Atelier


Philippe Lejeune

Génétique et autobiographie

Extrait de la communication de Philippe Lejeune lors de la session CLELIA 2007, actes à paraître en 2008 dans le numéro 28 de la revue Lalies. Ce dossier est publié dans l'atelier de Fabula avec l'aimable autorisation de l'association CLELIA et de Daniel Petit pour la revue Lalies.



1 – Sartre, Les Mots (1964)


Le corpus

En 1983, publication chez Gallimard des Carnets de la drôle de guerre (5 carnets), et réédition en 1995 (6 carnets). Ces Carnets contiennent de nombreux éléments du récit d'enfance de Sartre, diamétralement opposés à ceux qu'on trouvera dans les Mots.

À partir de 1985, entrée à la Bibliothèque Nationale d'une série de manuscrits ou dactylogrammes (1150 feuillets environ), parmi lesquels Jean sans terre (sans doute 1955, 45p.), le manuscrit qui a servi à Michelle Vian à dactylographier en avril 1963 une première version des Mots, qui n'allait que jusqu'en 1914, et qui avait été travaillée par Sartre à partir de l'état dans lequel il avait abandonné son manuscrit en 1956, état paginé par Simone de Beauvoir, qu'on peut reconstituer à partir du socle du manuscrit Vian et d'un ensemble de «chutes». La seconde version, qui va jusqu'en 1916, élaborée pendant l'été 1963, ne nous est connue que par la fin de son dactylogramme et la publication dans Les Temps Modernes. Enfin des corrections ont été faites entre la publication en revue (1963) et la publication en livre (1964).

L'inventaire que je viens de faire est sans doute difficile à suivre. Disons plus simplement que nous avons quatre «états»: un début de Jean sans terre (1955); le manuscrit (virtuel) de 1956 (dit «Beauvoir») incomplet; la version «courte» d'avril 1963 (dite «Vian»), et les versions publiées. C'est sur ce corpus qu'a été fait tout le travail de l'équipe, publié en 1996 aux PUF sous la direction de Michel Contat, Pourquoi et comment Sartre a écrit Les Mots.

Été 1996, coup de théâtre! À peine notre livre publié, la BNF préempte à Drouot un élément antérieur du dossier, un cahier de notes préparatoires inconnu daté de 1954. Nous en faisons une transcription et une édition, mais l'ayant droit de Sartre s'oppose à sa publication. J'ai pu néanmoins en tenir compte dans la version de mon travail que j'ai donnée en 1998 dans Les Brouillons de soi.

L'enjeu

Il s'agissait pour moi de savoir comment Sartre était passé du projet d'une autobiographie totale (annoncée dans des entretiens en 1953) à la publication d'un bref récit d'enfance qui n'en représentait que le premier chapitre, et de comprendre les bizarreries de construction que j'avais relevée dans le texte définitif. Sartre a vite buté sur l'impossibilité de raconter, du vivant de sa mère, la rupture profonde que fut pour lui son remariage en 1917: il a choisi d'anticiper en s'inventant artificiellement une crise majeure dans sa première enfance. L'enfant des Mots va donc être solitaire, asexué, voué à la comédie et à l'échec, alors que l'enfant des Carnets de la drôle de guerre avait une sexualité plaisante et des succès littéraires et sociaux. Mon travail a consisté ensuite à reconstituer en détail les changements d'ordre des éléments du récit – étude qui a confirmé l'intuition que j'avais eue en 1975 que seul comptait pour Sartre l'ordre «dialectique» de sa démonstration et que la chronologie s'arrangeait comme elle pouvait. Résumée dans de grands tableaux hérissés de flèches, cette étude des permutations me donne à moi-même le vertige. J'essaie de guider l'attention du lecteur dans les recompositions de ces puzzles. L'ordre logique de sa démonstration lui-même est allégrement bafoué par Sartre lorsque des raisons de censure l'imposent. Quand, en 1963, il reprend ce premier chapitre en panne depuis 1956 pour lui donner une conclusion et en faire un tout autonome, on le voit hésiter sur le moment de la coupure (1914 ou 1916?) et surtout sur l'habillage à donner à cette dérobade. En 1975, j'avais noté l'absurdité du passage de ce que j'ai appelé l'Acte IV à l'Acte V, et j'ai pu analyser sur pièces le bricolage de cette absurdité. Le cahier de 1954 réapparu en 1996 a été une confirmation par Sartre lui-même de mes intuitions: il y affirme avoir eu une enfance heureuse et date de son séjour à La Rochelle (1917-1920) l'origine de sa «névrose littéraire». Mon étude, malgré les apparences, n'est pas celle d'un «trucage», mais de la virtuosité avec laquelle Sartre s'est tiré d'une situation de blocage. Le choix d'un style lapidaire et ironique l'a aidé à faire de ce récit «antidaté» à la fois une satire du mythe de l'enfance et de la religion de la littérature. On sait par Simone de Beauvoir qu'après avoir lu Les Mots, Mme Mancy se serait écriée: «Il n'a rien compris à son enfance». On conçoit son étonnement devant d'aussi énormes «déformations». Mais, de son côté, avait-elle vraiment bien compris son adolescence?

Publications

«Sartre et quelques autres sur son autobiographie. Paratexte, documents et témoignages», in Pourquoi et comment Sartre a écrit « Les Mots », sous la direction de Michel Contat, PUF, 1996, p. 445-473.

«Jean-Paul Sartre, Les Mots. L'ordre d'une vie», in Les Brouillons de soi, Seuil, 1998, p.163-251.


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Dernière mise à jour de cette page le 9 Novembre 2007 à 12h04.