Atelier



Raconter est-il devenu proprement impossible? Fabula et intrigue dans l'œuvre romanesque d'Alain Robbe-Grillet, par Frank Wagner (Université Rennes 2)



Raconter est-il devenu proprement impossible?
Fabula et intrigue dans l'œuvre romanesque d'Alain Robbe-Grillet[1]


«Voyez, diront-ils, comme, dans les années cinquante, on savait inventer des histoires!»
Alain Robbe-Grillet[2]


Premier amour

Mon défaut de notoriété m'interdisant l'écriture, en réponse à son «Pourquoi j'aime Barthes»[3], d'un «Pourquoi j'aime Robbe-Grillet», qu'on m'autorise toutefois, en préambule, une brève confidence à caractère personnel. C'est durant les années 80, sur les conseils avisés d'un professeur de classe préparatoire, que je me suis hasardé à la découverte de l'œuvre d'Alain Robbe-Grillet. Hasardé, car mes camarades et moi-même avions été dûment mis en garde. Il s'agissait certes d'une œuvre importante, mais non moins exigeante: expérimentale, complexe, à certains égards aride, voire rebutante. En outre, afin j'imagine que nous puissions percevoir quelques-uns des effets d'auto-intertextualité qui l'informent, il nous était vivement recommandé de l'explorer pas à pas, par ordre chronologique de parution de ses volumes constitutifs. En bon étudiant zélé, j'obtempérai, et commençai donc par le commencement, ou ce que je prenais pour tel, Les Gommes[4] - non sans de considérables appréhensions. Près de 25 ans après, je me souviens encore de cette heureuse surprise: en lieu et place du pensum redouté, une expérience de lecture en tous points stimulante, sur le triple plan cérébral, imaginaire et affectif. Mais, pour être honnête, autant voire davantage que de la construction savante du roman, ou que de ses notoires morceaux de bravoure «chosistes» (Ah! la description du quartier de tomate dans le restaurant automatique…), ce bonheur de lecture découlait de l'emprise fascinante exercée par un univers fictionnel d'une remarquable densité. Pourquoi cette fascination? Parce que c'était moi, parce que c'était lui (Robbe-Grillet) ou/et elle (son œuvre)? S'il n'était ici affaire que de punctum purement idiosyncrasique, tout serait dit, et nous pourrions en rester là. Théoriser la lecture littéraire constitue certes, à bien des égards, une gageure, et il est indéniable que chacun d'entre nous tend peu ou prou, malgré qu'il en ait, à hypostasier son expérience de lecture singulière en une norme lectorale valide de façon beaucoup plus générale, sinon absolue. Pourtant, en l'occurrence, il me semble qu'il y a à la fois davantage et autre chose qu'une adhésion passionnée réductible à la seule histoire personnelle d'un sujet-lecteur. Un argument parmi d'autres serait que, même si elle divise notoirement le lectorat, l'œuvre robbe-grillétienne possède aux yeux de nombreux récepteurs le pouvoir de séduction que je viens d'évoquer; quant aux Gommes, ce premier roman publié est devenu au fil du temps ce que son auteur nommait un «long-seller»[5].

Ce constat implique donc de moduler la question précédente: non pas tant pourquoi que comment une telle fascination? Autrement dit, fort (?) du recul du temps, je souhaiterais tenter d'élucider aujourd'hui, du moins pour partie, les raisons du décalage entre image de l'œuvre et expérience de lecture, qui me plongea dans une profonde perplexité il y a de cela quelque 25 ans. Car ce hiatus joua sans conteste un rôle non négligeable dans le plaisir éprouvé, qui était celui - frondeur, sans doute - du contre-pied: comme si Les Gommes se chargeait d'apporter un cinglant démenti en acte à la parole autorisée qui lui avait tenu lieu de discours d'escorte.

Faut-il en conclure que mon professeur, et avec lui sa «corporation», fut pris là en flagrant délit d'incompétence? Nullement, ou si peu, car ce discours schématique, simplificateur pour la bonne cause pédagogique, n'était après tout que l'écho de la vulgate critique en vogue pour caractériser l'œuvre de Robbe-Grillet - vulgate dont on sait à quel point l'auteur, via les épitextes autographes qu'il donna dès les années 1950, contribua à l'édifier, à des fins stratégiques. D'où cette image longtemps tenace d'un Robbe-Grillet ennemi juré du «réalisme balzacien» et de ses pompes: personnage anthropomorphe psychologiquement et socialement cohérent, illusion référentielle, intrigue causaliste et chronologique, etc. A l'inverse, avec sa caution, il était de bon ton de voir en lui le chantre d'une littérature hyperformaliste assumée dont, servi par le recours au métatextuel dans tous ses états, le mot d'ordre était la dénudation du medium littéraire, à des fins proclamées de désaliénation du lecteur.

Au fil du temps, Robbe-Grillet n'a eu de cesse (le lui a-t-on assez reproché comme l'indice d'une lâche palinodie?!) d'insister sur le caractère simplificateur et partisan des simples aperçus théoriques compilés dans Pour un nouveau roman, qui étaient pour l'essentiel conçus comme autant de ripostes aux agressions de la critique hostile, dans un contexte particulièrement polémique. Soit; mais scripta manent, de sorte qu'aujourd'hui encore, maints spécialistes de l'œuvre vont répétant à l'envi que les vecteurs d'adhésion à la fabula y sont pour le moins minoritaires, voire réduits à la portion congrue. Or tel est le point qui me pose problème, et dont je souhaiterais traiter. Si ma première lecture des Gommes m'a appris quelque chose, c'est précisément, à rebours de la doxa critique, fût-elle spécialisée, que ce texte met en œuvre de très efficaces vecteurs d'immersion fictionnelle[6], susceptibles d'exercer une authentique emprise sur le lecteur, sous les aspects d'une intense séduction affective et imaginaire. Et j'ajouterai que, loin de se limiter au premier roman publié, cette caractéristique trop fréquemment occultée est prégnante - à quelques inévitables variations de degrés près - dans l'ensemble des récits de fiction littéraires de Robbe-Grillet.

Afin de voir en quels termes l'auteur concevait lui-même cette problématique, il s'agira dans un premier temps de partir des épitextes autographes. Sans notable surprise pour les familiers de Robbe-Grillet, on constatera que sa position sur la question, d'une part est beaucoup plus nuancée et ambiguë que la vulgate précédemment évoquée pourrait le laisser croire, d'autre part (même si ces deux points sont évidemment liés) qu'elle a connu diverses fluctuations au fil du temps. Toutefois, même si l'auteur est le mieux placé pour nous expliquer comment il a écrit son œuvre, sa parole ne saurait tenir lieu de dernier mot, en particulier en matière d'interprétation. S'émancipant de la force d'intimidation herméneutique du discours d'auteur, il s'agira dès lors dans un deuxième temps d'instituer un dialogue, espérons-le productif, entre épitextes et textes - des Gommes à La Reprise[7], en passant par Projet pour une révolution à New York[8]. Cette confrontation critique, en même temps qu'elle favorisera la mise au jour de la dialectique de la phase et du déphasage qui unit/oppose l'œuvre et son commentaire, devrait surtout permettre d'établir l'importance de la présence en texte(s) des vecteurs d'adhésion, ainsi que le jeu pervers qui implique de les articuler aux vecteurs inversement symétriques de distanciation. L'occasion de scruter, au sein même du dysnarratif, la part dévolue à la narrativité. Si, comme je le suppose, cette étape de l'enquête révèle la persistance paradoxale de la fabula et de ses prestiges, il importera alors de prendre en considération le nécessaire retour de la notion d'intrigue, telle que les tenants de la narratologie post-classique l'ont récemment redéfinie. Ce choix méthodologique devrait ainsi permettre, en scrutant ce qui se joue dans l'entre-deux de l'écriture et de la lecture, de mieux comprendre les raisons, à la fois esthétiques, phénoménologiques et anthropologiques, de l'emprise durable que sont à même d'exercer sur leur lecteur les récits littéraires robbe-grillétiens.


Ce que disent les épitextes

Avant de céder la parole à Robbe-Grillet, une précision s'impose: dans ce qui précède, épitexte et texte ont été fort académiquement, du moins en apparence, opposés. Or, dans le cas particulier qui nous occupe, cette concession à l'orthodoxie poétologique se révèle naïvement schématique, et doit donc être relativisée. A mes yeux, en effet, s'agissant des écrits robbe-grillétiens, il est particulièrement réducteur de tracer une ligne de démarcation infrangible entre la création et son commentaire auctorial: à l'examen, ces «deux» strates textuelles tendent bien plutôt à fusionner, pour ne plus former qu'un espace hybride, piégé sans doute, en tout cas statutairement indécis. J'en veux notamment pour preuve la circulation plurivoque de certains passages, des entretiens journalistiques aux volumes des Romanesques[9] ou à La Reprise, et vice versa; ou encore la permanente phobie du figement du sens, qu'il s'agirait à l'infini de faire faseyer. En raison des valeurs défendues et de l'esthétique qui les exemplifie, à moins qu'on préfère inverser ces deux pôles ou annuler leur apparente dichotomie, chez Robbe-Grillet moins que chez quiconque le discours d'auteur ne saurait revêtir une valeur véridictionnelle face à laquelle le lecteur docile n'aurait d'autre choix que de s'incliner révérencieusement. Même si prendre le contre-pied systématique du présumé «sens d'auteur» peut paraître relever d'une attitude somme toute infantile, comme telle improductive, à l'heure de se risquer dans les pages de Pour un nouveau roman, il peut être précieux pour l'exégète de ne pas se dessaisir inconsidérément de son droit à l'indépendance herméneutique, qui est un autre nom du devoir de vigilance critique. Dont acte.

C'est dès les années 50, plus précisément en 1957, dans le célébrissime article intitulé «Sur quelques notions périmées», que Robbe-Grillet aborde de front la question de la place dévolue à l'histoire - au sens narratologique du terme - dans le récit de fiction. Il y a fort à parier que ces pages, reprises dans Pour un nouveau roman[10] en 1963, ont fortement contribué à construire la réputation (selon moi très discutable) d'un Robbe-Grillet romancier anti-narratif. Qu'on en juge: pour mémoire, la séquence débute par une présentation fortement teintée d'ironie de la définition endoxale du roman:

Un roman, pour la plupart des amateurs - et des critiques -, c'est avant tout une «histoire». Un vrai romancier, c'est celui qui sait «raconter une histoire». Le bonheur de conter, qui le porte d'un bout à l'autre de son ouvrage, s'identifie à sa vocation d'écrivain. Inventer des péripéties palpitantes, émouvantes, dramatiques, constitue à la fois son allégresse et sa justification.
Aussi, faire la critique d'un roman, cela se ramène souvent à en rapporter l'anecdote, plus ou moins brièvement […], en s'étendant plus ou moins sur les passages essentiels: les nœuds et dénouements de l'intrigue.[11]

Après une caricature de l'esthétique romanesque balzacienne[12], à laquelle les œuvres de Flaubert, Proust, Faulkner et Beckett tiennent lieu de contrepoint positif, retentit ensuite cette formule à l'emporte-pièce: «Il s'agit désormais d'autre chose. Raconter est devenu proprement impossible»[13], dont on imagine aisément à quel point elle dut agiter le landernau de «la critique en place», comme on disait à l'époque. Enfin, malgré la remise en cause récurrente de l'opposition fond/forme, à propos de ses propres œuvres (Les Gommes, Le Voyeur[14]) Robbe-Grillet n'en établit pas moins une préséance hiérarchique de l'un de ces «deux» pôles sur l'autre: «[…] le mouvement de l'écriture y est plus important que celui des passions et des crimes.»[15] Dès lors, sans doute conviendra-t-on que, dans l'édification de son image de contempteur de l'histoire racontée, la responsabilité de Robbe-Grillet fut pour le moins à quelque degré engagée. D'autant qu'il prit grand soin de l'entretenir, jusque dans ses derniers entretiens, rassemblés dans Le Voyageur et Préface à une vie d'écrivain[16].

Du moins ce verdict est-il recevable pour peu que l'on accorde crédit au découpage partial que j'ai opéré dans l'article cité. En effet, Pierre Bayard[17] a démontré de façon convaincante que, si l'on peut affirmer qu'il y aurait autant de textes que de lecteurs, c'est que chaque lecteur-glossateur, guidé par les exigences de son «paradigme intérieur», se livre à des opérations de sélection et de combinaison qui aboutissent à la construction d'un texte distinct de celui qu'autrui est enclin à édifier. En l'occurrence, il est tout à fait possible de retenir d'autres extraits de «Sur quelques notions périmées» et de les agencer différemment, de sorte qu'apparaîtront alors d'autres lignes de force interprétatives, qui permettront d'aboutir à un diagnostic, sinon inverse, du moins fort éloigné de celui qui vient d'être établi. Car la sélection à laquelle je me suis livré reposait déjà sur le présupposé largement partagé d'un Robbe-Grillet ennemi juré de l'histoire racontée. Plaçons momentanément cette réputation entre parenthèses, et «relisons» l'article:

De même qu'il ne faut pas conclure à l'absence de l'homme sous prétexte que le personnage traditionnel a disparu, il ne faut pas assimiler la recherche de nouvelles structures du récit à une tentative de suppression pure et simple de tout événement, de toute passion, de toute aventure. Les livres de Proust et de Faulkner sont en fait bourrés d'histoires; mais chez le premier, elles se dissolvent pour se recomposer au profit d'une architecture mentale du temps; tandis que, chez le second, le développement des thèmes et leurs associations multiples bouleversent toute chronologie au point de paraître souvent réenfouir, noyer au fur et à mesure ce que le récit vient de révéler. Chez Beckett lui-même, il ne manque pas d'événements, mais qui sont sans cesse en train de se contester, de se mettre en doute, de se détruire, si bien que la même phrase peut contenir une constatation et sa négation immédiate. En somme, ce n'est pas l'anecdote qui fait défaut, c'est seulement son caractère de certitude, sa tranquillité, son innocence.
Et, s'il m'est permis de citer mes œuvres après ces illustres devanciers, je ferai remarquer que les Gommes ou le Voyeur comportent l'un comme l'autre une trame, une «action», des plus facilement discernables, riche par surcroît d'éléments considérés en général comme dramatiques. S'ils ont semblé désamorcés à certains lecteurs, n'est-ce pas simplement parce que le mouvement de l'écriture y est plus important que celui des passions et des crimes?[18]

On notera au passage que l'œuvre robbe-grillétienne est ainsi clairement inscrite dans une «tradition» littéraire, celle du modernisme, et que l'un des principes les plus chers à l'auteur, à savoir la productivité des chocs ou des contradictions internes du matériau narratif, est introduit par le biais de l'exemple beckettien. Mais, s'il était ici nécessaire de citer ces lignes in extenso, c'est surtout parce que le rétablissement de la continuité du passage permet d'une part de mieux cerner la conception robbe-grillétienne de la problématique en cause, d'autre part de nuancer la relation qu'il serait censé y entretenir.

Un simple relevé lexical se révèle des plus éclairants: «personnage traditionnel», «événements», «passions», «aventure», «histoire», «thèmes», «anecdote», «trame», ««action»», «éléments dramatiques», «passions et crimes». Certes, pour le théoricien du récit, ces termes ne sont pas synonymes, mais du moins possèdent-ils tous un dénominateur commun, dans la mesure où les éléments diégétiques qu'ils désignent participent à des degrés divers de la fabula[19]. De plus, considérés sur leur versant pragmatique, ils constituent autant de vecteurs d'immersion fictionnelle, comme tels susceptibles de séduire le lecteur. Sur la base d'une telle relecture de l'article cité, on constate donc que voir en Robbe-Grillet un détracteur forcené de l'histoire relève d'une appréciation largement excessive et fortement discutable. Une fois de plus, les nuances de sa position sont visiblement passées inaperçues. Comment le comprendre? Titre et sous-titre de l'article ont dû jouer ici un rôle de premier ordre: présenter, dans ces hauts lieux stratégiques du texte, «l'histoire» comme une «notion périmée», vaut à la fois programme et pétition de principe. L'esprit de l'interprète a bien souvent tendance à suivre la principale ligne de force sémantique, et le caractère contre-intuitif, paradoxal et provocateur de la position ainsi esquissée accroîtra notablement sa propension à occulter les éléments non-concordants - de sorte que, de façon somme toute compréhensible, les ambiguïtés du discours robbe-grillétien seront gommées comme autant d'aspérités négligeables. Et ce d'autant plus aisément que, si la rémanence de «l'aventure» est affirmée, c'est tout de même dans une claire relation de subordination à ce qui est présenté comme l'essentiel: le mouvement de l'écriture.

Cette hiérarchisation est précisément le critère majeur de la tendance de la critique spécialisée à minorer le rôle de la fabula dans les récits littéraires de Robbe-Grillet. A bon droit sans doute (du moins jusqu'à un certain point), car il importe en effet de ne pas confondre présence et préséance des constituants diégétiques. Ainsi les nuances du propos auctorial relèvent-elles d'une forme de bon sens, puisque y est simplement rappelée l'inévitable persistance de ce que l'on nommera par défaut, et avec toutes les précautions requises, un «contenu» narratif. Mais cette timide concession est bien loin de nous autoriser à voir en Robbe-Grillet un conteur dans l'acception commune du terme. A fortiori parce que, que ce soit dans les articles réunis dans Pour un nouveau roman ou dans les épitextes ultérieurs, il n'a eu de cesse de rappeler que le substrat narratif, certes insistant, n'était après tout qu'un matériau clairement subordonné aux visées littéralistes ou si l'on préfère dénudantes de l'activité scripturale. Si l'on épouse le point de vue de l'auteur, ce à quoi nous incite vivement toute une tradition de pensée, l'essentiel dans la page 32 de Pour un nouveau roman réside non pas dans le constat d'une persistance de la fabula mais dans l'insistance sur le gauchissement, le détournement de cette composante incompressible du récit littéraire. On prêtera d'ailleurs attention aux connotations du participe «désamorcés»: serait-ce abusif que d'y lire, dans la perspective de l'auteur, présentée ici comme inverse de celle des lecteurs encore fâcheusement inféodés aux normes de la narrativité canonique, quelque chose comme la crainte d'un potentiel volatil, contre lequel il s'agirait de se prémunir?

Quoi qu'on en pense, force est de constater que l'épitexte robbe-grillétien, s'il reconnaît ponctuellement l'inévitable présence en texte(s) de constituants diégétiques, refuse à l'activité narrative les fonctions qui lui étaient d'ordinaire attribuées. A cet égard, dans le même article, le début de la section consacrée à la notion d'engagement est particulièrement instructif. Nous y lisons en effet que «raconter pour distraire est futile»[20], que «raconter pour faire croire est devenu largement suspect»[21], que «raconter pour enseigner»[22] est éminemment problématique. D'où une triple disqualification : celle de la littérature narrative de divertissement (littérature aventureuse, d'évasion, populaire, voire «paralittérature»); celle de la littérature narrative «réaliste-mimétique» (Balzac, Zola et leurs épigones tardifs), potentiellement aliénante pour cause d'illusion référentielle, donc objet du soupçon dans l'ère du même nom; celle de la littérature narrative didactique, tout particulièrement sous la forme du récit engagé, dans l'acception sartrienne du terme. Il est pour le moins tentant d'y lire une forme de diabolisation de la narrativité. Ainsi comprend-on mieux le rôle dévolu aux constituants diégétiques dans les romans robbe-grillétiens: s'ils y persistent, c'est en quelque sorte avec le rang de «mal nécessaire». Ils ne constitueraient guère que la strate textuelle destinée à favoriser l'immersion fictionnelle momentanée du lecteur - sans laquelle il n'est guère de lecture possible. Mais cette fonction serait en fait secondaire, en vertu même de son caractère tout provisoire, car sa réelle raison d'être serait de favoriser à terme un mouvement symétrique inverse d'émersion hors de la fabula et loin de ses séductions fallacieuses. On sait en effet que Robbe-Grillet valorise très clairement la lecture avisée, distanciée, critique, réflexive, et par là même selon lui créatrice, par laquelle le lecteur prend ses distances à l'égard de la diégèse et des personnages qui la peuplent, pour sinon s'égaler à l'auteur, du moins adopter une position similaire dans ses grandes lignes à la sienne. Voilà qui éclaire donc la place et les enjeux de la fable dans ces récits: si elle y perdure, c'est essentiellement à l'état de traces, dont la rémanence est nécessaire au détournement des codes romanesques antérieurs, et au dévoiement des protocoles de réception qui y sont traditionnellement associés. Ce travail de sape artistique aussi bien qu'esthétique porte un nom, le dysnarratif, qu'il est arrivé à Robbe-Grillet lui-même d'employer[23]. Et cette dénomination paraît judicieuse, dans la mesure où il s'agit bien ici de mobiliser des constituants diégétiques en apparence ordinaires pour mieux les faire dysfonctionner. Le phénomène a déjà été abondamment étudié[24]: dans les romans, le dysnarratif se traduit par le brouillage de l'origine de la parole narrative, le gommage des frontières entre les points de vue des divers personnages, la multiplication des doubles, le télescopage des lignes d'histoire, la rupture incessante de la fabula par voie de métalepses et/ou de commentaires métatextuels, etc.

De plus, comme je l'ai déjà signalé en passant, même si les positions de Robbe-Grillet varient notablement au fil du temps, l'affirmation de la préséance hiérarchique des mécanismes scripturaux sur les composants diégétiques perdure, comme l'atteste, parmi bien d'autres, cette citation extraite de Préface à une vie d'écrivain: «Flaubert a raison de dire que les contenus anecdotiques ne sont rien, que c'est la forme de l'écriture qui fait que le livre existe en tant que littérature.»[25]; ou encore celle-ci, qui entérine un véritable renversement de perspective: «En réalité, les critiques ne s'apercevaient pas qu'il y avait des mouvements dans l'écriture [du Nouveau Roman], qui finissaient par devenir a posteriori des faits diégétiques, mais produits par l'écriture.»[26] Si ce primat du scriptural sur le diégétique échappait à la sagacité des critiques, lecteurs professionnels, on imagine aisément l'inconfort de la situation dans laquelle cette orientation esthétique anomique risquait de plonger le commun des lecteurs. Mais ce souci d'accessibilité était bien loin de constituer une priorité pour Robbe-Grillet, qui comptait au nombre des prérogatives de l'auteur la possibilité de «tuer son lecteur»[27]. Cette conception de la «communication» littéraire comme agôn peut inciter à considérer la présence persistante des éléments diégétiques dans les récits robbe-grillétiens comme divers leurres ou chausse-trappes: autant d'emprunts apparents aux codes romanesques antérieurs, qui risqueraient de fourvoyer les lecteurs, en les inclinant à adopter une posture de réception projective, sise aux antipodes des attentes de l'auteur en la matière.

De fait, pour un récepteur (imaginaire?) accoutumé à la fréquentation exclusive de romans de type réaliste-mimétique, la lecture des romans robbe-grillétiens a de très fortes chances de constituer une épreuve particulièrement inconfortable, puisqu'il y est soumis à une esthétique de la frustration généralisée. S'y met en effet en place un jeu pervers, où les dés sont malicieusement pipés, forme de «teasing» quelque peu sadique qui consiste à ne lui laisser entrevoir ce qu'il attend (des personnages, des lieux, une intrigue au sens usuel du terme) que pour mieux l'en priver à intervalles réguliers. Dans cette systématique convocation/révocation de la fabula, on pourrait lire, mutatis mutandis, une forme de radicalisation moderniste du procédé à l'œuvre dans Jacques le fataliste et son maître, à cette importance différence près que chez Diderot le congédiement récurrent de la fable était assuré par des commentaires métatextuels explicites et fortement ludiques, au lieu que chez Robbe-Grillet la disqualification de la diégèse est à la fois beaucoup plus brutale et plus difficile à interpréter, puisque en l'absence de discours explicite, c'est au lecteur qu'il incombe d'élaborer les inférences interprétatives qui pourront lui permettre de résorber la fracture avec son horizon d'attente initial. Reste que, dans les deux cas, nonobstant les différences certes significatives de contexte épistémologique liées à l'écart historique, il est possible d'assigner à ces procédés pour partie distincts un objectif commun: favoriser un progrès de l'intelligence du lecteur sur l'illusionnisme romanesque - ce qui relativise grandement les accusations de «sadisme» antérieures.

Car il importe d'ajouter que, si on lit des livres, c'est aussi pour apprendre à (les) lire. Autrement dit, la lecture des romans de Robbe-Grillet, une fois passée la surprise liée à la césure avec les normes canoniques, favorise le repérage d'un réseau d'autostéréotypes[28], jouant à la fois à l'échelle d'un texte isolé et plus encore à l'échelle de l'œuvre. Dès lors, ce retour du même, dont Jean-Louis Dufays[29] a bien montré l'importance pour la lisibilité du texte littéraire, tend fortement à résorber le «scandaleux» écart inaugural, du moins à favoriser une lecture autre. On se doute, compte tenu de ses préventions notoires contre le freudisme, qu'il ne s'agit pas là d'une référence usuelle du discours robbe-grillétien, mais il n'empêche que l'esthétique dysnarrative, en raison même de cette dialectique récurrente du diégétique et du scriptural, de l'immersion et de l'émersion qui la fonde, peut générer un plaisir de lecture spécifique, qui convoque fortement le souvenir du «Fort / Da» ou «jeu de la bobine». Pour peu que le lecteur accepte de jouer ce jeu du «montrer/cacher» textuel, il peut en retirer des gratifications inattendues. Pour finir sur ce point, reste à préciser que ce qui peut passer pour tout de même délicat pour un hypothétique lecteur exclusivement féru de Balzac, Zola et de leurs avatars tardifs, cesse de l'être pour un lecteur coutumier de la littérature contemporaine. Aujourd'hui en particulier, qu'on s'en réjouisse ou s'en afflige, le «Nouveau Roman» est devenu une sorte de monument historique de l'histoire littéraire, dont les tenants et aboutissants sont désormais bien connus, de sorte que l'effet de surprise se trouve pour partie désamorcé. Du moins en milieu lettré car, faut-il le rappeler, le lecteur n'existe pas; il n'y a que des lecteurs, dont les fonds encyclopédiques personnels variables induisent des rapports aux textes diversifiés.

Pour en revenir au récit considéré sous l'angle artistique, ce parcours au sein des épitextes aura permis de clarifier le sens de la tapageuse formule de 1957: «Raconter est devenu proprement impossible.» Les nuances précédemment mises au jour autorisent à affirmer que l'impossibilité ainsi proclamée ne concerne que le seul récit réaliste-mimétique, qu'à tort ou à raison Robbe-Grillet avait coutume d'illustrer par le modèle balzacien. Mais cela ne signifie nullement que l'activité narrative en tant que telle serait brutalement devenue impraticable. Bien au contraire, Robbe-Grillet continuait à raconter des histoires, et en était conscient. Simplement - si j'ose dire -, il le faisait sur un mode autre, privilégiant une esthétique dysnarrative au sein de laquelle les prestiges de la diégèse étaient très clairement subordonnés à ceux des mécanismes scripturaux.


L'Imaginaire

Sur ce point, j'ai principalement et à dessein mis jusqu'ici l'accent sur la cohérence des positions robbe-grillétiennes, qui témoignent par là même de l'existence d'un projet remarquablement conséquent - ce qui devrait suffire à convaincre les critiques les plus académiques de l'authenticité de sa vocation d'écrivain, puisque ce critère et ce vocabulaire sont les leurs. Mais ce serait bien mal connaître l'auteur que d'en conclure inconsidérément qu'à propos de cette problématique, il n'y eut à ses yeux, des années 1950 aux années 2000, rien de nouveau sous le soleil. En effet, la (re)lecture des épitextes les plus récents permet au contraire de mesurer à quel point, sans se renier, Robbe-Grillet a su très progressivement, et de façon extrêmement nuancée, réajuster sa position quant à la question de la fabula - participant d'ailleurs ainsi d'une évolution assez largement répandue dans le champ des sciences humaines. Car ce qui frappe en parcourant les articles, textes de circonstances et entretiens compilés dans Le Voyageur et Préface à une vie d'écrivain est la façon dont l'auteur en vient petit à petit à y affirmer la fascination viscérale qu'il éprouve pour les histoires qu'il raconte, et non plus seulement pour les variations scripturales que ce matériau autoriserait. Emblématique de ce réajustement est bien sûr son rapport aux représentations sado-érotiques. Comme j'ai tenté de le montrer ailleurs[30], après en avoir fait le centre absent ou le point aveugle du Voyeur, après avoir affirmé à l'époque de La Maison de rendez-vous[31], de Projet pour une révolution à New York ou de Souvenirs du triangle d'or[32], qu'il s'agissait là d'imaginations stéréotypées renvoyant à l'inconscient collectif et utilisées comme simples générateurs de fiction(s), Robbe-Grillet a fini par confesser dans ses Romanesques comme dans les entretiens contemporains de ces trois volumes néo-autobiographiques, que cette topique récurrente dans son œuvre correspondait en fait à ses fantasmes les plus intimes, d'autant plus cruciaux pour le sujet qu'il était qu'ils conditionnaient son économie libidinale, et jusqu'à son fonctionnement génital. Si l'on prête foi à ce qui ressemble d'assez près à un aveu, sans doute malaisé compte tenu de l'ostracisme ironique dont les normes sociales frappent toute conduite sexuelle «perverse», on conviendra que cette frange des récits ne constitue pas une simple donnée contingente ou dérisoire. Certes, les représentations sado-érotiques sont transfigurées par l'esthétique dysnarrative qui les façonne, et sans doute font-elles ainsi l'objet d'une salutaire mise à distance d'ordre cathartique, mais leur choix n'en renvoie pas moins à un authentique punctum, pour l'auteur comme pour ceux des lecteurs qui partagent ses fantasmes.

Or les représentations à l'œuvre dans les romans robbe-grillétiens ne se limitent évidemment pas à ces fantasmes de domination. On pourrait par exemple en dire autant de la thématique récurrente du double, ou des multiples éléments disjoints ou contradictoires qui génèrent une impression d'inquiétante étrangeté de type onirique. Bref, la plupart des constituants diégétiques de ces fictions renvoient à un imaginaire qui, pour être tissé de références culturelles, n'en apparaît pas moins éminemment personnel, au point de constituer la marque de fabrique de l'écrivain, au même titre que les décrochages énonciatifs et autres métalepses. Jeunes filles perverses complaisamment soumises aux caprices cruels de leurs maîtres, doubles, spectres, horloges arrêtées, mécanismes détraqués valent eux aussi signature. Les embrayeurs de textualité d'hier, suspects de gratuité, semblent bien avoir, au fil du temps, revêtu une valeur authentique aux yeux de l'écrivain: «Ce que je raconte dans tous mes livres, je le sais, c'est vrai, je le vois et je peux le certifier; même les histoires les plus folles qui se trouvent dans Souvenirs du triangle d'or ou dans Projet pour une révolution ont pour moi une réalité concrète.»[33]; ou encore, à propos de La Reprise:

L'important, pour moi, demeure l'aventure produite, mythique, érotisée, policière, celle de Markus, de Walther, de Gigi, de l'Oberst von Brücke, de la troublante Io qui ressemblait à ma mère, et de Berlin, ville légendaire détruite par les bombes et en train de surgir à nouveau de ses ruines. J'y étais. J'ai connu ces gens et ces lieux. Je peux témoigner de leur existence réelle, puisque c'est moi qui les ai créés.[34]

Cette dernière citation permet de mesurer à quel point la notion d'imaginaire a progressivement fini par constituer l'Alpha et l'Omega de la poétique robbe-grillétienne: «C'est en somme tout le problème de l'imagination qui, comme son nom l'indique, crée sans cesse des images et a besoin d'elles pour se nourrir; c'est là une des plus hautes facultés de l'espèce humaine, je dirais presque sa particularité la plus passionnante.»[35] D'autant que cette conception de l'imagination, accordant une large place aux artefacts culturels, présente en outre l'avantage d'entraîner le congédiement de tout impératif de véridicité - point crucial pour Robbe-Grillet, qui voit dans la notion de vérité une menace liberticide et mortifère: «Dans la représentation du monde, il y a celle du réel vérifiable et en même temps toutes sortes de représentations possibles d'un réel qui n'est plus celui de l'Histoire mais celui de la psyché, qui échappe à chaque instant à la simple opposition entre ce qui est vrai et ce qui n'est pas vrai.»[36]

Si, comme on l'a vu, Robbe-Grillet est demeuré jusqu'au bout fidèle à la revendication d'une esthétique dysnarrative, ce tissu de citations prélevées dans des épitextes tardifs démontre que les constituants diégétiques de ses romans, en tant qu'ils participent pleinement de l'imaginaire, devenu la notion-clef de sa «pensée», méritent désormais d'être revalorisés - du moins pour qui accorde crédit au discours auctorial.


Retour aux textes: diégèse et intrigue

Chercher confirmation des déclarations épitextuelles en multipliant les analyses empiriques de textes exigerait trop de temps et surtout d'espace. Aussi devra-t-on se contenter d'un rapide parcours synthétique au fil de l'œuvre romanesque, orienté par quelques lignes de force significatives: les principaux constituants diégétiques, les modalités de leur mise en intrigue, l'impact pragmatique qui en résulte. Tout d'abord, et contrairement à l'opinion qui a longtemps prévalu, le roman selon Robbe-Grillet accorde une place d'importance au personnage. Bien sûr, il ne s'agit plus pour lui de faire concurrence à l'état civil, et si on les rapporte à la population fictionnelle de La Comédie Humaine, ses créatures pourront paraître quelque peu anémiques, voire ectoplasmiques. Mais l'effet-personnage n'est pas seulement affaire de nombre (la galerie de portraits) ni d'accumulation de précisions psychologiques et/ou sociologiques explicites. A contrario, une figure esseulée sur le devant de la scène romanesque, et pauvrement caractérisée, peut elle aussi constituer une très efficace structure d'appel, dans laquelle imagination et sensibilité du lecteur seront vivement incitées à s'investir. Tel me semble être, de façon exemplaire, le cas du Wallas des Gommes. Au point que, en dépit de l'esthétique intensément déceptive de ce roman, les lectures par identification au protagoniste sont très loin d'y être impossibles. Car Wallas incarne une figure en permanente quête de maîtrise, dont les efforts sans cesse contrariés aboutissent à l'issue malheureuse et (en apparence seulement) paradoxale que l'on sait; de sorte que les lecteurs pourront sans grand mal se reconnaître dans ce pathétique analogon d'eux-mêmes - sans même parler de l'impact potentiel sur leur psyché de la désormais notoire dimension oedipienne de cette figure. On pourrait en dire à peu près autant du premier narrateur de La Reprise: et pour cause, puisque ce dernier roman, véritable compendium de l'œuvre, accorde précisément une large place à la réécriture des Gommes. N'oublions pas non plus le voyageur de commerce du Voyeur, perdu dans l'espace de l'île qu'il arpente inlassablement, aussi bien que dans le temps dont il s'ingénie désespérément à recomposer l'emploi en vue d'occulter une indicible béance; ni le soldat harassé de Dans le labyrinthe[37], divagant au hasard de ruelles gelées, dont l'écheveau inextricable complique une mission de plus en plus improbable. Au même titre que les personnages kafkaïens, dont elles sont les héritières directes, toutes ces figures sont susceptibles de laisser une empreinte durable dans l'esprit du lecteur. Quant aux personnages plus stéréotypés qui circulent dans les fictions des années 1970, innocente jeune fille en proie à la concupiscence perverse de ses ravisseurs, geôlier sadique, médecin marron, aventurier international, agent double, etc., par-delà leur air de déjà-vu ou peut-être grâce à lui, ils s'inscrivent eux aussi très facilement dans notre imaginaire.

En outre, l'œuvre robbe-grillétienne a le mérite de rappeler en acte que le personnage fictionnel n'est pas nécessairement anthropomorphe: les mouettes du Voyeur ou la scutigère de La Jalousie sont ainsi encore dans nos mémoires. Et que dire des choses, dont on a accusé l'auteur de prendre exagérément le parti, au détriment de l'homme? Pont-bascule des Gommes, débarcadère du Voyeur, lampadaires et bille de Dans le labyrinthe, etc. Lorsque on y regarde de plus près, sans œillères anthropocentristes, le personnel du roman robbe-grillétien se révèle beaucoup plus dense qu'on a bien voulu l'affirmer, et surtout remarquablement prégnant dans les souvenirs, même lointains, que nous conservons de ces fictions.

De plus si la diégèse a pu être définie comme l'univers spatio-temporel créé par le récit de fiction, l'espace en est donc une composante essentielle; et il est indéniable que la topographie joue un rôle de tout premier ordre dans les romans de Robbe-Grillet, de la ville nordique traversée de canaux des Gommes au Berlin dévasté par la guerre de La Reprise, en passant par l'île du Voyeur, la bananeraie de La Jalousie, la ville immobilisée par l'hiver de Dans le labyrinthe, l'Orient de La Maison de rendez-vous ou de Souvenirs du triangle d'or, le New York de Projet pour une révolution…, les ruelles pavées de Djinn[38], etc. Quant à un titre comme Topologie d'une cité fantôme[39], sur ce point il vaut à lui seul programme. Certes, dans tous ces romans, l'espace se révèle labyrinthique, voire truqué, et il semble essentiellement là pour que les protagonistes s'y égarent. Mais cela n'ôte rien à la force de ces représentations, bien au contraire, puisque tenter de suivre le parcours enchevêtré du personnage implique une attention aiguë à cette composante majeure de l'univers fictionnel robbe-grillétien. Si je puis me fier à mon expérience personnelle, ce qui reste de la lecture d'un roman de Robbe-Grillet est ainsi en grande partie le souvenir d'un espace spécifique, dont les descriptions obsessionnelles supposées le déconstruire à force de minutie finissent bien plutôt, aussi paradoxal cela puisse-t-il paraître, par l'ancrer durablement dans la mémoire lectorale. Et puisque le chronotope consiste en la conjonction de l'espace et du temps, il importe à présent de dire deux mots de ce dernier paramètre. A l'exception de l'histoire rapportée dans La Reprise, située en 1949, l'ancrage temporel des fables robbe-grillétiennes est d'ordinaire indéterminé, ce qui une fois encore accorde une appréciable latitude à l'imagination du lecteur. Toutefois, en matière de temporalité narrative, le phénomène marquant n'a pas trait au temps de l'histoire mais à celui du récit: anisochronies, et surtout anachronies et même para- ou périchronies[40] perturbent ici considérablement la présumée linéarité du flux temporel. A espace courbe et paradoxal, temps vagabond et aléatoire - objet par surcroît de fréquentes stases, marquées dans la diégèse par les innombrables montres ou horloges arrêtées.

Dans la réception de ces textes, on a pendant longtemps insisté sur ce qui les différenciait d'une présumée orthodoxie romanesque: diminution en nombre du personnel du roman, réduction du protagoniste à une simple épure, primauté accordée aux objets du monde par le biais d'une valorisation du descriptif, émancipé de son rôle usuel d'auxiliaire du narratif, disparition de l'action conçue comme enchaînement de coups de théâtre, perturbation des relations usuelles de l'espace et du temps. En outre, tous ces éléments perçus comme anomiques étaient systématiquement rapportés à l'objectif dénudant et littéraliste qui à l'origine, à en croire ses déclarations dont n'étaient pas perçues les motivations stratégiques, importait principalement à l'auteur. D'où une caricature de sa pratique romanesque, qui aujourd'hui paraît difficilement recevable. Certes, l'esthétique dysnarrative, intensément métatextuelle et intertextuelle, tend à fortement contrarier le fonctionnement de l'illusion référentielle, mais nous l'avons vu, dans ces romans, personnages, actions, objets, paysages, pris dans le jeu d'une temporalité spécifique, perdurent, et en assurent par là même la lisibilité. D'autant qu'on se gardera bien de minorer la capacité des lecteurs, même confrontés aux textes les plus déconcertants, à occulter les éléments qui les gênent, et à s'emparer de ceux, apparemment plus familiers, qui leur permettront de mener à bien leur activité de réception. Sans doute ne lisent-ils pas alors comme l'auteur souhaiterait être lu, mais ils lisent, ce dont on ne saurait les blâmer - d'autant que le fantasme d'une intégrale mainmise de l'auteur sur la réception de son texte est à la fois utopique et très réducteur eu égard à la richesse de l'expérience littéraire conçue comme jeu d'interactions[41]. Aussi dysnarratifs soient-ils, les romans de Robbe-Grillet semblent donc à même de dispenser à leurs récepteurs diverses gratifications imaginaires et affectives, qui ne correspondent peut-être pas aux desiderata exprimés par l'auteur dans ses épitextes, mais n'en autorisent pas moins la possibilité voire le bonheur de lire - ce qui n'est pas rien.

Encore la réalité de ce divorce n'est-elle pas assurée, comme semble l'indiquer la prise en compte de la notion d'intrigue. A-t-on pourtant assez répété que les romans de Robbe-Grillet en étaient dénués? L'affirmation est déjà très discutable si on entend l'appliquer à des textes comme Les Gommes, Djinn, ou La Reprise, «dûment» pourvus d'une succession de nœuds narratifs et d'un dénouement, dont les ambiguïtés ne permettent pas pour autant de nier l'existence. Le diagnostic pourrait de prime abord paraître plus pertinent à propos de récits comme Dans le labyrinthe ou Le Voyeur, mais a tôt fait de révéler sa fragilité dès lors que l'on substitue à la conception ancienne de l'intrigue celle que proposent désormais les narratologues post-classiques. Ainsi Raphaël Baroni conteste-t-il la définition «traditionnelle» de l'intrigue, bornée à la seule trame de l'histoire, car cette conception réductrice finit, en spatialisant à outrance le texte, comme l'ont fâcheusement fait de trop nombreuses grammaires du récit, par le vider de toute force. A contrario, Baroni propose de renouer avec une acception plus proche du sens commun, estimant que «l'histoire devient intrigante quand elle est racontée sur un mode réticent, quand le lecteur est intrigué»[42] - cette redéfinition de l'intrigue, par l'ouverture sur la réception du récit qu'elle présuppose, restituant à la notion tout son dynamisme, indissociable de la temporalisation qui y préside. Cela suffit-il à requalifier le rôle de l'intrigue dans les romans robbe-grillétiens? De prime abord, on pourrait en douter. Pourtant, et même si tel n'était pas son propos originel[43], certaines des affirmations du théoricien semblent remarquablement pertinentes pour l'analyse du «Nouveau Roman» en général, et des récits de Robbe-Grillet en particulier. Ainsi insiste-t-il sur l'existence de deux types de mise en intrigue, qui:

[…] relèvent de stratégies discursives disjointes reposant soit sur la sélection d'événements instables appelant une résolution pressante et traités avec une certaine clarté, et dans le respect global de leur chronologie, soit sur un obscurcissement volontaire et provisoire de la représentation (par des distorsions entre l'ordre de la fable et celui du sujet et/ou par un réseau complexe d'énigmes et de secrets) produisant de la curiosité.[44]

Supprimons l'adjectif «provisoire», et le second mode de mise en intrigue correspond parfaitement à la narrativité robbe-grillétienne. De fait, à l'examen, le type de tension narrative généré par ses romans relève bien de la curiosité (à distinguer du suspense et de la surprise), conformément à la définition qu'en propose Baroni:

Dans la tension liée à la curiosité, le discours narratif semble […] devoir exhiber continuellement son insuffisance, son artificialité, son caractère provisoirement lacunaire, et cela a pour conséquence […] de produire parfois une «mise à distance» de la représentation. Dans ce genre de configuration, le discours narratif fait l'objet d'une attention particulière: il n'est plus seulement le véhicule «transparent» d'une figuration imaginaire, mais il devient «opaque», il expose son artificialité en se montrant incomplet.[45]

Où l'on constate que, loin de lui faire obstacle, la dénudation métatextuelle du medium littéraire peut au contraire, comme cela semble être le cas chez Robbe-Grillet, participer de la mise en intrigue; a fortiori si l'on convient que, sur un plan plus général, «c'est bien toujours dans une interaction entre ces deux niveaux - d'une part, la tensivité inhérente à l'action représentée, d'autre part, son mode de textualisation - qu'il faut rechercher l'origine de la tension narrative, et non dans l'un ou l'autre de ces aspects du récit pris isolément.»[46] ; ce qui incite à dépasser l'illusoire dichotomie du dysnarratif et de la fabula.

On pourrait citer à l'envi divers autres extraits de La Tension narrative, qui tous éclaireraient avec pertinence les aspects majeurs de la mise en intrigue robbe-grillétienne, qu'il s'agisse des liens indéfectibles de l'affectif et du cognitif dans l'actualisation du texte, de la possibilité d'une «dysphorie passionnante»[47], de la «surprise ouverte»[48], etc. Dans un souci d'économie, mieux vaut à présent songer à conclure, en mettant l'accent sur les implications anthropologiques de la narrativité. Baroni, on l'a vu, s'il prend acte de la forme du récit, est avant tout soucieux de préserver sa force, ce qui le conduit à voir dans la narrativité, par-delà les frontières du texte, «la forme d'une attention à l'historialité de notre être-au monde»[49], et à illustrer cette conviction en ces termes:

Si notre conception de la réalité est une construction visant à rendre le monde habitable, il importe qu'elle soit en mesure d'évoluer quand elle révèle ses limites, de s'adapter aux heurts incessants que lui oppose un univers d'expériences concrètes irréductibles à nos schèmes interprétatifs et comportementaux. […]
Dans ce registre, les récits visent davantage à ébranler un monde qui échappe ainsi à la sclérose du radotage qu'à domestiquer les écarts inévitables qui existent entre les phénomènes et nos horizons d'attente. […] Si le récit est en mesure d'expliquer quelque chose, il prend un détour pour le faire, et c'est par ce détour qu'il acquiert sa force de persuasion particulière. Cette force s'exprime dans la réticence de la représentation, dans cette inquiétude du sens qui marque l'actualisation des récits à intrigue.[50]

Je ne pense pas prendre de risque inconsidéré en affirmant que Robbe-Grillet, chantre de la discordance, aurait partagé cette opinion. Aussi, insister comme je l'ai fait sur la persistance dans son œuvre romanesque des constituants diégétiques, de la fabula, et en dernier lieu de l'intrigue qui les subsume, tout en mettant en exergue leur impact pragmatique sur le double plan imaginaire et affectif, ne relève-t-il qu'en apparence d'une position iconoclaste voire irrévérencieuse. Il s'agissait bien plutôt, tout en récusant quelques idées reçues trop consensuelles pour être honnêtes, de rendre justice à des récits de fiction aptes à combler toutes les composantes de l'activité lectrice, et à nous aider ainsi à reconfigurer harmonieusement notre rapport au monde - justice aux récits, hommage à leur créateur. Ma foi, c'est fait.


Frank Wagner (Université Rennes 2)


[1] Cet article constitue une version notablement développée d'une étude parue sous le titre de «Alain Robbe-Grillet raconte (Dysnarration, fabula, intrigue)» dans Roger-Michel Allemand et Christian Milat (éds), Alain Robbe-Grillet. Balises pour le XXIème siècle [Actes du colloque tenu à l'Université d'Ottawa du 1er au 3 juin 2009], Presses de l'Université d'Ottawa et Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2010. Que les éditeurs de ce volume, qui m'ont permis de disposer de mon texte, lisent ici l'expression de mes sincères remerciements.

[2] Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1963, p. 32.

[3] 1968, repris dans Le Voyageur, Paris, Bourgois, 2001, p. 147-166.

[4] Paris, Minuit, 1953. On sait qu'à cette date Robbe-Grillet avait déjà écrit (en 1949) Un régicide, texte qui ne paraîtra cependant aux Editions de Minuit qu'en 1978.

[5] Le Voyageur, op. cit., p. 440 et passim.

[6] Sur ce point, voir Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction?, Paris, Editions du Seuil, 1999, coll. «Poétique».

[7] Paris, Minuit, 2001.

[8] Paris, Minuit, 1970.

[9] Le Miroir qui revient, Paris, Minuit, 1984; Angélique ou l'Enchantement, Paris, Minuit, 1987; Les Derniers Jours de Corinthe, Paris, Minuit, 1991.

[10] Op. cit., p. 25-44.

[11] Ibidem, p. 29.

[12] Ibidem, p. 31.

[13] Idem.

[14] Paris, Minuit, 1955.

[15] Pour un nouveau roman, op. cit., p. 32.

[16] Paris, Seuil/France Culture, 2005, coll. «Fiction & Cie».

[17] Enquête sur Hamlet (Le dialogue de sourds), Paris, Minuit, 2002, coll. «Paradoxe».

[18] Pour un nouveau roman, op. cit., p. 32.

[19] Dans l'acception qu'Umberto Eco donne à ce terme dans Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985 pour la tr. fr.

[20] Art. cit., p. 33.

[21] Ibidem.

[22] Idem.

[23]Voir par exemple Le Voyageur, op. cit., p. 135.

[24] Notamment, et de façon très convaincante, par Roger-Michel Allemand, Alain Robbe-Grillet, Paris, Seuil, 1997, coll. «Les Contemporains».

[25] Op. cit., p. 146.

[26] Ibidem, p. 89.

[27] Angélique ou l'Enchantement, op. cit., p. 84. Même s'il convient, bien sûr, de faire ici la part de l'ironie.

[28] Stéphanie Orace, «Eléments pour une autostéréotypie», Poétique, n° 125, février 2001, p. 17-31.

[29] Stéréotype et lecture, Liège, Mardaga, 1994. Cet ouvrage vient (en 2010) de faire l'objet d'une réédition chez Peter Lang Verlag, dans la collection «ThéoCrit'», dirigée par Jean-Louis Dufays et moi-même.

[30] Frank Wagner, «Le pervers et ses lecteurs», Revue d'études culturelles, n° 1, Presses Universitaires de Dijon, printemps 2005, p. 277-286.

[31] Paris, Minuit, 1965.

[32] Paris, Minuit, 1978.

[33] Le Voyageur, op. cit., p. 256.

[34] Ibidem, p. 540.

[35] Idem, p. 157.

[36] Préface à une vie d'écrivain, op. cit., p. 126.

[37] Paris, Minuit, 1959.

[38] Paris, Minuit, 1981.

[39] Paris, Minuit, 1976.

[40] Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, coll. «Poétique».

[41] Sur ce point, voir Michel Picard, La Lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1989, coll. «Critique», et Vincent Jouve, La Lecture, Paris, Hachette, 1993, coll. «Contours littéraires».

[42] «Presque une île…», dans Lectures de Julien Gracq (Frank Wagner éd.), Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 162-163.

[43] Dans la mesure où, dans La Tension narrative (Paris, Seuil, 2007, coll. «Poétique»), Raphaël Baroni élisait principalement pour support de ses analyses des textes à narration «canonique». Mais il y prenait déjà en compte divers contes facétieux et certaines narrations borgésiennes, qui ont de commun de s'écarter d'une présumée «orthodoxie» narrative. Depuis lors, ses réflexions sur l'intrigue se sont étendues, de façon très convaincante, à certains textes «transgressifs» typiques de la modernité. Voir, en particulier, «Presque une île…» (sur Julien Gracq), art. cit., et surtout «La face obscure de l'intrigue dans Les Gommes», dans Frank Wagner et Francine Dugast-Portes (éds), Lectures de Robbe-Grillet, Presses Universitaires de Rennes, 2010, p. 27-40.

[44] La Tension narrative, op. cit., p. 88, je souligne.

[45] Ibidem, p. 257-258.

[46] Idem, p. 152.

[47] Idem, p. 131.

[48] Idem, p. 305.

[49] «Presque une île…», art. cit., p. 172.

[50] La Tension narrative, op. cit., p. 410, 411, 412, je souligne.



Frank Wagner

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 16 Avril 2011 à 10h23.