Atelier



Les objets littéraires comme pensée critique

par Marta Caraion
(Université de Lausanne)


Extrait de l'Introduction à Comment la littérature pense les objets. Théorie littéraire de la culture matérielle, Champ Vallon, Collection Détours, 2020, 576 p.



Ce texte est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.


Dossiers Chose, Description, Représentation, Récit.





Les objets littéraires comme pensée critique


Dans son livre sur L'Objet et le récit de fiction, Laurent Lepaludier distingue, en fonction de leur rapport au monde, deux catégories d'objets littéraires : «le mode de la représentation mimétique selon lequel les objets sont représentés selon les lois du monde empirique et le mode de l'anti-mimétique ou de la déréalisation qui contrevient à ses lois ou s'en affranchit [1]». La typologie de Laurent Lepaludier recoupe celle des genres et des mouvements littéraires, les fictions référentielles réalistes d'un côté, les récits de l'imaginaire de l'autre. Sans nier cette partition qui semble raisonnable lorsqu'on se propose d'étudier les fonctions et la poétique des objets par catégories génériques, nous ne la considérons pas comme opérante si on s'intéresse au discours que les textes littéraires construisent sur les objets à un moment de mutations socio-économiques et esthétiques où ceux-ci nécessitent une élaboration conceptuelle. Dans la perspective que nous adoptons, pour saisir les enjeux de l'omniprésence des objets dans la littérature du XIXe siècle et cerner les composantes d'une pensée conceptuelle des objets dans les textes de fiction, on gagne à ne pas établir ces deux modalités d'existence fictionnelle comme distinctes et exclusives et à dépasser les catégories génériques clivantes [2]. Nous formulons l'hypothèse que les objets imaginaires de la littérature fantastique ou de la science-fiction recoupent et souvent amplifient les déterminations et les questionnements des récits réalistes ; et que tous participent selon des techniques narratives différentes d'un seul mouvement de réflexion. Il y a, autour de l'objet, une communauté et une circulation d'idées entre des œuvres et des esthétiques apparemment antagonistes, avec des effets de soulignement variables de certains éléments de sens. Enfin, le problème n'est ni de vérifier l'équivalence entre l'objet réel et l'objet littéraire, ni de répartir les textes selon les degrés d'adéquation de l'un à l'autre, mais de comprendre qu'au XIXe siècle, à un moment de reconfiguration de la culture matérielle, où émerge une véritable culture industrielle qu'il n'est plus temps de nier, la littérature devient le laboratoire théorique au sein duquel se formule une pensée critique de l'objet.


Objets et récits, du Nouveau Roman au XIXe siècle


 Pénétrons dans le XIXe siècle des objets littéraires par un éclairage rétrospectif qui pose l'état d'un stéréotype critique et voyons en quoi ce stéréotype, s'il doit être nuancé, sert d'indice pour mesurer l'importance majeure des modes de représentation des objets dans l'évolution des formes romanesques. Cette vision critique quelque peu réductrice est la suivante : le roman du XIXe siècle, soit le roman réaliste d'inspiration balzacienne, décrit jusqu'à écœurement des objets toujours captifs d'un système de déterminations socio-psychologiques des personnages. Vers la fin des années 1950, elle est relayée et brandie comme épouvantail par toute une frange de romanciers qui se disent nouveaux. Dans son combat contre les catégories du récit réaliste, Alain Robbe-Grillet – proclamé chef de file du Nouveau Roman – part à l'assaut des objets, considérés comme des pierres angulaires du réalisme, pour les remettre à leur juste place. Il lance ce qu'il considère comme une entreprise de désencombrement psychique.


Autour de nous, défiant la meute de nos adjectifs animistes ou ménagers, les choses sont là. Leur surface est nette et lisse, intacte, sans éclat louche ni transparence. Toute notre littérature n'a pas encore réussi à en entamer le plus petit coin, à en amollir la moindre courbe.

Désormais, au contraire, les objets peu à peu perdront leur inconstance et leurs secrets, renonceront à leur faux mystère, à cette intériorité suspecte qu'un essayiste a nommé «le cœur romantique des choses [3]». Celles-ci ne seront plus le vague reflet de l'âme vague du héros, l'image de ses tourments, l'ombre de ses désirs. Ou plutôt, s'il arrive encore aux choses de servir un instant de support aux passions humaines, ce ne sera que temporairement, et elles n'accepteront la tyrannie des significations qu'en apparence – comme par dérision – pour mieux montrer à quel point elles restent étrangères à l'homme. [4]

La revendication de séparation entre les choses et les âmes vise à dégager la littérature de l'enduit psychologisant que les écrivains du XIXe siècle auraient minutieusement appliqué sur les personnages et leur environnement. Il s'agit pour Robbe-Grillet d'établir un pacte de communication neutre avec l'inanimé, de (re)trouver un point de vue objectif par l'entremise d'un regard clinique et dépassionné qui exclut absolument toute porosité entre les caractères, les choses et les affects ; on appelle «objectalité» cette extériorité désinvestie de motivations socio-psychologiques.


Mais reprenons le fil du débat, avec ses lieux communs : au XIXe siècle, à partir des années 1830, les objets envahissent la fiction ; l'industrie les produit, de plus en plus nombreux, diversifiés et accessibles, le roman les décrit, tout aussi abondants, et les intègre à un système explicatif qui les unit aux personnages et à l'intrigue. Un siècle plus tard, leur position en littérature, surdéterminée narrativement, apparaît comme une imposture. L'offensive critique est vigoureuse : pas un article sur le groupe des néo-romanciers qui n'insiste, à la suite d'un article de Barthes, sur «l'être-là» des objets, contre l'«être quelque chose [5]», sur le passage d'une fonction signifiante à une présence optique des choses. Le texte de Barthes sur Robbe-Grillet, intitulé «Littérature objective», est publié en 1954 et précède les textes programmatiques de Robbe-Grillet qui en reprend les arguments critiques pour poser les bases théoriques du Nouveau Roman. Au-delà du fait que cette circulation d'idées entre l'écrivain et le critique institue intellectuellement le nouveau mouvement littéraire et lui donne une visibilité, il est essentiel de souligner que le statut de l'objet et son traitement romanesque constituent le noyau argumentatif de cette démarche. «Assassiner l'objet classique» du «réalisme traditionnel» (Barthes précise que «le rôle traditionnel du littérateur a été jusqu'ici de voir, derrière la surface, le secret des objets [6]») apparaît ainsi comme un projet esthétique à large portée, l'objet n'étant pas dès lors à considérer comme un motif thématique parmi d'autres, mais comme la charpente même de l'écriture romanesque, au même titre que le personnage. Robbe-Grillet y revient dans «Nouveau roman, homme nouveau» :

Quant à ce que l'on appelle plus précisément des choses, il y en a toujours eu beaucoup dans le roman. Que l'on songe à Balzac : maisons, mobilier, vêtements, bijoux, ustensiles, machines, tout y est décrit avec un soin qui n'a rien à envier aux ouvrages modernes. Si ces objets-là sont, comme on dit, plus «humains» que les nôtres, c'est seulement – et nous y reviendrons – que la situation de l'homme dans le monde qu'il habite n'est plus aujourd'hui la même qu'il y a cent ans [7].

Mais si, dans les années 1950-1960, les choses dans le monde n'adressent pas ou n'adressent plus de message à l'homme, si le Nouveau Roman prône «le refus de toute complicité [8]» et la fin de «la tyrannie des significations», les raisons de cette tyrannie et les modalités de cette complicité nécessitent un travail d'élucidation. La question de l'«homme nouveau» est une affaire d'éclairage historique. Rien ne rend, aujourd'hui, l'homme de Robbe-Grillet bien plus nouveau que celui qui, en 1830, se met à afficher sa sympathie et son intranquillité face aux choses qui l'entourent. L'un clame son indépendance à l'égard de la matérialité insignifiante du monde et rétablit les «distances», l'autre tentait d'affirmer, coûte que coûte, son attachement et sa maîtrise. La fin de cet attachement postulée par Robbe-Grillet (qu'il faut pour le moins nuancer si ce n'est invalider) n'a de sens que si on l'historicise. Car «des choses», justement, il n'y en a pas «toujours eu beaucoup dans le roman» : c'est au début du XIXe siècle, au moment où les grandes structures économiques et sociales se modifient [9] et où doit se réinventer la relation entre les humains et le monde matériel, que les objets viennent saturer la prose romanesque.


L'apparition des objets dans les textes de fiction est un fait littéraire, mais aussi un phénomène culturel au sens plus large, englobant des données sociologiques, historiques, éditoriales, économiques et esthétiques. L'appel de Robbe-Grillet pour une littérature objective, qui prétend restituer à l'objet sa place neutre et nue d'ustensile inanimé et sans «profondeur» autre que sa dimension purement visuelle [10], n'est intéressant qu'à condition d'être replacé d'une part dans une histoire culturelle et sociale et, d'autre part, dans une histoire de l'objet en littérature et de ce que la littérature dit des objets. L'affirmation d'une volonté de rupture avec le récit réaliste et la problématisation des modes d'existence littéraire de l'objet sont de fait une manière de sceller les étapes d'une évolution. Or, si l'éclairage change, la question demeure, car tout en réclamant l'objectivité du monde matériel et sa juste distance à l'égard des personnages, le Nouveau Roman ravive sa présence et en souligne la dérangeante autonomie. De quelque manière qu'on tourne le problème : à la manière du Balzac réaliste, en construisant un univers fait d'humains et d'objets d'une cohérence exemplaire qui motive l'hypertrophie des objets par la raison sociologique et psychologique, donnant de la sorte à l'humain la souveraineté sur les choses (avec tout ce que cette vision peut avoir de simpliste) ; ou, à la manière de Robbe-Grillet qui, boudant les efforts de cohésion et d'unité des univers romanesques réalistes, renvoie les objets à leur fonction d'ustensiles insignifiants sans emprise sur les personnages dès lors érigés en sujets à part entière sans attaches matérielles ; la littérature à la fois plaide pour la prééminence du sujet et interroge le statut ontologique de l'objet. La question de l'autonomie de l'un et de l'autre en est le noyau conflictuel. Le détour par Robbe-Grillet nous permet ici d'en donner un aperçu.


Entre Balzac et Robbe-Grillet, le surréalisme prospecte une autre voie (en prolongement d'une tendance amorcée au XIXe siècle), consistant à créer entre l'objet et le sujet un lien profond, déterminé par ses pulsions secrètes, subconscientes et refoulées. L'objet est alors un symptôme psychique, autre manière de dire que le sujet en est le point focal. L'épisode de la flânerie au marché aux puces que Breton raconte dans L'Amour fou sert de séquence didactique pour théoriser la notion de trouvaille surréaliste : un objet rencontré par hasard vient concrétiser et résoudre un problème psychique. Tant que l'objet explicite le sujet, il en est une excroissance qui ne le menace pas dans son être souverain : la cohésion est maintenue bien que l'objet détienne une part de la signification du sujet. Le Nouveau Roman, en ce sens, inverse l'opération surréaliste en observant l'existence pour soi, indépendante et obstinée des objets.


Or, ce postulat théorique d'autonomie de l'objet prolonge un dispositif institué par la littérature du siècle précédent. Tandis qu'au XIXe siècle, l'autonomisation de l'objet est présentée comme un processus signifiant et dramatisé, nocif au sujet qui en est la victime [11], il ne s'agit plus, dans les années 1950, dans la perspective phénoménologique héritée de La Nausée (1938) de Sartre, que d'un constat d'existence indépendante qui coupe court à l'égarement interprétatif. Depuis l'avènement de l'objet en littérature et tout au long de ses phases d'existence – soit depuis les années 1830, en passant par la période décadente, le surréalisme, le Nouveau Roman et jusqu'aux récits de mémoire qui prolifèrent depuis quelques décennies et attribuent aux objets une fonction essentielle –, penser l'objet en littérature c'est d'abord prospecter la tension sujet-objet, puis évaluer l'autonomie respective de l'un et de l'autre, avec toutes les inquiétudes que cela génère sur le plan métaphysique. Sur ce point, Robbe-Grillet propose une option. Mettons-la en regard avec un conte de Maupassant publié en 1890, énigmatiquement intitulé «Qui sait ?», qui peut aussi servir de fable d'initiation au problème étudié ici.


Une maison bourgeoise meublée avec goût par un personnage solitaire et psychiquement fragile fixe le décor d'une intrigue qui donne aux objets le rôle principal. L'action se résume en une phrase : les meubles quittent en cortège la paisible demeure sous le regard affolé d'un héros impuissant à les retenir ; puis ils reviennent, ayant définitivement ébranlé la raison de leur propriétaire. La relation d'intimité entre le personnage et sa maison, posée au début de la nouvelle comme cadre descriptif à la fois spatial, social et psychologique, peut se lire comme une synthèse définitoire de la littérature du siècle. En cette fin de XIXe siècle, après plusieurs décennies de descriptions d'intérieurs, le lecteur est coutumier de la relation symbiotique qui unit l'habitat et les personnages. Maupassant force seulement le trait en le transférant en régime fantastique et pousse ainsi la question du lien à son point de rupture, présageant de l'inéluctable crise. La désertion du mobilier résonne comme la fin d'un contrat de fusion. Les objets se détachent : «Oh ! quelle émotion ! Je me glissai dans un massif où je demeurai accroupi, contemplant toujours ce défilé de mes meubles, car ils s'en allaient tous, l'un derrière l'autre, vite ou lentement, selon leur taille et leur poids [12].» En même temps qu'ils acquièrent une existence en soi, arrachée à celle du héros (qui, en raison proportionnellement inverse, se voit dépossédé de la sienne), ils en perdent le surplus de signification dont celui-ci les chargeait. Donner à des meubles le pouvoir de faire chavirer la cohésion des héros (qu'ils ont jusque-là, dans la littérature du siècle, servi dans l'entreprise narrative de composition des caractères) est aussi une manière de dynamiser un stéréotype romanesque et d'en tester les limites. L'idée d'une autonomie espiègle ou malfaisante des objets est, à la fin du siècle, un lieu commun et un artifice facile de mise en fiction. En 1867, Arthur de Gravillon publie La Malice des choses, texte léger d'anecdotes quotidiennes, micro-récits de mésaventures ordinaires intitulées «Ma pantoufle gauche», «Disparitions soudaines», «Cannes et parapluies», «La dernière allumette», etc., dont on devine le contenu et le ressort humoristique [13]. Maupassant va au bout de l'idée que le lieu commun diffuse en variantes atones. À un niveau strictement littéraire, sa nouvelle pose la question suivante : l'idéale corrélation des hommes et des choses dans la fiction ne serait-elle qu'une construction discutable ? À un niveau plus large, le texte alerte sur la possible inversion des rapports de prééminence entre objets et sujets et interroge les identités des uns et des autres. Ainsi, tout en surinvestissant la relation des objets aux personnages, la littérature du XIXe siècle raconte parallèlement le vacillement des identités et l'autonomisation de l'objet, bien que celle-ci, à la différence du Nouveau Roman, soit vécue dans l'angoisse d'une perte de maîtrise abondamment thématisée, plutôt que dans l'indifférence d'une objectivité dépourvue d'histoire et de pathos. Le détachement de tout rapport de causalité affective entre les personnages et les objets affirme paradoxalement une forme d'autarcie du sujet – la grande affaire de la littérature quand elle en vient à traiter les rapports de l'homme à son univers matériel. Mais, loin d'être une forme consciente et active d'être au monde, cette indépendance du sujet débarrassé du poids des objets apparaît comme la forme ultime de solitude et de désaffectation du personnage en tant qu'individu.


L'autonomie non signifiante des objets en littérature n'est d'ailleurs qu'une profession de foi théorique qui ne vaut qu'en tant que modèle conceptuel. D'autres romanciers du renouvellement formel – Perec, Sarraute, Claude Simon – démentent avec force l'hypothèse désincarnée de Robbe-Grillet. Au schéma d'«objectalité» proposé par Robbe-Grillet répondent plusieurs contremodèles antagonistes, théoriquement tout aussi forts.


Il s'agit premièrement de l'approfondissement de l'hypothèse sociologique et psychologique, dans un éclairage plus frontal qu'au XIXe siècle, dont les principaux représentants sont les deux romans incontournables qui interrogent la relation passionnelle aux objets, structurante dans le monde moderne : Le Planétarium (1957) de Sarraute et Les Choses (1965) de Perec.


Le second modèle antagoniste est constitué par la tendance mémorielle et testimoniale d'une littérature qui attribue aux objets la fonction de déclencheurs de récits, donc de moteurs narratifs, et de garants de réminiscences, allant à rebours de toutes les déclarations séparatistes de Robbe-Grillet : le lien entre objets et récit de vie ou mémoire fonde un courant important de la littérature contemporaine depuis les années 1950 ; en 2012, François Bon intitulait un de ses livres Autobiographie des objets.


Enfin, antérieure au Nouveau Roman, l'alternative proposée par Francis Ponge, dans Le Parti pris des choses – qui, en pleine guerre, en 1942, détournant son regard de la marche du monde, le focalise avec une intense acuité sur des objets autonomisés et sémantisés par l'observation poétique – est une manière d'affirmer l'objectivité ou objectalité comme une intériorité. C'est avec humour qu'il établit une profession de foi intellectuelle qui pose le monde matériel à la source de la vie des idées : «Sans doute ne suis-je pas très intelligent : en tout cas les idées ne sont pas mon fort. J'ai toujours été déçu par elles. […] Les objets, les paysages, les événements, les personnes du monde extérieur […] emportent ma conviction. Du seul fait qu'ils n'en ont aucunement besoin. Leur présence, leur évidence concrètes, leur épaisseur, leurs trois dimensions, leur côté palpable, indubitable, leur existence dont je suis beaucoup plus certain que de la mienne propre […], tout cela est ma seule raison d'être, à proprement parler mon prétexte ; et la variété des choses est en réalité ce qui me construit. [14]»


Les années 1950-1960 sont néanmoins un moment théoriquement fondateur, à comprendre comme tel, de cristallisation intellectuelle des pensées littéraire, sociologique, philosophique sur la culture matérielle : nous aurons l'occasion d'y revenir plus longuement en conclusion de ce livre. Pour la perspective littéraire que nous sommes en train de cerner à ce stade de notre réflexion, le moment Robbe-Grillet rend limpide la centralité des objets dans l'histoire du genre romanesque et celle des fonctions qu'il s'assigne. En 1963, dans sa Sociologie du roman – discipline qu'il contribue à fonder –, Lucien Goldmann fait l'hypothèse d'«une homologie entre l'histoire des structures réificationnelles et celle des structures romanesques [15]», ce qu'il démontre à travers une lecture marxiste des textes de Robbe-Grillet, fondée sur la théorie de la réification. Selon Goldmann, Robbe-Grillet entreprend un double mouvement corrélé de «dissolution du personnage» et d'«apparition d'un univers autonome d'objets [16]» opérant «sur le plan du couple individu-objet […] le transfert progressif du coefficient de réalité, d'autonomie et d'activité du premier au second [17]». Aux fondements des mutations économiques et sociales du XIXe siècle, les objets motivent l'émergence de nouvelles structures romanesques et en constituent le noyau signifiant : pour Goldmann, pas de sociologie du roman sans un examen très attentif de la fonction des objets et des relations personnages-objets. En ce sens, Balzac, Robbe-Grillet, Perec occupent des cases théoriques importantes.


 S'il s'agit de relativiser l'exclusivité de la pratique romanesque de Robbe-Grillet dans les années 1950-1960, il faut reconnaître que le questionnement théorique qu'il soulève est fondateur. Il permet d'observer, à l'échelle globale de l'histoire des formes littéraires, le caractère déterminant, au-delà de l'omniprésence thématique, de l'objet en littérature. Pour promulguer une rupture radicale entre deux régimes de fictionnalité narrative – le roman réaliste et le Nouveau Roman –, la représentation des objets est un pivot qui occupe dans les théories de Robbe-Grillet une importance équivalente à celle accordée au traitement du personnage ou de l'intrigue. Si l'on se rappelle qu'au moment où le réalisme pose ses bases, au XIXe siècle et, plus tard, lorsque le surréalisme se définit comme un mouvement, les objets apparaissent déjà comme esthétiquement programmatiques, on peut oser formuler le principe suivant : dans l'histoire de la fiction moderne, les statuts des objets constituent des structures définitoires des systèmes narratifs et des indicateurs des changements d'orientation esthétique.



Marta Carion (Université de Lausanne), 2020.


Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en novembre 2020.




[1] Laurent Lepaludier, L'Objet et le récit de fiction, op. cit., p 19.

[2] D'autant plus que, dans le corpus de fictions d'objets que nous examinons, la production des auteurs est souvent mixte : Balzac écrit La Peau de chagrin (fantastique) et Le Cousin Pons (réaliste), Maupassant écrit Une vie (réaliste) et nombre de nouvelles fantastiques centrées sur des objets, etc. ; et que les genres mêmes, fantastique ou science-fiction, s'ancrent par définition dans l'univers référentiel et lui servent de commentaire.

[3] Il s'agit de Roland Barthes : «Littérature objective», [1954], in Essais critiques, Paris, Seuil, coll. Points, 1981, p. 31.

[4] Alain Robbe-Grillet, «Une voie pour le roman futur», [1956], in Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1963, p. 18 et 20.

[5] Roland Barthes, «Littérature objective», art. cit., p. 31.

[6] Roland Barthes, ibid., p. 31-32.

[7] Alain Robbe-Grillet, «Nouveau roman, homme nouveau», [1961], in Pour un nouveau roman, op. cit., p. 117.

[8] «Enregistrer la distance entre l'objet et moi, écrit Robbe-Grillet dans un autre texte, et les distances propres de l'objet (ses distances extérieures, c'est-à-dire ses mesures), et les distances des objets entre eux, et insister encore sur le fait que ce sont seulement des distances (et non pas des déchirements), cela revient à établir que les choses sont là et qu'elles ne sont rien d'autre que des choses, chacune limitée à soi. Le problème n'est plus de choisir entre un accord heureux et une solidarité malheureuse. Il y a désormais refus de toute complicité.» (Alain Robbe-Grillet, «Nature, humanisme, tragédie», [1958], in Pour un nouveau roman, op. cit., p. 64)

[9] Modifiant dans un même élan les structures profondes de la production éditoriale, avec une incidence décisive sur la matière littéraire et l'écriture romanesque. Voir les travaux de Marie-Eve Thérenty et d'Alain Vaillant sur la presse ; et Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant dir., La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au xixe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2011.

[10] Voir Roland Barthes, «Littérature objective», art. cit. Cette totale extériorité n'est d'ailleurs qu'un modèle conceptuel qui vacille à l'épreuve des textes.

[11] Ainsi, dans nombre de textes fantastiques : l'objet fantastique au XIXe siècle fonctionne selon un schéma récurrent visant à montrer un personnage en perte de maîtrise devant un objet qui prend possession de sa volonté et en commande les agissements : le texte canonique de cette mouvance est La Peau de chagrin (1831) de Balzac.

[12] Guy de Maupassant, «Qui sait ?», [1890], Contes et nouvelles, éd. Louis Forestier, t. II, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, p. 1229.

[13] Arthur de Gravillon, La Malice des choses, Paris, Achille Faure, 1867. Dans une veine similaire, un siècle et demi plus tard, Christine Montalbetti publie le dialogue La Conférence des objets (Paris, P.O.L., 2019).

[14] Francis Ponge, Méthodes [1947], in Œuvres complètes, éd. Bernard Beugnot et alii, t. I, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 515-517, italiques de l'auteur. Et Le Parti pris des choses, [1942], in ibid.

[15] Lucien Goldmann, «Nouveau roman et réalité», [1963], in Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1964, p. 289. En introduction de son livre, Goldmann fonde sa sociologie du roman sur la corrélation entre la littérature et le mode de production des objets dans les sociétés capitalistes : «La forme romanesque nous paraît être en effet la transposition sur le plan littéraire de la vie quotidienne dans la société individualiste née de la production pour le marché. Il existe une homologie rigoureuse entre la forme littéraire du roman […] et la relation quotidienne des hommes avec les biens en général […] dans une société productrice pour le marché.» («Introduction à une sociologie du roman», ibid., p. 36).

[16] Lucien Goldmann, ibid., p. 298.

[17] Lucien Goldmann, ibid., p. 288.




Marta Caraion

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Dernière mise à jour de cette page le 21 Novembre 2020 à 16h27.