Atelier

« Un « néant » – et tout de même un monde à part » :

l'œuvre littéraire selon Roman INGARDEN


par Jean-Baptiste Mathieu

(Présentation de Roman INGARDEN, L'Œuvre d'art littéraire, traduit de l'allemand par Philibert Secrétan, avec la collaboration de N. Lüchinger et B. Schwegler, L'Âge d'Homme, 1983)

(Voir aussi: Amie L. Thomasson, "Ingarden and the Ontology of Cultural Objects", dans Existence, Culture, and Persons : The Ontology of Roman Ingarden, edited by A. Chrudzimski, Frankfurt : Ontos, 2005, p. 115-136. A lire sur la page personnelle de Amie L. Thomasson)


« …la partition d'une musique virtuelle que d'autres intelligences et d'autres regards à venir pourraient revivre… »

(Antonio Munoz Molina, Beatus ille

Entamant le dernier paragraphe de L'Œuvre d'art littéraire (Das literarische Kunstwerk) après plus de trois cents pages d'une prose méticuleuse au point d'en être parfois labyrinthique, et dont les seuls éclats sont ceux de la polémique intellectuelle, le lecteur d'Ingarden ne peut manquer d'être étonné par l'enthousiaste péroraison que voici :

L'œuvre littéraire est un véritable miracle. Elle existe, elle vit et nous influence, elle enrichit notre vie de manière extraordinaire, elle nous vaut des heures d'émerveillement et de descente dans les profondeurs abyssales de l'être, et pourtant ce n'est qu'une formation ontologiquement hétéronome qui, au sens de l'être autonome, est pareille au néant. Si nous voulons la saisir de manière théorique, elle présente une complexité et une variété d'aspects qu'on a de la peine à embrasser ; et pourtant dans le vécu esthétique elle présente une unité qui ne laisse que transparaître cette complexité structurelle. Son être ontologiquement hétéronome paraît totalement passif et semble subir sans défense toutes nos manipulations ; et pourtant, par ses concrétisations, elle provoque de profonds changements dans notre vie ; elle l'élargit pour l'élever au-dessus des platitudes du quotidien et lui prête un éclat divin – un « néant » – et tout de même un monde à part, merveilleux, bien qu'il naisse et soit à la faveur de notre bon vouloir (p. 316)[1].

Ce même lecteur, une fois surmonté sa surprise devant cet épanchement soudain, ne peut non plus manquer d'y reconnaître la formulation la plus accomplie de ce qui fait « tenir » de bout en bout L'Œuvre d'art littéraire : une interrogation sur la nature de l'objet qu'est une œuvre littéraire. Quelle sorte d'objet faut-il qu'elle soit pour qu'à la fois son existence semble dépendre d'un principe extérieur, et qu'elle affecte son lecteur à la façon d'un objet ayant son principe d'existence en lui-même ? Cette question, qu'en termes philosophiques on appellera ontologique, est le fil directeur de L'Œuvre d'art littéraire. L'exposé qui suit s'efforcera d'en montrer la fécondité pour l'appréhension de l'œuvre et du fait littéraires. Mais avant d'entrer dans le vif du sujet, il est nécessaire, afin d'en mieux cerner les enjeux, de situer L'Œuvre d'art littéraire dans l'ensemble de l'œuvre d'Ingarden[2].

De l'ontologie à la littérature

L'Œuvre d'art littéraire est avant tout le livre d'un philosophe. C'est ce qui explique sa perspective ontologique. Ce n'est pas d'abord pour enrichir la connaissance littéraire, mais la connaissance philosophique, qu'Ingarden entreprend d'y éclaircir le mode d'existence de l'œuvre littéraire. Il envisage L'Œuvre d'art littéraire comme une contribution à sa réfutation de l'idéalisme husserlien et à sa défense du réalisme – autrement (et simplement) dit, de l'existence d'un monde « objectif », indépendant de la conscience.

L'un des plus proches élèves de Husserl, qui l'avait « enthousiasmé » en déclarant « que l'on devrait poser à la philosophie la mission d'être une recherche des essences »[3], Ingarden s'en distingue en refusant ce qu'il considère comme le tournant idéaliste pris par sa pensée avec la publication, en 1913, du premier volume des Idées directrices pour une phénoménologie pure. Ingarden reproche à son maître de réduire « tout objet […] au statut de l'être intentionnel, c'est-à-dire au statut d'un être hétéronome et dérivé, produit par la conscience et n'existant que pour elle »[4]. On peut en effet grossièrement définir l'intentionnalité comme la propriété qu'ont les actes de pensée ou de perception de poser un contenu vers lequel ils sont dirigés[5]. Dans sa préface à la première édition (1931) de L'Œuvre d'art littéraire, il en définit ainsi le projet : « mettre au jour la structure essentielle et le mode d'être de l'objet purement intentionnel », afin de savoir « si les objets « réels », selon leur essence, peuvent avoir la même structure et le même mode d'être », en étudiant « un objet dont le caractère de pure intentionnalité fût hors de doute » : « la chose littéraire » (p. 8). La comparaison de l'essence de l'objet intentionnel, définie à partir de l'étude de l'œuvre littéraire, avec celle de l'objet réel (indépendant de la conscience), doit montrer, bien évidemment, qu'elles ne se recouvrent pas, et sauvegarder ainsi la possibilité de l'existence d'un monde « objectif », dont le rapport à la conscience est « contingent et aléatoire »[6]. L'analyse des caractéristiques de l'œuvre littéraire n'est donc que la conséquence d'une démarche avant tout philosophique.

De l'œuvre littéraire à l'œuvre d'art

La préface à la troisième édition (1965) de L'Œuvre d'art littéraire précise qu'à l'origine, l'analyse de l'œuvre littéraire devait être suivie d'une série d'études consacrées aux œuvres des autres arts : musique, peinture, architecture, cinéma – études publiées ultérieurement sous le titre Recherches sur l'ontologie de l'art (Untersuchungen zur Ontologie der Kunst, 1962)[7]. Chacune d'entre elles compare le mode d'existence et la structure de l'œuvre étudiée avec ceux de l'œuvre littéraire, dont l'étude apparaît ainsi comme le point de départ d'une recherche consacrée à l'œuvre d'art. L'Œuvre d'art littéraire doit être tenue pour la première étape – et le modèle – d'une tentative pour définir le type d'objet qu'est l'œuvre d'art – autrement dit, pour édifier une ontologie de l'œuvre d'art. Comme le note Amie Thomasson, Ingarden anticipe ainsi tout un pan de l'esthétique contemporaine : « Il existe aussi de fortes résonances entre ses travaux en ontologie de l'art et les travaux de l'esthétique analytique contemporaine, comme, par exemple, ceux de Joseph Margolis, Nelson Goodman et Jerrold Levinson »[8].

La même Amie Thomasson remarque à juste titre qu'en édifiant son ontologie de l'oeuvre d'art, Ingarden jette les bases d'une ontologie des objets culturels et sociaux. Cherchant, au cours de l'étude qu'il lui consacre, à montrer la différence entre l'œuvre architecturale à proprement parler (das architektonische Werk), et l'objet physique, l'édifice (das Gebaüde) sur lequel, pour ainsi dire, elle « survient », ou auquel elle s'incorpore, Ingarden assimile cette distinction à celle entre un édifice comme simple bâtiment et comme temple, église, etc., autrement dit, comme doté d'une fonction institué par les façons de penser d'une communauté. Dans cette perspective, on peut considérer les analyses du langage, et tout particulièrement de la signification, qu'Ingarden élabore dans L'Œuvre d'art littéraire comme les prolégomènes à la définition d'une « intentionnalité collective », au fondement de l'existence des objets culturels et sociaux. Ce faisant, il poursuit la démarche de son premier maître Kasimir Twardowski – lequel avait, dans un article de 1912, avancé l'idée que les actes mentaux peuvent être à l'origine de « produits » qui leur survivent, comme les signes linguistiques ou les œuvres d'art[9].

L'œuvre littéraire, tout de même

L'Œuvre d'art littéraire se situe donc au croisement de deux entreprises ontologiques ; de l'une, elle est la pierre de touche, et de l'autre, la pierre d'angle. Faut-il voir dans cette position « stratégique » la raison du soin avec lequel Ingarden se confronte à l'ensemble des questions spécifiques aux études littéraires proprement dites ? Le fait est qu'il écrit, dans sa préface à la première édition de L'Œuvre d'art littéraire : « Dès le moment où je m'y suis intéressé de plus près [à l'œuvre littéraire], j'eus à affronter des problèmes spécifiques des sciences de la littérature » (p. 8) – au point de s'en faire le « réformateur ». Il déclare avoir voulu :

Épurer l'interprétation [de l'œuvre littéraire] de différentes zones d'obscurité qui, si l'on considère les travaux produits jusqu'ici, relèvent d'une part de tendances toujours vivaces au psychologisme, et d'autre part d'une allégeance à des théories générales de l'art et des œuvres d'art (p. 7).

Ingarden se donne pour but de déterminer les caractéristiques propres de l'œuvre littéraire et, conjointement, les règles appropriées à son étude. Il est ainsi conduit à aborder les grandes questions des études littéraires : moyens de la représentation du monde dans l'œuvre littéraire, spécificité du discours littéraire par rapport au discours scientifique ou philosophique, dépendance de l'œuvre à l'auteur et au lecteur, nature de l'expérience de lecture – laquelle fera l'objet d'un autre livre, publié en 1937 : De la Connaissance de l'œuvre d'art littéraire (Vom Erkennen des literarischen Kunstwerks)[10].

Mais L'Œuvre d'art littéraire n'est pas un simple « défilé » des principaux thèmes de la réflexion littéraire. Il s'agit bien plutôt d'une tentative pour penser conjointement, solidairement, ce que, dans la plupart des cas, la recherche théorique sur la littérature pense séparément – voire conflictuellement : relations de l'œuvre avec son auteur, avec son lecteur, avec le monde comme objet de sa représentation, avec l'environnement social et l'histoire comme contextes de sa production et de sa réception. L'idée directrice de cet exposé est que cette tentative est inséparable de la perspective ontologique à l'origine de L'Œuvre d'art littéraire – autrement dit, de son intérêt premier pour la nature et le mode d'être de l'œuvre littéraire.

L'objectivité de l'œuvre : contre le psychologisme

Les dernières lignes de L'Œuvre d'art littéraire insistent sur ce qu'on pourrait appeler « l'être double » de l'œuvre littéraire : produit de la conscience humaine – de « notre bon vouloir », pour reprendre les termes mêmes d'Ingarden –, celle-ci a le pouvoir de l'affecter d'une façon telle qu'elle semble soustraite à sa dépendance initiale. Autrement dit, et contrairement aux apparences, l'œuvre littéraire ne subit pas « sans défense toutes nos manipulations ».

Défendre cette position implique de s'en prendre aux thèses qui « subjectivisent » l'œuvre littéraire au point d'en rendre impensable l'existence même – ce qu'Ingarden fait dans le cadre de son projet philosophique : montrer, par l'étude de l'œuvre littéraire, l'irréductible différence entre le réel et l'intentionnel. Ingarden demande : « Parmi quels objets devons-nous ranger les œuvres littéraires ? Sont-elles des objets réels ou des objets idéaux ? » (p. 27). Il répond : ni les uns ni les autres. Si « le Faust de Goethe a été créé à un moment déterminé » (ibid.), ce qui le range dans la catégorie des objets réels (comme une montagne), il n'est aussi rien d'autre qu'« une certaine multiplicité ordonnée de phrases » (p. 28), ce qui le range dans la catégorie des objets idéaux (comme le nombre 4), une phrase devant être « un sens idéal déterminé » (ibid. ; je souligne). Mais l'être réel et l'être idéal sont irréductibles l'un à l'autre : un objet idéal ne peut être créé, car il existe de toute éternité.

Il y a bien deux manières de trancher la question posée par Ingarden en faveur de l'appartenance des œuvres littéraires à la catégorie des objets réels. Elles consistent à identifier l'œuvre littéraire soit aux expériences psychiques de l'auteur durant la création, soit aux expériences psychiques du lecteur durant la lecture. Leur caractéristique commune est d'éviter le recours à la notion de « sens idéal » ; dans l'un et l'autre cas, le sens des mots est déterminé par les expériences auxquelles ils sont reliés. Ces deux thèses sont des thèses psychologistes. Leur inconvénient est qu'elles rendent difficile, voire impossible, l'identification et la réidentification d'une seule et même œuvre. Comment le lecteur pourrait-il être sûr d'avoir accès aux expériences de l'auteur durant la création ? « Seules nos propres représentations, pensées ou états d'âme nous [sont] immédiatement accessibles » (p. 30). De même, comment deux lecteurs pourraient-ils s'assurer qu'ils ont bien lu la même œuvre ? Selon Ingarden, l'identification de l'œuvre aux expériences psychiques du lecteur conduit à affirmer l'existence de, par exemple, « plusieurs Hamlet distincts » (ibid.), en vertu de « la variété des vécus des différents lecteurs », variété due au « niveau culturel ou [au] type psychologique des lecteurs, [à] l'atmosphère générale de l'époque, [aux] conceptions religieuses des lecteurs ou [à] leur système de valeurs » (p. 30-31). Faute de pouvoir garantir une certaine objectivité de l'œuvre littéraire, les tentatives pour l'intégrer à la sphère du réel réduisent à l'état de simple façon de parler notre discours à son sujet. Elles doivent donc être rejetées.

Le défaut des thèses psychologistes est au fond de s'appuyer sur une conception de la signification qui rend impossible l'exercice de la fonction de communication du langage. L'objectivité de l'œuvre littéraire semble tenir à ce qu'elle est constituée de phrases et de leurs significations, et qu'il est de l'essence de la signification d'être objective et communicable. C'est ce qui permet l'accessibilité de l'œuvre littéraire à d'autres sujets qu'à son créateur, et la préserve de la subjectivité des lecteurs. Ingarden est ainsi conduit à consacrer une part non négligeable de L'Œuvre d'art littéraire à l'exposé d'une théorie non psychologiste du langage et de la signification – laquelle justifierait un examen séparé. Elle fait notamment intervenir l'existence de « concepts idéaux », supposés garantir l'objectivité et la communicabilité du sens, ainsi que la notion d'« intentionnalité dérivée », pour rendre compte (d'une façon d'ailleurs assez mystérieuse) du fait que le sens « intenté » par l'auteur d'un énoncé pour ainsi dire « se dépose » dans les termes de cet énoncé et se rend ainsi accessible à autrui[11].

Cette critique des conceptions psychologistes de l'œuvre littéraire présente un triple intérêt. Premièrement, elle vient conforter « l'exigence méthodologique de voir la science de la littérature et la recherche esthétique centrer leurs analyses sur les œuvres elles-mêmes » (p. 15), notamment en séparant la connaissance de l'œuvre de celle de facteurs extérieurs comme la biographie et la psychologie de son auteur. Il s'agit ici d'un intérêt essentiellement historique : les analyses d'Ingarden, contemporaines de celles des formalistes russes, ont contribué au renouvellement des études littéraires amorcé dans la première moitié du XXe siècle. Deuxièmement, cette critique soutient la perspective ontologique d'Ingarden : elle « objective » l'œuvre littéraire. Troisièmement, elle s'inscrit en faux contre une « tentation » critique contemporaine : la dissolution de l'identité de l'œuvre dans la multiplicité de ses lectures – laquelle rend peu compréhensible notre discours ordinaire sur les œuvres.

L'objet de l'œuvre : un monde

Si les phrases et leurs significations sont un élément essentiel de l'œuvre littéraire, elles n'en constituent pas le tout. Ingarden définit l'œuvre littéraire comme « formation polystratique » (p. 43) – autrement dit, comme constituée de plusieurs couches d'éléments distincts, mais solidaires les uns des autres : couche des « formations linguistiques sonores », c'est-à-dire des mots et des ensembles de mots en tant qu'ils sont porteurs de certaines qualités phoniques ; couche des « unités de signification » ; couche des « objets figurés » ; couche des « aspects schématisés », c'est-à-dire des apparences par lesquelles les « objets figurés » s'offrent à la représentation du lecteur. La couche des unités de signification dépend de celle des formations linguistiques sonores, les significations étant attachées aux mots en tant qu'unités phoniques ; la couche des objets figurés et celle des aspects schématisés dépendent de la couche des unités de signification, les objets et les aspects sous lesquels ils se montrent étant projetés par le sens des énoncés de l'œuvre ; la couche des objets figurés dépend de celle des objets schématisés. La solidarité de ses différentes couches garantit l'unité de l'œuvre.

Une remarque s'impose : les deux premières couches sont de nature linguistique, les deux suivantes non – elles constituent le monde projeté par les deux premières. Ingarden se distingue ainsi des formalistes russes, dont il critique la conception strictement linguistique de l'œuvre littéraire dans un texte postérieur à L'Œuvre d'art littéraire, intitulé « Sur la poétique » (« Über die Poetik ») :

L'œuvre littéraire est davantage qu'une simple structure linguistique : en effet, en plus de sa structure linguistique, lui appartient avant tout un ensemble organisé (Gefüge) d'objectités (Gegenständlichkeiten) représentées dans l'œuvre, et qui constituent une partie de celle-ci, ainsi qu'une structure déterminée d'aspects schématisés, qui permettent au lecteur la saisie distincte (anschauliche Erfassung) de ces objectités[12].

Ingarden récuse également la démarche inverse de celle des formalistes, et qui consiste à ne considérer que le monde pour négliger la structure linguistique – dont il dépend. Dans un article de 1947 intitulé « Le film » (« Der Film »), il écrit : « [Le langage] est pour ainsi dire l'intermédiaire entre le lecteur et le monde quasi réel de l'œuvre », et « ce rôle d'intermédiaire du langage est évident avant tout là où apparaît un médiateur d'un type particulier : le narrateur »[13]. Ce sont les caractéristiques linguistiques et formelles de l'œuvre littéraire qui déterminent l'accès du lecteur au monde de l'œuvre ; le dépassement du formalisme n'est pas un oubli de la forme. Dépendant comme il l'est des deux couches linguistiques, le monde de l'œuvre n'est évidemment pas la « fantaisie » du lecteur, comme on le verra plus loin.

Le monde de l'œuvre : une fiction

Par rapport au monde réel, le monde projeté par une œuvre littéraire n'est qu'un quasi monde, une simulation de monde, une fiction de monde. Sa fictionalité tient à une séparation de principe entre les textes de savoir visant, au-delà du monde qu'ils projettent, le monde réel – le lecteur est autorisé à s'interroger sur l'adéquation entre le premier et le second –, et les textes littéraires, qui ne visent rien au-delà du monde qu'ils projettent – monde que le lecteur ne peut légitimement apprécier en fonction de son adéquation avec le monde réel. Alors que dans un texte de savoir une assertion vise, au-delà de l'objet projeté par sa signification et dépendant de celle-ci, un objet qui lui corresponde dans le monde réel, et sur lequel elle porte en réalité, dans un texte littéraire elle s'arrête au premier des deux. L'analyse d'Ingarden est ici très proche de celle développée par Frege dans son célèbre article « Sens et dénotation »[14]. Comme Frege, Ingarden exclut les énoncés littéraires du domaine des énoncés pour lesquels se pose la question de leur vérité – au sens épistémologique du terme de « vérité », comme il le précise dans un article de 1949, « Des différentes conceptions de la vérité dans l'œuvre d'art »[15]. Mais son analyse des énoncés de fiction ne se limite pas à cette distinction somme toute traditionnelle ; en introduisant la notion de quasi jugement, Ingarden glisse de l'épistémologie à la psychologie de la fiction, de la question de la référence d'un énoncé à celle de la simulation de cette référence[16].

Un quasi jugement est un énoncé intermédiaire entre, d'une part, ce qu'Ingarden nomme « pure énonciation », et, d'autre part, ce qu'il nomme « jugement ». Un exemple d'énoncé assertif dans un manuel de grammaire est une « pure énonciation » : il s'agit simplement d'en comprendre la nature et le sens, sans considération aucune pour la vérité ou la fausseté de ce qui est asserté – l'énoncé, en tant qu'assertion, est pour ainsi dire « neutralisé » ; il n'a pas à être cru ou non. Un énoncé assertif dans un ouvrage historique est un jugement : il attribue ou n'attribue pas telle ou telle qualité à tel ou tel objet réel ; y croire ou non est par conséquent une attitude pertinente. Un énoncé de fiction (ou littéraire : c'est tout un dans l'analyse d'Ingarden) est un quasi jugement ; « quelque chose y est indubitablement affirmé », mais « d'une manière particulière » (p. 149) : par exemple, le lecteur entretient l'idée de l'existence de l'objet posé par l'énoncé, mais sans aller jusqu'à l'affirmer[17].

Ingarden propose une typologie énoncés de fiction selon leur plus ou moins grande proximité avec les jugements, laquelle dépend de la « référentialité » de l'univers projeté. Les différents types d'énoncé qu'elle distingue présentent différentes modulations de la « puissance de suggestion » des quasi jugements, laquelle « nous permet de plonger dans un monde fictif » (p. 152). Les énoncés les plus éloignés des jugements sont ceux des œuvres « qui ne veulent aucunement être « historiques », comme dans certains drames symboliques de Maeterlinck » (p. 149), autrement dit, les énoncés d'œuvres portant sur des univers délibérément fictifs. Les plus proches sont ceux des œuvres « qui veulent être « historiques », et qui cherchent même à représenter le plus fidèlement possible des choses et des événements représentés par l'histoire » (p. 151), comme, par exemple, des romans historiques. Au milieu se trouvent les énoncés de « certains romans dits « d'époque » (romans rococo, Biedermeier) » (p. 150), c'est-à-dire des romans relevant d'une esthétique réaliste, dont les objets représentés entretiennent un rapport de possibilité avec le réel. Les propriétés de ces trois types d'énoncé sont supposés leur permettre de « créer plus ou moins l'illusion de la réalité » (p. 152 ; je souligne). Apparaît pour le moins contestable le lien qu'établit cette typologie entre, d'une part, la composante sémantique – la plus ou moins grande « référentialité » des mondes de fiction –, et, d'autre part, la composante psychologique – la plus ou moins grande quasi créance qu'ils suscitent. Elle ne permet guère de comprendre qu'un monde délibérément fictif puisse, à l'occasion, susciter davantage d'adhésion qu'un monde « historique ». C'est d'autant plus frappant qu'Ingarden consacre par ailleurs de longues analyses aux rapports entre le texte et la constitution d'une représentation par le lecteur – lesquelles suggèrent l'importance des moyens mis en œuvre pour imposer un univers au lecteur. Son article consacré aux « différentes conceptions de la vérité dans l'œuvre d'art » insiste quant à lui sur les facteurs internes de crédibilité d'une représentation littéraire. Au fond, après avoir nettement distingué référence et fiction, Ingarden semble faire de la première la condition du succès de la seconde, plutôt que de penser la fiction comme simulation d'une référence même pour le plus fictif.

Dans le contexte philosophique dont Ingarden est à la fois un acteur et un produit, son analyse n'est pas isolée. Quelques années avant lui, le philosophe autrichien Alexius Meinong et son élève Stephan Witasek ont donné de la fiction une analyse comparable. Elle distingue des phénomènes « imaginaires » de phénomènes « authentiques » :

Une présentation imaginaire (phantasy presentation) se distingue d'une présentation authentique (bona fide presentation) par l'absence d'adhésion ou de croyance à l'existence de l'objet (supposé) présenté. Un jugement imaginaire se distingue d'un jugement authentique par l'absence d'adhésion ou de croyance à l'existence de l'état de choses (supposé) qui fait l'objet du jugement. Un sentiment imaginaire se distingue d'un sentiment authentique en ce qu'il présuppose non un vrai jugement affirmant l'existence de l'objet du sentiment, mais plutôt un jugement imaginaire[18].

On notera la « contamination » du sentiment (ou des émotions) par le caractère imaginaire du jugement – à laquelle, comme on le verra plus loin, Ingarden pourrait sans problème donner son accord. Si son analyse de la fiction est proche de celle de Meinong et Witasek, elle n'est sans doute pas étrangère à sa critique de la distinction saussurienne signifiant / signifié. Dans un article de 1948 intitulé « Remarques critiques sur les conceptions des phonologues » (« Kritische Bemerkungen zu den Ansichten der Phonologen »), Ingarden lui reproche de confondre signifié et dénoté, au lieu de définir le mot comme le signifiant, la signification du mot comme le signifié, et l'objet – intentionnel ou réel – auquel se rapporte cette signification comme le dénoté[19]. La distinction saussurienne, telle que la reconstruit Ingarden, semble, en « absorbant » l'objet dénoté dans la signification, ne laisser aucun espace pour la simulation d'une référence – ni même pour une référence quelconque. 

L'indétermination de la fiction

La différence entre monde réel et monde de l'œuvre tient à l'indétermination (Unbestimmtheit) des objets qui constituent ce dernier. Un objet réel est « de toute part (c'est-à-dire à tous égards) univoquement déterminé » (p. 209). Cela signifie que pour aucune de ses propriétés il ne peut être déterminé « ni par un A ni par un non-A » (ibid.), ni par A et non-A. En outre, chacune de ses déterminations est strictement individuelle. Aucune de ces caractéristiques de l'objet réel n'est valable pour l'objet de fiction. Si le lecteur doit le penser comme un objet réel, individuel et entièrement déterminé, il n'en reste pas moins qu'il n'est effectivement ni l'un ni l'autre, et ceci pour deux raisons. D'une part, la constitution de l'objet de fiction dépend des significations véhiculées par les phrases constituant le texte de l'œuvre – autrement, et plus rapidement dit, du langage, dont l'un des traits caractéristiques est qu'il ne peut se soustraire à une certaine forme de généralité[20]. D'autre part, le texte de l'œuvre est composé d'un nombre fini de phrases : pour chaque objet qu'il projette, il ne peut donc projeter qu'un nombre limité de ses propriétés. C'est ce qui explique l'indétermination des objets de fiction. 

La notion d'indétermination est proche de celle d'incomplétude des objets fictifs, utilisée dans les théories contemporaines de la fiction pour distinguer les univers fictionnels non plus du monde réel mais des mondes possibles de la logique modale, dont les objets sont, eux aussi, intégralement déterminés. Elle a surtout nourri la réflexion de Wolfgang Iser sur les mécanismes de la lecture et de l'interprétation[21]. En effet, l'existence de « lieux d'indétermination » (« Unbestimmtheitsstellen »), pour reprendre les termes d'Ingarden, dans la constitution des objets de fiction, est un appel à l'imagination du lecteur, invité à les combler et à contribuer ainsi activement à l'élaboration du monde de l'œuvre – dans les limites posées par le texte. Il semble toutefois qu'Iser en fasse un usage bien différent de celui d'Ingarden. Sous la notion d'indétermination, Iser pense notamment le problème des connexions établies entre différentes parties d'une œuvre par la recherche d'une interprétation cohérente, avec à l'esprit des œuvres – comme celles de Joyce – qui thématisent cette activité d'interprétation. La plupart des exemples à l'aide desquels Ingarden s'efforce de faire comprendre ce qu'est l'indétermination des objets de fiction renvoient à des objets physiques et à leurs caractéristiques. Ainsi, revenant sur cette notion dans De la Connaissance de l'œuvre d'art littéraire, l'illustre-t-il en remarquant qu'on ignore la couleur des yeux du consul Buddenbrook dans le roman éponyme de Thomas Mann[22]. La ténuité du détail choisi ne doit pas arrêter ; ce qu'il signifie, c'est qu'Ingarden envisage l'activité de lecture dans une perspective esthétique, et non herméneutique. Dans cette perspective, l'une des tâches du lecteur est de se figurer mentalement le monde de l'œuvre, dont Ingarden, aussi bien dans L'Œuvre d'art littéraire que dans De la Connaissance de l'œuvre d'art littéraire, dit que le lecteur doit s'en faire le témoin (Zeugniss) – alors qu'Iser recourt au modèle de la communication, ce qui le conduit à critiquer chez Ingarden la restriction de l'activité de lecture à la simple production d'une illusion perceptive. Il est vrai que le choix d'un exemple comme celui de la couleur des yeux du consul Buddenbrook, ou le recours fréquent à des textes descriptifs, suggèrent l'influence d'un paradigme visuel ou pictural sur la façon dont Ingarden conçoit la constitution du monde projeté par l'œuvre. Ingarden n'ignore pas qu'une œuvre littéraire décrit non seulement des objets sensibles, mais des phénomènes psychiques. Il n'en emploie pas moins la même notion d'aspect pour caractériser la manière dont ces phénomènes se laissent appréhender par le lecteur – en précisant qu'elle est utilisée dans « une signification transposée » (p. 231).

La question se pose des rapports entre l'indétermination des objets fictionnels et la « puissance de suggestion » de la fiction – question qu'à ma connaissance Ingarden ne soulève pas explicitement. Trois remarques peuvent être faites à ce sujet. Premièrement, les trois catégories de quasi jugements distinguées par Ingarden sont égales sous le rapport de l'indétermination des objets qu'elles projettent – ceux-ci étant de toute façon fictionnels – même si les quasi jugements « historiques », de par le lien qu'ils entretiennent avec des réalités individuelles, pourraient être éventuellement tenus pour plus aptes à permettre la projection d'objets fictionnels comme des objets réels (ce qui n'a rien à voir avec la question de l'indétermination). Deuxièmement, ce ne sont pas nécessairement les « parties du texte qui décrivent avec la plus grande précision les propriétés observables des objets représentés, qui imposent le plus fortement au lecteur les apparences actualisées »[23]. S'efforcer de réduire, sous certains aspects, l'indétermination de l'objet représenté par l'accumulation des détails descriptifs n'est pas la garantie d'une meilleure imposition du monde fictionnel au lecteur. Troisièmement, si, dans une œuvre littéraire, l'indétermination des propriétés visuelles des objets représentés est nécessairement plus grande que dans une œuvre picturale (où un objet donné ne sera pas seulement coloré, pas seulement rouge, mais rouge de telle ou telle nuance), à l'inverse, il lui est possible de projeter davantage de types de propriétés que cette dernière[24] (des propriétés non seulement visuelles mais auditives, psychologiques, etc.), ce qui paraît pouvoir compenser son défaut de « concrétude » visuelle. La conclusion à tirer de ces trois observations est qu'il n'existe pas de rapport univoque entre le degré d'indétermination des objets représentés et la capacité d'un univers de fiction à s'imposer au lecteur.

De l'œuvre au lecteur : la concrétisation

La réflexion sur l'indétermination des objets fictionnels conduit à envisager le problème de la participation du lecteur à la constitution du monde de l'œuvre – problème qui fait tout le sujet de De la connaissance de l'œuvre d'art littéraire (d'où le terme de « connaissance »). Mais L'Œuvre d'art littéraire pose les prémices de son examen en définissant la lecture comme concrétisation du monde projeté par l'œuvre. La concrétisation est « ce qui se constitue pendant une lecture et ce qui forme pour ainsi dire un mode d'apparaître concret de l'œuvre, dans lequel nous saisissons l'œuvre elle-même » (p. 282 ; traduction modifiée). Elle consiste en l'actualisation, par le lecteur, des significations de l'œuvre et des objets qu'elles projettent – actualisation qui s'opère notamment par le « remplissage » des lieux d'indétermination, ainsi que par l'imagination des objets projetés et des aspects sous lesquels l'œuvre les présente. L'un de ses effets est d'occulter l'indétermination du monde fictionnel, d'effacer, quand elle est efficace, la différence entre objets de fiction et objets réels – quand bien même cette différence subsiste, car elle est d'essence. Le choix du terme de concrétisation (Konkretisierung) pour caractériser ce qui se produit lors de la lecture confirme l'orientation esthétique de la réflexion d'Ingarden.

Définissant la concrétisation comme la forme sous laquelle « nous saisissons l'œuvre elle-même », Ingarden les distingue donc l'une de l'autre. Une concrétisation n'est jamais qu'une approximation de l'œuvre, en raison de la multiplicité et de la complexité des opérations qu'elle exige du lecteur, ainsi que de l'inadéquation partielle des conditions de la lecture et des capacités du lecteur à ce que requiert une concrétisation accomplie de l'œuvre : « l'œuvre littéraire n'est jamais saisie pleinement dans toutes ses couches et composantes, donc jamais qu'en partie et pour ainsi dire dans un raccourci perspectiviste » (p. 283). Ce qu'Ingarden nomme « vie de l'œuvre », et par quoi il entend les différents états de sa réception au cours du temps, n'est autre que la multiplicité et la succession de ses différentes concrétisations, lesquelles dépendent non seulement de son texte, des caractéristiques individuelles de chaque lecteur, mais aussi des conditions culturelles changeantes, ainsi que du discours sur les œuvres : « Tous les articles « critiques », dissertations, discussions, essais d'interprétation, considérations d'histoire littéraire, etc., […] exercent la fonction de médiation dans la création de nouvelles concrétisations de l'œuvre » (p. 295). Comme on le voit, Ingarden esquisse une description de la diversité et de la complexité des instances qui président à la réception des œuvres.

La notion de concrétisation soulève au moins deux difficultés. La première concerne son usage comme notion-clé d'une histoire de la réception des œuvres. Bien qu'Ingarden s'efforce de dépsychologiser et d'objectiver les concrétisations en les distinguant des « expériences de saisie » (p. 284) de l'œuvre, il semble toutefois qu'elles ne soient rien d'autre que des expériences propres à chaque lecteur, inaccessibles à autrui autrement que par la médiation d'un discours ou d'un texte (soumises ainsi à la généralité du langage) – discours ou texte qui, relativement à la concrétisation qu'ils rapportent, sont dans une relation analogue à celle de la concrétisation à l'œuvre, et qui sont seuls accessibles à l'étude. La seconde a trait à son rapport à l'œuvre, et conduit à s'interroger sur la nature et l'existence même de celle-ci. Si les concrétisations sont le moyen d'accéder à l'œuvre, elles ne sont pas l'œuvre, et leur caractère nécessairement approximatif fait apparaître celle-ci comme un inconnaissable. De l'œuvre et de ses concrétisations, seules ces dernières sont un objet d'expérience immédiate, et du coup, ainsi que le reconnaît Ingarden, il est tentant de définir l'œuvre comme une simple « fiction théorique » (p. 302) subsumant l'ensemble de ses concrétisations[25]. Ce serait toutefois retomber dans les difficultés du psychologisme, incompatibles avec la nature intersubjective du langage. Mais cela ne nous dit toujours pas ce qu'est l'œuvre. L'Œuvre d'art littéraire, comme les textes ultérieurs d'Ingarden, suggèrent qu'elle est une structure, l'ensemble solidaire de ses différentes parties dans leur ordre de succession et de ses quatre strates, appréhendable de façon purement intellectuelle, indépendamment de toute opération de concrétisation, et comprise, pour reprendre les termes de René Wellek et Austin Warren, comme « une cause virtuelle d'expériences »[26].

Normes et valeurs

Montrer que l'œuvre n'est pas une simple fiction, ainsi qu'en établir la nature, ne règle pas l'ensemble des questions soulevées par les rapports de l'œuvre à ses concrétisations – et notamment celle de savoir s'il existe des concrétisations plus ou moins riches et, surtout, légitimes ou illégitimes. Une telle question confronte au problème des normes régissant la sphère littéraire, déjà rencontré lors de l'analyse de la fiction. Ingarden ne le pose jamais explicitement comme tel, sans doute parce qu'il pense en termes d'essence d'une chose ou d'une pratique[27], et ce bien qu'il traite l'œuvre littéraire comme le type même de l'objet humainement (i.e., par des actes de conscience) institué. 

Ainsi que le suggère la partition entre discours de fiction (ou discours littéraire : chez Ingarden, c'est tout un) et discours de savoir, Ingarden considère comme hors de la fonction des œuvres littéraires le fait de tenir un discours sur le monde. Il est un tenant de la partition la plus stricte entre le cognitif et l'esthétique – de même, d'ailleurs, qu'entre celui-ci et le moral ou le didactique. Tout en reconnaissant l'existence de textes porteurs d'une idée, d'une thèse, ou d'une morale, il considère que ceux-ci dérogent à l'accomplissement de la fonction qui leur est propre en tant que textes littéraires. Cette fonction est esthétique[28]. Elle est de permettre au lecteur la constitution d'un analogue du monde, analogue qui trouve son accomplissement dans l'expression de ce qu'Ingarden nomme des « qualités métaphysiques ». Les qualités métaphysiques, ce sont

le sublime, le tragique, le terrible, l'émouvant, l'insaisissable, le démoniaque, le sacré, le coupable, le triste, l'indescriptible clarté de la joie, mais aussi le grotesque, le ravissant, le léger, la sérénité, etc. (p. 247).

Elles apparaissent dans divers événements et diverses situations « comme une atmosphère spécifique qui plane sur les hommes et les choses pris dans ces situations, et qui pourtant pénètre et transfigure tout de sa lumière » (ibid.). Elles sont ce qui donne à la vie son prix. Les œuvres littéraires permettent d'en faire l'expérience sans en être submergé, de les contempler plutôt que de les subir, grâce à la séparation des mondes qu'elles projettent d'avec notre monde. La partition cognitif / esthétique se transforme en une partition cognitif / émotionnel.

Ingarden retrouve ici un thème classique de l'esthétique – et dont l'une des expressions est connue sous le nom de « paradoxe du plaisir tragique » : la possibilité qu'offre la fiction de faire certaines expériences sans en subir les effets éventuellement négatifs, autrement dit, de connaître les analogues d'expériences authentiques (où l'on retrouve Meinong et Witasek) – en raison même de la différence entre les mondes fictionnels et le monde réel[29]. Il retrouve également ce qu'on pourrait appeler « le mystère (ou l'aporie) de la fiction », qu'exprime d'une certaine façon le quasi de « quasi jugement » : la fiction, c'est à la fois le réel, moins que le réel, plus que le réel. Et l'on s'en tiendra là – non sans suggérer que c'est peut-être en se fondant sur une définition trop étroite de la cognition qu'Ingarden en exclut l'expérience des qualités métaphysiques : faire l'expérience du tragique ou de la joie, n'est-ce pas être amené à comprendre ce qui, dans notre vie, produit de telles émotions ?[30]

La postérité de L'Œuvre d'art littéraire

En écrivant L'Œuvre d'art littéraire, le projet d'Ingarden était d'éclaircir la nature et le mode d'existence d'une certaine catégorie d'objets : les œuvres littéraires, qui présentent la caractéristique remarquable de n'être rien sans la conscience d'un auteur et celle d'un lecteur, tout en étant irréductibles à l'une comme à l'autre. Ce projet l'a conduit à examiner les conditions de la compréhension des œuvres littéraires, et de leur action sur les lecteurs. Les formulations méthodiques et rigoureuses qu'il a données des problèmes de l'objectivité de l'œuvre littéraire, de sa réception, de la nature de la fictionalité, expliquent sans aucun doute sa reconnaissance par René Wellek comme précurseur du New Criticism, la discussion de ses thèses sur la lecture et la fiction par Wolfgang Iser et Käte Hamburger. Dans le domaine français, des philosophes d'inspiration phénoménologique comme Mikel Dufrenne et Paul Ricœur lui ont consacré des analyses[31]. La postérité de l'œuvre d'Ingarden, et tout particulièrement de L'Œuvre d'art littéraire, est donc loin d'être négligeable – bien qu'elle ait souffert de l'histoire tourmentée du pays d'Ingarden, la Pologne, au vingtième siècle.

Cette œuvre a-t-elle encore un intérêt – autre qu'historique ? A cette question, il a déjà été partiellement répondu plus haut, dans la section « De l'œuvre littéraire à l'œuvre d'art » ; on ajoutera qu'elle rencontre des échos dans tout un pan de la réflexion contemporaine sur la fiction : le problème de l'illusion perceptive a été, sous la dénomination d'« immersion fictionnelle », repris à nouveaux frais par Jean-Marie Schaeffer ; aux quasi jugements, Kendall Walton a substitué les quasi émotions[32]. L'Œuvre d'art littéraire n'est pas tout à fait démodée.


Notes

[1] Traduction modifiée sur la fin.

[2] Cet exposé est issu d'une présentation orale de L'Œuvre d'art littéraire effectuée en mai 2004 dans le cadre du séminaire d'élèves « Théorie littéraire et esthétique » à l'École Normale Supérieure. Il a bénéficié de la relecture avisée de Sylvie Servoise et (comme toujours) de Nicolas Wanlin, co-organisateur du séminaire. 

[3] Ingarden cité par Patricia Limido-Heulot, éditrice de Roman Ingarden, Husserl, La controverse Idéalisme-Réalisme, Vrin, 2001, p. 15. La longue introduction de Patricia Limido-Heulot est un exposé détaillé du projet philosophique d'Ingarden, et l'une de mes principales sources d'informations sur ce sujet.

[4] Husserl, La controverse Idéalisme-Réalisme, op. cit., p. 9.

[5] Pour une définition plus précise et une brève discussion, je renvoie à Roger Pouivet, « Intentionnalité », dans Grand Dictionnaire de la philosophie, sous la direction de Michel Blay, Larousse, 2003. 

[6] Husserl, La controverse Idéalisme-Réalisme, op. cit., p. 33.

[7] Untersuchungen zur Ontologie der Kunst : Musikwerk. Bild. Architektur. Film, Max Niemeyer Verlag, 1962. Il existe une traduction française de l'étude consacrée à l'œuvre musicale : Qu'est-ce qu'une œuvre musicale ?, traduit de l'allemand et présenté par Dujka Smoje, Christian Bourgois, 1989.

[8] Amie Thomasson, « Roman Ingarden », The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Spring 2004 ed.), Edward N. Zalta (ed.) ; URL = <http//plato.stanford.edu/archives/sp2004/entries/ingarden/> – une très claire et très utile présentation de l'œuvre d'Ingarden, ainsi qu'une défense de son actualité. Il en existe une autre, limitée à ses travaux en théorie de la littérature : celle de René Wellek, dans A History of Modern Criticism : 1750-1950. Volume 7 : German, Russian, and Eastern European Criticism, 1900-1950, Yale University Press, 1991, p. 379-398.

[9] Pour davantage de précisions sur la pensée de Twardowski et son influence sur Ingarden, je renvoie à Barry Smith, « Kasimir Twardowski : On Content and Object », dans Austrian Philosophy : The Legacy of Franz Brentano, Open Court, 1994, p. 155-191.

[10] Roman Ingarden, Vom Erkennen des literarischen Kunstwerks, Max Niemeyer Verlag, 1968. Il n'existe pas de traduction française de ce livre; il en existe par contre une traduction anglaise : The Cognition of the Literary Work of Art, translated by Ruth Ann Crowley and Kenneth R. Olson, Northwestern University Press, 1973. Ingarden a consacré quelques textes à l'épistémologie de la connaissance littéraire, rassemblés par Rolf Fieguth sous le titre Gegenstand und Aufgaben der Literaturwissenschaft. Aufsätze und Diskussionsbeiträge (1937-1964), Max Niemeyer Verlag, 1976.

[11] La notion d'intentionnalité collective a trouvé une formulation plus rigoureuse à partir de la théorie des actes de langage chez John Searle, La Construction de la réalité sociale (Gallimard, 1998). La critique du psychologisme est un thème qu'Ingarden hérite de son maître Husserl. Il est également au centre de l'œuvre de Frege, l'un des pères de la philosophie analytique, dont on aura l'occasion de voir qu'il distingue discours littéraire et discours scientifique d'une façon très analogue à celle d'Ingarden. Sur Husserl, Frege et la critique du psychologisme, voir le premier chapitre de Pascal Engel, Philosophie et psychologie (Gallimard, 1996). 

[12] Dans Gegenstand und Aufgaben der Literaturwissenschaft, op. cit., p. 56 (je souligne; la traduction de « Gegenständlichkeiten » par « objectités » est empruntée à la version française de L'Œuvre d'art littéraire).

[13] Untersuchungen zur Ontologie der Kunst, op. cit., p. 327.

[14] Dans Écrits logiques et philosophiques, Le Seuil, 1994, p. 102-126. Voir aussi Jacques Bouveresse, « Fait, fiction et diction », dans les Cahiers du Musée National d'Art Moderne, n° 41, automne 1992, p. 15-32.

[15] Dans la Revue d'esthétique, PUF, II, 2, avril-juin 1949, p. 162-180.

[16] Je m'inspire ici d'une formule de Jacques Bouveresse, qui parle de « la capacité très remarquable que nous exerçons, dans le contexte de la fiction, de simuler l'existence d'un objet désigné » (« Fait, fiction et diction », art. cit., p. 16). Dans Logique des genres littéraires (Le Seuil, 1986), Käte Hamburger qualifie de psychologique la notion de quasi jugement. Elle observe que toute l'analyse des énoncés de fiction proposée par Ingarden repose sur le présupposé de la reconnaissance initiale d'un texte comme fiction – ce dont Ingarden lui a donné acte.

[17] « Entretenir » est inspiré par certains théoriciens anglo-saxons contemporains de la fiction (Peter Lamarque, Noël Carroll, Robert Yanal), qui caractérisent ce que l'on pourrait appeler l'« attitude fictionnelle » comme le fait d'« envisager » (entertain) des pensées, et non de les croire. Selon Ingarden, un jugement, c'est-à-dire le passage de l'objet projeté par une assertion à son référent, comporte trois étapes : transposition dans la sphère d'être appropriée, thèse d'existence, ajustement de l'objet à son référent. Dans le cas des quasi jugements, c'est la dernière étape qui n'est jamais menée à son terme.

[18] Barry Smith, Austrian Philosophy, op. cit., p. 131. Cette citation est extraite du chapitre « Alexius Meinong and Stephan Witasek : on Art and Its Objects », p. 125-153. Smith fait le rapprochement avec Ingarden.

[19] Gegenstand und Aufgaben der Literaturwissenschaft, op. cit., p. 121.

[20] Ingarden, dont la thèse de doctorat a porté sur Bergson, partage son sentiment de déception devant l'indétermination du langage.

[21] Voir Wolfgang Iser, « The Reading Process : a Phenomenological Approach », dans The Implied Reader, John Hopkins University Press, 1974, p. 274-294, et, bien sûr, L'Acte de lecture. Théorie de l'effet esthétique (Mardaga, 1997), particulièrement les pages 289-315.

[22] Vom Erkennen des literarischen Kunstwerks, op. cit., p. 54-55. Voir aussi « De la connaissance de l'œuvre littéraire », Archives de philosophie, tome 31, cahier 2, avril-juin 1968, p. 202-263, traduction française d'une première version polonaise de l'ouvrage d'Ingarden, où l'exemple est celui de la couleur des cheveux du principal protagoniste de Pan Tadeusz (p. 238). La notion d'indétermination est ainsi susceptible de s'appliquer, chez Ingarden, à une fiction didactique, ce qui n'est pas le cas dans la perspective d'Iser. Ingarden récuse le didactisme pour d'autres raisons.

[23] « De la connaissance de l'œuvre littéraire », art. cit., p. 245-246.

[24] Voir Untersuchungen zur Ontologie der Kunst, op. cit., p. 235. 

[25] Ingarden reconnaît cette possibilité ; le raisonnement qui précède est plutôt le mien.

[26] Dans Théorie de la littérature, Le Seuil, 1971, p. 206.

[27] Du moins pas dans L'Œuvre d'art littéraire ; rappelons-nous ce qu'il dit à propos de l'œuvre architecturale. Notons toutefois qu'Ingarden, dans L'Œuvre d'art littéraire, se montre sensible à la possibilité qu'une œuvre devienne inaccessible en raison de la distance entre ses lecteurs actuels et sa langue, ainsi que la culture à laquelle elle renvoie.

[28] Si l'on en croit certaines analyses d'Ingarden, la fonction esthétique est, sous certaines déterminations, « voyageuse » : elle peut venir se greffer à un texte de savoir.

[29] Dans son article de 1947 consacré au film, il s'interroge sur les limites au-delà desquelles fiction et non fiction deviennent indiscernables, entraînant l'échec du processus de « fictionalisation » de l'émotion : voir Untersuchungen zur Ontologie der Kunst, op. cit., p. 321. Bien entendu, le film se distingue de la littérature par une capacité a priori plus grande de produire une illusion perceptive. 

[30] Cette dernière remarque est une suggestion de mes deux relecteurs. 

[31] Dans, respectivement, Phénoménologie de l'expérience esthétique (I). L'objet esthétique (PUF, 1953), p. 258-297, et Temps et récit (III). Le temps raconté (Le Seuil, 1991), p. 304-306.

[32] Dans, respectivement, Pourquoi la fiction ? (Le Seuil, 1999), et Mimesis as Make-believe (Harvard, 1990).



Jean-Baptiste Mathieu

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Dernière mise à jour de cette page le 19 Mai 2008 à 18h08.