9. L'histoire littéraire et le nom de l'auteur : Lanson.
- Le texte de Lanson proposé dans l'anthologie GF-Corpus (Texte XXVIII, p. 182), intitulé " la méthode de l'histoire littéraire ", date de 1911. Il a fait à l'époque l'objet d'un débat avec un professeur de lycée, Charles Salomon, retracé par Michel Charles qui a en a également publié les textes (assez plaisants à lire) dans Poétique, 96, nov. 1993, p. 493 sq. L'article confronte le critique littéraire et l'historien, dans une réflexion ouvertement méthodologique : si la légitimité d'une " histoire de la littérature " de la littérature, peut-on dire des critiques littéraires qu'ils sont bien des historiens ? Lanson fait apparaître une série de différences qui sont aussi des divergences de méthode entre deux disciplines dans son esprit bien distinctes. Plus exactement : il énumère une série de " difficultés de méthode " qui sont autant d'obstacles à la constitution d'une authentique histoire littéraire. La question finalement la suivante : à quelles conditions les uvres littéraires peuvent-elles faire l'objet d'un savoir historique ?.
- Première difficulté : Les textes littéraires sont par essence, c'est-à-dire d'abord par destination ou vocation, des objets esthétiques dont la finalité est de " produire de fortes modifications subjectives chez leur lecteur ". " Dans l'impression que nous fait Iphigénie, qu'est-ce qui est de Racine, qu'est-ce qui est de nous " ? Mettre entre parenthèse, par souci de rigueur scientifique, cet effet, c'est dénaturer l'objet même qu'on prétend étudier et méconnaître son statut :
- Deuxième difficulté (la question de l'auteur) : le critique littéraire ne soumet pas son objet au même traitement que l'historien. L'approche historienne suppose des procédures codifiées susceptible d'établir la valeur historique d'un texte, un protocole qui " épure " le texte pour établir un document, en éliminant en lui ce qui peut relever de la subjectivité de l'auteur du témoignage. La critique littéraire selon Lanson ne peut pas faire l'économie de " l'auteur ", qui définit pour elle la singularité de l'objet : on ne lit pas un texte littéraire comme un simple document historique (c'est ainsi qu'un même texte, les Mémoires de Saint-Simon peut faire l'objet de deux lectures différentes). Difficulté bien réelle : l'historien n'a affaire au singulier qu'en tant qu'il exemplifie le général, le critique n'a affaire qu'à des singularités. Le style, par exemple, est défini comme combinaison unique de qualités qui appartiennent isolément à la langue elle-même. À un autre niveau d'analyse, la difficulté peut encore se dire autrement : si connaître, c'est comparer, et si le génie est sans équivalent, alors la critique littéraire peut-elle faire uvre de connaissance ?
- La Troisième difficulté tient dans un problème qui légitime la démarche et indique un programme susceptible de réduire (mais non pas d'annuler complètement) les deux autres : parce que le génie n'est pas un îlot isolé mais qu'il s'inscrit dans une histoire des uvres, des genres, des formes, etc., son originalité ne peut s'apprécier que par rapport au passé (sources et traditions), au présent (actualité de l'uvre et réception immédiate) et au futur (postérité et devenir de l'uvre auprès des publics ultérieurs). Tel est le programme de l'histoire littéraire selon Lanson, et la troisième difficulté : tenir à la fois la singularité d'un auteur et replacer le chef-d'uvre dans une série.
- Demeure cependant comme une tache aveugle dans le champ ainsi esquissé (p. 183) : " toute l'étude des faits généraux, genres, courants d'idées, états de goût et de sensibilité, qui s'impose à nous, autour des grands écrivains et des chefs-d'uvre " ? Le vrai problème tient dans cet " autour " qui élude la question de la causalité à l'uvre dans la production artistique : une fois établis une série de rapports entre les circonstances de production et l'uvre, il demeurera toujours une part irréductible d'incompréhension. Un passage du livre de Lanson sur Corneille (cité par A. Brunn, p. 182) en fait le constat désabusé, au terme d'un chapitre pourtant consacré à " la vie et l'homme " : " Tous ces rapports admis, il reste que l'on a à peine touché l'uvre. Elle subsiste à part de la vie, très dissemblable de l'homme extérieur, pur produit d'une nécessité interne et inexplicable nécessité ". On voit ici Lanson avouer incidemment le hiatus confusément admis par Sainte-Beuve et si nettement affirmé par Proust
- En quoi ces trois textes de Sainte-Beuve, Proust et Lanson intéressent-ils la question de l'autorité de l'auteur ? Ils mettent tous trois en jeu la notion d'intention, mais pas seulement : quand Lanson oppose, comme difficulté majeure posée à la connaissance d'une uvre, " ce qui est de Racine " dans Iphigénie vs. " ce qui est de nous ", il oppose bien l'intention de l'auteur confondue avec la signification originelle de la pièce (en faisant l'économie au passage d'une réflexion sur la signification pour le premier public qui a bien pu juger la pièce d'un autre point de vue) à ce qui relève de notre interprétation, c'est-à-dire de notre subjectivité mais aussi de notre actualité, du besoin que nous avons aujourd'hui de cette uvre lointaine, des questions qu'il nous importe de lui poser. Le problème est finalement celui de l'historicité de l'uvre littéraire (la question de l'auteur renvoie en définitive, en tant que telle, à cette question-là) entendue comme cette propriété singulière qu'ont les objets esthétiques de pouvoir acquérir ou recevoir dans l'Histoire de nouvelles significations. Qu'est-ce que c'est que lire un texte dont nous ne sommes jamais les contemporains ? Tout l'effort de l'histoire littéraire tient peut-être dans la volonté d'annuler ce qui nous sépare du texte pour nous en rendre " contemporains ". On croit presque percevoir une angoisse dans ces lignes de Lanson : comment échapper à la solitude du lecteur face au texte, à sa responsabilité propre comment s'assurer d'un sens sûr sinon en faisant appel à l'autorité de l'auteur. La lecture du texte isolé ne suffit pas à fixer un sens sauf à assumer l'arbitraire et donc la fragilité de sa propre interprétation. L'objet de la quête, c'est finalement une signification " objective ", c'est-à-dire enfin stable, qui ne serait plus soumise aux caprices de l'Histoire. En quoi l'histoire littéraire de Lanson, dont les études universitaires sont en grande partie encore tributaires, repose bien sur un paradoxe : on veut faire une histoire de la littérature pour mieux ôter les textes à leur devenir
Marc Escola