Bibliothèques d'écrivains. Lecture et création
par Olivier Belin, Catherine Mayaux et Anne Verdure-Mary
Texte introductif du volume collectif Bibliothèques d'écrivains. Lecture et création, histoire et transmission, Olivier Belin, Catherine Mayaux et Anne Verdure-Mary (dir.), Rosenberg & Sellier, coll. «Biblioteca di Studi Francesi», 2019.
Le présent extrait est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation des trois signataires et de leur éditeur
Dossier Bibliothèque
Lecture et création
Si les bibliothèques d'écrivains suscitent tant la fascination, c'est bien parce qu'elles permettent de s'interroger sur le rôle de la lecture et de la culture dans le processus créateur. Sans vouloir à toute force originer l'uvre dans la bibliothèque, on peut considérer ce lieu singulier comme l'antichambre, l'entour, le prolongement de la table de l'auteur. Tel avait été l'enseignement apporté par l'ouvrage fondateur dirigé par Paolo d'Iorio et Daniel Ferrer, Bibliothèques d'écrivains, qui abordait sous l'angle de la génétique les lectures des auteurs et leur intégration au processus d'écriture[1]. Cette perspective génétique s'est poursuivie par l'étude des marginalia menée dans les travaux de Heather Jackson[2], ou ceux de Daniel Ferrer distinguant les marginalistes et les annotateurs[3]. Plus récemment, le volume sur les Bibliothèques d'artistes, édité sous la direction de Françoise Levaillant, Dario Gamboni et Jean-Roch Bouiller[4], a étendu l'enquête au domaine de l'histoire de l'art, en étudiant jusqu'à l'image même de la bibliothèque dans l'uvre artistique. Car l'autre spécificité de la bibliothèque créatrice réside dans son statut symbolique, qui fait d'elle tant un objet de patrimoine qu'une source documentaire dont la conservation importe à l'histoire culturelle. C'est ainsi que le Bulletin des Bibliothèques de France consacré en 2002 aux rapports entre «Bibliothèques et création» fait entrer en résonance les dimensions institutionnelle et artistique du lieu[5], tandis que les volumes dirigés par Jacinthe Martel[6] ou Claudine Nédélec[7] envisagent les bibliothèques à la fois comme des acteurs de la transmission des archives littéraires, et comme des institutions auxquelles leurs usagers associent tout un imaginaire.
Deux leçons majeures se dégagent de la richesse de ces approches. La première tend à montrer que lecture et écriture constituent l'avers et le revers d'une même activité créatrice, ou poétique au sens étymologique du terme; à ce titre, l'exploration des bibliothèques d'écrivains engage une étude de l'exogénèse[8], prolongée par une pratique de l'intertextualité. Sur un autre versant, qui a pour horizon l'histoire culturelle et plus précisément l'histoire de la lecture, la bibliothèque d'écrivain pose la question de la patrimonialisation des archives littéraires, dans la mesure où certaines illustrent la porosité entre la collection privée et l'institution publique, et d'autres au contraire celle de la dispersion d'un héritage qui rend l'enquête documentaire problématique, sinon impossible.
Que la bibliothèque soit à la fois un espace de création et un lieu de préservation, les études ici rassemblées le confirment à travers la diversité des exemples étudiés. Le présent ouvrage est en effet le fruit d'une entreprise de recherche au long cours, puisqu'il reprend les résultats d'un séminaire de recherche sur Les bibliothèques d'écrivains organisé en 2013 et 2014 par l'UMR «Lexiques, Dictionnaires, Informatique» à l'Université de Cergy-Pontoise, puis du colloque international D'une bibliothèque l'autre, qui s'est tenu les 27 et 28 novembre 2014 à l'Université de Cergy-Pontoise et à la Bibliothèque nationale de France, avec le soutien de la Fondation des Sciences du Patrimoine. Ce qui a émergé au fil de cette réflexion consacrée aux écrivains aussi bien qu'aux artistes ou aux intellectuels, c'est au fond une certaine déconstruction de la bibliothèque. Loin en effet de se présenter comme un lieu clos, unifié, stabilisé et quadrillé, la bibliothèque d'écrivain offre souvent l'image d'une configuration précaire et changeante, ouverte à tous vents et soumise aux aléas d'une vie comme de la postérité: en tant qu'archive, elle est le résultat d'un processus de transmission complexe, impliquant des institutions, mais souvent aussi les créateurs eux-mêmes, qui font volontiers entrer la «librairie» dans la construction de leur figure auctoriale, s'inscrivant peut-être inconsciemment dans la lignée d'une figure source, celle de Montaigne. En ce sens, la bibliothèque d'écrivain participe aussi d'un imaginaire extrêmement puissant qui engage à la fois la corporéité d'un rapport charnel aux livres, l'ambition intellectuelle d'une mise en ordre du savoir, et l'horizon d'attente d'un lecteur singulier, qui aspire de fait, par ses propres publications, à entrer dans la grande bibliothèque de la Littérature. Une telle porosité à l'imaginaire, au passé, au futur implique de penser la bibliothèque non comme une collection close, mais comme réseau ouvert, pluralisé et lui-même relié à d'autres bibliothèques: les phénomènes, sensibles à l'étude, de circulation, d'échange ou d'imitation témoignent de configurations générationnelles, transgénérationnelles, collectives et militantes des lectures, donc des bibliothèques. À plusieurs égards, les études ici réunies appellent à relativiser l'idée que la bibliothèque serait un lieu unique, censé centraliser les livres, les savoirs et les archives qui constituent la vie d'un écrivain ou d'un créateur: à y regarder de plus près, ce lieu singulier s'avère traversé par une série de dualités dynamiques et fondatrices.
Bibliothèque matérielle, bibliothèque mentale
La formule même de «bibliothèque d'écrivain» recèle une féconde ambiguïté, puisque le terme bibliothèque peut s'y entendre au sens concret (lieu où sont rangés les livres) comme au sens figuré (une somme de lectures). Ainsi s'amorce la distinction entre bibliothèque réelle et bibliothèque virtuelle, exposée par Daniel Ferrer: la bibliothèque réelle, matérielle, concrète, consiste en «une collection de volumes ayant appartenu à un écrivain, organisée en un dispositif» prévu par l'auteur ou construit par «diverses stratégies de conservation», tandis que la bibliothèque virtuelle, mémorielle ou mentale, représente «un ensemble de références intertextuelles [ ] dessinant en creux un corpus de titres dont il s'agit d'opérer une reconstruction dynamique[9]». Cette distinction est d'autant plus nécessaire que les deux bibliothèques ne coïncident jamais exactement: l'écrivain ne possède pas matériellement tous les livres lus, et, inversement, n'a pas nécessairement lu tous les volumes qu'il possède; de sorte que la bibliothèque de l'écrivain ne se réduit ni aux volumes rangés sur ses rayons (l'intertexte se situe au-delà ou en deçà), ni aux références mentionnées dans l'uvre (qui n'éclairent pas toujours les pratiques concrètes de lecture), mais consiste bien plutôt dans un va-et-vient entre ces deux pôles.
La bibliothèque entre l'espace et le temps
Dans sa célèbre analyse du Laocoon, Lessing distinguait entre la poésie comme art du temps et la peinture comme art de l'espace. Ce que Lessing séparait, la bibliothèque d'écrivain le concilie, ou du moins tente de le concilier. Car elle consiste bien, d'un côté, en une disposition spatiale des livres, ou, comme on voudra, en une spatialisation des lectures: c'est ce qui explique l'importance de son (non-)rangement, de son (non-)classement et des principes (ou leur absence) qui ont présidé à son architecture. Mais d'un autre côté, cet espace livresque ne prend sens qu'à travers l'histoire d'une vie et la sédimentation des lectures successives: celles de l'enfance, des années de formation, des domaines culturels, artistiques, scientifiques ou techniques liés à la préparation de telle ou telle uvre En ce sens, la bibliothèque d'écrivain est à la fois une géographie permettant de cartographier les références et le paysage mental d'un auteur, et une biographie: Larbaud n'écrivait-il pas à Jean Paulhan, en septembre 1930, que «l'essentiel de la biographie d'un écrivain consiste dans la liste des livres qu'il a lus[10]»? Or la combinaison et la confrontation de ces deux principes l'ordonnancement spatial des livres sans cesse débordé par le jeu des circonstances temporelles des lectures produit une autre série de tensions entre le nécessaire et le contingent, l'ordre et le désordre.
L'ordre, le désordre
Toute bibliothèque pose une question cruciale: comment ranger les livres? Georges Perec distinguait en la matière douze principes de classement, remarquant qu'aucun «n'est satisfaisant à lui seul» et donc qu'en pratique, «toute bibliothèque s'ordonne à partir d'une combinaison de ces classements[11]». Dès lors, à l'échelle d'un individu comme à celle d'une institution, toute bibliothèque propose, selon la formule de Christian Jacob, «une architecture du savoir: son organisation interne comme les critères de constitution de ses collections constituent des choix intellectuels forts[12]». Et c'est précisément en tant qu'architecture que la bibliothèque d'écrivain n'est pas simplement une utopie de références abstraites, mais une réalité matérielle, contingente, soumise aux aléas et aux contraintes d'un lieu et d'un temps. Comme l'explique Roger Chartier, dans toute bibliothèque, l'«ordre logique» se heurte aux «nécessités pratiques qui sont celles du rangement et de la conservation[13]».
La clôture et l'ouverture
La fascination pour l'ordre des livres peut aboutir à la tentation d'une bibliothèque figée, qui selon Roger Chartier se présente sous deux formes: d'un côté «la figure mythique de la bibliothèque d'Alexandrie qui aurait contenu tous les livres de son temps»; de l'autre «la bibliothèque de certaines utopies qui se réduit à un seul livre dans lequel tous les savoirs utiles se trouvent rassemblés[14]». Figer la bibliothèque dans un canon immuable, en la soustrayant en quelque sorte à l'histoire mais peut-être en même temps à la vie, voilà qui rappelle aussi, dans une utopie ambiguë, les «douze mille» volumes que le capitaine Nemo, mourant au monde, emporte avec lui dans le Nautilus:
Ce sont les seuls liens qui me rattachent à la terre. Mais le monde a fini pour moi le jour où mon Nautilus s'est plongé pour la première fois sous les eaux. Ce jour-là, j'ai acheté mes derniers volumes, mes dernières brochures, mes derniers journaux, et depuis lors, je veux croire que l'humanité n'a plus ni pensé, ni écrit[15].
Mais Nemo le suggère: une bibliothèque définitivement close sur elle-même n'est qu'une illusion voire un mauvais rêve. Les bibliothèques des écrivains, en particulier, sont des ateliers vivants de la création: à ce titre, ils constituent aussi des lieux d'ouverture, de circulation, d'expansion infinie vers de nouveaux savoirs et de nouvelles lectures qui sont autant de visages, comme le montre la thèse de John Ruskin que Proust, dans sa préface à Sésame et les lys, résume ainsi sans toutefois la prendre à son compte: «la lecture est exactement une conversation avec des hommes beaucoup plus sages et plus intéressants que ceux que nous pouvons avoir l'occasion de connaître autour de nous[16]». L'écrivain ou l'intellectuel ne sont donc pas seuls dans leur bibliothèque; au contraire, ce lieu de la lecture intime s'avère peuplé d'une sociabilité littéraire autant qu'amicale, que rendent tangibles les livres reçus, les envois ou les échanges, et qui finit par flouter les contours de la bibliothèque individuelle.
Bibliothèque publique, bibliothèque privée
La bibliothèque d'écrivain oscille en effet entre deux modèles différents, l'un tourné vers l'usage public, l'autre vers l'usage privé. Le premier modèle renvoie à ce que Roger Chartier écrit par exemple de la bibliothèque royale telle qu'elle se constitue sous l'Ancien Régime:
La bibliothèque royale, tout comme les grandes bibliothèques humanistes [ ] ou celles des hommes de robe [ ] n'est pas un solitarium, un lieu de retraite hors le monde et de jouissances secrètes. Ouvertes aux gens de lettres, aux savants, voire aux simples curieux (c'est le cas à la bibliothèque du roi à partir de 1692), leurs collections de manuscrits et d'imprimés peuvent être mobilisées au service du savoir, de l'histoire de la monarchie, de la politique ou de la propagande de l'État[17].
La figure du prince éclairé ou du mécène humaniste devient alors l'idéal de certains écrivains qui, comme Valery Larbaud, font volontiers de leur collection une bibliothèque de travail, d'accueil et d'érudition, avec des objectifs et une organisation comparables à ceux d'une institution publique. L'autre modèle, qui rattache la bibliothèque à l'espace du for intérieur et d'une intimité à défendre, c'est celui de Montaigne et de sa librairie, telle que la décrit le troisième chapitre du livre III des Essais:
Chez moy, je me destourne un peu plus souvent à ma librairie, d'où tout d'une main je commande à mon mesnage. Je suis sur l'entrée et vois soubs moy mon jardin, ma basse court, ma court, et dans la plupart des membres de ma maison. [ ] C'est là mon siege. J'essaie à m'en rendre la domination pure, et à soustraire ce seul coin à la communauté et conjugale, et filiale, et civile[18].
Dans le cas des bibliothèques d'artistes ou d'écrivains, solitude et commerce, loin de s'exclure, s'impliquent, tant la retraite n'est au fond que le prélude à la rencontre, admirative aussi bien que conflictuelle, avec d'autres auteurs et d'autres uvres.
Ainsi la bibliothèque semble toujours partagée entre le désir de la totalisation et celui du choix, entre l'ambition de l'universel et la réduction à l'individuel, entre le statut d'instrument de référence ou de trésor des préférences. Ces deux séries de pôles constitutifs, pourtant, ne sont peut-être que des réponses alternatives aux mêmes interrogations: de quoi une bibliothèque doit-elle se composer? Quels sont les livres dignes d'y entrer? Comment faire en sorte que la conservation de l'écrit ne donne pas, selon l'avertissement de Platon dans Phèdre, la simple illusion de la mémoire? C'est bien parce que ces questions se posent à nouveaux frais pour chaque écrivain que la construction de la bibliothèque présuppose une quête infinie et mouvante, qu'elle met en uvre une axiologie des lectures légitimes ou non, et qu'elle réclame concrètement une organisation, tributaire de choix rationnels, de mobiles pulsionnels, mais aussi de contraintes de rangement, les nécessités intellectuelles devant souvent composer avec les contingences matérielles.
* *
La première partie de notre ouvrage aborde d'emblée cette question de la constitution des bibliothèques par les écrivains, tant les motivations diverses qui président au regroupement des ouvrages que les moyens mis en uvre pour y parvenir. Ce lien d'appartenance est complété par les traces de la bibliothèque mentale qui constitue une autre bibliothèque plus abstraite mais non moins présente, qui transparaît dans l'uvre même de l'écrivain citations, annotations, références révélant lectures et influences. La transmission de ces ensembles soit par leur conservation matérielle soit par une reconstitution a posteriori permet de mettre en valeur l'arrière-plan d'une uvre, un ensemble de références qui nourrit un imaginaire.
La constitution des bibliothèques relève presque toujours au départ du cas singulier du lecteur et propriétaire: la bibliothèque apparaît étroitement associée à sa vie et irréductible à une forme figée et transposable. Elle peut aussi revêtir une portée symbolique, voire politique. Olivier Bertrand montre ainsi que la réunion de livres par le roi CharlesV pose les bases d'une bibliothèque royale, reflet de la sagesse et du savoir du roi. Manifeste de la monarchie, elle influe alors considérablement sur son temps, le roi lui-même passant commande d'exemplaires d'art et de traductions de textes antiques. Souvent c'est une véritable passion qui a présidé à la constitution de la bibliothèque: passion de l'artiste, comme celle d'Éluard, que présente Anaïs Dorey, qui collectionne mais aussi donne ou revend, et dont la bibliothèque se révèle mouvante et fluctuante au gré des modifications apportées par son propriétaire; passion du chercheur et du spécialiste également, habité du désir d'exhaustivité, comme le montre Jean Pruvost à propos de Bernard Quemada. Les bibliothèques, même disparues ou dispersées, gardent le souvenir de leurs propriétaires au cur des livres. Nicole Grépat étudie les épigraphes des livres d'Andrée Chedid qui dessinent les contours de sa bibliothèque idéale, hommage aux auteurs qu'elle admire et dont elle nourrit son imaginaire. Sur les livres, à l'intérieur ou en-dehors des livres, certaines notes mettent en évidence les choix de lectures ou, plus précisément encore, les associations de références, voire le «fonctionnement rhizomique» de la mémoire chez Borges comme l'explique Erica Durante, à partir de l'analyse d'une note sur Le Golem de Gustav Meyrink. De son côté, étudiant la bibliothèque de Lawrence Durrell, Isabelle Keller-Privat dévoile l'utilisation que fait l'écrivain dans son dernier ouvrage Caesar's Vast Ghost de sources diverses, citées sans guillemets, qui font de cet opus une véritable «bibliothèque dans la bibliothèque». Toutes ces traces et citations viennent compléter les livres matériellement conservés, comme témoignages du travail et des recherches des écrivains mais aussi de leur univers intérieur et de l'imaginaire dans lequel ils se meuvent.
Lorsque la bibliothèque est sauvegardée, sa conservation ou sa reconstitution par les institutions pose des problèmes spécifiques: faut-il la garder en l'état ce qui est rarement possible ou bien extraire et ne garder que certains ouvrages? Faut-il maintenir l'ordre logique, thématique ou encore intuitif voulu par le possesseur? Ou encore faut-il en garder la mémoire? Et lorsque c'est le cas, comme pour Starobinski, cela conduit à mettre en place une organisation sans faille, des locaux adéquats, un personnel compétent Toutes ces conditions font de la préservation des archives et de la bibliothèque de Starobinski une expérience rare, que décrit précisément Stéphanie Cudré-Mauroux. Plusieurs exemples très différents sont présentés ici, témoins des difficultés rencontrées en fonction de l'importance matérielle du fonds, mais aussi des situations personnelles succession, volonté de l'écrivain de maintenir l'unité de sa bibliothèque, ou au contraire vente et dispersion des volumes au fil du temps. Henryk Citko explique comment les manuscrits de Zbigniew Herbert ont été achetés par la Bibliothèque nationale de Pologne et séparés de la bibliothèque restée chez l'épouse de l'écrivain. Au contraire, l'ensemble des papiers et livres de Lawrence Durrell, propriété de sa dernière compagne après sa mort, a été acquis par l'Université de Paris Ouest Nanterre grâce à l'entremise de Corinne Alexandre-Garner, mais des manuscrits et ouvrages avaient été auparavant vendus, donnés ou confiés à des amis. À moins d'une conservation dans une maison familiale ou d'une vie quasi sédentaire de l'auteur, les pertes ne peuvent être évitées au fil des déménagements et des aléas de la vie d'un écrivain, rendant complexes la transmission et la reconstitution des bibliothèques. Qu'il s'agisse d'une bibliothèque matérielle ou virtuelle, la reconstitution ne peut être que lacunaire: les recherches ne suffisent pas, une partie du laboratoire personnel des auteurs nous échappe et leur appartient en propre. C'est ce que suggère Dirk Van Hulle en présentant le Beckett Digital Manuscript Project qui, si complet soit-il, révèle les limites du travail de reconstitution: les critères définis pour inclure ou non certains ouvrages dans la bibliothèque virtuelle de Beckett correspondent à différents degrés de certitude, certaines hypothèses n'étant pas parfaitement fiables.
Le second chapitre de notre ouvrage, intitulé «Usages de la lecture et création», cherche à mettre en valeur la nature des liens que les écrivains ont entretenus avec leur patrimoine livresque: de la constitution à la dispersion de leur bibliothèque personnelle, ces liens sont très différents d'un auteur à l'autre, tantôt fusionnels tantôt distanciés, mais associent toujours étroitement, dans les cas étudiés, pratiques de lecture et pratiques d'écriture. Cette variation d'un cas à l'autre, du soin apporté par les uns à enrichir, conserver et sauvegarder leur bibliothèque, quand d'autres y étaient indifférents, est ici intéressante, tant elle met en question l'idée qu'un écrivain est ou serait un intellectuel jaloux de sa culture et des ouvrages qu'il aurait rassemblés selon un ordre intelligent, qu'il aurait minutieusement lus, crayons ou fiches en mains, et soigneusement conservés, voire légués. C'est bien le cas pour Marguerite Yourcenar étudiée par May Chehab, pour Valery Larbaud étudié par Olivier Belin, et pour Guy Debord dont Laurence Le Bras et Emmanuel Guy ont dépouillé la bibliothèque. Ces écrivains se sont construits à partir des livres, ont en grande partie enrichi leur imaginaire par les livres, en consolidant cette créativité par des classements et inventaires raisonnés, par la constitution de fichiers de données bibliophiliques et de commentaires analytiques: la distribution réfléchie des volumes dans l'espace des pièces et par étagère, leur catalogage, les fiches manuscrites de commentaires cartographient non seulement cette culture livresque par domaines, pays, langues , mais témoignent aussi d'une structuration de l'univers mental, intellectuel et imaginaire de ces auteurs habités autant par leur soif de savoir, leur rêve d'innutrition que par leur désir de création. Dans leurs cas, les chercheurs disposent d'une pléthore d'informations grâce à l'organisation des rayonnages, aux notes multiples et nourries, écrites jusqu'au sein des manuscrits de l'uvre pour Marguerite Yourcenar, et pour tous trois, grâce aux boîtes de fiches et notes qui renferment la quintessence de ce qu'ils ont retenu de leurs lectures. La bibliothèque et l'intellectualité ou l'esthétique qui la hante appartiennent à l'entour de l'uvre tant elle est une autre facette de la création, ou en engagent largement les préliminaires.
Si la pratique est similaire chez les poètes Jean Tortel et René Char, elle l'est de manière moins systématique ou obsessionnelle, et s'éloigne du modèle des écrivains précédents, d'autant que leur bibliothèque a été divisée ou dispersée: tous deux ont laissé entre les pages les signes de la réflexion poétique et philosophique qu'ils menaient au moment de leur lecture et de l'écriture en parallèle de leurs uvres. Les ouvrages lus par Jean Tortel, comme le montre Catherine Soulier, portent témoignage d'une recherche attentive aux écritures lyriques «préclassiques», marquées par la mesure, la simplicité, l'apologie de la vie qui dessinent en creux le portrait du poète des jardins qu'est Jean Tortel et l'inscrivent dans une filiation littéraire en marge des goûts de son époque. La reconstitution des lectures de René Char par Danièle Leclair permet de nuancer son inclination connue pour la philosophie heideggerienne: sa lecture assidue de textes majeurs d'Hannah Arendt suggère en contrepoint une complexité plus fine de la culture philosophique du poète, révélant que la bibliothèque d'un écrivain découvre bien souvent un aspect méconnu de celui-ci.
D'autres écrivains ont une relation plus incertaine à leur bibliothèque, ou brouillée par le temps. L'enquête sur la bibliothèque de Gabriel Marcel, menée par Anne Verdure-Mary, s'avère délicate dans la mesure où elle fut dispersée de manière éclatée à sa mort, où il n'annotait pas les textes, et où la cécité précoce empêcha dès les années 1960 son accès direct aux livres; la bibliothèque personnelle se confond de plus avec la bibliothèque professionnelle de l'éditeur de littératures étrangères, et montre des goûts très éclectiques, ouverts, au-delà des écrivains catholiques de sa génération, au métapsychisme, au roman policier, à la musique Aussi son profil de lecteur reste-t-il difficile à dessiner, tout autant que celui de Gaëtan Picon, étudié par Agnès Callu, dont les lectures, indifférentes à tout principe académique comme à tout effet de mode ou de courant, suivent surtout les coups de cur, l'inspiration géniale et la fascination pour le contemporain sous toutes ses formes.
Plus floue encore à ce titre, la silhouette du lecteur Cendrars colle à celle du bourlingueur qui collectionne moins les livres que les bibliothèques visitées à travers le monde comme l'explique Claude Leroy: il en extrait mentalement le carnet d'un bibliophile idéal, boulimique et désordonné, prêt à tous les emprunts pour donner à lire la bibliothèque dans le recyclage des uvres. Le détournement atteint son comble avec l'écrivain mi-mexicain, mi-péruvien Mario Bellatin, comme le montre Barbara Mauthes: celui-ci réinvente dans ses récits de fiction de fausses uvres d'écrivains japonais que le lecteur, par un effet de confusion calculé de l'écrivain, s'imagine plus ou moins authentiques: l'uvre construit le miroir déformant d'une bibliothèque d'écrivains japonais incertains retravaillés sous la plume ironique et perturbante de Bellatin. À l'autre extrême de la bibliothèque dévorée, ingérée, recyclée ou réinventée de toutes pièces est la bibliothèque négligée, celle aux livres non lus, non massicotés, non annotés: bien des bibliothèques d'écrivains révèlent pour certains ouvrages une non-lecture, une lecture repoussée, interdite, retardée, une réticence parfois à lire les uvres de certaines périodes, de certains courants, de certains auteurs dont pourtant ils ont gardé les livres sur leurs rayonnages. Ces «livres vus de dos», sur lesquels Olivier Belin propose une réflexion en synthèse, manifestent le désir, le rêve, l'imaginaire au seuil, plus qu'au cur, de la lecture, rendant l'attente riche de toutes ses virtualités plus plénifiante encore que la lecture elle-même. La bibliothèque, même close, reste ouverte sur l'infini.
De fait, l'ambition légendaire des Ptolémées à Alexandrie rassembler en un même lieu l'ensemble des savoirs ne doit pas abuser: toute bibliothèque en appelle d'autres. Et si la bibliothèque d'écrivain se singularise par une série de choix idéologiques, pratiques ou esthétiques, elle n'en est pas moins ouverte à d'autres auteurs, à d'autres lecteurs, à d'autres livres, mais aussi aux influences et modes intellectuelles d'une époque. Même singulière, elle est aussi de nature collective du fait des héritages, des dons ou des prêts qui la constituent et la transforment. C'est pourquoi la dernière partie de notre ouvrage sur les bibliothèques d'écrivains s'intéresse aux «Circulations et échanges» qui, au-delà de l'échelle individuelle, permettent d'envisager des «bibliothèques partagées» par un groupe, une génération ou une communauté. Les avant-gardes représentent de ce point de vue des cas exemplaires, dans la mesure où la bibliothèque y est non seulement le réservoir des références communes, mais aussi l'objet d'une réflexion sur ce que peut et doit être le rapport de la modernité à la tradition, à l'héritage ou à la culture: on voit alors les écrivains osciller entre la tentation de la table rase et la tentative pour redéfinir un canon littéraire, entre une vision qui fait de la bibliothèque le refuge des initiés contre les produits de l'industrie culturelle, et une autre qui en fait le moteur utopique d'une éducation populaire. Les bibliothèques symbolistes étudiées par Julien Schuh interrogent ainsi le statut même de la communauté avant-gardiste, dans une tension entre les choix personnels des auteurs, leur désir de fonder une alternative à une culture de masse naissante, et la pluralité de leurs appartenances sociales. Avec les surréalistes, abordés par les articles de Pierre-Henri Kleiber, d'Olivier Belin et de Karla Segura Pantoja, la bibliothèque devient le double et l'aliment de l'anthologie, cette petite bibliothèque portative et sélective censée offrir au public, de manière exotérique, les références que le groupe cultive de manière ésotérique. Quant aux cinéastes de la Nouvelle Vague, leur rapport à la bibliothèque s'avère ambigu: Anne-Gaëlle Saliot décèle ainsi chez Resnais, Truffaut et Godard un amour des livres doublé d'une hantise de leur destruction, mais aussi une réflexion critique sur la relation entre savoir et pouvoir.
Au-delà des mouvements d'avant-garde existent d'autres modèles de bibliothèques partagées, en particulier lorsqu'elles sont érigées par les écrivains en instrument de résistance politique et de militantisme intellectuel. On en verra ici deux exemples: le premier dans l'Espagne d'après la guerre civile, où Odile Diaz-Feliu décrit à travers le couple Josefina et Ignacio Aldecoa la formation et la fermentation de toute une génération d'écrivains espagnols hostiles au franquisme; le second avec l'Institut Kultura de Maisons-Laffitte, dont Joanna Nowicki montre qu'il a joué le rôle non seulement de bibliothèque des exilés polonais durant la période communiste, mais aussi de laboratoire intellectuel pour une pensée travaillant à redéfinir l'Europe au-delà des antagonismes de la Guerre froide.
C'est précisément cette dimension interculturelle que les deux dernières études déploient en évoquant la circulation des savoirs grâce aux bibliothèques situées à la croisée de l'Occident et de l'Extrême-Orient. Noël Golvers part ainsi «à la recherche d'une bibliothèque perdue», celle des jésuites français de Pékin, qui constituent au cours du XVIIIesiècle une collection révélatrice des intérêts de ces missionnaires attentifs à l'actualité scientifique venue de France et d'Europe, et font circuler les savoirs occidentaux au cur de la Chine impériale. Face à cette bibliothèque occidentale implantée en Chine, Catherine Mayaux explore en retour le fonds extrême-oriental des bibliothèques de trois poètes, Paul Claudel, Saint-John Perse et Henry Bauchau: en suivant les traductions et recherches de leur temps, chacun constitue par ses lectures un Extrême-Orient personnel, où les références savantes viennent nourrir l'imaginaire et la poésie d'un ailleurs sans doute enfoui au plus profond de soi. Que la bibliothèque puisse ainsi servir de viatique, Montaigne le disait déjà en parlant des livres: «C'est la meilleure munition que j'aye trouvé à cet humain voyage[19]».
Janvier 2019
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[1] P. D'Iorio et D. Ferrer, Bibliothèques d'écrivains, Paris, CNRS Éditions, 2001.
[2] H. Jackson, Marginalia: Readers Writing in Books, New Haven, Yale University Press, 2001.
[3] D. Ferrer, «Towards a marginalist economy of textual genesis», dans D. Van Hulle et W. Van Mierlo (dir.), Variants 2/3: Reading notes, Amsterdam - New York, Rodopi, 2004, p. 7-18.
[4] Fr. Levaillant, D. Gamboni et J.-R. Bouiller (dir.), Bibliothèques d'artistes (XXe-XXIe siècles), Paris, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2010.
[5] Bulletin des Bibliothèques de France, «Bibliothèques et création», n°6, 2002.
[6] J. Martel (dir.), Archives littéraires et manuscrits d'écrivains. Politiques et usages du patrimoine, Québec, Nota bene, 2008.
[7] C. Nédélec (dir.), Les Bibliothèques, entre imaginaires et réalités, Arras, Artois Presses Université, 2009.
[8] Au sens donné à ce terme par Pierre-Marc de Biasi: «pour désigner l'utilisation par l'écrivain de textes ou d'informations extérieurs à son écriture, leur sélection, leur capture, leur appropriation et leur éventuelle intégration à l'écriture, on parlera d'exogenèse» (P.-M. De Biasi, Génétique des textes, Paris, CNRS Éditions, 2011, p.92).
[9] D. Ferrer, «Un imperceptible trait de gomme de tragacanthe », dans P. D'Iorio et D. Ferrer, Bibliothèques d'écrivains, op.cit., p.15.
[10] V. Larbaud et J. Paulhan, Correspondance 1920-1957, Paris, Gallimard, 2010, lettre 133 (2 septembre 1930), p.201.
[11] G. Perec, «Notes brèves sur l'art et la manière de ranger ses livres», dans Penser/Classer, Paris, Hachette Littératures, 1985, p.39.
[12] Chr. Jacob, préface à M. Baratin et Chr. Jacob (dir.), Le Pouvoir des bibliothèques, Paris, Albin Michel, 1996, p.15.
[13] R. Chartier, «L'ordre des livres», Magazine littéraire, n°349, décembre 1996, p.21.
[14] Ibid., p.23.
[15] J. Verne, Vingt mille lieues sous les mers, Paris, Librairie Générale Française, coll.«Le livre de poche», 1991, p.107. Rappelé par G. Perec dans Penser/Classer, op.cit., p.33.
[16] M. Proust, «Journées de lecture», dans Pastiches et mélanges, Paris, Gallimard, coll.«L'Imaginaire», 1997, p.256.
[17] R. Chartier, «Le prince, la bibliothèque et la dédicace», dans M. Baratin et Chr. Jacob (dir.), Le Pouvoir des bibliothèques, op.cit., p. 206-207.
[18] Montaigne, Les Essais, livre III, chap.III, éd. P. Villey, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, p.828.
[19] Montaigne, Les Essais, op.cit., p.828.