A ma connaissance, et sous réserve d'inventaire, c'est dans le pacte autobiographique qu'apparaît pour la première fois sous la plume d'un poéticien, la notion de « case aveugle ». Or d'emblée, il se note chez Lejeune une hésitation entre une définition de la « case aveugle » comme possible d'écriture et comme impossibilité théorique, comme on va essayer de le montrer à travers : 1°une analyse linéaire des pages du Pacte autobiographiques où apparaît la notion de case aveugle 2° Une synthèse des problèmes théoriques posés par ces pages
Dans le premier chapitre, « le pacte autobiographique », L. part d'une définition de l'autobiographie : « récit rétrsopectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propore existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité. »
Or si certaines conditions ne sont pas contraignantes (par exemple le récit n'a pas à être toujours rétrospectif), deux conditions sont affaire de « tout ou rien » : les conditions qui opposent l'autobiographie à la biographie et au roman personnel - 3/ identité de l'auteur du narrateur et du personnage 4a / identité du narrateur et du personnage principal
Toutefois, il convient alors de savoir comment s'expriment ces identité et le premier effort de L. est de montrer que 1° (pp.16-17) l'identité n'est pas forcément marquée par des signes grammaticaux.
Or dès la page 17, on note que l'auteur procède par une investigation systématique de combinaisons qui se vérifient ensuite, ou pas, dans la bibliothèque : Ainsi à la p. 17 il envisage le cas d'une d'autobiographie écrite à la deuxième personne : « on ne connaît pas d'autobiographies qui aient été écrites ainsi entièrement » . Lejeune note alors qu'un effet similaire se rencontre quand l'auteur s'adresse à lui-même ponctuellement « de là à un récit il y a une distance certes, mais la chose est possible. Ce type de récit manifesterait clairement au niveau de l'énonciation la différence du sujet de l'énonciation et du sujet de l'énoncé traité comme destinataire du récit ». Remarques : noter l'emploi du « potentiel ». marqué par le conditionnel et l'emploi de l'adjectif possible. Toutefois l'expresssion « case aveugle » n'est pas employée.
Cette distinction conduit alors p. 18 à un premier tableau à double entrée où l'on distingue personne grammaticale et identité. Ce tableau comporte ce qui peut ressembleer à une case aveugle, puisqu'il y est question d'une autobiographie à la deuxième personne dont Lejeune vient de dire qu'il n'en voit pas d'exemple. Toutefois le terme n'est pas encore employé et l'absence d'exemple actuel n'est pas marqué pas dans le tableau.
L. annonce alors qu'il va se consacrer au seul cas (p. 19) de l'autobiographie « à la première personne ». Même dans ce cas, il est naturel de se demander comment se manifeste l'identité du narrateur et de l'auteur. L. examine le rôle fondamental du nom propre dans l'établissement de cette identité. L'identité entre auteur, narrateur et personnage est établie soit implicitement, par exemple par un titre du type histoire de ma vie », soit par explicitement par le nom propre que se donne le narrateur-personnage. Le pacte autobiographique réside dans l'identité entre l'auteur, le narrateur et le personnage associée à un signe de référentialité (par exemple sur le paratexte). Le pacte romanesque inversement repose sur une pratique patente de la non-identité et une attestation de fictivité : le sous-titre roman par exemple C'est à partir de ces définitions que va être réalisé un tableau qui a pour but de « classer tous les cas possibles », à partir de deux critères : le rapport entre le nom du personnage et celui de l'auteur La nature du pacte (romanesque, autobiographique, indéteminé)
Lejeune passe alors en revue (28 et sqq) toutes les cases contenus dans ce tableau Arrêtons-nous aux cas où la notion de possible entre en rapport avec la notion d'impossible. _
Cas où le nom du personnage=0 . Cas difficile car il suppose une indétermination. Tout dépend donc de la nature du pacte a) pacte romanesque : donc on sait que c'est une fiction mais le nom du personnage n'est pas donné. « Le cas doit être peu fréquent, aucun exemple n'en vient tout de suite à l'esprit. » Le terme de case aveugle à ce stade n'est absolument pas employé. On note simplement que Lejeune induit de l'absence d'exemple lui venant à l'esprit que le cas doit être peu fréquent.
Finalement il en vient à la question de la case aveugle :
p. 31 « Dans ce type de classificication, la réflexion sur les cas limites est toujours instructive, plus éloquente que la description de ce qui va de soi. Les solutions que je décrète impossibles le sont-elles vraiment ? Deux domaines sont ici à explorer : d'abord le problème des deux cases aveugles du tableau ci-dessus, ensuite le problème de l'auteur anonyme »
Avant d'aller plus loin on peut remarquer a) que la notion de cas limite, pas plus que celle de case aveugle n'est en rien ici perçue comme constitutive de ce type de classification (à la différence de la case blanche dans le structuralisme, d'après Deleuze). b) que par ailleurs la notion de cas limite est très vague et n'est pas définie : or la case aveugle fait partie des cas limite ainsi que la question de l'anonymat qui n'est pas définie comme case aveugle. c) que la notion de possible entre d'emblée en relation avec la notion d'impossible : en effet c'est à l'occasion d'un tableau où Lejeune envisage « tous les cas possibles » (cf supra) que la question des « solutions impossibles » est envisagée
Il se crée alors une première hiérarchie :la « case aveugle » appartient à l'ensemble des « cas limite » ou « solutions impossibles » (on a tendance à corriger par combinaison, car on ne voit pas où est le pb que viendrait résoudre cette solution) mais ces solutions impossibles appartiennent elles-mêmes à un tableau qui repertorie tous « les cas possibles ». On observe une dynamique qui mène de l'examen des possibles à la considération des cas impossibles dont l'impossibilité est vite contestée, comme on va le voir. D'emblée donc la case aveugle apparaît comme le point de tension (de jonction ?) entre un impossible et un possible.
Lejeune en vient alors à considérer les deux « cases aveugles » de son tableau
a) Le héros d'un roman déclaré tel peut-il avoir lemême nom que l'auteur. « Rien n'empêcherait la chose d'exister, et c'est peut-être une contradiction interne dont on pourrait tirer des effets intéressants. Mais dans la pratique aucun exemple ne présente à l'esprit d'une telle recherche » Ici donc le passage de l'impossible au possible est réalisé : la case aveugle qui appartient aux cas impossible présente un cas qui peut pourtant parfaitement exister. Toutefois à mettre en perspective avec ce qui précède et qui n'était pas nommé case aveugle : avant Lejeune disait que le cas devait exister mais devait être rare car il n'apparaissait pas dans son esprit. Ici il est plus affirmatif aucun cas ne se présente à l'esprit mais il ne fait pas l'hypothèse que cela doit quand même exister. Il note seulement que rien n'empêcherait la chose d'exister mais qu'elle n'existe pas En fait, il semble que la notion de case aveugle soit ici évoquée car l'impossibilité à trouver un exemple vient non pas, comme précéemment d'une rareté du phénomène mais d'une contradiction constitutive, en l'occurrence le fait de mélanger un trait de l'autobiograpahie avec le romanesque. L'idée de cette contradiction interne apparaît d'ailleurs tout de suite dans l'analyse qui suit d'un cas qui se lui vient à l'esprit (contrairement à ce qu'il vient de dire !) mais « qui donne l'impression qu'il y a erreur ».
1ère conclusions : - on note une hésitation entre une impossibilité en droit et en fait. - Plus radicalement, on note une hésitation entre une impossibilité ou une possibilité théorique : Lejeune commence par dire que rien n'empêche la chose d'exister mais fait en même temps le constat d'une contradiction interne. - On observe que la réalisation dans les faits d'une case aveugle suppose un parti pris de faire fi de la contradiction théorique : l'auteur est ici perçu non comme celui qui applique la théorie, mais comme celui qui a le pouvoir de faire fi des contradictions théoriques, voire de les exploiter
b) 2° case aveugle : dans une autobiographie déclarée, le personnsage peut-il avoir un nom différent de l'auteur ? -« Cela ne se voit guère » écrit Lejeune : noter l'ambiguité entre les sens de voir comme « concevoir » et comme « observer » qui reproduit l'hésitation entre le fait et le droit. - « Si par un effet de l'art, un autobiographe choisissait cette formule, il resterait toujours des doutes au lecteur : ne lit-on pas un roman, tout simplement ? »
Lejeune revient alors sur les deux cas de case aveugle : « Dans cesdeux cas on le voit, si la contradiction interne était volontairement choisie par un auteur, elle n'aboutirait jamais à un texte qu'on lirait comme une autobiogrpahie ; ni vraiment non plus comme un roman ; mais à un jeu pirandellien d'ambiguïté. A ma connaissance c'est un jeu auquel on ne joue pratiquement jamais pour de bon. »
Ici apparaît une nouvelle idée qui vient introduire la notion d'art (au sens de technè ou d'artifice) Lejeune semble affirmer que la notion de case aveugle est porteuse d'un impossible en termes logiques mais que l'artiste peut néanmoins vouloir réaliser par l'effet de l'art et par jeu C'est une idée très étrange dès qu'on y réfléchit un peu : Car 1° semble supposer qu'il y aurait d'un côté une littérature « naturelle » et « sérieuse » qui correspond à une certaine logique (au respect du principe de non contradiction) 2° Une littérature qui résulte de l'art, du jeu et qui ne respecte pas le principe de non contradiction
En poussant un peu ce que dit Lejeune, on pourrait en conclure que seule la la littérature qui correspond à son schéma théorique est sérieuse et naturelle En reformulant, il n'y aurait pas tant une case aveugle qu'une case ne pouvant être décrite rationnellement par un modèle
Mais l'idée d'art et de jeu sont également à prendre au sérieux : on peut penser qu'elles sonnent également comme un défi à l'écrivain joueur et qu'elles rappellent en plus, pour la notion de jeu, l'oulipo. A vrai dire, l'idée d'un jeu qu'on ne joue pratiquement jamais pour de bon pourrait être une définition de la littérature.
Ici intervient la question de l'auteur anonyme : le tableau suppose que l'auteur a un nom ; un dixième cas devrait donc être envisagé (question de la complétude)
Or ce cas est « impossible » (p. 33) Soit la disparition du nom de l'auteur est accidentelle et ou bien le narrateur se nomme et il faut faire des recherches, ou bien il ne se nomme pas et on est en 2b (indéterminé) Soit l'anonymat est intentionnel et tout repose alors sur la décision du lecteur qui est alors « en état de légitime méfiance » Et il cite alors un cas Les Mémoires d'un vicaire de campagne écrites par un abbé que sa charge aurait contraint à garder l'anonymat.
C'est à ce point que L. « déclare impossible une autobiographie anonyme ». Ce qui est encore un « corrolaire » de sa définition. Voici un autre aspect de l'hésitation entre le possible et l'impossible : ici être impossible c'est tout simplement ne pas cadrer avec une définition. La question de la possibilité se traite alors en termes théoriques « libre à chacun de déclarer la chose possible, mais il faudra alors partir d'une autre définition ». La possibilité devient ici un acte théorique. La contradition n'est donc pas interne mais avec l'axiome de départ. Toutefois dans les deux cas on s'aperçoit que l'impossibilité découle d'une contradiction théorique Mais bien sûr on retrouve l'idée que la théorie définit ce qui est et que l'impossible théorique est un impossible dans les faits : « cette définition met en lumière l'essentiel car ( ) « il est impossible que la vocation autobiographique et la passion de l'anonymat coexistent dans le même être »
Toutefois comme on va le voir, dans la synthèse qui suit, même cette impossible se heurte quand même à un possible,en tout cas à ce que nous allons appeler une potentialité.
- d'un côté la case aveugle, est plutôt une gêne, un moment où le modèle comporte une contradiction interne.
- mais d'un autre côté, on a plutôt l'impression que le modèle se trouve validé par la découverte de la case aveugle, non pas tant pour son exactitude que parce qu'il démontre par là ses potentialités heuristiques : L. dit bien que le cas limite est plus intéressant que ce qui va de soi.
- *En fait deuxième degré le « possible » (p. 18) qui n'est pas considéré comme une case aveugle car ne présente pas de contradictions théoriques : le cas n'existe pas mais pourrait exister.
- Or le cas de la « case aveugle » est beaucoup plus complexe : d'une part elle appartient à l'ensemble des « solutions impossibles » mais de l'autre Lejeune dit immédiatement que « Rien n'empêcherait la chose d'exister, et c'est peut-être une contradiction interne dont on pourrait tirer des effets intéressants.»
L'hésitation entre possible et impossible semble également apparaître si l'on met en rapport le sens 1 et le sens 2 : en effet on peut être surpris de s'apercevoir que la case aveugle est définie comme « une solution impossible » qui se rencontre dans un tableau qui examine « tous les cas possibles ».Bien plus ces solutions impossibles sont finalement envisagées comme « peut-être possibles » et même la solution déclarée impossible est illustrée d'un exemple. Comment résoudre ces contradictions apparentes ? a) On peut dire en premier lieu que la case aveugle n'appartient pas aux cas possibles que Lejeune envisage, que l'examen des cas possibles conduit aussi, assez naturellement, à l'examen des cas impossibles. b) Mais en fait Lejeune veut plutôt sans doute dire qu'il examine tous les cas possibles théoriquement ou spéculativement, puis qu'il note que ces cas possibles spéculativement ne sont pas réalisables en pratique : il faut donc distinguer le possible spéculatif et le possible pratique. Je peux spéculer sur l'existence d'un pacte romanesque associé à une identité entre l'auteur et le personnage mais ce qui est possible spéculativement n'est pas forcément possible pratiquement. On peut concevoir un cheval ailé mais on n'en recontrera pas dans les faits. Or bien sûr le but d'une théorie est de rendre compte de ces impossibilités pratiques : par exemple, je peux concevoir spéculativement l'idée d'un triangle à deux angles, mais le principe de non contradiction me permet également d'expliquer théoriquement qu'il soit impossible d'en rencontrer dans les faits. De même dans le cas de Lejeune, sa théorie lui permet de rendre compte des cases aveugles qu'il observe : c'est parce qu'il y a contradiction théorique que les cases aveugles désignent des cas pratiquement impossibles même si on peut les concevoir spéculativement. En somme il faudrait distinguer trois degrés de possibilité ou d'impossiblité 1) possibilité spéculative : on peut le concevoir 2) possibilité ou impossiblité théoriquement: on peut montrer que c'est théoriquement impraticable 3) possibilité ou impossiblité pratique : cela peut se réaliser ou cela ne peut pas se réaliser dans le réel
Mais précisément la difficulté à laquelle Lejeune se heurte ici réside dans la nature particulière de l'art en général et de la littérature en particulier : il y est question non d'objets naturels mais artificiels. L'art a la possibilité de transformer le possible spéculatif en possible pratique, factuel, quand bien même la théorie en montrerait l'impossibilité logique. Cette capacité de la littérature à transformer le possible spéculatif théoriquement impossible en un objet du monde est peut-être ce que l'on entend en fait par sa « potentialité » : le but d'une littérature potentielle serait de transformer la spéculation en artefact, que l'objet littéraire conçue fonctionne ou pas au plan théorique.
On comprend mieux alors l'opposition assez étrange qui semble se dresser dans le propos de Lejeune entre littérature artificielle et ludique et une littérature qui semble par opposition « plus naturelle ?
« Si par un effet de l'art, un autobiographe choisissait cette formule, il resterait toujours des doutes au lecteur : ne lit-on pas un roman, tout simplement ? »
« Dans ces deux cas on le voit, si la contradiction interne était volontairement choisie par un auteur, elle n'aboutirait jamais à un texte qu'on lirait comme une autobiographie ; ni vraiment non plus comme un roman ; mais à un jeu pirandellien d'ambiguïté. A ma connaissance c'est un jeu auquel on ne joue pratiquement jamais pour de bon. »
La tentative de remplir la case aveugle est perçue comme artificielle et dépourvue d'authenticité. Elle est associée à un choix volontaire.
On est évidemment étonné de cette présentation, car l'on ne voit pas que la littérature puisse être autre chose qu'un effet de l'art dont l'authenticité n'est jamais synonyme de transparence : Lejeune lui-même montre bien que la sincérité autobiographique n'est que le résultat d'un pacte des plus conventionnels.
En fait, il se dévoile ici une illusion rationaliste assez inattendue Est implicitement désignée comme naturellle, une littérature qui correspond à la description théorique Tandis qu'une littérature qui viendrait contrer la logique théorique serait plus artificielle, malhonnête peut-être.
On s'aperçoit alors que derrière l'hésitation entre le possible et l'impossible se profile une hésitation plus fondamentale entre une littérature naturelle (involontaire ? Donc inspirée ?) et une littérature plus artificielle. Si par littérature potentielle, on entend une littérature qui rend possible pratiquement ce qui est semblait possible seulement spéculativement, on comprend peut-être mieux que la notion d'inspiration ait été rejeté par l'Oulipo et inversement que le reproche de « formalisme » cache en fait le reproche plus fondamental de faire ce que la nature ne peut faire : donner une existence à ce qui ne peut pas être.
Alors, pour une théorie potentielle : c'est un combat , plus qu'une histoire d'amour, entre la pratique littéraire et l'élaboration théorique que l'on observe. Comme si le théoricien mettait toujours l'écrivain au défi de réaliser ce dont il a montré l'impossibilité.
Pages associées: Case aveugle, Textes possibles, Théorie de la théorie.