Séminaire Sortir du temps : la littérature au risque du hors-temps organisé par Henri Garric et Sophie Rabau.
Séance du 04 juin 2007.
Bérenger Boulay: L'histoire au risque du hors-temps. Braudel et la Méditerranée.
(1) «Et cette fois encore ( ) nous sommes hors du temps»: Braudel et la Méditerranée
Au point de départ de la réflexion engagée dans le séminaire, quatre vers de Rimbaud:
«Elle est retrouvée.
Quoi ? - L'Éternité
C'est la mer allée
Avec le soleil»
Si l'éternité est affaire de paysages maritimes et ensoleillés, quelques heures de train peuvent nous suffire pour «sortir du temps» La boutade ne devrait prêter qu'à sourire; l'historien Fernand Braudel (1902 - 1985), pourtant, lui aurait peut-être trouvé quelque pertinence. À plusieurs reprises, au cours des centaines de pages qu'il lui a consacrées, Braudel semble en effet considérer que la Méditerranée échappe au temps.
La préface d'un ouvrage de vulgarisation publié en 1977 s'ouvre ainsi sur le spectacle d'une Méditerranée, sinon éternelle, du moins sempiternelle et répétitive:
«Dans ce livre, les bateaux naviguent; les vagues répètent leur chanson; les vignerons descendent des collines des Cinque Terre, sur la Riviera génoise; les olives sont gaulées en Provence et en Grèce; les pêcheurs tirent leurs filets sur la lagune immobile de Venise ou dans les canaux de Djerba; des charpentiers construisent des barques pareilles aujourd'hui à celles d'hier Et cette fois encore, à les regarder, nous sommes hors du temps.[i]»
«Sortir du temps» en compagnie d'un historien est cependant hautement paradoxal: Marc Bloch - qui fut en 1929 le fondateur, avec Lucien Febvre, de la revue Annales que Braudel a ensuite dirigée de 1946 à 1969 - ne définissait-il pas l'histoire comme «science des hommes dans le temps[ii]»? Braudel, lui-même, parlait en 1950, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, de «cette coordonnée subtile et complexe - le temps - que seuls, historiens, nous savons manier[iii]». La prise en compte du temps distinguerait l'histoire, constituerait sa spécificité dans le champ des sciences sociales: «en fait l'historien ne sort jamais du temps de l'histoire», «le temps colle à sa pensée comme la terre à la bêche du jardinier[iv]». Et c'est justement cette spécificité qui rattache le discours de l'histoire à la narration, du moins si l'on s'accorde avec Ricur pour considérer que le temps n'est pensé que lorsqu'il est raconté. Ricur appuie d'ailleurs sa réflexion sur une analyse[v] de La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II.
Dans l'extrait cité ci-dessus, sommes-nous vraiment «hors du temps»? Si les barques d'aujourd'hui sont pareilles à celles d'hier, nous sommes bien dans le temps; la distinction entre hier et aujourd'hui n'aurait autrement pas lieu d'être. Nous sommes dans le temps, compris comme durée, et le monde méditerranéen est considéré dans sa permanence: il peut être ici au mieux qualifié de sempiternel, certainement pas d'éternel.
«Sortir du temps» signifie-t-il alors sortir du temps destructeur, facteur d'altération, en s'intéressant à ce qui dure plutôt qu'à ce qui change? C'est effectivement, je crois, le cas dans notre extrait. Mais il faut tout de suite préciser que les objets qui intéressent l'historien sont autant marqués par la durée que par le changement, par la permanence que par la mutation. Il leur faut durer pour changer, et changer pour durer. Pour Marc Bloch, «la catégorie de la durée» est «l'atmosphère» où la pensée de l'historien «respire naturellement», mais si le temps est «, par nature, un continu», il est aussi «perpétuel changement[vi]», et l'Histoire reste «cette science de l'éternel changement[vii]». Pour Braudel, toujours dans sa leçon inaugurale, l'«immense question de la continuité et de la discontinuité» reste «,au premier chef, un problème d'histoire[viii]».
«Sortir du temps» signifiera donc deux choses distinctes pour l'historien. Il peut s'agir d'abord, à propos d'un objet historique - c'est-à-dire d'un objet qui dure plus ou moins longtemps et donc change plus ou moins vite - de mettre franchement l'accent sur la permanence plutôt que sur le changement; on «sort» alors du temps destructeur ou altérateur, mais en restant dans le temps compris comme (très longue) durée. Et cette première échappée, qu'on trouve illustrée par l'extrait cité, est bien une façon, au moins provisoire, de sortir du temps de l'histoire qui marque ses objets du double sceau de la permanence et de la mutation. L'autre modalité de la fuite hors du temps sera bien sûr l'échappée, peut-être également précaire, hors de la durée elle-même. L'historien ne s'intéressant par définition pas directement aux universaux en eux-mêmes, son rapport à l'éternité doit être envisagé comme recours à des objets achroniques (par exemple des types ou des modèles), ou anachroniques, au sein d'une démarche fondée sur la recherche des ressemblances morphologiques.
Dans tous les cas, sortir du temps, c'est sortir de l'histoire. L'historien peut-il s'aventurer ainsi hors de son propre domaine? On se doute que oui, mais à quels risques et surtout pour quels profits? Quel est l'intérêt pour l'historien de se risquer hors du temps, qu'il s'agisse du temps compris comme changement ou du temps synonyme de durée?
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Pages associées: Histoire, Littératures factuelles, Historiographie, Récit, Narrativité.
[i]La Méditerranée, sous la direction de Fernand Braudel. I. L'Espace et l'Histoire, Paris, Arts et Métiers Graphiques, 1977; Paris, Flammarion, coll. «Champs», 1985, p7.
[ii] Marc Bloch,(1949) Apologie pour l'histoire ou Métier d'historien. Paris, Armand Colin, 1997, p52.
[iii] Fernand Braudel, «Positions de l'Histoire en 1950», Leçon inaugurale au Collège de France, Ecrits sur l'histoire, Paris, Flammarion, coll. «Science», 1969; repris en coll. «Champs», 1984, p 24.
[iv] Fernand Braudel, «Histoire et sciences sociales. La longue durée» (1958), Ecrits sur l'histoire, Paris, Flammarion, coll. «Science», 1969; repris en coll. «Champs», 1984, p75.
[v] Paul Ricoeur, Temps et récit. 1. L'Intrigue et le récit historique. Paris, Seuil, coll.«L'ordre philosophique», 1983; repris en coll. «Points Essais», 1991, p365-384.
[vi] Marc Bloch,(1949) Apologie pour l'histoire ou Métier d'historien. Paris, Armand Colin, 1997, p52-53.
[vii] Marc Bloch, (1939) La Société féodale, Paris, Albin Michel, Bibliothèque de «L'Évolution de l'Humanité», format poche, 1994, p610.
[viii] Fernand Braudel, «Positions de l'Histoire en 1950», Leçon inaugurale au Collège de France, Ecrits sur l'histoire, Paris, Flammarion, coll. «Science», 1969; repris en coll. «Champs», 1984, p30.