Par Marc Douguet
La présente «réduction» du Barbier de Séville de Beaumarchais, qu'il serait plus juste d'appeler une«accélération» de la pièce, est issue du spectacle créé le 20 octobre 2012 dans le cadre du festival Accélération (ENS-CNSAD), dans une mise en scène de Marc Douguet, qui signait aussi l'adaptation.
Avec : Marie Astier, Laure Berend, Robin Betchen, Maxime Coggio, Camille Dagen, Florent Dichy, Thibault Duval, Alyzée Soudet, Jonathan Tresfield, Samantha Wrona. Lumières : Lionel Vidal.
Le texte est suivi d'un extrait de la «note d'intention» qui accompagnait le spectacle.
L'un et l'autre sont également inédits et sont reproduits dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'amicale autorisation de Marc Douguet.
Dossier Réduction de textes
Le Comte ALMAVIVA, grand d'Espagne, amant inconnu de Rosine, paraît, au premier acte, en veste et culotte de satin; il est enveloppé d'un grand manteau brun, ou cape espagnole; chapeau noir rabattu, avec un ruban de couleur autour de la forme. Au troisième acte, habillé en bachelier; cheveux ronds, grande fraise au cou, veste, culotte, bas et manteau d'abbé. Au quatrième acte, il est vêtu superbement à l'espagnol avec un riche manteau; par-dessus tout, le large manteau brun dont il se tient enveloppé.
BARTHOLO, médecin, tuteur de Rosine: habit noir, court, boutonné; grande perruque; fraise et manchettes relevées; une ceinture noire; et, quand il veut sortir de chez lui, un long manteau d'écarlate.
ROSINE, jeune personne d'extraction noble, et pupille de Bartholo; habillée à l'espagnole.
FIGARO, barbier de éville: en habit de majo espagnol. La tête couverte d'un rescille ou filet; chapeau blanc, ruban de couleur autour de la forme, un fichu de soie attaché fort lâche à son cou, gilet et haut-de-chausse de satin, avec des boutons et boutonnières frangées d'argent; une grande ceinture de soir, les jarretières nouées avec des glands qui pendant sur chaque jambe; veste de couleur tranchante, à grands revers de la couleur du gilet; bas blancs et souliers gris.
DOM BAZILE, organiste, maître à chanter de Rosine: chapeau noir rabattu, soutanelle et long manteau, sans fraise ni manchettes.
UN ALCADE, homme de justice, avec une longue baguette blanche à la main.
La scène est à Séville, dans la rue et sous les fenêtres de Rosine, au premier acte, et le reste de la pièce dans la maison du docteur Bartholo.
Le Comte, seul, en grand manteau brun et chapeau rabattu. Il tire sa montre en se promenant. L'heure à laquelle elle a coutume de se montrer derrière sa jalousie est encore éloignée. N'importe; il vaut mieux arriver trop tôt, que de manquer l'instant de la voir. Si quelque aimable de la Cour pouvait me deviner à cent lieues de Madrid, arrêté tous les matins sous les fenêtres d'une femme à qui je n'ai jamais parlé, il me prendrait pour un Espagnol du temps d'Isabelle. Pourquoi non? Chacun court après le bonheur. Il est pour moi dans le cur de Rosine. Mais quoi! Suivre une femme à Séville, quand Madrid et la Cour offrent de toutes parts des plaisirs si faciles? Et c'est cela même que je fuis. Je suis las des conquêtes que l'intérêt, la convenance ou la vanité nous présentent sans cesse. Il est si doux d'être aimé pour soi-même! Et si je pouvais m'assurer sous ce déguisement
Figaro. Je ne me trompe point: c'est Le Comte Almaviva.
Le Comte. Je crois que c'est ce coquin de Figaro. Mais que fais-tu à Séville? Je t'avais autrefois recommandé dans les bureaux pour un emploi.
Figaro. Je l'ai obtenu, Monseigneur
Le Comte. Appelle-moi Lindor. Ne vois-tu pas, à mon déguisement, que je veux être inconnu? Ayons l'air de jaser. Eh bien, cet emploi?
Figaro. (Pendant sa réplique, Le Comte regarde avec attention du côté de la jalousie.) Le ministre, ayant égard à la recommandation de Votre Excellence, me fit nommer sur-le-champ garçon apothicaire. Le poste n'était pas mauvais.
Le Comte. Pourquoi donc l'as-tu quitté?
Figaro. On m'a desservi auprès des puissances: l'envie aux doigts crochus, au teint pâle et livide
Le Comte. Est-ce que tu fais aussi des vers?
Figaro. Voilà précisément la cause de mon malheur, Excellence. Quand on a rapporté au ministre Que regardez-vous donc toujours de ce côté?
Le Comte. Sauvons-nous.
Ils se cachent.
La jalousie du premier étage s'ouvre et Bartholo et Rosine se mettent à la fenêtre.
Rosine. Comme le grand air fait plaisir à respirer! Cette jalousie s'ouvre si rarement
Bartholo. Quel papier tenez-vous là?
Rosine. Ce sont des couplets de La Précaution inutile.
Bartholo. Quelque drame encore! Siècle barbare! Qu'a-t-il produit pour qu'on le loue? Sottises de toute espèce: la liberté de penser, l'attraction, l'électricité, le tolérantisme, l'inoculation, le quinquina, l'Encyclopédie, et les drames
Rosine. (Le papier lui échappe et tombe dans la rue.) Ah! Ma chanson est tombée en vous écoutant; courez, Monsieur! Elle sera perdue! (Bartholo quitte le balcon. Le Comte paraît, ne fait qu'un saut, ramasse le papier et rentre.) Mon excuse est dans mon malheur: seule, enfermée, est-ce un crime de tenter à sortir d'esclavage?
Bartholo sort de la maison et cherche. Je ne vois rien. Il est donc passé quelqu'un? Rentrez, Signora.
Il ferme la jalousie à la clef.
Ils entrent avec précaution.
Le Comte lit vivement. «Votre empressement excite ma curiosité: sitôt que mon tuteur sera sorti, chantez indifféremment, sur l'air connu de ces couplets, quelque chose qui m'apprenne enfin le nom, l'état et les intentions de celui qui paraît s'attacher si obstinément à l'infortunée Rosine.» Apprends donc que le hasard m'a fait rencontrer au Prado, il y a six mois, une jeune personne d'une beauté ! Tu viens de la voir. Je l'ai fait chercher en vain par tout Madrid. Ce n'est que depuis peu de jours que j'ai découvert qu'elle s'appelle Rosine, est d'un sang noble, orpheline, et mariée à un vieux médecin de cette ville, nommé Bartholo.
Figaro. C'est une histoire qu'il a forgée en arrivant de Madrid, pour donner le change aux galants; elle n'est encore que sa pupille, mais bientôt
Le Comte, vivement. Il faut m'en faire aimer. Tu connais donc ce tuteur ? Aurais-tu de l'accès chez lui ?
Figaro. Primo, la maison que j'occupe appartient au docteur.
Le Comte. Tu es son locataire?
Figaro. De plus, son barbier, son chirurgien, son apothicaire.
Bartholo sort en parlant à la maison. Je reviens à l'instant; qu'on ne laisse entrer personne. Ah! Don Bazile.
Bazile. Apprenez une nouvelle assez fâcheuse. Le Comte Almaviva est en cette ville.
Bartholo. Celui qui faisait chercher Rosine dans tout Madrid?
Bazile. Il loge à la grande place, et sort tous les jours déguisé.
Bartholo. Que faire?
Bazile. La calomnie.
Bartholo. Quel rapport? Je prétends bien épouser Rosine avant qu'elle apprenne seulement que ce comte existe.
bazile. Demain, tout sera terminé: c'est à vous d'empêcher que personne, aujourd'hui, ne puisse instruire la pupille.
Le Comte. Demain il épouse Rosine! Quel est donc ce Bazile qui se mêle de son mariage?
Figaro. Un pauvre hère qui montre la musique à sa pupille. (Regardant à la jalousie.) La v'là. Ne regardez pas! Ne vous écrit-elle pas: «Chantez indifféremment»?
Le Comte. Puisque j'ai commencé à l'intéresser sans être connu d'elle, ne quittons point le nom de Lindor que j'ai pris: mon triomphe en aura plus de charmes.
Il chante en se promenant.
Vous l'ordonnez, je me ferai connaître,
Plus inconnu, j'osais vous adorer;
En me nommant, que pourrais-je espérer?
N'importe, il faut obéir à son maître.
Je suis Lindor, ma naissance est commune;
Mes vux sont ceux d'un simple bachelier;
Que n'ai-je, hélas! d'un brillant chevalier
À vous offrir le rang et la fortune!
Rosine, en dedans, chante.
Tout me dit que Lindor est charmant,
Et que je dois l'aimer constamment
Le théâtre représente l'appartement de Rosine. La croisée dans le fond du théâtre est fermée par une jalousie grillée.
Rosine, seule, un bougeoir à la main. (Elle prend du papier sur la table et se met à écrire.) Ah! Lindor! (Elle cachette sa lettre.) Fermons toujours ma lettre, quoique j'ignore quand et comment je pourrai la lui faire tenir. Je l'ai vu à travers ma jalousie parler longtemps au barbier Figaro. C'est un bonhomme qui m'a montré quelquefois de la pitié: si je pouvais l'entretenir un moment!
Rosine, surprise. Ah! Monsieur Figaro, que je suis aise de vous voir! Avec qui parliez-vous donc là-bas si vivement?
Figaro. Avec un jeune bachelier de mes parents, de la plus grande espérance.
Rosine. Il se nomme?
Figaro. Lindor. Mais il a un grand défaut. Il est amoureux.
Rosine. Et nomme-t-il la personne qu'il aime?
Figaro. Cette personne est la pupille de votre tuteur.
Rosine. La pupille ?
Figaro. Du docteur Bartholo; oui, Madame. Et c'est ce qu'il brûle de venir vous persuader lui-même.
Rosine. Mais s'il allait faire quelque imprudence, monsieur Figaro, il nous perdrait.
Figaro. Si vous le lui défendiez expressément par une petite lettre
Rosine lui donne la lettre qu'elle vient d'écrire. Je n'ai pas le temps de recommencer celle-ci.
Bartholo, en colère. Ah! Malédiction ! L'enragé, le scélérat corsaire de Figaro !
Rosine. Qui vous met donc si fort en colère, Monsieur ?
Bartholo. Ce damné barbier qui vient d'écloper toute ma maison en un tour de main: il donne un narcotique à L'Éveillé, un sternutatoire à La Jeunesse; il saigne au pied Marceline. Et personne à l'antichambre! Ce barbier n'est pas entré chez vous, au moins ? Je vais parier qu'il était chargé de vous remettre quelque lettre. Peut-être la réponse au papier de la fenêtre.
Rosine. Vous mériteriez bien que cela fût.
Le Comte. Monsieur, je suis Alonzo, bachelier, licencié, élève de don Bazile, organiste du grand couvent. Don Bazile m'avait chargé de vous apprendre que Le Comte Almaviva, qui restait à la grande place en est délogé ce matin. Comme c'est par moi qu'il a su que Le Comte Almaviva était en cette ville, et que j'ai découvert que la signora Rosine lui a écrit, Bazile, inquiet pour vous de cette correspondance, m'avait prié de vous montrer sa lettre.
Bartholo, lit. Ah ! La perfide !
Le Comte. D'après un travail que fait actuellement don Bazile avec un homme de loi
Bartholo. Pour mon mariage ?
Le Comte. Il m'a chargé de vous dire que tout peut être prêt pour demain. Alors, si elle résiste (Veut reprendre la lettre, Bartholo la serre.) nous lui montrerons sa lettre et s'il le faut (Plus mystérieusement.) j'irai jusqu'à lui dire que je la tiens d'une femme à qui Le Comte l'a sacrifiée. Vous sentez que le trouble, la honte, le dépit peuvent la porter sur-le-champ
Bartholo. Mais pour que ceci n'eût pas l'air concerté, ne serait-il pas bon qu'elle vous connût d'avance ?
Le Comte. C'est assez l'avis de don Bazile
Bartholo. Je dirai que vous venez en sa place. Ne lui donnerez-vous pas bien une leçon?
Il s'en va.
Bartholo. Écoute donc, mon enfant; c'est le seigneur Alonzo, l'élève et l'ami de don Bazile, choisi par lui pour être un de nos témoins
Rosine aperçoit son amant; elle fait un cri. Ah!
Bartholo. Qu'avez-vous?
Rosine, les deux mains sur le cur, avec un grand trouble. Le pied m'a tourné. Je me suis fait un mal horrible.
Bartholo. Un siège, un siège.
Il va le chercher.
Le Comte. J'ai mille choses essentielles à vous dire. Figaro va venir nous aider.
Bartholo apporte un fauteuil. Tiens, mignonne, assieds-toi. Il n'y a pas d'apparence qu'elle prenne de leçon ce soir; ce sera pour un autre jour. Adieu.
Rosine, au comte. Non, attendez; ma douleur est un peu apaisée.
Bartholo. Mais après une pareille émotion, mon enfant, je ne souffrirai pas que tu fasses le moindre effort.
Rosine. Je croirai, Monsieur, que vous n'aimez pas à m'obliger.
Le Comte, à part, à Bartholo. Ne la contrariez pas, si vous m'en croyez.
Bartholo. Je suis si loin de chercher à te déplaire, que je veux rester là tout le temps que tu vas étudier.
Rosine. Non, Monsieur, je sais que la musique n'a nul attrait pour vous.
Bartholo. Je t'assure que ce soir elle m'enchantera.
Il va s'asseoir dans le fauteuil qu'a occupé Rosine.
Bartholo, en colère. Enfin, quel sujet vous amène? Y a-t-il quelque lettre à remettre encore ce soir à Madame?
Figaro. Je viens vous raser, voilà tout.
Bartholo. Vous reviendrez tantôt. Eh mais qui empêche qu'on ne me rase ici ?
Rosine, avec dédain. Et pourquoi pas dans mon appartement !
Bartholo. Pardon, mon enfant, c'est pour ne pas perdre un instant le plaisir de t'entendre.
Figaro, bas au comte. On ne le tirera pas d'ici. (Haut.) Alors, l'Éveillé ? La Jeunesse ? Le bassin, de l'eau, tout ce qu'il faut à Monsieur.
Bartholo. Sans doute, appelez-les! Fatigués, harassés, moulus de votre façon, n'a-t-il pas fallu les faire coucher !
Figaro. Eh bien! J'irai tout chercher. N'est-ce pas dans votre chambre? (Bas au comte.) Je vais l'attirer dehors.
Bartholo. Dans mon cabinet, sous mon bureau.
Bartholo, bas au comte. C'est le drôle qui a porté la lettre au comte.
Ici, l'on entend un bruit, comme de vaisselle renversée. Il court dehors.
Le Comte. Accordez-moi, ce soir, Madame, un moment d'entretien. Je puis monter à votre jalousie; et quant à la lettre que j'ai reçue de vous ce matin, je me suis vu forcé
Figaro. On ne voit goutte sur l'escalier. (Il montre la clef au comte.) Moi, en montant, j'ai accroché une clef
Bartholo. L'habile homme !
Figaro lui pousse un fauteuil très loin du comte, et lui présente le linge.
Bartholo. Eh mais! Il semble que vous le fassiez exprès de vous approcher, et de vous mettre devant moi pour m'empêcher de voir
Le Comte, bas à Rosine. Nous avons la clef de la jalousie, et nous serons ici à minuit.( Bartholo prend la tête de Figaro, regarde par-dessus, le pousse violemment et va derrière les amants écouter leur conversation.) Et quant à votre lettre, je me suis trouvé tantôt dans un tel embarras pour rester ici, désolé de voir mon déguisement inutile
Bartholo, passant entre eux deux. Votre déguisement inutile ! Comment ! Sous mes yeux mêmes on m'ose outrager de la sorte !
Ils sortent.
Bartholo, seul, les poursuit. Ah! Il n'y a que Bazile qui puisse m'expliquer ceci. Oui, envoyons-le chercher. Holà, quelqu'un Ah! J'oublie que je n'ai personne
Bazile, une lanterne de papier à la main. À quoi vous arrêtez-vous? Mon avis est qu'épouser une femme dont on n'est point aimé
Bartholo. Il vaut mieux qu'elle pleure de m'avoir, que moi je meure de ne l'avoir pas.
Bazile. Il y va de la vie ? Épousez, docteur, épousez.
Bartholo. Ainsi ferai-je, et cette nuit même. Voici la lettre de Rosine, que cet Alonzo m'a remise; et il m'a montré, sans le vouloir, l'usage que j'en dois faire auprès d'elle.
Bazile. Nous serons tous ici à quatre heures.
Bartholo. Pourquoi pas plus tôt ?
Bazile. Le Notaire est retenu chez le barbier Figaro; c'est sa nièce qu'il marie.
Bartholo. Sa nièce? Il n'en a pas. Retournez chez Le Notaire. Qu'il vienne ici sur-le-champ.
Bartholo, tenant de la lumière. Ah! Rosine, j'ai des choses très pressées à vous dire. Cette lettre que vous avez écrite au comte Almaviva! Voyez quel homme affreux est ce comte: aussitôt qu'il l'a reçue, il en a fait trophée. Je la tiens d'une femme à qui il l'a sacrifiée. J'en frémis! Le plus abominable complot entre Almaviva, Figaro et cet Alonzo, cet élève supposé de Bazile, qui porte un autre nom et n'est que le vil agent du comte, allait vous entraîner dans un abîme dont rien n'eût pu vous tirer.
Rosine, accablée. Quoi, Lindor! C'est pour Le Comte Almaviva C'est pour un autre Monsieur, vous avez désiré de m'épouser? Je suis à vous.
Bartholo. Le Notaire viendra cette nuit même.
Rosine. Ce n'est pas tout. Apprenez que dans peu le perfide ose entrer par cette jalousie dont ils ont eu l'art de vous dérober la clef.
Bartholo, regardant au trousseau. Ah! Les scélérats! Je vais chercher main-forte, et l'attendre auprès de la maison.
Le Comte, enveloppé d'un manteau, paraît à la fenêtre. Ma belle Rosine!
Rosine, indignée. Arrêtez, malheureux! (En pleurant) Apprends que je t'aimais. Misérable Lindor! J'allais tout quitter pour te suivre. Mais le lâche abus que tu as fait de mes bontés, et l'indignité de cet affreux comte Almaviva, à qui tu me vendais, ont fait rentrer dans mes mains ce témoignage de ma faiblesse. Connais-tu cette lettre?
Le Comte, vivement. Que votre tuteur vous a remise? Il la tient de moi. Dans mon embarras je m'en suis servi pour arracher sa confiance; et je n'ai pu trouver l'instant de vous en informer. Ah, Rosine! Il est donc vrai que vous m'aimez véritablement !
Figaro. Monseigneur, vous cherchiez une femme qui vous aimât pour vous-même
Rosine. Monseigneur!
Le Comte, jetant son large manteau, paraît en habit magnifique. Il n'est plus temps de vous abuser: l'heureux homme que vous voyez à vos pieds n'est point Lindor; je suis Le Comte Almaviva, qui meurt d'amour, et vous cherche en vain depuis six mois.
Figaro regarde à la fenêtre. Monseigneur, l'échelle est enlevée.
Rosine, troublée. C'est le docteur. Il m'a trompée. J'ai tout avoué: il sait que vous êtes ici, et va venir avec main-forte.
Figaro. Monseigneur, c'est notre notaire.
Le Comte. Et Bazile avec lui !
Figaro. Eh ! Par quel hasard ?
Bazile. Par quel accident, Messieurs ?
Le Notaire. Sont-ce là les futurs conjoints ?
Le Comte. Oui. Vous deviez unir la signora Rosine et moi cette nuit, chez le barbier Figaro; mais nous avons préféré cette maison.
Le Notaire. J'ai donc l'honneur de parler à Son Excellence monsieur le Comte Almaviva ?
Figaro. Précisément.
Le Notaire. C'est que j'ai deux contrats de mariage, Monseigneur. Ne confondons point: voici le vôtre; et c'est ici celui du seigneur Bartholo avec la signora Rosine aussi? Les demoiselles apparemment sont deux surs qui portent le même nom.
Le Comte. Signons toujours. Don Bazile voudra bien nous servir de second témoin.
Ils signent.
Bazile. Monseigneur mais si le docteur
Le Comte lui jetant une bourse, il signe.
Bartholo, un alcade, les acteurs précédents
Bartholo. Arrêtez tout le monde.
L'alcade, montrant Figaro. Un moment! Je connais celui-ci. Que viens-tu faire en cette maison ?
Figaro. Je suis de la compagnie de Son Excellence monseigneur le Comte Almaviva.
Bartholo. Almaviva !
L'alcade. Ce ne sont donc pas des voleurs ?
Bartholo. Laissons cela. Vous sentez que la supériorité du rang est ici sans force. Ayez, s'il vous plaît, la bonté de vous retirer.
Le Comte. Oui, le rang doit être ici sans force; mais ce qui en a beaucoup est la préférence que Mademoiselle vient de m'accorder sur vous en se donnant à moi volontairement.
Bartholo. Que dit-il, Rosine ?
Rosine. Il dit vrai.
Bartholo. Plaisant mariage! Où sont les témoins ?
Le Notaire. Il n'y manque rien. Je suis assisté de ces deux messieurs.
Bartholo. La demoiselle est mineure.
Le Comte. Elle n'est plus en votre pouvoir. Je la mets sous l'autorité des lois.
Le Notaire. Mais, Messieurs, je n'y comprends plus rien. Est-ce qu'elles ne sont pas deux demoiselles qui portent le même nom?
Figaro. Non, Monsieur, elles ne sont qu'une. Mais soyons vrais, docteur: quand la jeunesse et l'amour sont d'accord pour tromper un vieillard, tout ce qu'il fait pour l'empêcher peut bien s'appeler à bon droit La Précaution inutile.
À l'origine, soit le 23 février 1775, Le Barbier de Séville est une longue comédie en cinq actes. Devant son peu de succès, Beaumarchais décida de la réduire en quatre actes. C'est le texte que nous connaissons, mais pourquoi s'arrêter en si bon chemin?
Le Barbier de Séville en 20 minutes propose avec humour un abrègement maximum de la pièce: supprimer tout ce qui peut l'être sans que le spectateur ne s'en rende compte et ne garder que le mouvement, le nerf de la pièce. La rapidité est inscrite dans la pièce de Beaumarchais, et cette cure d'amaigrissement en fait ressortir des aspects inexplorés et surprenants.
Vingt minutes suffisent pour plonger dans l'univers de Beaumarchais et pour sceller le destin de la jeune orpheline Rosine, du comte Almaviva, du barbier Figaro et du docteur Bartholo. Vingt minutes suffisent pour croire que le spectacle, en fait, a duré beaucoup plus longtemps.
Le Barbier de Séville en 20 minutes est un travail sur le rythme de la représentation. C'est un exercice de distorsion temporelle en même temps qu'une tentative de distiller et de lire autrement le texte de Beaumarchais.
Il ne s'agit pas cependant d'un simple exercice de style. En effet, la réduction du texte aboutit à un condensé particulièrement fort de la pièce d'origine, démultiplie l'énergie que celle-ci contient, et fait apparaître avec une évidence plus cruelle la violence des rapports entre les personnages. Il faut être efficace, aller à l'essentiel: en vingt minutes, les personnages n'ont plus le temps de justifier leur conduite, mais seulement de faire usage de la force, de la ruse, de l'autorité que leur rang social leur donne. Almaviva réussit à se faire aimer de Rosine «pour lui-même», mais c'est uniquement parce qu'il est «Monseigneur Le Comte Almaviva» qu'il parvient à l'enlever au docteur Bartholo.
Cette lucidité vis-à-vis de l'importance du rang social n'est donc pas présente uniquement dans la célèbre insolence de Figaro: elle est aussi au cur même de l'histoire que nous raconte Beaumarchais. De ce point de vue, Le Barbier de Séville préfigure Le Mariage de Figaro (1778) et La Mère coupable (1792), et notre travail s'appuie sur cette mise en perspective. Largement inspirée par la vie de Beaumarchais, la «trilogie de Figaro» repose en grande partie sur la jalousie maladive et les infidélités chroniques du comte Almaviva. Ce n'est donc pas un hasard si Le Barbier de Séville s'ouvre sur un monologue (seule scène qui soit restée intacte dans notre travail de découpage) où Almaviva dresse un catalogue cynique et désabusé de ses conquêtes féminines: le personnage est beaucoup plus trouble, plus inquiétant mais aussi plus fascinant qu'un simple jeune premier de comédie. Jouons Le Barbier de Séville comme une École des femmes où Don Juan aurait pris la place d'Horace.
Marc Douguet, octobre 2012.
Mis en ligne dans l'Atelier de Fabula en septembre 2019.