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L'immobilité du récit. Quelques considérations sur la narration romanesque au XVIIIe siècle, par Nathalie Kremer (FWO – K.U.Leuven)

Ce texte est la version développée d'un article à paraître chez Peeters dans les actes du colloque La Partie et le tout. Les moments de la lecture romanesque sous l'Ancien Régime (XVIIe-XVIIIe siècles).



L'immobilité du récit. Quelques considérations sur la narration romanesque au XVIIIe siècle


Littérature et peinture sont traditionnellement différenciées sur base de l'opposition entre le temps et l'espace. Lessing en donne la plus haute formulation théorique dans son Laocoön en 1766: la poésie doit représenter la temporalité des séquences verbales en relatant des objets en mouvement (c'est-à-dire des actions); la peinture doit reconstituer l'instant pictural dans toute la spatialité des objets immuables:

S'il est vrai que la peinture emploie pour ses imitations des moyens ou des signes tout autres que la poésie, c'est-à-dire des formes et des couleurs enfermées dans l'espace, tandis que celle-ci emploie des sons articulés qui se succèdent dans le temps; s'il est incontestable que les signes doivent avoir une relation naturelle et simple avec l'objet signifié, donc, des signes rangés les uns à côté des autres ne peuvent exprimer que des objets qui existent ou dont les parties existent les unes à côté des autres, de même que des signes qui se suivent les uns après les autres ne peuvent représenter que des objets qui se suivent ou dont les parties se suivent les unes les autres.[1]

Cette différence d'objet est érigée en une véritable limite entre les deux arts par Lessing: la poésie est un art temporel qui doit décrire le mouvement, et n'a pas à décrire le moment immobile, qui relève du domaine de la peinture[2].

Dans ses écrits sur la peinture, Diderot reprend à son compte cette conception de la poésie et de la peinture en insistant régulièrement sur l'idée capitale du «moment» du peintre, qui implique la recherche de la force maximale de l'expressivité du tableau[3]. Or il est intéressant de noter que pour Diderot, l'expression maximale du tableau s'atteint seulement lorsque le peintre représente non pas le moment même de l'accomplissement de l'action, mais le moment qui est sur le point d'être achevé, le moment, autrement dit, qui contient en lui-même ce qui lui précède, et ce qui lui suit:

J'ai dit que l'artiste n'avait qu'un instant, mais cet instant peut subsister avec des traces de l'instant qui a précédé et des annonces de celui qui suivra. On n'égorge pas encore Iphigénie, mais je vois approcher le victimaire avec le large bassin qui doit recevoir son sang, et cet accessoire me fait frémir.[4]

Le «moment» du peintre semble dès lors non pas consister en un instant unique, isolable et indivisible, mais relever d'une continuité. Autrement dit, l'espace de la toile forme la fusion de plusieurs moments qui inscrivent dans la délimitation spatiale une nette dimension temporelle.

Or de la même façon que la peinture tente de rejoindre une temporalité au sein de forme spatiale, la poésie met en œuvre une spatialité au sein même du déroulement temporel qu'elle expose. C'est de cette ‘spatialité' de la littérature qui apparaît au cœur de sa temporalité qu'il s'agira dans cet article. Elle s'oppose radicalement à la conception plutôt répandue du temps littéraire selon un déroulement linéaire mais vise, au contraire, à montrer que le récit consiste en une certaine forme d'immobilité. La conception traditionnelle de la littérature comme une succession d'événements dans le temps repose sur l'assimilation (inconsciente ou non) du geste de l'écriture ou de la lecture qui est nécessairement linéaire, et de l'univers imaginaire qu'il représente – et qui ne l'est pas. À notre avis, cet imaginaire que met en œuvre le roman du XVIIIe siècle consiste moins en une successivité de faits dans un ordre temporel qu'il n'est spatial, itinérant, à la façon dont Cleveland voyage à la recherche d'une vérité qui n'est autre que celle sur lui-même, et se manifeste dans une errance qui est bien plus circulaire que dirigée vers une finalité pré-définie.


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Plusieurs formes de spatialité possibles sont à distinguer dans la littérature classique. Une spatialité au sens littéral du mot d'abord, d'ordre thématique; une spatialité d'ordre stylistique ensuite; et enfin une dernière – qui nous intéressera ici – d'ordre structurelle. La forme la plus littérale de la spatialité de la littérature, premièrement, se développe à travers le topos du voyage dont la littérature du XVIIIe siècle abonde. Il implique la volonté de découvrir non seulement de nouveaux espaces, mais à travers cela de nouvelles idées et sensibilités. Cette quête de la nouveauté et de l'étonnement implique l'affinement du regard que l'on porte sur les choses et peut mener jusqu'à un sentiment d'aliénation au sein de l'habituel. Les Lettres persanes sont emblématiques de ce topos du regard étranger à travers le thème de l'éloignement. Dans Cleveland, ce thème du voyage qui, quoi qu'il ait un certain but (celui de retrouver Fanny et Lord Axminster, celui de retrouver l'île de La Rochelle ou celui de rentrer en France) prend la forme d'une errance, d'un trajet qui n'est pas linéaire mais qui ondule, circule, se dédouble et même quelquefois fait demi-tour. Tout cela pourrait être montré par l'analyse des différentes étapes du voyage de Cleveland, mais cela ne forme pas le centre de notre propos. Il nous importe plutôt de relever que ce regard nouveau amené par le voyage, qui dans Cleveland est un approfondissement de soi, ne se réalise pas uniquement à travers le thème du voyage, mais peut-être même le mieux dans son contraire: si le voyage est mouvement, le récit est immobilité. En effet, le récit du XVIIIesiècle a pour caractéristique intéressante qu'il n'avance pas, ou ne veut pas avancer. Or, représenter les choses en faisant du sur-place, c'est nécessairement explorer tous les possibles et impossibles d'une situation en pénétrant toujours plus profondément sa signification. C'est non pas se diriger vers un dénouement mais c'est dénouer constamment la situation, en démêlant les éléments variés et en explorant les différentes dimensions qu'elle implique. Voilà le sens de ce que nous appelons la spatialité de la littérature, qui n'exclut pas la présence d'une temporalité mais qui en annule le sens de progression, d'avancée, de linéarité, pour la présenter comme une constellation d'événements ou de sentiments qui ont lieu ou non, qui sont énoncés ou non, mais qui sont impliqués dans la situation et concourent tous à la faire durer. Cette constellation d'événements épars, même fragmentaires, construisent une toile qui forme le véritable telos du roman, converti en tela. Le récit romanesque comme une toile narrative, voilà l'hypothèse que nous voulons développer dans ce qui suit.

Au niveau stylistique, cette toile narrative se manifeste à travers l'effort de visualisation que met en œuvre la narration, lorsque le récit «se fait tableau». La figure de l'hypotypose est le procédé de visualisation du récit par excellence. On pourrait la définir avec Perrine Galand-Hallyn comme étant «toute forme de description particulièrement vivante, capable, comme un songe, de donner au lecteur l'illusion de voir des objets ou des êtres absents.»[5] Le récit se rapproche du tableau lorsqu'il est générateur d'une représentation si intense qu'elle rend son objet pour ainsi dire sensible: cette idée fut déjà définie par Lessing en parlant de l'enargeia au chapitre XIV du Laocoon[6].

C'est exactement cette forme d'écriture que tâche d'atteindre Cleveland. Il est significatif que l'on trouve dans ce qui est l'un des plus longs romans du XVIIIe siècle la volonté du mémorialiste éponyme de ‘tout vouloir dire en une seule fois', d'un trait, comme pour «faire tableau»:

En quelque nombre que soient mes infortunes, et quelle que soit leur diversité, elles agissent aujourd'hui tout à la fois sur mon cœur; le sentiment qui m'en reste n'a point la variété de sa cause; ce n'est plus, si j'ose parler ainsi, qu'une masse uniforme de douleur, dont le poids me presse et m'accable incessamment. Je voudrais donc, si cela était possible à ma plume, réunir dans un seul trait toutes mes tristes aventures, comme leur effet se réunit dans le fond de mon âme.[7]

La linéarité gêne le mémorialiste qui cherche à donner une image une, transparente, de ses malheurs, pour les «faire voir» d'un seul trait, de façon évidente. Ce type de description du récit, qui le rapproche de la peinture, suppose un arrêt du flux temporel pour se concentrer sur l'intensité d'une image-tableau. «L'ordre me gêne», écrit encore Cleveland, je voudrais pouvoir «représenter tous mes malheurs à la fois». Cette façon de fabriquer une toile narrative qui est visualisable pour le lecteur forme une deuxième sorte de spatialisation du récit. Notons que l'insistance dans les romans du XVIIIe siècle sur l'écriture comme une esquisse picturale des sentiments est un topos lié à cet aspect de la spatialité du roman. Ainsi, dans La Poupée de Bibbiéna (1747), on voit le narrateur se métamorphoser en savant-peintre dès qu'il s'agit d'émettre des considérations sur le récit qu'il vient de tenir:

Je ne vous ai pas encore dit, madame, que j'avais sur moi ce qui m'était nécessaire pour écrire, et que je griffonnai aussitôt [tout ce que j'avais entendu]. Je crayonnai l'esquisse d'un tableau que je n'aurais jamais tenté d'animer par les agréments du coloris sans vos ordres. Peut-être aurais-je mieux fait de ne m'en tenir qu'à l'ébauche; peut-être me trouverez-vous aussi faible dans le dessin que peu expert à nuancer des couleurs. Mais enfin, madame, daignez vous souvenir que je vous ai obéi.[8]

Prendre des notes c'est crayonner une esquisse, écrire c'est peindre un tableau, le remplir de couleurs. La volonté d'écrire est donc avant tout celle de décrire pour donner une image vivante aux yeux du lecteur. En ce sens, le genre du récit que l'on appelle la description et que Gérard Genette jouxte aux catégories de la narration, du dialogue et du discours dans les «Frontières du récit»[9], apparaîtrait comme le plus fondamental pour définir le roman au XVIIIe siècle. La description n'est bien entendu pas à prendre dans un sens réduit d'une énumération en liste d'objets visibles, mais dans sa dimension tentaculaire d'une «expression totale», qui comprend la narration en tant que pratique fondée sur l'enchaînement logique des idées[10]. Nous pourrions poser les choses plus radicalement encore, en comprenant la description comme la répétition, à savoir la répétition en profondeur d'un même argument, que le roman se plaît de tourner et de retourner inlassablement au fil des pages qu'il présente au lecteur.

Nous touchons ainsi à une troisième forme de spatialité du roman. Outre sa manifestation littérale à travers la thématique du voyage ou celle stylistique par la visualisation que s'efforce d'atteindre l'écriture, la toile narrative se construit également, pour ne pas dire surtout, au niveau de la structure du récit, dans ce que nous pourrions appeler la tentation de la lenteur voire de l'immobilité du récit, dans une sorte de sur-place de la narration qui se réalise à travers la récurrence des événements. Nombre de récits au XVIIIe siècle font preuve, en effet, d'une relative «immobilité» d'action, que se soit par la répétition des événements narrés en faisant appel à la superposition de points de vue sur un même événement, à la façon du roman épistolaire polyphonique; ou que ce soit par la répétition de la trame à travers le dédoublement du récit, comme le récit de la vie de Marianne se dédouble par celui contenant la vie de Mlle de Tervire, qui pourrait à son tour se dédoubler et ainsi à l'infini comme l'indiquerait l'inachèvement de l'œuvre; ou encore l'immobilité s'atteindrait par l'accumulation de versions possibles et vraisemblables d'une situation qui n'atteignent toutefois jamais à la vérité, ce dont Cleveland reste sans égal. Nous développerons à présent quelques exemples de ces différentes sortes de spatialité de la narration par la circularité, en prenant comme paradigmes deux romans de Madame de Tencin, Les Mémoires du comte de Comminge et Les Malheurs de l'amour.

Dans l'incipit de ses mémoires, le comte de Comminge déclare:

Je n'ai d'autre dessein en écrivant les Mémoires de ma vie que de rappeler les plus petites circonstances de mes malheurs, et de les graver, s'il est possible, plus profondément dans mon souvenir.[11]

Il ne s'agit pas ici de donner des aventures ou des hauts-faits de héros, mais de détailler les mille circonstances des sentiments éprouvés en les «gravant» dans le souvenir – notons que le terme «graver» pose la rencontre du lisible et du visible. Or, détailler un sentiment, c'est aller en profondeur, chercher le petit, l'infime, le connexe. C'est non pas passer d'une chose à une autre pour avancer dans une action, mais c'est prendre une action pour l'explorer en profondeur, spatialement, c'est le circonscrire dans toute sa complexité en le redisant sans cesse d'une autre façon. De cette façon, comme le note Michel Delon dans la préface de son édition,

L'écriture participe du mouvement d'approfondissement de soi, à travers la souffrance. Par son récit, le narrateur ne prétend que graver ‘encore, s'il est possible, plus profondément' les malheurs qui font son désespoir. […] Les derniers mots renvoient aux premiers et le texte se boucle: le comte n'a plus ‘d'autre occupation que celle de pleurer ce qu'[il a] perdu.' Les larmes se confondent avec l'encre, l'écriture avec une expérience de la perte. […] Dans le désespoir de sa mort [de sa maîtresse], il ne peut que ressasser son deuil. L'idée moderne de littérature fait son chemin dans cette exploration de la mort et de la parole impossible.[12]

L'écriture n'est ici plus que la réitération incessante du sentiment malheureux lié à l'amour impossible, elle est répétitivité pure. C'est dans le ressassement du même que se manifeste la «parole impossible», et que le roman s'immobilise dans la douleur. Dans les Mémoires du comte de Comminge, la redite prend la forme d'une boucle, dans le sens où les derniers mots de désespoir du roman renvoient aux premiers, comme le soulève Michel Delon. Cette narration en boucle ou circularité du roman se retrouve également au niveau interne de la structure dans la mise en abyme des récits. En effet, le récit parallèle à celui du comte de Comminge que fait Dom Gabriel – qui n'est autre que le beau-frère d'Adélaïde de Lussan, devenue Mme de Bénavidès, toujours aimée du comte de Comminge – fonctionne initialement comme un récit-miroir[13]. Les deux récits se rencontrent à travers le seul personnage d'Adélaïde pour laquelle les deux hommes éprouvent un amour indestructible. Adélaïde constitue donc un socle argumentatif, développé doublement dans ce roman, dans deux narrations qui s'emboîtent puis se rejoignent. Les deux hommes partageront ainsi le même sort, celui de pleurer l'amour perdu en attendant la mort (Dom Gabriel) dans un état de solitude complète (Comminge).

La narration développe ainsi selon une structure redoublée qui établit une immobilité d'action. Lorsque le récit de Dom Gabriel prend fin et que le redoublement aboutit à la fusion, nous assistons à ce qu'on pourrait appeler de prime abord une ‘suite', une ‘continuation' de l'histoire[14], puisqu'Adélaïde que les deux hommes pleurent s'avère n'être pas morte. Mais c'est là à nouveau moins une progression ou une suite du récit qu'un renouvellement de la situation, dans la mesure où Adélaïde retrouvée produit son histoire au moment même où elle meurt. Le récit ne fait donc aucune avancée, mais seulement un rebondissement, une variante sur la même situation, comme on trouve des degrés de couleurs sur la palette du peintre.

Nous touchons ici sur un grand principe de la narration, tant souligné par les romanciers mêmes pour faire valoir leurs écrits, qui est celui de la variété. La variété n'est pas qu'un ornement superflu, il est un véritable contentieux au XVIIIe siècle, comme l'a signalé Shelly Charles dans son étude du Pour et Contre[15]. «Les mille et une» variantes du récit visent en effet à dresser un tableau coloré d'une situation où s'enchevêtrent, se croisent, se reflètent, se répondent une diversité d'événements ou de sentiments qui concourent tous à tisser la ‘toile' de la narration. Au XVIIIe siècle la variété est comprise comme le résultat d'un assemblage d'objets distincts dans l'esprit par la faculté de l'imagination. Dans l'Encyclopédie, nous lisons à plusieurs reprises que la faculté de création de l'homme est nulle: toute invention n'est qu'une composition, un réarrangement, une combinaison, à partir d'éléments existants[16]. La variété va de pair avec la nouveauté, car la celle-ci est le résultat d'une combinaison d'éléments variés, où le détail trouve toute son importance, puisque c'est lui qui permet d'«augmenter» la matière, de l'étoffer, comme l'explique Voltaire dans son Dictionnaire philosophique à propos de l'imagination. Le détail est classé comme un élément de «l'imagination active»:

C'est elle qui fait le charme de la conversation; car elle présente sans cesse à l'esprit ce que les hommes aiment le mieux, des objets nouveaux. Elle peint vivement ce que les esprits froids dessinent à peine. Elle emploie les circonstances les plus frappantes; elle allègue des exemples; et quand ce talent se montre avec la sobriété qui convient à tous les talents, il se concilie l'empire de la société.[17]

Le détail assure la force de la narration, non pas sa progression. Un récent article d'Yves Citton[18] touchant la poétique du roman qu'il qualifie d'une «poétique du ‘rien'» va dans ce sens. Son analyse de quelques romans d'Isabelle de Charrière montre qu'ils ont un caractère fragmentaire, qu'ils ne sont que de simples esquisses, des accumulations de détails, de sorte que le roman se constitue non pas par une narration suivie et progressive, mais par des bribes, des fragments, des détails décousus. Il n'est pas question d'une «action romanesque», c'est-à-dire d'un «changement d'état causé par un faire transformateur», affirme Yves Citton, au contraire, le récit tend vers la paralysie, l'immobilité, la fixité[19].

Ce caractère fragmentaire est également caractéristique de La Vie de Marianne, dont le récit «s'embourbe» sans cesse dans les incessantes digressions de la plaisante conteuse par telle ou telle morale, réflexion ou déploration qu'amène le pied ou la coiffe de l'héroïne: «Mais m'écarterai-je toujours? Je crois qu'oui; je ne saurais m'en empêcher: les idées me gagnent, je suis femme, et je conte mon histoire; pesez ce que je vous dis là, et vous verrez qu'en vérité je n'use presque pas des privilèges que cela me donne. Où en étais-je? A ma coiffe, que je raccommodais quelquefois dans l'intention que j'ai dite.»[20] Cette narration sans fin de détails, qui tous concourent à approfondir un état d'âme, fait apparaître le caractère figé du récit.

Ainsi, dans Les Malheurs de l'amour (1747) de Madame de Tencin[21], la narratrice explore les possibilités d'une seule et même situation malheureuse, qui tient à l'amour impossible. Pauline et le comte de Barbasan sont éperdument amoureux, mais leur mariage est d'abord contrecarré par les parents de Pauline qui la destinent au marquis de N…… Lorsque la mère de Pauline épouse celui-ci après le décès de son mari, il faut attendre encore cinq ans aux amants avant de pouvoir se déclarer l'un à l'autre, Pauline n'ayant pas encore atteint l'âge de ses 25 ans où elle sera hors de tutelle. Une infidélité involontaire de la part de Barbasan donnera lieu à un malentendu et au désespoir de Pauline, qui tentera de chercher refuge dans le cloître. Pour la détourner de ce projet, son amie, sœur Eugénie, lui conte ses propres malheurs en matière d'amour qui l'ont amenée à prendre le voile. Ce récit encastré d'Eugénie est un double de celui de Pauline, dans la mesure où, comme chez Pauline, il fait resurgir une situation d'amour impossible où les obstacles à peine levés en amènent d'autres, de sorte que tout prétexte semble bon pour que l'amour n'aboutisse pas à l'union des personnages[22]. Seul l'état final est légèrement différent, puisque Pauline ne se résoudra pas à prononcer ses vœux, tout en décidant toutefois après la mort de son amant de «[renoncer] au monde pour jamais»[23]. Il s'avère ainsi que dans les deux cas, les obstacles les plus puissants au bonheur sont intérieurs, ce sont les sentiments de culpabilité qui empêcheront Pauline de revenir vers son amant ainsi que la crainte de son mépris après que le malentendu est levé. Le bonheur n'est plus possible une fois que l'amour le plus vrai est atteint dans sa pureté.

Le récit d'Eugénie est un double parfait de celui de Pauline, dont il se propose comme un exemplum[24], c'est-à-dire qu'on aurait une superposition et non une juxtaposition d'un même exemple. Cette répétition par dédoublement à travers le récit enchâssé d'Eugénie se retrouve ensuite aussi dans le récit que fait Hippolyte, la malheureuse rivale de Pauline qui viendra lever le malentendu à propos de Barbasan. Le même épisode de l'infidélité de Barbasan sera raconté trois fois, par Pauline d'abord, Hippolyte ensuite et enfin Barbasan lui-même[25], ce qui permet au lecteur de confronter les points de vue et de pénétrer plus avant dans la «vérité» du roman, ou dans ce que l'on pourrait appeler son argument, c'est-à-dire l'impossibilité de l'amour. Le récit s'organise ainsi de façon rigoureusement répétitive, par le croisement des voix qui assurent la polyphonie (la variété) à propos du même argument ressassé: c'est, ici encore, l'impossible narration de l'amour impossible.

Si dans le roman de Mme de Tencin, la répétition des récits est identique, elle peut toutefois dans d'autres récits se réaliser par inversion. On en trouve un exemple dans une nouvelle de Loaisel de Tréogate, L'Empire de la beauté[26], où le récit mis en abyme contient une morale inverse de celle du récit-cadre. Dans le récit enchâssé, le malheureux vêtu de noir que rencontre le narrateur se prosterne dans le deuil de son amour et n'attend que la mort pour se délivrer de sa souffrance en condamnant les passions[27], tandis que le récit-cadre du narrateur se termine sur la joie d'aimer[28] même si cet amour ne doit pas toujours être fidèle. Les deux morales prises ensemble auraient dès lors un effet d'annulation l'une de l'autre, ce qui, là encore, instaurerait le même effet de non-avancement du récit.

À l'instar des Malheurs de l'amour de Mme de Tencin, nombre de romans du XVIIIe siècle s'organisent selon une structure de répétition, qui peut être une récurrence à l'identique ou une récurrence avec variantes. En quelque sorte, dans un certain type de romans du XVIIIe siècle, il ne se passe rien, au sens où il n'y a pas d'avancée, de progrès, mais un écoulement de temps dans l'espace qui se développe comme un filet de pensées, de petits incidents, d'émotions, qui tour à tour creusent les méandres du cœur. Avec le roman du XVIIIe siècle, nous sommes dans le ressassement infini et non pas dans la structure d'un début, d'un milieu et d'une fin. De quelle «fin» parle-t-on dans Le Sylphe de Crébillon, où l'«acte» de séduction n'aura jamais lieu, qui était pourtant l'intention de ce sylphe beau-parleur lorsqu'il apparaît à sa belle au moment où elle est sur le point de s'endormir? Le récit ne sera jamais rien d'autre qu'un récit, au sens d'une digression narrative fait de l'échange qu'auront le sylphe et la jeune femme, et qui sera interrompu par l'entrée inopportune d'une femme de chambre au «moment prégnant». Le lecteur sera séduit par les couleurs les plus vives et les plus variées de la narration mais sera déçu s'il s'attendait à voir l'entreprise menée à bon terme. Narration et description s'interpénètrent dans le récit pour raconter un seul et même argument, qui apparaît comme un texte caché sous le prétexte de la narration.

Il en va de même dans La Poupée de Bibbiéna, où l'on ne trouve aucune progression dans la narration, mais bien un entremêlement constant du discours et de la situation narrative. Dans ce roman, le récit de la poupée-sylphide que rapporte Philandre, et qui a pour but de le convertir à plus de délicatesse de sentiments par l'apprentissage de l'art de la séduction véritable, se construit en deux volets. D'une part, il contient le long récit d'un contre-exemple de séduction, celui de la scène amoureuse entre Julie et Clitandre. Ce récit très détaillé ne sert ici qu'à creuser en profondeur la «scène» qui a lieu entre Philandre et sa poupée-sylphide, sans contribuer aucunement à une quelconque «avancée» du récit, mais en le «motivant» seulement en ce qu'il «illustre» par inversion comment procéder pour séduire de façon efficace. Ici encore, ce contre-exemple fait plutôt arrêter le récit qu'il ne le fait avancer, puisqu'il ne fait que répéter de façon inversée l'enjeu du récit. Le deuxième volet se présente davantage comme un petit traité de séduction que comme une narration romanesque: ce discours a toutefois cela de particulier qu'il reflète au moment même où il est prononcé la situation sur laquelle il se calque. En effet, en expliquant à Philandre comment il faut s'y prendre pour séduire une femme, l'effet des paroles de la sylphide est de pénétrer celui-ci d'amour pour elle de sorte que la leçon de séduction est aussitôt mise en pratique lorsqu'elle est énoncée. Ce n'est pas une coïncidence si l'idée principale du petit traité de séduction de la poupée tient à la «lenteur», au refrènement du désir plutôt qu'à son progrès, pour l'attiser plus efficacement. Ainsi, nous trouvons ici encore non pas une progression mais plutôt un approfondissement de la situation, par l'entremêlement du discours dans la situation narrative. Le roman entier se présente comme une image, c'est-à-dire une illustration (soit par l'exemple raconté, soit par la situation elle-même) de l'idée centrale de la séduction par la lenteur. Paradoxalement, la narration se légitime en ce qu'elle contribue à faire durer ce qui n'est qu'un moment, une performance, la séduction.

S'il est question de lenteur chez Bibbiéna pour que les personnages puissent bien ‘s'imprégner' de leur passion, qu'en est-il de La nouvelle Héloïse, où le principal du texte est occupé par la peinture de l'âme des héros, qui sont en constante recherche d'un idéal de vie éthique? Le désir et la vertu ne cessent de s'affronter au travers des lettres des amants, et lorsque Julie se marie et reconnaît tous les devoirs qu'elle a négligés jusque-là, ce sacrifice de l'amour est exceptionnel et exemplaire, précisément parce que cette passion était unique. «Tel est», dit Julie, «le sacrifice héroïque auquel nous sommes tous deux appelés. L'amour qui nous unissait eut fait le charme de notre vie. Il survéquit à l'espérance; il brava le temps et l'éloignement; il supporta toutes les épreuves. Un sentiment si parfait ne devait point périr de lui-même; il était digne de n'être immolé qu'à la vertu.»[29] «Après avoir prouvé, par la description de la vie à Clarens, que ce retour exemplaire à la loi morale est seul compatible avec le bonheur et la tranquillité, le roman ne pourra plus que répéter l'épreuve centrale, comme lors du retour de Saint-Preux après son périple autour du monde ou lors de la scène sur le lac de Meillerie, où Julie ‘soutint le plus grand combat qu'âme humaine ait pu soutenir: elle vainquit pourtant'. Seule la mort de l'héroïne peut achever ce cycle d'épreuves théoriquement sans fin»[30], affirme Michel Condé dans La Genèse sociale de l'individualisme romantique. La nouvelle Héloïse n'est pas plus un traité de philosophie qu'il n'est un récit d'aventures, mais en tant que roman de l'épreuve du monde, il pousse à son extrême l'immobilité du temps et la spatialité de l'amour.


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Parler pour ne pas mourir: voilà comment l'on pourrait le mieux qualifier la structure narrative des Mille et une Nuits, et peut-être conclure nos propos sur le roman du XVIIIe siècle. La fin est à éviter à tout prix, elle conduit à une narration qui n'avance pas mais qui ralentit voire s'immobilise par la répétition, la variation ou l'inversion de ses propos, à la façon dont la vie de Shéhérazade ne tient qu'aux couleurs du récit et à la surenchère de merveilles que font naître ses mots. La ‘fin' du récit ne peut être que spatiale et non pas temporelle, même si le flux du temps ne peut être arrêté: c'est-à-dire que le récit tend à explorer tout l'espace qu'amène un ‘nœud' de la narration, en mettant en scène des personnages qui n'avancent pas mais pour ainsi dire circulent seulement. C'est pourquoi le cheminement le plus fondamental du roman du XVIIIe siècle semble être celui de la boucle ou du cercle, qui fait de l'itinérance un chemin en spirale dans les tréfonds du moi, et tisse ainsi une toile narrative, que l'auteur comme Pénélope se plaît à faire et à défaire inlassablement en attendant l'arrivée du héros absent.


Nathalie Kremer (FWO – K.U.Leuven)


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[1] Gotthold Ephraim Lessing, Laocoon, ou des limites de la peinture et de la poésie, trad. par A. Courtin, Hachette, 1887, p.126.

[2] Lessing n'adhère donc pas à l'adage «ut pictura poesis»: la conception de l'analogie entre la poésie et la peinture par les critiques qui tantôt «resserrent la poésie dans les limites étroites de la peinture, tantôt […] laissent la peinture embrasser toute la large sphère de la poésie» est qualifiée de «critique vicieuse» par Lessing (Ibid., p.3).

[3] «L'unité de temps est encore plus rigoureuse pour le peintre que pour le poète; celui-là n'a qu'un instant presque indivisible.» (Diderot, Pensées détachées sur la peinture, la sculpture, l'architecture et la poésie; pour servir de suite aux Salons, éd. par Else Marie Bukdahl, Annette Lorenceau et Gita May, in Salons IV: Héros et martyrs, Paris, Hermann, coll. «Savoir: Lettres», 1995, p.397)

[4] Ibid., p.399.

[5] Le Reflet des fleurs. Description et métalangage poétique d'Homère à la Renaissance, Genève, Droz, 1994, p.38.

[6] Trad. par A. Courtin, Paris, Hachette, 1887, p.123.

[7] Le Philosophe anglais, ou Histoire de M. Cleveland, fils naturel de Cromwell, Jean Sgard et Philippe Stewart éds, Paris, Desjonquères, 2003, V, p.415-416, nous soulignons.

[8] Jean Galli de Bibbiéna, La Poupée (1747), Henri Lafon éd., Paris, Desjonquères, 1987, p.140-141.

[9] Figures II, Paris, Seuil, 1969, p.49-69.

[10] Voir les analyses de Stéphane Lojkine dans «Le problème de la description dans les Salons de Diderot», in: Diderot Studies 30 (2007), p.53-72, où il montre que la quadripartion est en fait une seule et même opération réductible à la catégorie fondamentale de la description, prise dans sa dimension large.

[11] Madame de Tencin, Mémoires du comte de Comminge (1735), Michel Delon éd., Paris, Desjonquères, coll. XVIIIe siècle, 1985, p.21.

[12] Ibid., p.13.

[13] Ce récit-miroir fait par le rival de Comminge contient une seule variante, puisque Comminge n'a jamais aimé qu'Adélaïde, tandis que Dom Gabriel est épris initialement de Mademoiselle de N… jusqu'au moment où il rencontrera sa belle-sœur Adélaïde.

[14] Pages 88 sqq.

[15] Shelly Charles, Récit et réflexion: poétique de l'hétérogène dans Le Pour et contre de Prévost, The Voltaire Foundation, at the Taylor Institution, Oxford, 1992, p.13-15.

[16] «L'imagination active est celle qui joint la réflexion, la combinaison à la mémoire; elle rapproche plusieurs objets distants, elle sépare ceux qui se mêlent, les compose et les change; elle semble créer quand elle ne fait qu'arranger, car il n'est pas donné à l'homme de se faire des idées, il ne peut que les modifier.» (Denis Diderot, Jean-Baptiste d'Alembert, Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Neufchastel, Chez Samuel Faulche & Compagnie, 1765, tome 8, art. «Imagination, imaginer», p.561b)

[17] Voltaire, art. «Imagination», Dictionnaire philosophique, in Œuvres complètes de Voltaire, De l'imprimerie de la société littéraire-typographique [éd. de Kehl], 1784, p.271-272.

[18] «Trois fois riens: roman, galanterie, scrupule (Bougeant, Bastide, Charrière)», in L'Assiette des fictions sous l'Ancien-Régime: l'autoréflexivité dans le romanesque de L'Astrée au Manuscrit trouvé à Saragosse, François Rosset, Jan Herman, Paul Pelckmans et Adrien Paschoud éds, Leuven-Paris, Peeters, coll. «La République des Lettres» [à paraître en 2009].

[19] Les romans de I. de Charrière ont un caractère fragmentaire, ce sont de simples esquisses: «les premiers romans de Mme de Charrière semblent voués à décrire des paralysies, des dérives abouliques, des tranches de vies figées dans le temps». Ainsi dans l'extrait suivant: «Je vous entretiens, ma chère amie, de choses bien peu intéressantes, & avec une longueur, un détail! – Mais c'est comme cela qu'elles sont dans ma tête; & je croirois ne vous rien dire, si je ne vous disois pas tout. Ce sont de petites choses qui m'affligent ou m'impatientent, & me font avoir tort. Ecoutez donc encore un tas de petites choses» (Isabelle de Charrière, Lettres de Mistriss Henley à son amie, 1784,cité par Yves Citton, ibid.). «Même si presque tout a l'air paralysé dans cet univers anti-romanesque, de sorte que le moindre faux mouvement, le moindre rougissement, ou la moindre initiative y prend des proportions catastrophiques ou héroïques, c'est bien l'histoire d'un devenir-sensible que nous racontent ces échanges de lettres. […] Le roman ne retrace alors plus tant l'aventure d'un protagoniste que l'évolution d'un monde, à concevoir comme un réseau de relations d'une finesse extrême.» (Ibid.)

[20] Marivaux, La Vie de Marianne, Jean Dagen éd., Folio Classique, 1997, p.117.

[21] Ed. de Erik Leborgne, Paris, Desjonquères, 2001.

[22] Notons que si, dans le cas d'Eugénie, l'impossibilité tient au mariage de son amant avec une autre (ibid., p.113: «Quoi! s'écria-t-elle en répandant un torrent de larmes, le comte de Blanchefort est marié!»), on apprend quelques pages plus loin que le mariage n'a pas eu lieu (p.117) sans éclaircissement aucun, suite à quoi ce sera la rancœur d'Eugénie qui empêche une réconciliation et la pousse à prendre le voile (p.120).

[23] Ibid., p.149.

[24] Comme elle le dit elle-même: «Je vous ai souvent promis de vous conter les malheurs qui m'ont conduite ici. Il faut vous tenir parole. Peut-être en tirerez-vous quelque instruction: vous apprendrez du moins, par mon exemple, qu'il y a des malheurs bien plus grands que ceux que vous avez éprouvés.» (Ibid., p.84)

[25] Ainsi, à côté du principe de circularité on note une structure de récit en série de boucles. Le récit que fait le marquis de La Valette à Eugénie pour justifier sa conduite forme une répétition de la narration mais avec des corrections («Écoutez-moi, de grâce, poursuivit le marquis de La Valette, c'est pour vous seule que je veux rompre le silence que je m'étais imposé; mais il y va de tout pour moi de vous faire perdre des soupçons qui me sont si injurieux», ibid., p.105).

[26] In: Soirées de mélancolie (1777), in Nouvelles du XVIIIe siècle, Henri Coulet éd., Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 2002, p.903-922.

[27] «C'est là, ajouta-t-il d'une voix pénétrée, et en me montrant son cœur; c'est là qu'est la source de tous les maux qui nous arrivent: nous portons en tous lieux les fatales semences de l'infortune; mille objets, mille circonstances, un rien peut les faire éclore. C'est là que réside notre ennemi, notre bourreau. Hélas! je n'en eus jamais de plus cruel, tu ne le vois que trop par ma funeste histoire: puisse-t-elle te servir de leçon pour l'avenir, et graver dans ton âme cette vérité importante, que la sagesse seule indique la voie du bonheur, et que cette sagesse ne consiste que dans la règle des passions.» (Ibid., p.918)

[28] «Ô Amour! tu fais les délices de l'homme! et tu es le charme des vertus. Le coupable est celui qui n'aime point, celui dont l'existence est flétrie par le poison de l'insensibilité, qui s'arrache à la société, et s'isole pour haïr son semblable. Malheur à ceux qui disent que la voie du Ciel est hérissée d'épines, et qui condamnent la liaison de deux cœurs intimement unis par les nœuds du pur sentiment!» (Ibid., p.921)

[29] Rousseau, Julie ou la nouvelle Héloïse, Henri Coulet éd., Paris, Gallimard, «Folio classique», 2003, 3e partie, lettre XVIII, p.431-432.

[30] Michel Condé, La Genèse sociale de l'individualisme romantique. Esquisse historique de l'évolution du roman en France du dix-huitième au dix-neuvième siècle, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1989, p.28-29.



Nathalie Kremer

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Dernière mise à jour de cette page le 15 Novembre 2009 à 9h26.