Atelier

Faire littérature

Par Delphine Abrecht, Romain Bionda, François Demont,

Émilien Sermier et Mathilde Zbaeren

Université de Lausanne



Ce texte constitue l'introduction au volume Faire littérature. Usages et pratiques du littéraire (XIXe-XXIe siècles) paru dans la collection «Archipel Essais» (Lausanne, décembre 2018). Il est ici reproduit avec l'aimable autorisation de ses auteurs.



Dossier Valeur, Littérarité.





Faire littérature: l'expression peut surprendre. Gageons pourtant qu'elle peut s'avérer utile à la saisie d'une activité (l'écriture) et d'objets (les textes) ouverts sur d'innombrables usages et pratiques. La formule permet d'embrasser ensemble ce qui constitue la littérature, les effets qu'elle produit et les usages qu'elle suscite. Par un phénomène tout à fait frappant, il apparaît précisément que ce qu'on fait avec la littérature agit bientôt sur ce qui la fait, et sur ce qu'elle fait — et réciproquement.


Ce livre présente neuf études de cas qui se proposent, chacune à sa manière, d'examiner les rapports complexes que la littérature a entretenus, au long des XIXe, XXe et XXIe siècles, avec le droit, l'histoire, l'innovation scientifique, le marketing, la médecine, la politique, le rap, la sociologie et le théâtre. Elles offrent une réflexion d'une part sur l'usage que l'on peut faire de la littérature dans ces domaines, d'autre part sur les conséquences de cet usage sur les pratiques du droit, de l'histoire, etc. Il apparaît cependant rapidement que ces neuf détours appellent autant de retours sur la littérature. En effet, chacun des cas étudiés en éclaire certaines facettes: soit parce que les objets considérés instaurent une limite entre «la littérature» et le reste, soit à l'inverse parce qu'ils la rendent poreuse. Plus encore: par contagion, il semble que certaines productions usant de la littérature sont elles-mêmes susceptibles de faire littérature, c'est-à-dire de provoquer un effet littéraire, voire parfois de s'instituer comme littérature.


Quoi et surtout quand


Comment se lancer dans une telle entreprise sans relire au préalable Fiction et Diction (1991) de Gérard Genette, dont la disparition récente aura achevé de rappeler l'importance pour la théorie littéraire? Relisons donc:

Si je craignais moins le ridicule, j'aurais pu gratifier cette étude d'un titre qui a déjà lourdement servi: «Qu'est-ce que la littérature?» – question à laquelle, on le sait, le texte illustre qu'elle intitule ne répond pas vraiment, ce qui est en somme fort sage: à sotte question, point de réponse; du coup, la vraie sagesse serait peut-être de ne pas la poser. La littérature est sans doute plusieurs choses à la fois […][1].

À cette question de l'être («qu'est-ce que»), Genette proposait de substituer une réflexion sur la «fonction esthétique» de la littérature, c'est-à-dire sur les «conditions» dans lesquelles «un texte, oral ou écrit, peut être perçu comme une “œuvre littéraire”, ou plus largement comme un objet (verbal) à fonction esthétique — genre dont les œuvres constituent une espèce particulière, définie entre autres par le caractère intentionnel (et perçu comme tel) de la fonction». On se souvient que Genette distingue alors trois «modes de littérarité», un par «fiction» et deux par «diction»[2], et que ce modèle a eu une certaine importance pour la recherche en littérature. Malgré les questions qu'elle devait déjà soulever à l'époque (sur ce que veut dire «objet verbal», par exemple[3]), cette proposition conserve aujourd'hui une pertinence assurée. Mais on gagne à la relativiser à l'aune des récents changements qui ont marqué l'idée même de littérature. Après tout, elle a presque trente ans: toute une vie, si l'on pense à l'âge moyen des auteurs de ce livre.


Depuis les travaux récents autour des «écritures contemporaines hors du livre»[4], on doit en effet, selon l'expression de Jérôme Meizoz, constater plusieurs «extensions du domaine de la littérature» à travers diverses activités comme les performances, les lectures, les entretiens, les balades ou encore les séances de dédicaces[5]. Ces extensions ont assurément un impact sur la manière dont on peut considérer la littérature. Dans L'Invention de la littérature (1998), Florence Dupont lie par exemple sa recherche, qui vise à affirmer l'importance de la performance pour les arts «littéraires» de l'Antiquité, à «un retour de l'oralité et de l'éphémère[6]» à la fin du XXe siècle. C'est d'ailleurs à l'heure du «“redevenir-discours” de la prose littéraire» que Gilles Philippe et Julien Piat (2009) font l'hypothèse que la littérature aurait, sur un plan stylistique, consisté pendant cent-cinquante ans dans le «texte[7]». Presque inévitablement, les métamorphoses contemporaines de l'objet induisent chez le sujet un déplacement du regard. J. Meizoz remarque à ce propos que «l'intérêt se déporte du texte vers les relations de celui-ci avec le paratexte ou, en langage scolastique, de l'opus operatum vers l'ensemble du modus operandi». Parce qu'on «redécouvre la voix derrière la lettre et le corps derrière le livre», le chercheur invite dès lors à «envisager la littérature non comme un thesaurus de “textes” mais comme un ensemble d'“activités”[8]».


Si l'intérêt s'est récemment redirigé de la question des œuvres de l'art littéraire à celles de l'«événementialité de la littérature[9]» et de ses activités, le nôtre se porte spécifiquement sur les usages de ce «thesaurus de textes» et sur les pratiques qui s'en nourrissent, que celles-ci soient ou non assimilables à leur tour à une activité «littéraire». Il nous paraît donc utile de rappeler une proposition antérieure à celle de Genette, plus clairement distincte d'une réflexion sur le seul fonctionnement « esthétique » de la littérature. Nelson Goodman suggérait également, dans Manières de faire des mondes (1978), de déplacer la question de l'ontologie («Qu'est-ce que l'art?») vers celle de la fonction («Quand y a-t-il art?»), en insistant toutefois sur le fait «qu'une chose [peut] fonctionner comme œuvre d'art en certains moments et non en d'autres.» En dépit de l'éventuel «caractère intentionnel de la fonction» (Genette), un caillou — qui n'est pas un objet d'art — peut en effet fonctionner comme art dans certaines situations; inversement, une toile de Rembrandt, qui est une œuvre d'art, ne fonctionne pas comme telle lorsqu'on s'en sert comme couverture. En d'autres termes, les œuvres d'art — et parmi elles les œuvres littéraires — ne font pas toujours art. Certes, «[d]ire ce que fait l'art n'est pas dire ce qu'est l'art[10]», mais «dire ce que fait l'art nous intéresse tout particulièrement et au premier chef[11]» — intérêt partagé dans ce livre.


Fonctions


Si nous reconnaissons avec Goodman que «le fonctionnement esthétique […] sert de base à la notion d'œuvre d'art[12]», nous souhaitons faire un pas de côté et orienter notre regard sur les autres manières dont les œuvres peuvent fonctionner. De fait, les romans n'ont pas toujours été lus comme des objets esthétiques: tel clinicien du XIXe siècle voit par exemple dans Mademoiselle Giraud, ma femme d'Adolphe Belot (1870) une occasion d'affiner des concepts théoriques[13]; on conseille au XXe siècle la lecture du Père Goriot, d'Oliver Twist et de Crime et Châtiment aux juristes pour approfondir leur connaissance de la nature humaine[14]; au XXIe siècle, des sociologues se demandent dans quelle mesure La Supplication: Tchernobyl, chroniques d'après l'apocalypse de Svetlana Alexievitch (1997) peut servir à la recherche en sciences humaines[15]. Faut-il alors se borner à n'étudier la littérature qu'à l'aune des «felicity conditions» lui faisant rencontrer son «lecteur modèle[16]»? Les usages déviants ne méritent-ils pas tout autant notre considération? À l'heure où certains pensent constater une «dévalorisation symbolique» de la littérature dans la société contemporaine[17], réfléchir à la manière dont on en fait usage peut contribuer à la « défendre »[18] — quitte à reconnaître que la littérature agit non seulement sur un plan esthétique, mais encore sur d'autres[19]. Si la fonction esthétique a pu servir, dès le XIXe siècle au moins[20], à discriminer «la littérature» (l'art littéraire) du reste des œuvres écrites, nous ne considérons plus sous cet unique angle ce que nous nommons toujours «la littérature», mais dont l'étendue est sans doute plus grande aujourd'hui qu'hier. Bref, on le dit depuis quelque temps déjà:

Faute de pouvoir être définie par une approche essentialiste, la littérature gagne à être cernée à travers les représentations et les usages qu'elle suscite à travers le temps, l'espace et les sociétés. Et, en retour, ces usages (modes de diffusion, sociabilités, accompagnements critiques, types de lecture) deviennent eux-mêmes des éléments du fait littéraire[21].

Après un détour par l'étude des usages du littéraire dans d'autres domaines, il s'agira donc d'opérer un retour sur la littérature elle-même — une manière sans doute de répondre à l'invitation de William Marx consistant à «penser la littérature de l'extérieur[22]», non seulement pour examiner ce que devient la littérature au passage, mais encore pour se demander si ces autres domaines sont à leur tour devenus aptes à faire littérature, comme le prétend par exemple Littérature et Management (2017), où l'on peut lire en quatrième de couverture que «le management peut être lu comme une littérature[23]». La question se pose aussi concernant la prospective, comme nous pourrons le voir ensuite[24]. D'un point de vue institutionnel, il semble en tout cas que les productions de Patrick Modiano, de Svetlana Alexievitch et de Bob Dylan peuvent s'équivaloir sur un plan littéraire, qu'elles ressortissent aux genres du roman, du témoignage ou de la chanson, dans la mesure où l'Académie suédoise leur a décerné le Nobel de littérature en 2014, 2015 et 2016. Or plutôt que de se demander si Dylan a vraiment l'étoffe d'un écrivain, ou si le geste de l'Académie est assimilable à un «bras d'honneur à la littérature américaine[25]», il nous apparaît plus intéressant d'interroger les rapports entre «non-littérature» et «littérature», ainsi que les récents développements qui ont vu l'inclusion d'une partie du premier ensemble dans le second (ce qui ne veut pas dire que la non-littérature ne se soit pas déplacée ailleurs). Au sujet de la poésie, Gaëlle Théval constate en effet:

Il s'est […], semble-t-il, produit quelque chose d'assez massif pour que les études littéraires finissent par s'ouvrir à des pratiques longtemps exclues de leur champ. Comme si la sortie de la poésie hors de la «littérature» avait entraîné avec elle la littérature elle-même […][26].

On peut sans doute penser la même chose du théâtre qui, après avoir marqué ses distances avec la littérature, notamment par l'émergence de ce qu'on appelle «l'écriture de plateau», semble l'avoir également «entraînée avec lui» ailleurs[27].


Voilà donc un ensemble d'observations ordonnées à partir de deux questionnements principaux: le premier consiste à se demander comment la littérature fonctionne lorsqu'on en fait usage — usage dont il s'agit de décrire les modalités (citation, mention, allusion, etc.), le rôle et les effets; le second interroge les conséquences de cet usage sur les pratiques considérées (le droit, l'histoire, le théâtre, etc.), ainsi que sur la littérature elle-même, eu égard à ce que cette dernière représente pour celles et ceux qui l'utilisent en un temps et dans un lieu précis.


On doit alors entendre l'expression faire littérature de deux manières: d'abord dans le sens de «provoquer un effet de littérature» — qui, par exemple, peut être utile à l'ethos de son utilisateur, qu'il soit historien[28], politicien[29] ou rappeur[30], en produisant un effet de «bien écrire» et en autorisant, au sens fort, une certaine légitimité (artistique, intellectuelle, etc.); ensuite, dans le sens d'«instituer un objet comme littérature», c'est-à-dire d'identifier la production considérée à de la littérature ou au contraire de la mettre à distance comme discours autre, en traçant par la même occasion une frontière entre ce qui devient «la littérature» et le reste.


Des usages et des pratiques


En guise d'ouverture, Jacob Lachat interroge le rôle que joue la littérature dans les récits de vocation de nombreux historiens qui se prêtent à l'exercice de l'ego-histoire ou, plus généralement, qui écrivent des récits à caractère autobiographique. En remontant au cas d'Augustin Thierry, historien médiéviste de la première moitié du XIXe siècle, son chapitre montre que la référence littéraire permet depuis longtemps de souligner une sensibilité esthétique compatible avec l'ethos professionnel des historiens de métier. Si, dans leurs récits de vocations, la découverte des grands auteurs et des grandes œuvres est souvent au cœur de l'initiation à la vie intellectuelle, elle contribue aussi à dresser un autoportrait de l'historien en lecteur exemplaire et à faire de lui ce lettré pourvu d'un certain «goût du beau» susceptible de se répercuter sur son propre style.


En regard de ce phénomène, que penser de la présence de la littérature dans le rap français? Émilien Sermier explicite les enjeux culturels de la référence littéraire chez les rappeurs, qui prolongent en cela la tradition des chanteurs français. Si l'allusion à des noms d'écrivains participe assurément à la construction d'une posture «lettrée», des rappeurs comme MC Solaar, Lucio Bukowski, Nammour ou Vîrus utilisent en profondeur la littérature comme un instrument de contre-pouvoir, au nom de causes égalitaires et réparatrices: la poésie en particulier apparaît comme un moyen privilégié d'amplification pour faire entendre les oubliés et les êtres vulnérables. Ainsi, et au-delà des questions formelles qui apparentent rap et poésie, le chapitre montre combien le rap fait littérature en ravivant et en rendant sonore toute une part encolérée de la poésie livresque.


L'imaginaire de la «grande littérature française» peut également être mobilisée au service d'une carrière politique. En se concentrant sur les écrits du premier ministre Édouard Philippe, François Demont montre combien la littérature offre un moyen de légitimation symbolique à qui doit apparaître sur la scène du pouvoir comme maîtrisant les compétences langagières et rhétoriques. En l'occurrence, le choix d'É. Philippe de publier des polars – qu'il devient nécessaire de justifier et de contrebalancer a posteriori dans un essai, qui est un genre plus valorisé – témoigne de la volonté de pratiquer la littérature et d'en user en tant que moyen politique de légitimation. En contrepoint de la parole politicienne, la littérature joue ainsi de manière générale, dans le champ politique, le rôle d'un espace utopique où la parole paraît pleine, c'est-à-dire authentique et personnelle.


Par un commentaire métadiscursif des travaux d'une chercheuse et d'un chercheur en sciences sociales, Mathilde Zbaeren propose d'approcher la valeur de ce qui est dit par la littérature. L'historienne Galia Ackerman et le sociologue Frédérik Lemarchand s'étant évertués à faire une exégèse de La Supplication: Tchernobyl, chroniques d'après l'apocalypse (1997) et d'autres récits de Svetlana Alexievitch pour en révoquer la valeur documentaire, ce cas permet d'interroger l'usage que les sciences sociales peuvent faire d'une littérature de témoignage. Tandis que les chercheurs adoptent les moyens d'analyse du littéraire (microlecture, étude comparative) pour décortiquer les récits de l'écrivaine et en dénoncer dans un premier temps les mensonges, les imprécisions historiques, voire la dimension révisionniste, l'étude de leurs analyses plus récentes — et postérieures à l'attribution du Nobel à l'écrivaine — suggère dans un second temps un revirement de leur discours critique: y transparaît notamment une idée de la littérature empreinte de romantisme, comme moyen d'accès à une essence où le donné factuel nuirait plus qu'il ne contribuerait à la seule fonction qui lui est cédée, à savoir sa fonction esthétique.


Cette idée d'une littérature qui dirait le vrai, c'est ce qu'examine Sophie-Valentine Borloz dans une autre perspective en étudiant l'usage des romans d'Adolphe Belot (1829-1890) par les proto-sexologues du XIXe siècle. La fiction a ici valeur d'illustration heuristique, voire de preuve, auprès de médecins qui évaluent le texte littéraire en termes scientifiques ou moraux, si bien qu'on peut se demander, ici, dans quelle mesure la littérature fait littérature. Celle-ci se trouve en tout cas prise dans des logiques d'interférences, tant au niveau thématique que formel, entre deux discours poreux, à la fois complémentaires et concurrents.


Pour les théories du droit des XXe et XXIe siècles, la fiction littéraire joue un autre rôle. En effet, elle ne sert pas seulement d'exemplification, mais selon Charlotte Dufour constitue une théorie du droit à part entière: la convocation par les juristes des romans de Malot, France, Kafka ou Aragon, à l'occasion regroupés en anthologie qui les institue comme relevant d'un art littéraire, permet d'envisager la façon dont la littérature «écrit» le droit en ménageant une place au possible, au subjectif et à l'aléatoire.


L'anthologie Managers, relisez vos classiques ! (2011) de Sophie Chabanel, diplômée de HEC devenue formatrice-consultante, prône quant à elle l'utilité de certaines œuvres littéraires pour la gestion des entreprises. En comparant cet ouvrage aux listes répertoriant les livres favoris des grands PDG, Samuel Estier montre que la littérature fonctionne selon une stratégie du gagnant-gagnant: les livres confèrent aux PDG qui les convoquent un certain prestige, tandis qu'ils bénéficient en retour de l'«aura» des grands directeurs, par le biais de la «success story» que ces derniers ont su écrire de leur côté.


Si certaines personnes sont d'avis que «le management peut être lu comme une littérature», Colin Pahlisch choisit de mettre à l'épreuve ce type d'hypothèse en réfléchissant aux promesses scientifiques comme si elles relevaient d'un genre littéraire, en tant qu'elles mobilisent des formes de fiction. Ces productions répondent d'abord à des logiques de marché et revêtent un but essentiellement performatif (convaincre les divers organismes de financement du bien-fondé des recherches envisagées), mais il se révèle fructueux de les aborder comme des objets littéraires à part entière, en particulier parce que ces promesses impliquent une attention de lecture «littéraire», révélatrice à bien des égards d'un rapport humain au monde, en particulier à la technique et au futur.


Cette «attention littéraire», mutatis mutandis, ce peut être celle de certains spectateurs de théâtre. Au gré de leur analyse de C'est une affaire entre le ciel et moi (2014) — spectacle relevant de ce qu'on appelle couramment «l'écriture de plateau», inspiré du Dom Juan de Molière et mis en scène par Christian Geffroy Schlittler —, Delphine Abrecht et Romain Bionda font enfin l'hypothèse qu'il existerait de nos jours trois modalités du «faire littérature» au théâtre: un spectacle peut faire littérature en faisant d'abord œuvre avec une œuvre littéraire parce qu'il s'inscrit dans son sillon, en faisant ensuite texte parce que le public porte à son égard une attention propre à des «lecteurs», ou enfin, plus fondamentalement, parce que les modes de production et de réception de «l'écriture de plateau» ressortissent à ceux que la littérature a récemment indexés — indépendamment du prétendu «retour du texte» qu'aurait connu le théâtre ces dernières années.


Les chapitres de ce volume peuvent bien sûr se lire au gré des intérêts du lecteur. Mais, comme ce parcours le suggère, leur ordonnancement marque un mouvement d'ensemble significatif: ce qu'on fait avec la littérature est susceptible d'avoir un effet sur ce qu'elle fait et in fine sur ce qui la fait. Non seulement la littérature constitue un objet de référence — et souvent de révérence —, mais cette référence peut encore avoir tendance à favoriser la réception et la perception de certains des objets qui les mobilisent comme faisant littérature.


La littérature en creux


Il est temps de revenir sur le projet collectif à l'origine de la réalisation de ce livre, que nous avions provisoirement appelé «la littérature en creux» avant qu'il ne trouve son titre définitif avec Faire littérature. Sa teneur et sa structure sont informées par divers facteurs. Toutes et tous engagés comme assistants de littérature moderne après un mémoire à l'Université de Lausanne où les cursus sont obligatoirement pluridisciplinaires, nous avons été amenés à collaborer activement les uns avec les autres, ainsi qu'avec tous nos collègues, indépendamment de leurs spécialités respectives. Nous voulions que ce livre témoigne de ce qui nous relie — la littérature —, mais dans un effort de décentrement qui s'inspire directement de nos parcours: si la littérature devait rester au cœur de nos préoccupations, nous avons cherché à la comprendre depuis ailleurs.


On aurait tort toutefois de penser que l'aspect collectif de notre travail allait de soi. Fallait-il risquer une écriture à vingt mains? Au terme du processus, nous pouvons en tout cas contredire le bon Brassens, qui chantait:

Le pluriel ne vaut rien à l'homme et sitôt qu'on

Est plus de quatre on est une bande de cons.[31]

Non, décidément: il arrive qu'on pense mieux à plusieurs. Et nous espérons que Faire littérature l'atteste.



Delphine Abrecht, Romain Bionda, François Demont,

Émilien Sermier et Mathilde Zbaeren.

Février 2019.




[1] Gérard GENETTE, Fiction et Diction (1991), précédé de Introduction à l'architexte (1979), Paris, Seuil, 2004, p.91.

[2] Pour rappel, la fiction et la poésie (premier mode de diction) sont «toujours» littéraires parce qu'elles fonctionnent «en régime constitutif», tandis que «la prose non fictionnelle» (second mode de diction) n'est littéraire que «de manière conditionnelle, c'est-à-dire en vertu d'une attitude individuelle, comme celle de Stendhal devant le style du Code civil» (ibid., p.87 et 88).

[3] Surtout si l'on pense aux «relations transesthétiques prescrites» que certains «objets verbaux» entretiennent avec d'autres qui ne ressortissent pas uniquement au verbe. Voir Bernard VOUILLOUX, Langages de l'art et Relations transesthétiques, Paris, L'Éclat, 1997.

[4] Littérature, n°160, La Littérature exposée. Les écritures contemporaines hors du livre, dir. Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel, 2010, également en ligne: https://www.cairn.info/revue-litterature-2010-4.htm.

[5] Jérôme MEIZOZ, «Extensions du domaine de la littérature», dans AOC. Analyse, opinion, critique, en ligne, 2018: https://aoc.media/critique/2018/03/16/extensions-domaine-de-litterature/. Le premier congrès de la Société d'étude de la littérature de langue française des XXe et XXIe siècles (Self XX-XXI) était également intitulé «Extension du domaine de la littérature», au singulier (Aix Marseille Université, 2017).

[6] Florence DUPONT, L'Invention de la littérature. De l'ivresse grecque au texte latin, Paris, La Découverte, 1998, p.18-19.

[7] «[L]a langue littéraire se serait reconnue et, au moins partiellement, constituée comme autonome à l'époque de Flaubert[;] elle aurait cessé de se percevoir ou de se vouloir telle à la fin du XXe siècle.» (Julien PIAT, «Que reste-t-il de la “langue littéraire”?», dans Fixxion, n°3, L'Écrivain devant les langues, dir. Dominique Combe et Michel Murat, en ligne, 2011, §1 et 2: http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/fx03.02.) L'hypothèse était énoncée dans id. et Gilles PHILIPPE (dir.), La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009.

[8] J. MEIZOZ, «Extensions du domaine de la littérature», art.cit.

[9] Selon la formule d'Ambroise BARRAS et Éric EIGENMANN, «Introduction», dans id. (dir), Textes en performance, Genève, MetisPresses, 2006, p.13-23, ici p.14.

[10] Même si Genette essaie justement de faire tenir les deux questions ensemble dans L'Œuvre de l'art. Immanence et Transcendance (1994). La Relation esthétique (1997), 2nde éd., Paris, Seuil, 2010.

[11] Nelson GOODMAN, Manières de faire des mondes (1978), trad. Marie-Dominique Popelard (1992), Paris, Gallimard, 2006, p.100 et 104.

[12] Id., L'Art en théorie et en action (1984), trad. Jean-Pierre Cometti et Roger Pouivet (1996), Paris, Gallimard, 2009, p.68.

[13] Voir dans ce livre Sophie-Valentine BORLOZ, « Intégration du littéraire au sein du discours médical: “La dissection du livre de M.A. Belot” ».

[14] Voir dans ce livre Charlotte DUFOUR, «Les voi(x)es du droit. Dire, lire, écrire».

[15] Voir dans ce livre Mathilde ZBAEREN, «Raconter ou relater la catastrophe? Usage du faux témoignage en sciences sociales à partir de La Supplication: Tchernobyl, chroniques d'après l'apocalypse de Svetlana Alexievitch (Lattès, 1998 [1997])».

[16] Umberto ECO, Lector in fabula ou la Coopération interprétative dans les textes narratifs (1979), trad. Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 1985.

[17] William MARX, L'Adieu à la littérature. Histoire d'une dévalorisation (XVIIIe-XXe siècles), Paris, Minuit, 2005.

[18] Nous reprenons le terme à Hélène MERLIN-KAJMAN, Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, la littérature, Paris, Gallimard, 2016.

[19] Voir p.ex. Véronique ROHRBACH, Le Courrier des lecteurs à Georges Simenon. L'ordinaire en partage, Rennes, PUR, 2018.

[20] Voir notamment Philippe CARON, Des Belles-Lettres à la littérature. Une archéologie des signes du savoir profane en langue française (1680­-1760), Louvain et Paris, Peeters, 1992, et Alain GOULET (dir.), Le Littéraire, qu'est-ce que c'est ?, Caen: PUC, 2001.

[21] Emmanuel FRAISSE et Bernard MOURALIS, Questions générales de littérature, Paris, Seuil, 2001, p.85.

[22] W. MARX, «Penser la littérature de l'extérieur», dans Acta fabula, vol.19, n°1, doss.48, Dix ans de théorie, en ligne, 2018: http://www.fabula.org/acta/document10648.php.

[23] Voir dans ce livre Samuel ESTIER, «Les livres favoris des PDG».

[24] Voir dans ce livre Colin PAHLISCH, «Lire les promesses scientifiques. Pour une épistémologie coopérative entre science et fiction».

[25] Pierre ASSOULINE, «Le bras d'honneur des Nobel à la littérature américaine», dans La République des livres, en ligne, 13.10.2016: http://larepubliquedeslivres.com/le-bras-dhonneur-des-nobel-la-litterature-americaine/.

[26] Gaëlle THÉVAL, «Non-littérature?», dans Itinéraires. Littérature, textes, cultures, n°2017-3, Littératures expérimentales. Écrire, performer, créer à l'ère numérique, dir. Magali Nachtergael, en ligne, 2018, §2: https://journals.openedition.org/itineraires/3900. Voir aussi Stéphane HIRSCHI, Corinne LEGOY, Serge LINARÈS, Alexandra SAEMMER et Alain VAILLANT (dir.), La Poésie délivrée, Paris, PU de Paris Nanterre, 2017.

[27] Voir dans ce livre Delphine ABRECHT et Romain BIONDA, «L'écriture de plateau fait-elle littérature? Réflexions à partir de C'est une affaire entre le ciel et moi, mise en scène de Christian Geffroy Schlittler (2014)».

[28] Voir dans ce livre Jacob LACHAT, «Le creuset de l'histoire: la référence littéraire dans les récits de vocation d'historiens».

[29] Voir dans ce livre François DEMONT, «Ces politiques qui écrivent. Modalités politiques et littéraires dans l'œuvre d'Édouard Philippe».

[30] Voir dans ce livre Émilien SERMIER, «Le rap, au nom des poètes. MC Solaar, Lucio Bukowski, DoozKawa, Vîrus».

[31] Georges BRASSENS, « Le Pluriel », sur l'album Supplique pour être enterré à la plage de Sète, novembre 1966.



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Dernière mise à jour de cette page le 6 Mars 2019 à 11h12.