Supposer la variabilité du statut fictif/non-fictif à l'intérieur d'un même texte, c'est affirmer que le contenu d'un texte peut décider de son statut. En effet pour Schaeffer et la pragmatique dont il se réclame, à un texte donné correspond un acte de langage donné, fictionnel ou non. (Sauf à considérer le cas intéressant du recueil qui inclue d'emblée une superposition et juxtaposition d'actes de langage.) Admettre une variabilité du statut fictionnel - c'est-à-dire en somme une pluralité d'actes de langage - à l'intérieur d'un texte, cela supposerait alors l'identification du statut fictif ou non fictif du texte par des critères internes, c'est-à-dire textuels. En ce cas, il faudrait alors renoncer à la perspective pragmatique qui, Dorrit Cohn a raison de le souligner, "nient a priori que des marqueurs spécifiques à la fiction puissent être découvert à l'intérieur des textes eux-mêmes" (Le Propre de la fiction, 169. Voir aussi le compte-rendu de l'édition en anglais).
Or il me semble que la théorie pragmatique joue un rôle fondamental dans l'analyse de la fiction même si on peut regretter que Schaeffer ne prennent que faiblement en compte la spécificité de la fiction précisément littéraire. Car néanmoins la théorie pragmatique et cognitive dans laquelle il s'inscrit reste la seule "vraie" définition du terme de fiction, la seule à vraiment légitimer l'emploi du terme de fiction qui réfère d'abord à un acte de faire-semblant. En dehors de cette définition, parler de fiction revient plus ou moins à désigner un certain type de narration, une série de caractéristiques stylistiques, un certain type d'énoncé linguistique où l'imaginaire joue un rôle important - monologue intérieur, discours indirect libre.... Si la pragmatique n'est pas une perspective nécessairement très utile sur le plan de la réflexion concrète sur les textes - comment identifier l'intention (de fiction ou non) qui préside à la production de tel ou tel texte - elle reste indispensable sur le plan de la pensée théorique de la fiction (la conjonction des deux plans n'ayant pas toujours été totalement résolue).
Penser la fiction à l'intérieur d'un texte non fictionnel sans renoncer aux éléments de définition posés par la pragmatique, c'est alors :
- première possibilité :
- deuxième possibilité :
- troisième possibilité dans la suite de la seconde :
Plus globalement la question qui se pose est la suivante : le statut pragmatique d'un texte serait-il nécessairement décidé une fois pour toutes ? Comme toute perspective pragmatique sur la fiction, cette hypothèse qui se place du point de vue des intentions est difficile à valider par l'analyse des textes. Elle permet simplement, sur le plan théorique, de nuancer sans les abandonner les conclusions de Schaeffer somme toute peu conformes à l'expérience concrète de lecture qui ne se satisfait pas d'un contrat établi une fois pour toutes et se fonde au contraire sur une série de surprises et de fluctuations auxquelles participe l'expérience de la fiction.
En revanche le "ou bien" de la perspective pragmatique - je suis dans la fiction ou bien je n'y suis pas - semble extrêmement valable pour l'expérience littéraire. On peut certes imaginer un texte caractérisé par un degré d'indécidabilité telle que le lecteur à chaque instant de sa lecture ne pourrait savoir s'il se trouve face à une fiction, mais il semble que même dans ce cas, s'il fallait enregistrer à un niveau infinitésimal ses réactions de lecture, on pourrait mettre en évidence non un flou, une posture intermédiaire mais un basculement permanent du sérieux au ludique. Il y a bien une logique de la fiction qui semble indépassable et Schaeffer l'établit de façon incontestable. Seulement, cela ne devrait pas conduire à l'exclusion de la notion de texte problématique du point de vue de son appartenance au domaine du fictionnel. Il y aurait ainsi des textes globalement non fictionnels, disons des essais, qui font une place dans leur dynamique discursive, à d'authentiques situations de fiction et inversement, des textes globalement fictionnels qui font place à d'authentiques situation de discours sérieux pour suivre la terminologie de la pragmatique.
Deuxième point, ce développement des études sur la fiction qui nous mène à Schaeffer se place dans une optique d'analyse de la fiction verbale que nous dirons totalisante. En effet, il s'agit toujours de délimiter le champ du fictionnel et la validité des systèmes définitionnels est jugée en fonction de l'opposition logique du nécessaire et du suffisant. C'est ainsi que Schaeffer récuse la pertinence des définitions sémantiques de la fiction car "dans l'hypothèse la plus favorable elles réussissent à énoncer une condition nécessaire de la fiction mais s'avèrent incapable de dégager une condition suffisante" (Schaeffer, p.209). Or, en pratique sinon en théorie, il semble impossible de séparer les modalités attentionnelles des lecteurs d'un certain nombre de signaux linguistiques que Schaeffer n'invalide que parce qu'il s'agit d'établir des critères nécessaires. Cependant, si les critères linguistiques ou mieux textuels car il n'ont pas d'existence en dehors de leur réalisation en texte ne sont pas suffisants en théorie - il existe effectivement des textes qui linguistiquement ne permettent pas de conclure à leur nature fictionnelle ou documentaire -, en pratique, de telles différences sont souvent suffisantes.
La théorie de la fiction n'est valable pour Schaeffer qu'à condition de fournir l'instrument d'une différenciation de la fiction et du mensonge ou de l'erreur. En retour, l'enjeu est bien la construction d'une théorie homogène dont l'homogénéité même prouve la valeur : le défaut des théories sémantiques est pour Schaeffer qu'elles doivent recourir in fine à des critères exogènes, qui sont ceux-là mêmes de la définition pragmatique. Car il faut, sur le modèle scientifique qui guide la démarche de Schaeffer, que la modélisation théorique de la fictionnalité - c'est d'abord un processus qui intéresse Schaeffer et justifie la diversité des manifestations considérées dans Pourquoi la fiction ? - ait une application optimale. Au-delà de l'apport inestimable de cette réflexion en termes de mise à plat des présupposés idéologiques et approximations terminologiques ou épistémologiques qui caractérisent la pensée de la fiction - après lecture la "fiction" dresse sa silhouette épurée sur l'horizon de nos représentations mentales -, Schaeffer nous laisse au seuil d'un monde clairement divisé entre représentations fictionnelles et représentations non fictionnelles, ce qui était d'ailleurs le but de l'ouvrage, excluant absolument tout moyen terme. La fiction est, dans ce système binaire, l'autre de la non fiction par rapport à laquelle elle se définit.
Mais c'est, comme nous le disions plus haut, qu'il s'agit bien, pour Schaeffer, comme pour les tenants d'une définition sémantique finalement, et malgré le titre de son ouvrage qui évoque, par opposition à Qu'est-ce qu'un genre littéraire ? une approche qui, sur le modèle du "Quand y a-t-il art ?" de Goodmann - qu'il reprend d'ailleurs à son compte dans Les célibataires de l'art - semble prendre ses distances vis à vis des approches essentialistes, de formuler une définition non pratique ou événementielle mais conceptuelle de la fiction. Loin de nous néanmoins l'idée d'en faire reproche au philosophe. Simplement il semble que la réflexion sur la fiction ne peut être totalement satisfaisante dans son application à l'objet littéraire si quel que soit par ailleurs leur apport, elle est laissée au soin des seuls linguistes et philosophes. La littérature de fiction mérite une approche littéraire qui ne peut se passer de l'événement de l'oeuvre singulière, insaisissable par l'universalité du concept.
A suivre les critères d'analyse de Schaeffer, parler de fiction à propos d'un essai sur l'art par exemple n'a aucune pertinence, et ne pourrait aboutir qu'au contre-sens, à l'erreur épistémologique, à la mauvaise lecture. Peut-être alors qu'effectivement la fiction risque de retomber dans le flou et le relatif de la "connaissance confuse" que Deguy, néanmoins, célébrait en ouverture d'un numéro déjà ancien de Poétique. Or, il ne s'agit pas de prendre tel ou tel essai pour de la fiction alors qu'il n'en est pas, nous le prenons pour ce qu'il est, un texte à discours sérieux, selon la définition de la pragmatique, mais nous n'excluons pas l'idée d'une présence de la fiction dans ces textes, et c'est cette même présence qui constitue l'impensable et l'impensé de la théorie de Schaeffer. Non que l'on substitue là un concept poétique - la présence - à un autre, mais bien que penser la fiction en terme de présence, de venue en présence permet d'accommoder la question de la fiction aux expériences concrètes de lecture. Il y aurait une présence de la fiction que l'intitulé du colloque, "l'effet de fiction" semble effectivement confirmer. Parler d'effet de fiction implique en effet l'impression produite d'un phénomène particulier intervenant dans certaines conditions, l'effet de fiction compris non comme effet de la fiction mais comme "effet-fiction" (Calle-Grüber), suggère la modification d'un fonctionnement normal et permet d'imaginer la fiction en des termes autres que ceux de la destination globale du texte. Il s'agirait alors non pas seulement d'examiner les effets caractéristiques du texte fictionnel, c'est-à-dire plus globalement la nature de la fictionnalité dans le roman par exemple, mais de tenter de saisir l'irruption de la fiction comme effet, là où, dans la stabilité du contrat non fictionnel, la fiction dans son apparition fugitive réfléchit sa propre nature illusoire ou d'apparition. N'est-ce pas alors là, quand toutes les garanties du discours sérieux sont en place, qu'il faut le plus se méfier de l'effet de fiction ?
Lorsque Schaeffer affirme que les critères linguistiques tels que " l'usage d'anaphoriques sans antécédents, le style indirect libre et plus généralement les techniques de focalisation intérieure " (Schaffer, p. 265) ne sont pas suffisants pour déterminer dans tous les cas la nature fictionnelle ou non d'un énoncé puisqu'on les trouve également dans les discours sérieux du " nouveau journalisme " ou des historiens de l'antiquité, sa conclusion est alors la suivante : " cette interpénétration qui amène le discours factuel à emprunter des procédés formels au récit de fiction, tout autant que celui-ci emprunte au discours factuel, est [...] un signe supplémentaire du fait que l'opposition entre le récit de fiction et le récit factuel ne doit pas être abordée dans les termes d'une épistémologie empiriste mais d'un point de vue fonctionnel donc pragmatique. " (p. 265). Ne pourrait-on au contraire imaginer la possibilité que ces procédés constituent des îlots de fiction dans un discours globalement sérieux ? Encore une fois entendons-nous bien : par îlots de fiction nous ne voulons pas prendre en compte n'importe quelle manifestation de l'imaginaire : nous serons encline à parler de fiction lorsqu'intervient dans le texte, un mode autre du discours qui oblige le lecteur, pour un moment, à entrer dans un comme si, l'espace du comme si fictionnel, dont, et nous retrouvons Schaeffer, la nature fictionnelle n'a de sens que par ce changement des données de base du discours comme acte communicationnel.