Atelier




Le paradoxe de l'histoire littéraire, par Alain Vaillant

Avant-propos à L'Histoire littéraire. Paris: Armand Colin, coll. "U", 2010.

Ce texte est reproduit ici avec l'aimable autorisation de l'auteur.




Le paradoxe de l'histoire littéraire


La prose de monsieur Jourdain


Il existe en France un véritable paradoxe de l'histoire littéraire.

Dès l'origine, la réflexion moderne sur la littérature, née de la Révolution française et de ses prolongements modernes, peut se résumer à une constante et solennelle affirmation de son historicité. Ensuite, la constitution des études littéraires en discipline scientifique et universitaire s'est faite au temps de Lanson sous la bannière de l'histoire littéraire, qui, depuis, a été l'objet principal de toutes les grandes controverses théoriques et idéologiques. Enfin, l'histoire littéraire, qui se développe désormais paisiblement aux côtés de la linguistique, est plus que jamais la discipline reine des études littéraires et constitue l'épine dorsale de l'enseignement des lettres aussi bien dans le secondaire que dans le supérieur. Pourtant, en France, il n'existe pas et il n'a jamais existé d'ouvrage synthétique présentant les principes et les méthodes de l'histoire littéraire. À trois exceptions près. Les Essais de méthode, de critique et d'histoire littéraire (Hachette, 1965) de Gustave Lanson; mais ce n'est qu'un recueil d'articles ou de conférences réunis et publiés par un disciple du lansonisme, Henri Peyre. Le Qu'est-ce que la littérature? (PUF, 1987) de Clément Moisan; mais l'ouvrage est plus une application du systémisme à la sociologie littéraire, sur laquelle nous aurons à revenir longuement, qu'un travail à visée proprement historique. Le petit livre de Jean Rohou L'Histoire littéraire (Colin, «128», 1996); mais il ne pouvait s'agir dans un tel format que d'un survol, d'ailleurs suggestif, des divers problèmes de l'histoire littéraire, non d'un manuel ou d'un traité général.

Situation scandaleuse, au regard de la formation disciplinaire. La première préoccupation, à l'égard d'un étudiant ou d'un chercheur débutant en histoire, est de l'amener à prendre la mesure des difficultés épistémologiques, de l'initier aux diverses méthodologies, de lui permettre d'acquérir la maîtrise des techniques et des instruments concrets du travail historique. Et que penserait-on des spécialistes, s'ils se contentaient d'exposer leurs résultats particuliers, de raconter leur version des faits, sans se préoccuper de justifier leur méthode ou d'expliciter leurs présupposés théoriques? Or c'est précisément ainsi que pratiquent trop souvent les littéraires, en se reposant avec un positivisme naïf sur les «faits vrais» qu'ils débusquent et en vertu d'une méfiance à l'égard de la théorie qui reste très prégnante dans l'université française.

Situation catastrophique, de surcroît, parce qu'elle laisse accroire que l'histoire littéraire serait une sorte de savoir spontané, qui s'acquerrait insensiblement avec la pratique, en accumulant de façon désordonnée et non réfléchie de l'expérience et de l'érudition; en somme, qu'on peut faire de l'histoire littéraire sans la savoir ni le vouloir, exactement comme monsieur Jourdain faisait de la prose. Or une telle histoire littéraire ne peut qu'être une science approximative et hasardeuse, qui ne sait pas bien ne ce qu'elle doit chercher, ni comment ni pourquoi elle le fait. À prétendre faire de l'histoire sans y penser, le littéraire condamne cette histoire à demeurer cette «voie moyenne et ambiguë» dont parle Michel Charles[1], perpétuellement partagée entre la théorie et l'interprétation critique; ou, comme le Bourgeois Gentilhomme de Molière, à tomber sous la coupe d'un maître de philosophie, tout prêt à lui faire prendre des vessies pour des lanternes ou à lui faire enfoncer avec fracas des portes depuis longtemps obligeamment ouvertes.

Il est une autre croyance, tout aussi dommageable, qui réduit l'histoire littéraire au rang de simple préalable, de hors d'œuvre apéritif, d'un savoir nécessaire mais périphérique, dont il faudrait se débarrasser avant d'en venir au vrai cœur des choses littéraires: l'étude des textes eux-mêmes. C'est ainsi que des cours d'histoire littéraire, forcément réduits à un bagage minimal et reproduisant à l'infini les mêmes lieux communs, sont dispensés dans les premiers cycles universitaires, pour parer au plus pressé et pour remédier à l'ignorance présumée des notions fondamentales. Cet esprit de bachotage se prolonge dans la préparation aux concours et finit d'installer dans tous les esprits, même les plus aiguisés, un rapport perverti à l'histoire littéraire, cantonnée à un rôle ancillaire et à un chapelet de dates et de mouvements soigneusement étiquetés. Combien de thèses ne commencent-elles pas elles-mêmes par les inévitables chapitres de contextualisation historique, dont la banale et la superficialité compromettent par avance la pertinence et l'intérêt des analyses textuelles qui leur font suite?

Il faut donc commencer par tordre le coup à cette idée que l'histoire littéraire servirait de propédeutique à l'étude des textes. Si une séparation stricte des opérations intellectuelles était possible, c'est l'inverse qui serait vrai, comme l'avait déjà noté Gustave Lanson[2]: il faut d'abord avoir appris à lire les textes, à les interroger, à en repérer les constantes structurelles, à construire sa propre relation esthétique à la littérature, avant de songer seulement à utiliser ces compétences acquises pour penser l'historicité des faits littéraires. Mais, en réalité, on ne peut pas dire non plus que, dans les études littéraires, l'histoire vient parachever et prolonger la connaissance formelle de la littérature. Car, pour un historien de la littérature, tout en elle relève forcément, par un biais quelconque, d'un questionnement historique: l'étude de la littérature ne vise à rien d'autre qu'à approfondir, au cours d'un processus virtuellement infini, la connaissance et la compréhension de cette historicité constitutive du phénomène littéraire lui-même.


Histoire d'hier, littérature de demain


Selon un dernier cliché, apparemment plus favorable à l'histoire littéraire, il reviendrait à celle-ci la mission, noble mais essentiellement mémorielle, de préserver le lien avec le passé, d'entretenir le souvenir des grands auteurs, des grandes œuvres ou des grandes périodes de la littérature – et l'éloignement temporel magnifiant les choses, tout texte a vocation à finir dans ce vaste mémorial –; au contraire, la théorie aurait en charge l'étude des constantes formelles de la littérature – par voie de conséquence, tous ses possibles, et, en particulier, son devenir. Pour le dire simplement, les historiens seraient les passéistes, les théoriciens les modernistes. C'est là encore une fausse évidence. Comme il vient d'être rappelé, l'histoire littéraire tient pour acquis que tous les phénomènes littéraires (passés, présents ou à venir) sont d'ordre historique, et rien n'est plus simple ni moins compromettant que cette conviction-là. Elle admet d'ailleurs qu'il peut être utile, et même nécessaire, d'aborder parfois les textes de façon synchronique, pour en conduire la description formelle de manière précise et rigoureuse. Mais cette littérature déshistoricisée se présente alors comme une sorte de fiction, qui n'est provisoirement acceptable qu'à la condition de ne pas vouloir passer pour autre chose qu'une pure abstraction, qu'un artifice méthodologique.

Surtout, il ne faut jamais oublier que la vraie raison d'être de l'histoire, sa seule justification sociale et intellectuelle est que la connaissance du passé sert à éclairer l'avenir, à guider l'action: les historiens sont donc, du moins devraient être intéressés au premier chef par le présent. Ce qui est vrai de l'histoire en général l'est aussi bien de l'histoire littéraire : les deux périodes récentes où il s'est passé en France les évolutions les plus décisives pour la conceptualisation de l'histoire littéraire (l'après-Révolution romantique et la Belle Époque lansonienne) sont aussi celles où la littérature elle-même a paru changer brusquement de visage. La coïncidence n'est évidemment pas fortuite. D'une part, c'est au moment où le paysage littéraire bascule que l'on éprouve davantage de le besoin de se retourner en arrière, de mesurer le chemin parcouru et de deviner les futures étapes; pour la même raison, ce sont les écrivains eux-mêmes qui ont eu les premiers le désir de penser la littérature en termes d'histoire, pour se donner le sentiment qu'elle était une aventure collective réelle et qu'ils en étaient les protagonistes. La prospérité de l'histoire littéraire est donc un signe de santé littéraire. D'autre part, les bouleversements de la littérature rendent obsolètes les vieux schémas historiques, obligent à trouver des modèles explicatifs bien supérieurs, capables de rendre compte à la fois de l'ordre ancien et des réalités nouvelles. C'est pourquoi les moments de mutation culturelle sont toujours propices à la pensée historique, parce qu'ils lui jettent un défi redoutable – si l'histoire littéraire ne veut pas se contenter du plaisir nostalgique d'évoquer les temps anciens, qui paraissent alors d'autant plus désirables qu'ils sont lointains. Or, il est indéniable que nous sommes aujourd'hui engagés dans un bouleversement littéraire d'une ampleur exceptionnelle – peut-être le plus considérable depuis la Renaissance –; que, depuis quelques décennies, une page est en train de se tourner et qu'on commence, désormais à un rythme de plus en plus accéléré, à en repérer les effets climatériques.

Je me contenterai ici d'en relever trois, les plus spectaculaires et les moins contestables. Tout d'abord, les littératures modernes étaient jusqu'à présent toutes directement liées à l'émergence des identités nationales, à la consécration d'un nationalisme culturel qui a globalement tenu lieu d'idéologie littéraire. Or, même s'il existe encore de profondes spécificités locales, le processus global de mondialisation, qui touche les productions intellectuelles au moins autant que l'économie, remettent en cause ce modèle national. Le changement se manifeste de façon particulièrement brutale en France, où, en vertu d'un impérialisme intellectuel profondément ancré dans les esprits, on a longtemps cru que la littérature hexagonale avait vocation à montrer l'exemple aux autres. Or, la France n'a évidemment plus les moyens de tenir ni de revendiquer un tel rang, et c'est donc toute la tradition littéraire nationale qui doit être refondée sur des bases radicalement nouvelles, non sans douleur ni récriminations. Ensuite, le livre et plus généralement l'imprimé, qui régnaient de façon à peu près incontestée et hégémonique dans la vie littéraire, sont en passe d'être supplantés par les nouvelles technologies de la communication. Comme nous sommes au tout début d'un processus dont il est impossible d'imaginer les conséquences collectives et individuelles, personne ne peut dire ce que sera cette littérature à venir ni la place qu'y occupera encore les formes du passé, mais il est sûr que nous allons vers des évolutions aussi passionnantes qu'imprévisibles. Enfin, le vieil artisanat littéraire reposait sur une éthique de bien dire, qu'avait encore renforcée depuis le XIXe siècle la surévaluation moderniste de l'art d'écrire et du style: l'œuvre littéraire se justifiait d'abord par sa singularité formelle, au détriment d'autres valeurs comme le devoir de témoignage ou l'engagement. Or, il semble bien que, pour de multiples raisons dont participent sans doute la mondialisation et le développement des nouvelles technologies, cet idéal de littérarité et d'autotélisme, qui est le socle de toutes les idéologies littéraires modernes et aussi, d'ailleurs, de notre doctrine scolaire et universitaire, soit lui-même en train de vaciller, et qu'on en vienne ou revienne à un rapport à l'écriture plus spontané et plus fonctionnel. D'où l'accusation répétée en boucle par la critique journalistique et universitaire à l'encontre de ces nouveaux écrivains, qui ne sauraient plus écrire.


Les piétinements de l'histoire littéraire


Si nous ne savons pas ce que sera la littérature de demain, nous pouvons donc être assurés qu'elle sera très différente de celle d'aujourd'hui et d'hier: nous sommes à l'une des ces périodes-charnière où l'histoire littéraire est particulièrement requise mais où, par ailleurs, elle est obligée de se remettre en cause, de renouveler ses concepts, de s'inventer de nouveaux outils. Or, à dire vrai, l'actualité de l'histoire littéraire incline moins à l'optimisme. Certes, la discipline est plus prospère que jamais et les contestations structuralistes et formalistes des sixties ont fait long feu, auprès du public comme au sein de l'institution universitaire. Elle est donc à nouveau installée au cœur des études littéraires, où elle n'a plus guère de concurrence; elle mène d'autant plus confortablement sa vie tranquille que l'étude formelle des textes, étant passée du côté de la stylistique, relève désormais d'une autre discipline (les sciences du langage), comme si les littéraires étaient maintenant exemptés de l'examen attentif des œuvres.

L'histoire littéraire paraît s'être remise en route, comme si rien ne s'était passé. C'est le grand retour à la tradition: l'érudition, le biographisme, l'édition savante. Même si les méthodes ont évolué et que le vocabulaire s'est modernisé, on retrouve la même confiance dans le monographisme, dans une recherche construite autour des grands textes et des grands auteurs, dans une contextualisation centrée sur l'histoire des idées. On dépense une énergie infinie à vérifier l'exactitude du petit fait vrai; en revanche, on reprend à son compte et sans autre forme de procès les vieilles catégories de l'histoire littéraire, les dénominations génériques abstraites ou arbitraires et, de façon souvent irréfléchie, cet essentialisme littéraire qui est l'ennemi mortel de l'esprit historique.

L'histoire littéraire, comme savoir et comme science, souffre en fait d'être annexée à des pratiques sociales qui ne la concernent pas directement. Sur le terrain scolaire, elle a essentiellement une fonction pédagogique de vulgarisation: elle offre à l'élève des cadres et des certitudes rassurantes, au professeur des notions claires et nettes qui légitiment et cautionnent son enseignement. À destination du public cultivé, elle alimente le marché culturel en biographies, en éditions de textes, en expositions, en livres consacrés aux divers aspects de la vie littéraire; elle contribue ainsi à cette grande entreprise patrimoniale et concourt au vaste sentiment de nostalgie culturelle que partage un public déboussolé par l'évolution du monde et lui-même vieillissant. Faisant ainsi, elle aide à son propre succès, mais à ses risques et périls: sur le plan du travail historique, la nostalgie est rarement bonne conseillère.

Pendant que l'histoire littéraire poursuit ainsi son bonhomme de chemin, une discipline voisine – l'histoire culturelle – a depuis peu solidement pris pied sur son terrain. Qu'il s'agisse de l'histoire des institutions littéraires, des milieux d'écrivains, de l'édition littéraire mais aussi bien de l'étude de corpus textuels, il n'est pas exagéré de considérer qu'on doit à des historiens de profession certaines des avancées les plus significatives dans des domaines qui pourraient ou devraient relever, en principe ou par tradition, de l'histoire littéraire[3]. Car les historiens, depuis leur linguistic turn, ont appris à traiter les textes non plus seulement comme de simples documents mais comme des objets d'étude à part entière. En revanche, ils ont toujours l'avantage sur les littéraires d'être parfaitement au clair avec les exigences méthodologiques et épistémologiques qui doivent distinguer une authentique démarche historienne d'un simple discours d'escorte. Cette concurrence est salutaire: c'est une excellente chose pour l'histoire littéraire de bénéficier des acquis de l'histoire culturelle, ainsi que de ceux de la stylistique ou de la linguistique historique, cette fois du côté des sciences du langage. Mais l'histoire littéraire doit justement s'appuyer sur eux pour faire ce qu'elle est seule à vouloir vraiment penser, à savoir une histoire qui prenne en compte les évolutions du faire littéraire ainsi que l'émergence de nouveaux styles d'écriture, la formation ou la mutation des procédés, des pratiques d'écriture, des genres: bref, tout ce qui dans la littérature fait valeur, à condition de s'entendre sur ces deux mots de littérature et de valeur[4].

Non que l'histoire littéraire ne fasse l'objet de solides travaux historiographiques ni d'intenses débats. Bien au contraire. On ne compte plus les numéros de revue, les colloques, les tables rondes confrontant les doctrines, suggérant des pistes nouvelles, réhabilitant au contraire les anciennes[5]. Mais toutes ces discussions et ces publications, pour suggestives qu'elles soient, ont le grave défaut d'être partielles ou purement programmatiques, condamnant l'histoire à être l'éternelle Arlésienne de la théorie littéraire. Ou elles sont partielles, n'abordant qu'un des aspects de la réalité littéraire, en fonction des engouements du moment (l'auteur, l'édition, le champ littéraire, les sociabilités…). Or, la principale difficulté de l'historien est précisément d'aboutir à une représentation synthétique et intellectuellement cohérente de ces multiples aspects. Ou elles sont programmatiques:à l'état de projet ou d'utopie, on ne peut imaginer mieux que les histoires idéales proposées en 1904 par Lanson[6], en 1927 par Iouri Tynianov[7], ou encore en 1971 par Gérard Genette[8]. Mais le même Genette fait remarquer malicieusement, lui qui parle au nom de la poétique et d'une théorie littéraire purifiée des incidences historiques, que le principal défaut de cette belle histoire est de n'avoir jamais connu un vrai début de réalisation. Car rien n'est plus facile – nous avons nous-même sacrifié à l'exercice bien souvent – que de dérouler tout ce que devrait être une histoire littéraire parfaite[9]. Rien de plus facile ni de plus vain, précisément parce qu'on ne peut tout faire ni tout réunir en une seule vue de l'esprit, que les choses sérieuses commencent seulement lorsqu'il faut opérer ses premiers choix, délimiter ses objets, orienter sa progression. Pour ne pas retomber alors dans l'arbitraire et ne pas s'abandonner aux excès du schématisme ou aux hasards de l'intuition, on doit s'appuyer sur une doctrine globale, un système explicite de description et d'interprétation des faits littéraires: c'est l'ambition de cet ouvrage d'en esquisser les grandes lignes.

Ambition démesurée, et à coup sûr plurielle. En effet, ce livre se voudrait à la fois un traité, un manuel et un essai. Comme traité, il s'efforcera de proposer un vaste bilan théorique; de s'attarder autant que de besoin sur les problèmes, les apories et, trop souvent, les impensés qui font dérailler ou envoient dans une impasse les démonstrations les plus séduisantes; d'aboutir à des concepts explicites et clairement définis. Comme manuel, il veillera toujours à passer du plan de la théorie à celui de la méthode, à passer en revue les difficultés d'application et à suggérer des solutions précises; il s'appuiera alors sur des exemples concrets, non pas seulement par souci pédagogique mais parce qu'une théorie historique vaut essentiellement par les objets qu'elle se donne. On peut toujours, bien sûr, gâcher une bonne idée, faute des outils adéquats, mais on aura du moins préparé le terrain à d'autres et indiqué la direction. En revanche, les subtilités les plus sophistiquées ne serviront à rien, sinon à rendre l'erreur séduisante, si l'on creuse au mauvais endroit. Comme essai, autant l'avouer d'entrée, c'est aussi une vision personnelle de l'histoire littéraire donc de la littérature qui se dessinera au cours des pages, parce que la perception du fait littéraire reste, par nature, fondamentalement subjective et que, Gustave Lanson l'avait déjà souligné avec force, le premier devoir de l'historien de la littérature est de prendre acte, précisément parce qu'il est historien, de cette subjectivité.


Plan de l'ouvrage


Il comporte quatre parties, conçues pour faire émerger progressivement et de la façon la plus claire possible, à partir des acquis indiscutés des études littéraires, les méthodes et les objets nouveaux.

La première partie («brève histoire de l'histoire littéraire») a pour but de revenir sur les auteurs et les œuvres clés de la théorie de l'histoire littéraire. Son originalité consistera essentiellement à inscrire ces débats théoriques dans leur contexte précis et, en particulier, dans les traditions nationales sans lesquelles les prises de position des spécialistes deviennent incompréhensibles et abstraites. Avec ce souci de contextualisation et d'explication historique, le premier chapitre reviendra sur les origines de l'histoire littéraire, dont la naissance présumée se situe entre l'antiquité et le dix-huitième siècle. Le chapitre suivant («histoire littéraire et traditions nationales») insistera sur le poids des problématiques nationales (voire nationalistes), sans méconnaître l'internationalisation croissante du débat scientifique, à partir de la deuxième moitié du XXe siècle. Enfin, les chapitres 3 et 4 seront consacrés au cas de la France – en respectant cette césure capitale que représentent la Troisième République et l'œuvre de Gustave Lanson.

La deuxième partie («L'épistémologie de l'histoire littéraire») sera le socle indispensable de la réflexion théorique. Suivant un plan cette fois thématique, elle fera le point sur l'ensemble des problèmes sur lesquels ont achoppé toutes les entreprises d'histoire littéraire, en fonction de leurs orientations méthodologiques, philosophiques ou idéologiques. La première difficulté est à la fois insurmontable et incontournable: elle consiste à partir d'une définition, historiquement acceptable, de la littérature elle-même (chap. 5). Les suivantes sont d'éviter les pièges et les impasses auxquels conduit toute tentative de périodisation (chap. 6) puis de se confronter à l'épineuse question du genre, héritée de la rhétorique et de la philosophie antiques (chap. 7). D'autre part, la réflexion théorique, sous l'influence de la philosophie moderne de l'Histoire (idéaliste ou matérialiste), a été attentive aux liens, évidents mais impossibles à formaliser ou à modéliser, entre la littérature et le monde, entre le texte et le divers hétérogène du hors-texte (chap. 8). Ces rapports très problématiques deviennent particulièrement difficiles à construire lorsqu'il s'agit de penser les rôles respectifs de l'auteur et du lecteur (chap. 9 et 10).

Cet état des lieux théoriques aura, nous l'espérons, convaincu que l'histoire littéraire ne saurait être qu'une histoire de la communication littéraire, dont la troisième partie se réserve de détailler les caractéristiques. Tout d'abord, il conviendra de rappeler, sans d'inutiles complications théoriques ou terminologiques, qu'il n'est pas d'histoire de la littérature ou de la culture sans une approche systémique des faits sociaux; dans le cas de la littérature, cette approche implique que tous les phénomènes touchant à la fois aux réalités esthétiques elles-mêmes (le corpus des œuvres, les modalités d'écriture, les genres, etc.), aux acteurs de la vie littéraire (écrivains, critiques, commentateurs, éditeurs, mécènes, etc.) et aux données périphériques (évolution du public, nature des modes de diffusion et de publication, structures d'enseignement, etc.) doivent être pensés dans le cadre d'un système complexe de relations mutuelles(chap. 11 et 12). Cependant, ces phénomènes systémiques s'inscrivent dans une histoire générale de la communication littéraire – ce qui implique l'analyse précise et factuelle des formes de sociabilité (salons, réseaux, groupes restreints) et des modalités concrètes de cette communication (l'éloquence, le manuscrit privé, le livre, le journal, etc.) dont la connaissance est un autre préalable (chap. 13); en guise de première application, le chapitre 14 proposera, sur la longue durée, une typologie des systèmes littéraires.

Mais, répétons-le, ce n'est que sur le terrain de l'analyse des phénomènes textuels et de l'interprétation des inventions esthétiques que l'histoire littéraire doit ultimement faire ses preuves. À cet égard, une thèse centrale guide l'ensemble de ce travail. Selon nous, l'histoire de la littérature, de ses origines à nos jours, se répartit de part et d'autre d'une césure capitale: à une production littéraire reposant encore sur le modèle discursif et rhétorique hérité de la tradition antique succède autour des XVIIIe et XIXe siècles la culture moderne du texte, d'où découle une esthétique nouvelle fondée sur les effets de lecture. Cette évolution est bien sûr commune à toute la littérature occidentale, mais, en France, la brutalité de la fracture révolutionnaire en a accentué spectaculairement les traits et fait du domaine français un terrain privilégié d'observation et de théorisation. La dernière partie («Histoire littéraire et poétique historique») esquissera donc les trois axes principaux de cette histoire récente. Le premier (chap. 15) détaillera les différents aspects culturels et communicationnels de cette crise ou mutation littéraire de l'après-Révolution. L'effet le plus spectaculaire de cette mutation est sans doute l'émergence d'une esthétique de l'auctorialité, de l'inscription du sujet écrivant dans le tissu même de son œuvre: le chapitre 16 est consacré à cette «poétique de la subjectivation». Enfin, après l'examen du «sacre républicain de la Littérature» sous la Troisième République – peut-être le deuxième âge d'or de la littérature française, après l'âge classique –, le chapitre 17 proposera une esquisse de cette «littérature nationalisée» qui est encore la nôtre. Ce qui pose, encore et toujours, l'irritante question: «qu'est-ce donc que la littérature?» L'épilogue s'efforcera d'y apporter une ultime réponse. Provisoirement ultime.


Alain Vaillant
(Université Paris-Ouest)


Page de l'atelier associée: Histoire.


[1] Michel Charles, Introduction à l'étude des textes, Paris, Seuil, «Poétique», 1995, p.15.

[2] Voir Gustave Lanson, «L'étude des auteurs français dans les classes de lettres», Revue universitaire, 1893, t.2, p.255-271.

[3] Citons, parmi celles-ci: Patrick Cabanel, Le Tour de la nation par des enfants. Romans scolaires et espaces nationaux (XIXe-XXe siècles), Paris, Belin, 2007; Christophe Charle, Théâtres en capitales. Naissance de la société du spectacle à Paris, Berlin, Londres et Vienne, 1860-1914, Paris, Albin Michel, 2008; Dominique Kalifa, L'Encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque; Paris, Fayard, 1995; Antoine Lilti, Le Monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2005; Judith Lyon-Caen, La Lecture et la Vie. Les usages du roman au temps de Balzac, Paris, Tallandier, 2006; Jean-Yves Mollier, L'Argent et les lettres. Histoire du capitalisme d'édition (1880-1920), Paris, Fayard, 1988.

[4] Pour cette orientation formelle de l'histoire littéraire, il faut signaler deux ouvrages récents: La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, G. Philippe et J. Piat dir., Paris, Fayard, 2009; Guillaume Peureux, La Fabrique du vers, Paris, Seuil, «Poétique», 2009.

[5] On les retrouvera dans la bibliographie générale, en fin de volume.

[6] Gustave Lanson, «L'histoire littéraire et la sociologie», Revue de métaphysique et de morale, juillet 1904, p.621-642; repris dans Essais de méthode, de critique et d'histoire littéraire, Paris, Hachette, 1965, p.61-80.

[7] Iouri Tynianov, «De l'évolution littéraire», traduit et publié dans Théorie de la littérature, textes de formalistes russes réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov, Paris, Seuil, coll. «Tel Quel», 1965, p.120-137.

[8] Gérard Genette, «Poétique et histoire», dans Figures III; Paris, Seuil, 1972, p.13-20.

[9] En particulier, dans: «Pour une histoire de la communication littéraire», Revue d'histoire littéraire de la France, 2003-3, p. 549-562; «Histoire littéraire et histoire culturelle» (en collaboration avec Marie-Ève Thérenty), dans L'Histoire culturelle du contemporain, L. Martin et S. Venayre dir., Paris, Nouveau Monde éditions, 2005, p. 271-290; «De la sociocritique à la poétique historique», Texte, 2009, n°45/46, p.81-98.



Alain Vaillant

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Dernière mise à jour de cette page le 29 Octobre 2013 à 18h57.