiler des bibliographies débordantes, des c.v. plus longs qu'une vie et nous devenons peu à peu aveugles. Les éléments qui, après coup, font qu'on s'étonne que la mystification ait duré si longtemps n'ont tout simplement pas été vus; ils ont été perçus comme des ingrédients à peu près ordinaires, à peu près acceptables, des composants banals du discours et de l'échange scientifiques. Seize conseils de rédaction ici, et là soixante-trois, quatorze livres, plus de cent soixante-quinze articles, des titres partout dans le monde, tout cela accroché à un nom qui, osons le dire, ne brille tout de même pas au firmament de la profession, voilà qui n'étonne apparemment personne, c'est anodin. On a affaire à une pratique extraordinaire, profondément scandaleuse, incroyable, mais qui, formellement, n'est qu'un peu déviante. Tout est dans le paraître. Ainsi cette histoire a-t-elle aisément trouvé sa place dans un espace de précipitation, de quantification, de course à la publication, de promotion, d'exhibition des titres, de recherche effrénée de la visibilité un espace où se trouve d'emblée projeté le jeune chercheur, un espace auquel nous sommes plus ou moins contraints de nous habituer, un espace qui devient commun.
Et d'ailleurs, s'il y a quelques indices, voire quelques découvertes ponctuelles désagréables, cela mérite-t-il qu'on s'y attarde? Quelle importance? On a bien le droit d'en rire, voire de pratiquer l'autodérision. C'est évidemment une issue possible. Pour le reste, une masse énorme de textes et apparemment peu de lecteurs prêts à s'y plonger ; lassitude, indifférence, négligence. Comment d'ailleurs pourrait-on suivre, maîtriser, trier le flot des publications? On trouve «intéressants» quelques éléments exhibés et cela peut suffire. Ou bien l'on regarde ailleurs sans chercher à comprendre ce qui se joue.
Ainsi, quoi qu'il en soit de ses tenants et aboutissants, cette histoire peut-elle être malheureusement perçue comme une caricature. En forçant le trait, elle met en lumière le manque de rigueur et les complaisances auxquels on est conduit quand le signal finit par se substituer à la chose. Nul besoin des conseils d'un Richesource, en effet: l'imposteur n'a pas tenu son succès d'un art quelconque, l'invisibilité du plagiaire n'a pas été l'effet d'un déguisement particulièrement adroit, mais bien d'une certaine indifférence largement partagée et d'un contexte où l'évaluation est brouillée, quand elle ne se fait pas purement et simplement avec de mauvais critères. Pire, on ne peut exclure qu'une évaluation déréglée non seulement n'a pu faire obstacle à cette pratique, mais qu'elle l'a favorisée. Aussi la question n'est-elle pas tant de perfectionner les techniques de la chasse au plagiat que de revoir cet appareil d'évaluation et de repenser la notion même de visibilité de la recherche avec la confusion qu'elle peut produire. Cette confusion nous emmène bien loin des aventures et des bonheurs du travail intellectuel. Il est temps de trouver les moyens de la dissiper.
Épilogue
Dès le début de cette histoire, il m'avait paru nécessaire d'informer, outre l'auteur de l'article plagié que m'avait proposé B., les revues qui apparaissaient ces dernières années comme ses cibles privilégiées et qui le comptaient parmi les membres de leurs conseils de rédaction: Neohelicon, Les Lettres romanes, Revue Romane. Par ailleurs, à mesure que l'affaire prenait de l'ampleur, elle me semblait, par son exemplarité, justifier la publication de quelques réflexions. J'ai d'abord envisagé d'écrire un texte anonymisé, tant me déplaisait l'idée de faire publiquement le récit de cette imposture. Mais aurais-je été crédible? Et n'aurait-on pu soupçonner telle ou telle revue qui pourtant n'avait jamais publié de plagiat de B.? Enfin, quel moyen de rendre à tous les auteurs que je savais plagiés ce qui leur était dû?
J'ai envoyé aux trois revues en question une note réduite aux faits, me réservant, selon la tournure que prendraient les événements, de publier l'histoire, sous une forme ou une autre. Le peu que j'ai appris de leur réaction m'a décidé à publier ce texte sans le déguiser. Je voyais qu'une part infime de l'affaire (un plagiat) avait été récemment rendue publique et il m'apparaissait par ailleurs assez clairement que les leçons ne pouvaient pas être tirées par ceux-là mêmes qui avaient été trompés. Alors il m'a semblé opportun de parler publiquement de cette histoire extraordinaire.
Alertés, donc, par mon message, les directeurs de Neohelicon m'ont brièvement répondu: ils ont vérifié de leur côté, découvert (comme prévu) qu'ils ont publié d'autres plagiats que ceux que je leur ai indiqués et ils vont tirer les conséquences de cette affaire, particulièrement lourde pour eux. Aux Lettres romanes, il m'a été immédiatement répondu par une anecdote quelque peu incongrue: un article plagié avait été proposé à cette revue, il avait été reconnu comme tel et refusé. C'était une bonne réaction, et peut-être étais-je invité à m'en réjouir, mais il était surtout clair qu'on n'avait pas lu mon message, qui listait tous les cas et attribuait trois plagiats (publiés, eux) à cette revue. Par ailleurs, si l'on avait repéré naguère un plagiat, cela n'avait nullement incité à en chercher d'autres. J'ai un peu insisté pour que mon message soit lu. Je n'ai pas eu d'autre réponse. Le cas de Revue Romane était un peu plus complexe. On me répondait immédiatement, et là encore avant même d'avoir lu, qu'un éditorial avait été récemment consacré à B. (Jørn Boisen, «Editorial», Revue Romane 48/2, 2013) et que l'affaire était close: oui, ils savaient, un plagiat leur avait déjà été signalé et B. avait été exclu du conseil de rédaction. Sur leur site, on peut cependant encore lire le plagié sous le nom du plagiaire. Surtout, là non plus, on n'avait donc pas cherché plus loin. Sinon on aurait assez vite découvert les six autres plagiats que j'indiquais. Mais revenons à l'éditorial. Voici donc B. accusé de plagiat (du seul plagiat repéré - mon cas n° 16). Qu'a-t-il fait? On aurait apprécié qu'à cette occasion il se démasquât, avouât ou plutôt déclarât superbement qu'il attendait ce moment depuis quinze ans pour mettre fin à son expérience, qu'il révélât dans quel but il s'était ainsi moqué des chercheurs laborieux, besogneux que nous sommes. B. n'avait-il pas parlé, ici et là, par bribes, de tromperie, de déception, de piège, d'affabulation? n'avait-il pas saupoudré ses copies d'éléments de cette thématique? On avait parfois pu se sentir troublé et être tenté de se demander si l'on n'avait pas affaire à un provocateur d'un nouveau genre, qui calquait son comportement sur une vision cynique du monde et de la littérature. Mais non, si même il avait cette vision, il était apparemment hors de question pour lui d'assumer l'imposture:
le plus récent texte qu'il avait publié dans Revue Romane, était le fruit de nombreuses reprises et révisions, circulées durant quelques années parmi des collègues éminents qui avaient eu le loisir de commenter, chacun à son tour, les diverses étapes du travail avant la rédaction définitive. Si plagiat il y avait, Barnett en serait la victime, non pas le coupable («Editorial», ibid.).
Voilà qui est bien peu élégant et manque singulièrement de superbe. B., pris la main dans le sac, disait que ce n'était pas lui, accusait grossièrement les autres, avant d'aller impudemment continuer ailleurs. Adieu donc, l'idée de provocation. Intenables, l'hypothèse d'un jeu ou l'idée d'un test: qu'est-ce qu'un jeu qui n'a pas de limites? un test qui n'a pas de fin? Si test il y a, c'est celui que B., testeur involontaire, nous permet de faire nous-mêmes. Quant à l'éditorialiste, en homme qui ne s'en laissait pas conter, il concluait:
Cela n'est évidemment pas tout à fait impossible, mais une antériorité de plus de quatre ans de l'article de Demanze ne laisse aucune crédibilité à cette affirmation.
L'auteur plagié pouvait être satisfait: il échappait au pire et n'aurait probablement pas à se défendre. Passons. Je passe aussi sur le fait, pourtant notable, que c'est B. qui avait demandé à entrer dans le conseil de Revue Romane. Je passe enfin sur un ingrédient qui peut sans doute rendre compte de ce qu'on appellera un certain aveuglement: l'amitié qui s'était nouée entre B. et l'éditorialiste - sans qu'ils se soient jamais vus. B. a de l'ascendant, sait s'imposer, semble agir à distance, se permet toutes les audaces, ne craint pas vraiment d'être démasqué, je le savais.
De cet éditorial, je retiens surtout deux points. D'une part, deux explications possibles sont a priori envisageables:
Ou bien Barnett est un personnage monté de toutes pièces et tous ses textes sont des contrefaçons, des imitations ou des plagiats, ce que je refuse à croire, même à la lumière de ce qui s'est passé.
Ou bien c'est un universitaire doué qui pour une raison ou une autre a trouvé nécessaire d'élargir une bibliographie (qui autant que je sache n'en avait pas réellement besoin) par l'adoption de textes qui ne sont pas de lui. Mais c'est à bien y réfléchir une entreprise insensée: les risques sont énormes et le jeu ne vaut certainement pas la chandelle.
Nous avons compris qu'une seule explication est envisagée: on «se refuse à croire» l'autre. D'où la cécité sur les six plagiats et la difficulté à admettre celui de l'article de Demanze. On ne voit donc B. que dans la posture du père adoptif: il a adopté des textes (curieux pluriel, d'ailleurs, si l'on n'a vu qu'un plagiat). C'est le premier point que je retiens. D'autre part, l'éditorialiste loue avec insistance le «style» du plagiaire:
Dans les années qui suivirent, d'autres textes continuèrent à nous arriver à un rythme régulier, tous présentant les mêmes traits caractéristiques: esprit, érudition et un goût prononcé pour des sujets un peu marginaux. Tous étaient portés par un certain style qui semblait être l'expression de l'esprit derrière: le style, c'est l'homme même, n'est-ce pas?
Avec le premier point, nous retrouvons l'obsession de la visibilité quantitative; avec le second, nous avons affaire à un désastre de la pensée. Les deux sont évidemment liés. Quant au second point, que je sois ou non informé des plagiats, si je vois un même style dans les sept articles plagiés et si le style, c'est l'homme même, les auteurs de ces articles sont un même homme. Ils seront bien étonnés de l'apprendre. Je suppose ainsi qu'à eux sept, ils sont B. Hypothèse audacieuse. Qu'un plagiaire ait un style, c'est assez paradoxal, mais attachons-nous un instant à l'idée. Oui, il est vrai que B. marque ses copies et sans doute y tient-il. Pourquoi? C'est un risque, mais ce pourrait être aussi un moyen de convaincre ses éditeurs que ces textes divers sont du même auteur. Ou bien ces interventions sont au contraire de l'ordre du compulsif: réduites au minimum, mais irrépressibles. Quoi qu'il en soit, que B. marque ses plagiats est une chose, que ses plagiats renvoient leur lecteur à B. en est une autre. La première proposition est incontestable, la seconde implique une lecture très sélective, pour ne pas dire mutilante. En effet, si ce plagiaire a un «style», ce ne peut être que par cette «signature», les manies ou marques que j'ai signalées, c'est-à-dire l'affichage grossier de quelques tics, qui tranchent, justement, avec l'article plagié (et permettent à l'occasion de démasquer le plagiaire). Un exemple: qu'un auteur nous parle de «parcours littéraire trans-temporel», c'est peu élégant, mais, qui sait?, peut-être nécessaire; par contre, qu'un copiste remplace «histoire littéraire» par «parcours littéraire trans-temporel» sans rien changer en amont ni en aval, c'est de la décoration. Encore une fois, des signaux, rien d'autre que des signaux, et, à mon sens, pas des plus lumineux. Le plagiaire n'a pas d'uvre, il n'est pas dans la continuité d'une réflexion, d'une recherche, d'un travail, et voilà précisément la raison pour laquelle il peut «élargir sa bibliographie» par le plagiat. «C'est à bien y réfléchir une entreprise insensée», écrivait l'éditorialiste. Faut-il donc «bien réfléchir» pour comprendre cela? En creux ne se dessine que trop nettement quelque chose de désastreux, en effet: l'accumulation des textes, quels qu'ils soient, fait style, fait uvre, fait sens. Ou plutôt: l'accumulation des titres, quels qu'ils soient et aux deux sens du mot «titre», fait style, fait uvre, fait sens.
(Novembre 2014)
Page de l'Atelier associée: Plagiat.
[1] Au moment même où l'article est mis en ligne, Florian Pennanech me signale une publication toute récente qui fait ajouter un cas à ma liste:
19) Liviu Dospinescu, «Effet de présence et non-représentation dans le théâtre contemporain».
Tangence, 88, 2008.
Article plagié en 2014 :
- «Simulacre et effacement. Les enjeux de l'anti-représentation théâtrale», Strumenti critici, 3/2014.