Finis Africae: dans la bibliothèque fantôme d'Umberto Eco
Par Nicolas Rieder
Ce texte fait suite à la treizième livraison de la revue Fabula-LHT: La Bibliothèque des textes fantômes, sous la direction de L. Depretto & M. Escola, et au dossier critique correspondant dans la revue des parutions, Acta fabula (automne 2014).
Dossier Textes fantômes.
Dans la bibliothèque fantôme d'Umberto Eco
Cet article propose une étude de la présence des textes fantômes, imaginaires et fragmentaires au sein de l'univers fictionnel d'Umberto Eco, en réfléchissant sur leur fonction. Pour le sémiologue qu'il est, le texte fantôme est un moyen économique de prolonger le débat théorique sur l'interprétation, le faux, la métatextualité et les limites de la fiction. Pour le romancier, l'invention de titres permet tout à la fois un jeu ironique propre à séduire une communauté déterminée de lecteurs et une satire du milieu littéraire.
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Relire Le Nom de la rose en se référant à Pierre Bayard, traquant comme lui les «lignes de faille, les hiatus, incohérences locales[1]», permet de mettre au jour une question sans réponse dans le roman d'Umberto Eco: pourquoi Jorge, le moine assassin, ne fait-il pas disparaître le second volume de la Poétique d'Aristote dès qu'il en prend connaissance? Pourquoi tant d'énergie à dissimuler, puis empoisonner, avant finalement de détruire le dit ouvrage? L'explication diégétique m'apparaît peu satisfaisante puisque Guillaume de Baskerville y voit un amour de Jorge pour les livres: «un homme tel que toi ne détruit pas un livre[2]». Je serai plutôt tenté d'y lire un prétexte pour l'auteur à évoquer un thème qui deviendra récurrent dans l'ensemble de ses romans: le texte fantôme. Car finalement, à part permettre littéralement l'entrée en scène du livre mythique d'Aristote, quelle justification fournir au comportement illogique de Jorge[3]?
Si la relation passionnelle qu'entretient Umberto Eco avec livres et bibliothèques est bien connue, rien ou presque n'a encore été écrit sur la bibliothèque des textes fantômes qui hantent ses romans. Pourtant, le sémiologue italien ne cesse de jouer avec les potentialités de ces fantômes variant les modalités de leur présence ainsi que les fonctions de leurs incarnations[4]. Une première incursion dans les rayons de ce lieu mystérieux s'impose.
Dans son premier roman, Le Nom de la Rose, Umberto Eco tisse la trame d'une enquête policière dont l'élément central est le parangon du texte disparu: le second tome de la Poétique d'Aristote. Tandis que le moine Jorge de Burgos désire empêcher la consultation du dit ouvrage, certains moines cherchent à consulter ces pages d'Aristote consacrées à la comédie. Les meurtres commis dans cette abbaye du Nord de l'Italie ont ainsi tous un lien avec ce livre fantôme et le mystérieux édifice qui renferme la bibliothèque «dont on parle avec admiration dans toutes les abbayes de la chrétienté[5].»
Le Pendule de Foucault[6] met en scène, à Milan, dans la seconde moitié du XXe siècle, trois amis, le narrateur Casaubon, Belbo et Diotavelli, qui travaillent dans une maison d'édition et s'occupent d'occultisme. Se basant sur un fragment de texte attribué aux Templiers, ils décident, par jeu, d'interpréter l'Histoire mondiale depuis le Moyen Age, à la lumière d'un plan de conquête du monde. Prolongeant dans cette fiction ses réflexions théoriques sur l'interprétation, Eco confronte ses personnages à un texte fragmentaire dont la reconstitution fautive constitue le moteur de l'intrigue. Mais le sémiologue profite également, par le recours aux textes imaginaires, de régler ses comptes avec le milieu éditorial italien.
L'intrigue de L'île du jour d'avant[7] se construit autour du personnage de Roberto de la Grive, espion au service de Mazarin, qui, après un naufrage en plein Océan Pacifique, se retrouve sur un navire désert. Trois types de textes fantômes sont ici mis en scène: les lettres que Roberto écrit à la dame de son cur Lilia, le roman de Ferrante que le héros écrit en imaginant les aventures de son double maléfique, et son journal quotidien. Ces textes constituent la source du roman lui-même et le narrateur n'hésite pas à fournir des extraits, extrapoler des hypothèses sur le parcours de ces manuscrits, combler les vides des écrits de Roberto.
Baudolino et Le Cimetière de Prague[8] évoquent tous deux une autre facette du texte fantôme: le faux. Le charismatique Baudolino est un conteur et un faussaire adopté par Frédéric Barberousse et qui, par ses affabulations, mène ses compagnons sur les traces du Royaume du Prêtre Jean. Le Cimetière de Prague narre, quant à lui, les aventures d'un falsificateur fictif, Simon Simonini, à qui l'on doit le texte des Protocoles des Sages de Sion. Ce célèbre ouvrage se présente comme un plan de conquête mondial soi-disant rédigé par un groupuscule de Juifs. Dès 1921, le Times révélait qu'il s'agissait d'un faux inspiré largement du Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu[9] de Maurice Joly, mais la réception et la postérité du texte témoignent de la contribution de ce faux à l'inépuisable préjugé liant communauté juive et conspiration mondiale.
Umberto Eco revient ainsi sur la création de cet opuscule en mettant en scène autour de Simonini toute une série de personnages historiques qui ont contribué à la rédaction et à la diffusion des Protocoles.
Quant à La mystérieuse flamme de la reine Loana[10], roman illustré, il raconte la vie de Yambo, libraire antiquaire, qui devient amnésique et part sur les traces de son passé en fouillant dans ses vieilles caisses de livres. Ce roman questionne un prolongement du texte fantôme le texte fantôme d'une bibliothèque intérieure[11] dont Alberto Manguel a fourni un exemple:
«Et à présent, avec les années, ma mémoire se souvient de moins en moins bien et elle m'apparaît comme une bibliothèque mise à sac: de nombreuses salles ont été fermées, et dans celles qui sont encore ouvertes à fin de consultation, il y a sur les rayonnages de grands espaces vides[12].»
Ce cas-limite du texte fantôme (texte réel devenu fantôme par oubli) ne sera pas traité plus avant et je laisse le soin à d'autres de questionner cette catégorie particulière du fantôme.
En somme, de la mise en scène du Second tome de la Poétique d'Aristote aux faux, de textes présentés comme des éditions raisonnées de manuscrits perdus jusqu'à des textes fragmentaires, d'un usage satirique à un usage ironique du fantôme, d'un questionnement sur nos pratiques herméneutiques à une métatextualité, cette bibliothèque aussi secrète que le Finis Africae du Nom de la rose mérite amplement une visite à laquelle convient ces quelques lignes.
Au sein d'une fiction, la description d'un texte fantôme ne pose en rien un problème, puisque la médiation opérée annihile toute différence entre celui-ci et un texte réel, réduisant l'un et l'autre à un titre, à une description matérielle ou à un extrait. A la lecture de ces deux passages du Nom de la rose, rares seront, par exemple, les lecteurs capables de décider lequel du Historia fratris Dulcini Heresiarche ou du Speculum amoris est un livre réel et lequel est imaginaire:
«Et mon il tomba sur un livre pas très grand, orné d'enluminures fort différentes (heureusement!) du thème, des fleurs, des vrilles, des animaux par couples, quelques herbes médicinales: son titre était Speculum amoris, de fra Massimo de Bologne, et il rapportait des citations de maints autres ouvrages, tous sur la maladie d'amour[14].»
«C'était un soir fatal, je crois, car tandis que je furetais parmi les tables, j'en aperçus une sur laquelle était ouvert un manuscrit qu'un moine copiait en ces jours-là. Aussitôt le titre me requit: Historia fratris Dulcini Heresiarche[15].»
Décrire un livre imaginaire ne soulève pas de difficultés, puisque nous conviendrons qu'un auteur sait parfaitement à quoi ressemble un livre réel:
«Un jour en fourgonnant dans les étagères supérieures de ma bibliothèque personnelle, j'ai découvert un exemplaire de la Poétique d'Aristote annoté par Antonio Riccoboni, Padoue, 1587. Je l'avais complètement oublié. [ ] Je copiai la page de titre et découvris que cette édition comportait un appendice intitulé Ejusdem Ars Comica ex Aristotele, qui affirmait présenter le livre perdu d'Aristote sur la comédie. De toute évidence, Riccoboni s'était efforcé de reconstruire le second livre perdu de la Poétique. Mais ce n'était pas une tentative inhabituelle et je poursuivis ma description physique du volume. [ ] Je regardais le livre d'un il froid et technique, en notant ma description, et tout à coup je me rendis compte que je réécrivais Le Nom de la rose. La différence était qu'à partir de la page 120, où commence l'Ars comica, les marges inférieures et non les supérieures étaient sévèrement endommagées; mais tout le reste était pareil. Les pages, de plus en plus brunies et tachées d'humidité, étaient collées par les bords et semblaient imprégnées d'une substance grasse et dégoûtante. Je tenais dans mes mains, sous forme imprimée, le manuscrit que j'avais décrit dans mon roman[16].»
Le manuscrit d'Aristote s'inspire largement d'un livre existant. Plus généralement, Umberto Eco, dans ses nombreux commentaires sur son processus d'écriture, insiste sur le recours à une documentation très fournie et son scrupule qui le mène à éprouver lui-même un certain nombre de faits relatés ensuite[17]. Suivons d'abord cette voie et tâchons de voir en quoi ses textes fantômes s'incarnent de manière tout à fait réaliste au sein de la diégèse.
Un travail conséquent sur la matérialité est le premier moyen pour faire exister ce type de texte. La Poétique fait par exemple l'objet d'une description minutieuse: «d'un grand format[18]» et «d'une apparence inhabituelle [car] il arrive que de nombreux manuscrits anciens soient parfois reliés ensemble, ainsi réunissant en un seul volume des textes différents et curieux, un en grec, un en araméen et un en arabe[19]»,avec «une vieille couverture, pas très robuste, fort usée, avec de fines bandes métalliques[20]» dont le «parchemin [est] plus mou que les autres parchemins[et] on eût dit de l'étoffe, mais très fine [ ], charta linea, ou pergamino de pano[21]». Enfin, «[s]es pages étaient imprégnées d'humidité, elles ne se détachaient pas bien les unes des autres[22]».
Dans Baudolino et Le Cimetière de Prague, les faussaires sont attentifs au parchemin utilisé, à l'encre employée, ainsi qu'à divers détails devant créer l'illusion: «Vous me ferez savoir, capitaine Simonini, s'il vous est aisé de trouver le type de papier et les bonnes encres[23]». Et dans le cas où il n'est pas «aisé» de trouver le matériel nécessaire, d'autres moyens sont envisageables: «Abdul réussit à soustraire nuitamment du scriptorium de l'abbaye de Saint-Victor un parchemin de grande valeur, jamais gratté. Il ne lui manquait qu'un sceau pour avoir l'air de la lettre d'un roi[24].»
Tous ces éléments de la description des livres fantômes servent à l'interprétation de Guillaume (et du lecteur) et ne sont que rarement «détails inutiles[25]». Dans Le Nom de la rose, le fait que le mystérieux livre soit relié à d'autres textes, que son apparence soit qualifiée d'inhabituelle, qu'il soit fait de papier plutôt que de parchemin, etc. sont autant d'indices qui mèneront l'enquêteur à découvrir sa véritable nature. C'est encore par l'étude de la calligraphie des bibliothécaires au sein du registre de la bibliothèque (livre imaginaire fantasmatique) que Guillaume et Adso comprendront quel rôle a véritablement joué Jorge dans ce drame. Ces détails matériels ne peuvent être définis comme «luxe de la narration» ou «notations scandaleuses» qui caractérisent l'effet de réel[26]. Ils participent bien plutôt à une configuration extrêmement rationnelle de la descriptionqui se manifeste par la surdétermination de l'objet au sein de la fiction. La Poétique est à la fois mobile et arme du crime, tandis que la lettre du Prêtre Jean, dans Baudolino, sert d'élément déclencheur à l'intrigue principale du roman: le récit de la Troisième croisade.
Le recours au personnage-témoin est un autre élément récurrent de la description réaliste dont use Eco et à propos duquel Philippe Hamon écrit:
«La source-garant de l'information s'incarne donc dans le récit dans un personnage délégué. [ ] Il n'est plus fonction romanesque, fiction, mais fonctionnaire délégué de l'énonciation réaliste, entièrement déductible des contraintes et du cahier des charges de cette posture. Il est là pour justifier et supporter une phraséologie (latin du curé, termes techniques du peintre, de l'esthète ou du médecin, argot professionnel particulier, etc.) ou pour authentifier une dénomination, délégué idéal du fichier de l'auteur sur la scène d'un texte[27].»
Dans le Nom de la rose, la bibliothèque n'est décrite qu'au travers des yeux d'Adso dont la méconnaissance de l'arabe empêche la lecture de certains titres:
«Je pris un livre au hasard: «Maître, il n'est pas écrit!
- Comment? Je vois qu'il est écrit, que lis-tu?
- Je ne lis pas. Ce ne sont pas des lettres de l'alphabet et ce n'est pas du grec, je le reconnaitrais. On dirait des vermisseaux, des serpenteaux, des chiures de mouches
- Ah! c'est de l'arabe. Il y en a d'autres comme ça?
- Oui, plusieurs! [ ][28]»
Il n'est ni souhaité ni nécessaire pour Eco de dresser un catalogue complet de sa bibliothèque imaginaire. Le recours au principe du témoin permet ainsi de borner la description tout en laissant deviner l'étendue de la bibliothèque («au hasard», «plusieurs»). Ce procédé est encore souligné diégétiquement par le fait que Guillaume de Baskerville s'est fait voler ses précieuses lunettes et ne peut lui-même lire les titres. Le moine doit donc se résoudre à découvrir la bibliothèque par le regard naïf du jeune novice.
Dans les situations où le livre fantôme est décrit comme la source du texte publié (c'est le cas par exemple pour L'Île du jour d'avant, Le Nom de la rose ou encore Le Cimetière de Prague), l'histoire du manuscrit est toujours retracée jusqu'aux mains d'un narrateur qui se présente comme simple compilateur et éditeur. Les dernières pages de L'Île du jour d'avant sont ainsi entièrement consacrées à des conjectures sur le parcours des papiers laissés par Roberto: de quelle manière ont-ils pu éviter de disparaître avec l'incendie du bateau? qui les a récupérés? Cette histoire de la trajectoire des textes fantômes se dédouble souvent d'une insistance sur les conditions de rédaction des dits textes. On pourra ainsi lire le même poncif de l'écrivain à sa table dans L'Île du jour d'avant(«Ensuite il regagnait sa cabine et se remettait à écrire à Lilia. [ ] Tandis qu'il écrivait, ou levait la plume pour la tremper dans l'encrier, il voyait la lumière soit tel un halo sur le papier soit telle une frange cireuse et quasi translucide, qui définissait les contours de ses doigts sombres[29]») et dans Le Cimetière de Prague («le visiteur aurait pu lorgner par-dessus son épaule et découvrir que l'individu était en train d'écrire ce que nous nous apprêtons à lire[30]»)
Le texte fantôme est souvent offert à la lecture par l'entremise d'extraits. Dans Le Nom de la rose, la première page du second volume de la Poétique est lue par Guillaume de Baskerville. Dans L'Île du jour d'avant, des extraits de lettres de Roberto sont fournies par le narrateur-compilateur. L'incipit de Baudolino reproduit une page du carnet de Baudolino où apparaît en filigrane des passages d'un texte plus ancien rédigé sur le même manuscrit; le texte fantôme devient ici texte fragmentaire par un effet de palimpseste.
Dans le Pendule de Foucault enfin, le fragment retrouvé dans un château ayant appartenu aux Templiers est donné à lire, de même que son interprétation par les trois héros et celle de Lia, petite amie de Casaubon, qui ruine la thèse conspirationniste montrant de manière définitive que ce texte est une liste de commissions et non un plan secret de conquête du monde. L'apparition de ces extraits est clairement bornée par l'utilisation de procédés d'emphase tels un changement de typographie (le gothique dans Baudolino, l'italique pour les lettres de Roberto), par l'emploi d'un registre particulier qui permet à Eco de rédiger des morceaux de bravoure sous forme de pastiche, par l'insistance sur le fait de passer à un discours rapporté (dans Le Nom de la rose notamment).
À ce stade, le lecteur a certainement déjà compris que si Umberto Eco semble inscrire la présence de ses textes fantômes dans un régime réaliste, les procédés narratifs sont si apparents que le lecteur peut difficilement être dupé[31]. Tout en matérialisant ses textes fantômes, Eco laisse voir au lecteur le procédé narratif qui y conduit:
«Bref, si mentionner un titre suffit à provoquer l'avènement d'un livre-fantôme, y substituer ou y ajouter une caractérisation plus précise de sa forme et/ou de son «contenu» permet d'intensifier l'illusion de son existence sans pour autant qu'il s'agisse le moins du monde de leurrer les lecteurs, bien au contraire, puisque, nous le verrons, se développe ainsi un phénomène de duplication spéculaire, dont on estime communément qu'il a valeur de dénudation du medium littéraire, comme de suggestion de fictionnalité[32].»
Au sein des fictions d'Umberto Eco, la description des livres fantômes diffère de celle des livres réels par une insistance sur les processus discursifs propres à la description. La présence du livre fantôme en régime fictionnel tend ainsi à déplacer la transparence spectrale vers la fiction elle-même: l'objet imaginaire devient élément méta-discursif. Il convient maintenant de questionner l'intention d'un tel effort de dissimulation et de divulgation.
Une section dédiée au rire
Voici comment se présente, ici abrégé, le prologue du Nom de la Rose:
Eco écrit qu'on lui a confié à Prague «Le manuscrit de Dom Adso de Melk» traduit en français par l'abbé Vallet d'après l'édition de Dom J. Mabillon (aux Presses de l'Abbaye de la Source, Paris, 1842). Il s'agit d'une reproduction d'un manuscrit du XIVe siècle trouvé à son tour par Mabillon au XVIIe siècle. Le texte est traduit par Eco rapidement puis le manuscrit est perdu lors de son départ précipité de Prague. La recherche pour le retrouver demeure infructueuse puisque, lorsqu'Eco retrouve le texte de Mabillon, celui-ci se nomme Venera analecta et ne comprend pas le manuscrit d'Adso de Melk. Eco pense alors que le texte a été fantasmé.
En 1970 toutefois, il trouve à Buenos Aires la version castillane d'un opuscule de Milo Temesvar, De l'utilisation des miroirs dans le jeu d'échecs et, dans cette traduction du géorgien, se trouvent des extraits du texte d'Adso de Melk dont la source n'est ni Vallet ni Mabillon, mais Athanasius Kircher. Et Eco finalement de commenter:
«Elles étaient plutôt minces les raisons qui pouvaient me porter à faire imprimer ma version italienne d'une obscure version néo-gothique française d'une édition latine du XVIIe siècle d'un ouvrage écrit en latin par un moine allemand vers la fin du XIVe siècle[33].»
Le caractère mystérieux du manuscrit, le récit de sa recherche si rocambolesque qu'il apparaît suspect, l'évocation de lieux hautement symboliques (comment ne pas voir le spectre de Kafka derrière Prague et celui de Borges derrière Buenos Aires?), l'improbable ouvrage de Temesvar[34], le titre même de ce prologue («Un manuscrit, naturellement[35]») recèlent «des indices de fictionnalité plus que de référentialité[36]» et il y a fort à parier que tout lecteur, indépendamment de son degré d'expertise, doute de l'authenticité du propos. Dans ce cas semble se manifester cette incongruité dont Alain Vaillant a montré qu'elle est l'unique indice de l'ironiet extuelle:
«[l']ironie n'est décelable autrement que par le sentiment diffus d'incongruité que suscitent, disséminées dans le tissu textuel lui-même, les singularités de l'écriture et les modalités littéraires de la représentation du réel[37].»
Que poursuit Umberto Eco par cette ironie? Dans son Apostille au Nom de la rose, puis dans les Confessions d'un jeune romancier, Eco justifie sa relation au lecteur:
«Je reconnais qu'en employant cette technique du double codage, l'auteur établit une sorte de complicité silencieuse avec le lecteur cultivé, et que celui qui ne l'est pas, faute de capter une allusion culturelle, peut avoir le sentiment que quelque chose lui échappe. Mais je ne crois pas que la littérature ait pour seul objectif de divertir et de consoler. Elle vise aussi à inciter et inspirer à lire le même texte deux fois, et parfois plusieurs fois, car le lecteur voudra mieux le comprendre. Voilà pourquoi je pense que le double codage n'a rien d'un tic aristocratique, mais constitue pour l'auteur une manière de manifester du respect pour l'intelligence et la bonne volonté du lecteur[38].»
Le livre imaginaire peut alors endosser le rôle de l'indice d'incongruité et permettre de tenir en éveil l'attention du lecteur qui devra se questionner sur les pièges que peut receler un titre ou un extrait. Je me garderai toutefois de partager la vision non-aristocratique d'un tel procédé[39] car s'il fonctionne comme un embrayage à la réflexion, à la relecture ou à la recherche intertextuelle, l'ironie ne se manifeste pas toujours avec autant d'incongruité que dans le prologue du Nom de la rose.
D'ailleurs, à l'opposé des indices repérables par le plus grand nombre, Eco use de deux procédés de dissimulation: la présence d'ouvrages au titre suspect, mais pourtant parfaitement réels, ainsi que la rencontre entre un titre imaginaire et un livre existant. Le premier principe peut être abondamment illustré et je me contenterai de mentionner le Livre du désir frénétique du dévot d'apprendre les énigmes des antiques écritures[40] et Ah Monseigneur, si Thomas nous voyait![41] Entre ces deux titres et les Marchands d'Apocalypse de Temesvar, force est de constater que la distinction entre livre imaginaire et réel, à la seule lecture du titre, est plus problématique qu'il n'y paraît. Et je demeure convaincu que plusieurs lectures ne sont pas suffisantes pour démasquer l'imposture.
Le second principe trouve une illustration parfaite dans le Speculum amoris déjà évoqué. Au lendemain de sa nuit d'amour avec une villageoise, Adso de Melk, en proie au doute et à l'excitation, visite à nouveau la bibliothèque et, s'éloignant de Guillaume, découvre un livre présenté comme étant de Fra Massimo de Bologne, le Speculum amoris. Ce petit livre comprend des extraits de divers textes consacrés à l'amour et ses manifestations. Or, d'après Donald McGrady[42], Massimo de Bologne serait Massimo Ciavolella de l'Université de Toronto et le Speculum amoris dans les faits La "mallatia d'amore" dall'Antichità al Medioevo, un ouvrage critique paru en 1967 à Rome. L'étude de McGrady propose une juxtaposition des passages lus par Adso et du texte de Ciavolella ainsi qu'une comparaison de l'objet-livre lui-même. La conclusion est suffisamment convaincante pour affirmer qu'Eco joue sur une forme hybride du texte fantôme que je me permettrai de nommer l'alias. Il semble donc s'amuser en mettant en lumière, de manière parfois appuyée, des indices d'incongruité permettant le repérage de textes fantômes tout en s'échinant à en dissimuler d'autres ou à piéger le lecteur[43].
Outre cette communauté créée autour de la feintise et la divulgation de la feintise, le livre imaginaire peut témoigner d'une forme d'humour plus radicale que l'ironie par la moquerie sur laquelle elle se fonde. Dans Le pendule de Foucault, la maison d'édition Manuzio, pour laquelle travaillent en partie Belbo et Diotavelli, ne publie que des ACA: des Auteurs à Compte d'Auteurs. L'objectif de M. Garamond, son directeur, est de prendre dans ses rets des auteurs qui paieront une première fois pour la publication de leur ouvrage, puis une seconde fois au moment de racheter le stock d'invendus et leur éviter le pilon. Dans quelques pages hilarantes, Eco imagine donc une complexe supercherie qui débute avec l'invention de collections à même d'appâter toute sorte d'auteurs. Manuzio propose ainsi «La Fleur que je n'ai pas cueillie» (qui publie de la poésie); «La Terre inconnue» (fiction); «l'Heure de l'Oléandre» (publication de Journaux intimes); «l'Île de Pâques» (essais); la Nouvelle Atlantide (dont le dernier ouvrage publié, nous dit le narrateur, est Koenigsberg rachetée prolégomènes à toute métaphysique future qui se présenterait comme double système transcendantal et science du noumène phénoménal)[44]. Cette dernière collection permet à Eco l'invention d'un titre en forme de pastiche à Kant à la fois par la référence à Koenisgberg, la citation tronquée d'un titre du philosophe (Prolégomènes à toute métaphysique future qui aura le droit de se présenter comme science), ainsi que l'utilisation d'un lexique caractéristique («transcendantal», «noumène», «phénoménal»). Une telle offre dans les collections ne peut que garantir une base large d'auteurs à duper. Une fois ceux-ci intéressés, il s'agira de donner en exemple le destin d'une gloire maison en la personne d'Odolinda Mezzofanti Sassabetti qui aurait rédigé, en son temps, un recueil au titre évocateur:Chastes palpitations[45]. Enfin, les auteurs prêts à tout pour rejoindre une maison si prestigieuse intégreront Le dictionnaire des hommes italiens illustres, publication des éditions Manuzio elles-mêmes. Leurs auteurs y connaissent une gloire étalée sur plusieurs lignes tandis que les auteurs italiens consacrés sont évacués en quelques mots:
«Lampedusa, Guiseppe Tomasi di (1896-1957). Écrivain sicilien. Il a vécu longtemps ignoré et devint célèbre après sa mort pour son roman Le guépard.
Lampustri Adeodato (1919- ). Écrivain, éducateur, combattant, penseur, romancier et poète. Sa figure se dresse comme celle d'un géant dans la littérature italienne de notre siècle. Lampustri s'est révélé dès 1959 avec le premier volume d'une trilogie de grande envergure, Les frères Carmassi, histoire dessinée avec réalisme cru et haut souffle poétique d'une famille de pêcheurs de Lucanie. À cette uvre s'ajoutèrent Les congédiés bien remerciés et la panthère aux yeux sans cils qui peut-être davantage que la première uvre donnent la mesure de la vigueur épique, de l'étincelante imagination plastique, du souffle lyrique de cet incomparable artiste. Diligent fonctionnaire ministériel, Lampustri est estimé dans son milieu comme une personne d'une impeccable intégrité, père et époux exemplaire, très subtil orateur.»[46]
Le livre imaginaire, et ce qui peut l'entourer (maison d'édition, collections, etc.), devient un trait satirique adressé au milieu du livre italien dans son ensemble: les pratiques de certaines maisons d'édition, la naïveté de l'écrivain et son désir de reconnaissance, Guiseppe Lampedusa qui cristallise la haine de l'avant-garde italienne des années 70.
Mais si le texte fantôme crée un lien entre un auteur et un lecteur réels par le jeu ironique et post-moderne de dénudation de la fiction, il se peut que le lecteur rejoigne l'univers de la fiction et se voit confronté au sein de la diégèse aux textes fragmentaires.
Un espace vide sur un rayonnage
Dans une série d'articles et d'ouvrages dont la liste serait fastidieuse à établir[47], Umberto Eco a théorisé la relation entre l'auteur, le texte et le lecteur. Après l'uvre ouverte, le débat s'est cristallisé au fil des ans sur les bornes à donner à ce concept et notamment la remise en cause de la toute puissance des droits des interprètes au détriment des droits des textes. En somme, et notamment en s'opposant à un double public (constitué des spécialistes du texte dont le linguiste pragmatiste Richard Rorty et le lecteur empirique dont Eco aime à mettre en scène les erreurs de lecture[48]), Umberto Eco remet en cause le droit de tout dire à propos d'un texte et par là même une potentialité du texte à permettre toute sorte de lectures et d'exégèses. Mais si le versant théorique de l'uvre d'Eco touche à la question de l'interprétation de textes in praesentia, il est notable à mon sens que ses romans abordent la question de l'interprétation d'un texte in absentia. Dans Les limites de l'interprétation, Eco écrit ainsi qu'«un lecteur m'a demandé ce que j'entendais par la phrase: «la plus haute félicité est d'avoir ce que tu as[49]»». Dans une uvre fictionnelle comme Le Nom de la rose, Jorge, ébahi par la méthode de Guillaume, lui demande: «Pas mal. Tu l'as reconstitué [le contenu du second volume de la Poétique] en lisant d'autres livres[50]?»
L'un interprète à partir d'un texte qu'il a sous les yeux tandis que l'autre le fait à partir d'un vide. Et dans ce cas encore, Umberto Eco use du livre fantôme pour marquer la complexité de l'interprétation et dire, avec Pierre Bayard, l'importance de ce que ce dernier a nommé paradigme intérieur:
«À l'uvre chez chacun mais plus particulièrement perceptible, par les marques qu'ils en laissent, chez ceux qui sont engagés dans une activité de recherche, le paradigme intérieur serait constitué par un groupe de questions personnelles (et par l'articulation entre elles de ces questions) rejouées sur la scène de la recherche, et en modelant inconsciemment et de façon déterminante les directions majeures[51].»
C'est ainsi que la découverte de la Poétique d'Aristote est possible car les inférences de Baskerville sont exactes En disciple de Guillaume d'Ockham, il est un observateur travaillant par hypothèses et déductions et il confronte ses réflexions aux faits. Même s'il se trompe dans sa méthode pour trouver le meurtrier, ses raisonnements s'avèrent exacts pour découvrir le titre et le contenu du livre que dissimule Jorge. En ce sens, Guillaume est un lecteur modèle non du texte d'Aristote auquel il n'a accès, mais de l'ensemble des textes l'entourant qui finissent par le mener à la Poétique.
À l'inverse, le paradigme intérieur de Belbo, Casaubon et Diotavelli les amènent à des inférences fausses (pour Casaubon revendiquées comme telles mais ce jeu ludique est lui-même issu de son rapport au monde). La description de l'enfance de Belbo avec ses humiliations, tout comme le récit du séjour de Casaubon au Brésil, prennent ainsi sens puisqu'ils annoncent la voie interprétative suivie par les héros:
«Beaucoup ont trouvé cette digression trop longue, mais pour moi (et pour certains lecteurs bienveillants), elle était essentielle, car ce qui se passe au Brésil est une sorte de prémonition hallucinée de ce qui arrivera à mes personnages dans le reste du livre[52].»
Dans le même temps, le pragmatisme de Lia offre une solution simple et efficace. Le débat quant à la validité de certaines interprétations semble donc se rejouer sur la scène de la fiction où Eco imagine les conséquences de mauvaises interprétations.
Face à l'énigme d'un texte fragmentaire ou absent, le chercheur a tendance à combler les vides mais il le fait selon son paradigme intérieur qui peut l'amener à une erreur d'interprétation. Face au vide, le lecteur peut interpréter dans une posture herméneutique mais il peut également créer afin de combler ce vide.
Quelques livres de faussaires
A priori, la question du faux n'entretient que peu de relations avec notre problématique du texte fantôme. Dans son essai sur les uvres perdues, Judith Schlanger voit cependant dans le faux un effet et une cause de la perte:
«Le faux se mêle à la perte sous bien des rapports: il est un effet de l'incertitude et il engendre l'incertitude; il vient compenser les lacunes, il se précipite sur ce qui manque, et il est lui-même cause de brouillage et de perte[53].»
Elle traite par la suite de situations où le faussaire produit une uvre imitant un artiste consacré afin d'en tirer un bénéfice personnel, souvent pécunier. Dans cette optique, un faux sera donc un ajout qui viendra combler un hypothétique vide au sein de la production d'un artiste. Cette même idée d'un faux se retrouve chez les faussaires que met en scène Umberto Eco:
«Je ne produis pas des faux mais bien des copies d'un document authentique qui a été perdu ou qui, par un banal incident, n'a jamais été produit, mais qui aurait pu et aurait dû l'être[54].»
On perçoit le paradoxe de l'idée de copie, puisque le texte d'origine n'existe pas, mais aurait dû être produit.Toutefois, cette dernière injonction témoigne d'un déplacement subtil de la motivation du faussaire vers une cause plus morale, c'est-à-dire que le bénéfice de la mystification est politique, sociétal, et non plus individuel. La croisade menée par Frédéric Barberousse se trouve ainsi justifiée:
«Si tu n'as pas d'autres nouvelles de ce royaume, invente-les. Attention, je ne te demande pas de témoigner ce que tu juges faux, ce serait péché, mais de témoigner faussement ce que tu crois vrai ce qui est action vertueuse car elle supplée au défaut de preuves sur quelque chose qui certainement existe ou est arrivé[55].»
Quant à la rédaction des Protocoles, Simon Simonini ponctue son travail en ces termes: «Oh Dieu, bien sûr, il ne me revenait pas à moi en personne, et c'est heureux, d'éliminer un peuple entier mais, fût-ce de façon modeste, je donnais ma contribution[56].» Le faux acquiert donc un statut d'instrument idéologique servant à motiver des actions violentes de conquêtes ou de destructionscontre lesquelles met en garde Umberto Eco:
«Et le fait de savoir que notre histoire a été mue par des récits que nous reconnaissons aujourd'hui comme faux doit nous rendre attentifs, capables de remettre continûment en question ces récits que nous tenons pour vrais, puisque le critère de la sagesse de la communauté se fonde sur la vigilance incessante à l'égard de la faillibilité de notre savoir[57].»
Le faux chez Eco ne renvoie cependant pas systématiquement à une référence historique tragique. Il est également un moyen de développer une intertextualité ludique comme en témoigne l'exemple suivant tiré de Baudolino. Celui-ci est envoyé à Paris pour étudier pendant plusieurs années. Durant ce temps, il entretient une correspondance avec Rahewin, chanoine de la cour de Frédéric Barberousse, à qui il réserve une mystification. En réponse à une question du chanoine, Baudolino lui envoie une liste d'uvres contenues à la bibliothèque Saint-Victor et il décide d'y ajouter quatre titres de son invention: le De optimitate triparum du Vénérable Beda, l'Ars honeste petandi, le De modo cacandi et le De patria diabolorum. Et Baudolino d'indiquer:
«J'ai su par la suite, que Rahewin avait écrit à un docte Parisien qu'il connaissait, le priant de demander ces manuscrits aux victoriens, qui n'en ont évidemment pas trouvé trace; ils ont accusé leur bibliothécaire d'incurie, et le pauvre de jurer que lui ne les avait jamais vus.J'imagine qu'au bout du compte quelque chanoine, pour mettre les choses en place, aura fini par écrire vraiment ces livres, et j'espère qu'un jour quelqu'un les trouvera[58].»
Le sagace lecteur qui lit cet article aura évidemment reconnu certains titres que Pantagruel découvre lors de son arrivée à Paris. La bibliothèque de Saint-Victor devient ainsi le lieu d'un intertexte en hommage à l'un des plus fameux inventeurs de livres imaginaires, François Rabelais. Le commentaire final de Baudolino joue ici le rôle déjà discuté d'indice d'incongruité.
Retrait des commandes
La présence d'un texte imaginaire peut ne différer en rien de la mention d'un texte réel au sein d'une fiction. Seul l'auteur décidera du degré de divulgation des indices nécessaires à sa reconnaissance: emphase, jeu intertextuel, incongruité d'un titre, description stéréotypée, etc. Le phénomène n'est largement pas univoque et permet de stratifier la réception du texte lui-même, en fonction d'un public s'étalant d'un lecteur que je qualifierai d'occasionnel vers un lecteur expert. Déjouer le piège du prologue du Nom de la Rose apparaît comme à la portée du plus grand nombre. Mais comprendre ce qui se dissimule derrière cette citation relève d'un autre type d'activité que la lecture pour le plaisir:
«Er muoz gelîchesame die Leiter abewerfen, sô Er an ihr ufgestigen ist on dit comme ça?
- Cela s'exprime ainsi dans ma langue. Qui l'a dit?
- Un mystique de tes contrées. Il l'a écrit quelque part, je ne me rappelle plus où. Et il n'est pas nécessaire que quelqu'un, un jour, retrouve ce manuscrit[59].»
Le livre fantôme est donc protéiforme dans son apparition, mais également par les causes qui justifient sa mention: jeu ironique ou satirique, mise en abyme de la question herméneutique et ses limites, métadiscours propre à une fiction postmoderne. En fait, il m'apparaît que seule cette volonté auctoriale qui justifie le jeu autour du texte fantôme permet de réellement le repérer au sein de la fiction:
«Selon nous, cette manière de pratiquer l'auto-référence ne caractérise que certains textes: ceux qui, conscients de leur littérarité, la narrativisent et s'astreignent, par retour permanent ou occasionnel sur eux-mêmes, à exhiber la loi sous-jacente à toute uvre du langage[60].»
Le texte fantôme nous renseigne enfin sur l'auteur lui-même. Un signe distinctif des fictions d'Umberto Eco réside en effet dans le mélange entre une histoire littéralement romanesque où se mêlent volontiers meurtre, trahison, amour, et une narration qui questionne les enjeux majeurs de la théorie littéraire (feintise, métadiscours, lecteur modèle ou pragmatique, herméneutique, avant-garde, ironie, etc.). La question est permanente: l'auteur est-il un romancier qui théorise ou un théoricien qui romance? Le recours au texte fantôme pour Eco est, dans tous les cas, un moyen économique de remplir cette double contrainte propre à l'écriture postmoderne[61]. Reste pour le lecteur un sentiment parfois étrange envers une fiction finalement bien bavarde qui raconte, dit comment et pourquoi elle raconte, et tout cela au détriment de la construction de l'intrigue elle-même.
(février 2015)
Pages de l'Atelier associées: Textes fantômes, Textes possibles, Bibliothèque, Ironie, Interprétation, Fiction.
[1] Marc Escola, «Le chêne et le lierre. Critique et création» dans Théorie des textes possibles, Amsterdam-New York, Rodopi, 2012, p.11.
[2] Umberto Eco, Le Nom de la rose [Il Nome della rosa, 1980], trad. par Jean-Noël Schifano, Paris, Grasset, «le livre de poche», 1982, p. 472.
[3] Si on mesure la somme d'ennuis qu'induit la présence du livre pour Jorge et le fait que, finalement, il le pulvérise (mangeant ses pages et le jetant au feu), force est de constater que son comportement apparaît comme illogique. Il est à noter que cette même question a été soulevée par André Peyronie qui propose d'y répondre par des motivations inconscientes de Jorge. Voir A. Peyronie, Le Nom de la rose. Du livre qui tue au livre qui brûle, Rennes, PUR, 2006.
[4] Bien que l'enjeu définitionnel de la notion de texte-fantôme est décisif, je suis ici la définition large, qui correspond aux manifestations protéiformes telles qu'on les trouve chez Umberto Eco, proposée par Marc Escola: «uvres perdues, textes manquants, part silencieuse d'une correspondance, bibliothèques entières inventées, textes amputés». Voir M. Escola, «Comment parler des livres que l'on ne peut pas lire? Avant-propos», Fabula-LhT, n°13, La Bibliothèque des textes fantômes, novembre 2014, URL: http://www.fabula.org/lht/13/avantpropos.html, page consultée le 25 janvier 2015.
[5] Ibid., p. 43.
[6] U. Eco, Le pendule de Foucault [Il pendolo di Foucault, 1988], trad. par Jean-Noël Schifano, Paris, Grasset, «le livre de poche», 1990.
[7] U. Eco, L'île du jour d'avant [L'isola del giorno prima, 1994], trad. par J.-N. Schifano, Paris, Grasset, «le livre de poche», 1996.
[8] U. Eco, Baudolino [2000], trad. par J.-N. Schifano, Paris, Grasset, «le livre de poche», 2002; Le cimetière de Prague [Il cimitero di Praga, 2010], trad. par J.-N. Schifano, Paris, Grasset, «le livre de poche», 2011.
[9] Ce texte, sous couvert d'une réflexion sur les moyens et les buts de la politique, visait à dénoncer de manière satirique les manipulations de Napoléon III pour asseoir son pouvoir. Si le nom de l'Empereur n'est jamais cité, la satire de Joly ne dupa personne et il passa 2 ans en prison. Les Protocoles en sont un plagiat où les Juifs remplacent Napoléon. Voir à ce propos Pierre-André Taguieff (dir.), Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d'un faux, Paris, Berg, 1992, 2 vol. et notamment Pierre Charles, «Les Protocoles des Sages de Sion», vol. 2, p. 11-37.
[10] U. Eco, La Mystérieuse Flamme de la reine Loana [La misteriosa fiamma della regina Loana, 2004], trad. par Jean-Noël Schifano, Paris, Grasset, 2005.
[11] Pour reprendre un terme de Pierre Bayard, Comment parler des livres que l'on n'a pas lus?, Paris, Minuit, 2007, p. 74. D'autres désignations du même concept existent telles que «bibliothèque neuronale» chez Pierre Michon ou «bibliothèque mentale» chez Anne Rouxel. Voir Brigitte Louichon & Anne Rouxel (dir.), Du Corpus scolaire à la Bibliothèque intérieure, Rennes, PUR, 2010.
[12] Alberto Manguel, Histoire de la lecture, Arles, Actes Sud, 1998, p. 281.
[13] Ces réflexions doivent beaucoup à l'article de Franck Wagner qui propose de manière très convaincante une poétique du texte fantôme. Voir F. Wagner, «Naissance, croissance et descendance des «livres-fantômes»», Fabula-LhT, n°13, La Bibliothèque des textes fantômes, novembre 2014, URL: http://www.fabula.org/lht/13/wagner.html, page consultée le 25 janvier 2015.
[14] U. Eco, Le Nom de la rose, op. cit., p. 347. Je reviendrai sur cet exemple un peu plus loin.
[15] Ibid., p. 251.
[16] U. Eco, Confessions d'un jeune romancier [Confessions of a young novelist, 2011] Paris, Grasset, 2013, p. 76-77. Cette anecdote est rapportée de manière quasiment identique dans Les limites de l'interprétation [I limiti dell'interpretazione, 1990], trad. par Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 1992, p. 149-151.
[17] «Pour décrire la marche nocturne de Casaubon à travers Paris, du Conservatoire à la place des Vosges puis à la tour Eiffel, j'ai passé plusieurs nuits à parcourir la ville entre deux et trois heures du matin, murmurant dans un dictaphone pour prendre note de tout ce que je voyais et ainsi ne pas me tromper dans les noms de rues et les croisements.»Umberto Eco, Confessions d'un jeune romancier, op. cit., p. 20 ou à propos de L'Île du Jour d'avant, «Roberto devait arriver sur son île en août de l'année suivante, parce que c'était en août que j'avais visité les Fidji, et j'étais donc capable de décrire les levers de soleil dans les ciels nocturnes à cette saison seulement.» Ibid., p. 34.
[18] U. Eco, Le Nom de la rose, op. cit., p. 390.
[19] Ibid., p. 394.
[20] Ibid., p. 395.
[21] Ibid., p. 475.
[22] Idem.
[23] U. Eco, Le cimetière de Prague, op. cit., p. 261.
[24] U. Eco, Baudolino, op. cit., p. 177.
[25] Roland Barthes, «L'effet de réel» [1968] dans uvres complètes, Paris, Seuil, 1994, Vol. 2, p. 479.
[26] Ibid., p. 477.
[27] Philippe Hamon, «Un discours contraint» dans Gérard Genette & Tzvetan Todorov (éd.), Littérature et réalité, Paris, Seuil, Le point, 1982, p. 140-141.
[28] U. Eco, Le Nom de la rose, op. cit., p. 187.
[29] U. Eco, L'Île du jour d'avant, op. cit., p. 311.
[30] U. Eco, Le Cimetière de Prague, op. cit., p. 15.
[31] Parfois, le narrateur est d'ailleurs plus explicite: «Enfin, si de cette histoire je voulais extraire un roman, je démontrerais encore une fois que l'on ne peut écrire sans faire le palimpseste d'un manuscrit retrouvé. Et je n'échapperais pas la puérile curiosité du lecteur, qui voudrait au fond savoir si Roberto a vraiment écrit les pages sur lesquelles je me suis par trop entretenu. Pour être honnête, je devrais lui répondre qu'il n'est pas impossible que quelqu'un d'autre les ait écrites, qui voulait seulement faire semblant de raconter la vérité. Et ainsi je perdrais tout l'effet romanesque.» Voir L'Île du jour d'avant, op. cit., p. 459-460.
[32] F. Wagner, art. cit.
[33] U. Eco, Le Nom de la rose, op. cit., p. 8.
[34] Le personnage fictif de Milos Temesvar a été utilisé plus d'une fois dans les mystifications d'Eco. Voir Jean-Claude Carrière & Umberto Eco, N'espérez pas vous débarrasser des livres, Paris, Grasset, «Le livre de poche», 2009, p. 237-239.
[35] Je souligne.
[36] F. Wagner, art. cit.
[37] Alain Vaillant, «Le lyrisme de l'ironie» dans Esthétique du rire, Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, 2012, p. 291.
[38] U. Eco, Confessions d'un jeune romancier, op. cit., p. 40. Cette dernière partie n'est pas sans rappeler les propos d'Alain Vaillant sur Stéphane Mallarmé: «alors que les grands ironistes du XIXe siècle disent tous par leur rire désenchanté le dégoût d'un monde qui, selon le mot de Baudelaire, «va finir», Mallarmé se contente d'éprouver de faire éprouver au lecteur de bonne volonté le bonheur apaisé que doit engendrer, pour la Littérature telle qu'il la rêve, le libre jeu de l'intelligence. Avec lui l'ironie a cessé de valoir la condamnation du réel: le temps de l'ironie post-moderne a déjà commencé.» Voir art. cit., p. 299.
[39] «Les personnes d'un milieu supérieur (il s'agit ici naturellement d'un rang spirituel) parlent le langage de l'ironie comme les rois et les souverains parlent le français, pour que le profane ne les comprenne pas.» Søren Kierkegaard, cité par Piotr Salwa, «Umberto Eco: texte hybride, narration rhizomatique, ironie» dans Dominique Budor & Walter Geerts, Le Texte hybride, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 57-58.
[40] Traité sur les alphabets occultes attribué, dès le dixième siècle, à Ibn Wahshiyya.
[41] Roman érotique du dix-neuvième siècle.
[42] Donald McGrady, «Fra Massimo da Bologna and His Speculum amoris in Il nome della rosa», Quaderni d'Italianistica, Vol. 13, n° 2, 1992, p. 265-272.
[43] On aura raison de rétorquer que l'indice de cette supercherie réside dans l'incongruité du hasard qui pousse Adso à trouver un «miroir de l'amour» au sein de la bibliothèque de l'abbaye quelques heures après avoir jeté sa gourme. On conviendra toutefois que l'indice de divulgation n'est pas semblable à celui du prologue du Nom de la rose.
[44] U. Eco, Le pendule de Foucault, op. cit., p. 253.
[45] Ibid., p. 250.
[46] Ibid., p. 251.
[47] Je ne citerai que trois jalons sur les plus de quarante ans de débat, L'uvre ouverte [Opera aperta, 1960], trad. par Chantal Roux de Bézieux, Paris, Seuil, le point, 1965; Les Limites de l'interprétation, op. cit. et plus récemment «Auteur, interprètes, lecteur», in Confessions d'un jeune romancier, op. cit. Voir également Jean Petitot et Paolo Fabri (dir.), Au nom du sens. Autour de l'uvre d'Umberto Eco, actes du colloque de Cerisy, Paris, Grasset, 2000.
[48] U. Eco, Confessions d'un jeune romancier, op. cit.; Apostille au Nom de la Rose [Postille al nome della rosa, 1984], trad. par M. Bouzaher, Paris, Grasset, «le livre de poche», 1987
[49] U. Eco, Les Limites de l'interprétation, op. cit., p. 162.
[50] U. Eco, Le Nom de la rose, op. cit., p. 505.
[51] P. Bayard, Enquête sur Hamlet. Le dialogue de sourds, Paris, Minuit, «double», 2014, p. 143.
[52] U. Eco, Confessions d'un jeune romancier, op. cit., p. 34.
[53] J. Schlanger, Présence des uvres perdues, Paris, Hermann, 2010, p. 70.
[54] U. Eco, Le cimetière de Prague, op. cit., p. 119.
[55] U. Eco, Baudolino, op. cit., p. 79.
[56] U. Eco, Le cimetière de Prague, op. cit., p. 545.
[57] U. Eco, De la littérature [Sulla Letteratura, 2002], trad. par Jean-Noël Schifano, Paris, Grasset, 2003, p. 380.
[58] U. Eco, Baudolino, op. cit., p. 114.
[59] U. Eco, Le Nom de la rose, op. cit., p. 528. Il s'agit d'un anachronisme en forme de pastiche puisque la citation originale de Ludwig Wittgenstien date de 1921: «Er muss sozusagen die Leiter wegwerfen, nachdem er auf ihr hinaufgestiegen ist.»
[60] L. Dällenbach, Le Récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil, 1977, p. 67.
[61] «De quelque manière qu'on puisse définir le postmodernisme, le fait est que j'utilise au moins deux techniques postmodernes. L'une est l'ironie intertextuelle: des citations directes d'autres textes célèbres, ou des références plus ou moins transparentes à ces textes. La seconde est le métarécit: des réflexions du texte sur sa propre nature, où l'auteur s'adresse directement au lecteur.» U. Eco, Confessions d'un jeune romancier, op. cit., p. 37.