Georges Forestier (Université Paris-Sorbonne) examine les pièces du dossier déjà ancien de la paternité des pièces de Molière, que certains ont attribuée à Corneille (voir la page de l'Atelier de Fabula consacrée à l'affaire Corneille-Molière).
L'analyse détaillée de ce cas offre un faisceau d'arguments touchant à la question théorique de l'auteur et des critères de son identification (unité de l'uvre, valeur, plagiat, pastiche, existence de sources écrites, compatibilité des styles et des genres, cohérence idéologique, convenance esthétique, argument du succès, critères psychologiques ) ainsi qu'à la question de la supercherie littéraire et de ses effets sur le temps long de l'histoire des uvres, entre lecture et légende.
On trouvera ci-dessous les premières pages d'un article dont on pouvait lire la version intégrale sur le site du CRHT (Centre de Recherche sur l'Histoire du Théâtre).
- Pour plus d'informations, on se reportera désormais au site de Georges Forestier: Molière, auteur des uvres de Molière.
ou
D'un vrai canular à une fausse découverte scientifique.
À propos des travaux de Dominique et Cyril Labbé: «Inter-Textual Distance and Authorship Attribution. Corneille and Molière», Journal of Quantitative Linguistics, vol 8, n° 3, 2001, p 213-231.
Grande nouvelle ! les travaux de Dominique Labbé, spécialiste de statistique lexicale, auraient permis de résoudre une « énigme scientifique » concernant la paternité des pièces de Molière : tous les chefs-d'uvre de celui-ci seraient en fait l'uvre de Corneille.
L'ennui, c'est qu'il n'y a jamais eu d'énigme scientifique concernant les uvres de Molière. La prétendue énigme est un pur montage opéré il y a seulement un siècle par un poète dilettante et érudit, Pierre Louÿs, auteur lui-même d'une célèbre supercherie littéraire.
Cette prétendue énigme n'avait convaincu que quelques esprits amateurs de romanesque et de mystère, pour qui l'histoire de Louis XIV se résume à celle du « masque de fer », jusqu'à ce qu'un érudit amateur (Henry Poulaille) s'en empare au milieu du XXe siècle, au nom d'une conception disons « aristocratique » de la création littéraire. Cette conception dénie à un comédien-farceur toute aptitude à écrire Le Misanthrope (inversant le regret de Boileau qui déplorait dans son Art poétique que l'auteur du Misanthrope n'ait pas renoncé à écrire Les Fourberies de Scapin). Rappelons que la même conception attribue depuis longtemps certaines tragédies d'Euripide à Socrate, les comédies de Térence à Scipion l'Africain, et l'essentiel du théâtre de Shakespeare décrit par certains comme un acteur ignorant à un grand seigneur anglais, le comte d'Oxford, ou au philosophe Francis Bacon.
Ce qui est nouveau, c'est donc que le canular originel transformé en énigme soit présenté désormais comme un problème « scientifique » à résoudre ; c'est aussi que ce soit une vraie méthode scientifique qui prétende apporter la réponse au faux problème. Les puissants moyens informatiques actuels permettent de faire entrer dans une machine toutes les pièces de Corneille et toutes celles de Molière. À partir de là, il suffisait de lancer une enquête de « lexicométrie » pour observer s'il y a une proximité de vocabulaire et d'expressions entre les uvres de l'un et de l'autre. Partant du principe que, lorsque la « distance intertextuelle » entre deux uvres est nulle, on est en présence de deux uvres du même auteur, la méthode consiste à mesurer les écarts. D. Labbé a estimé que pour seize pièces de Molière, les écarts avec les pièces de Corneille (tout particulièrement Le Menteur et La suite du Menteur) sont assez faibles pour pouvoir en déduire qu'il s'agit du même auteur.
Il reste donc à savoir si
- une vraie méthode scientifique peut apporter quelque chose à un faux problème
- la méthode a été correctement appliquée.
I. Une fausse énigme
1) C'est il y a seulement un siècle que Pierre Louÿs a lancé cette histoire, en la présentant comme une énigme découverte et résolue par lui (« Molière est un chef-d'uvre de Corneille », dans la revue Comedia, datée du 7 novembre 1919). Or n'est-il pas extrêmement troublant que l'inventeur de cette fable soit lui-même l'auteur d'une des plus belles supercheries littéraires de l'histoire ? Pierre Louÿs avait réussi à faire croire à l'authenticité grecque de ses Chansons de Bilitis ; quelques années plus tard, il est tombé un jour sur l'Amphitryon de Molière, dont la manière lui a paru peu moliéresque et la versification proche de celle que venait d'expérimenter Corneille un an plus tôt dans une tragédie singulière (Agésilas). A partir de là, Louÿs a cherché à toute force de la supercherie littéraire : évidemment il a trouvé ce qu'il cherchait en n'ayant recours qu'à ses seules intuitions et nullement à quelque outil méthodologique nouveau.
Autrement dit, il est impropre de parler ici d'« énigme scientifique », comme veut le croire D. Labbé. C'est Louÿs qui a inventé cette histoire et en a fait une énigme, érigée au statut d'énigme scientifique un demi-siècle plus tard par l'ouvrage de H. Poulaille, dont toutes les interprétations historiques sont sujettes à contestation.
2) Rappelons que ses nombreux ennemis ont TOUT reproché à Molière de son vivant de plagier les auteurs italiens et espagnols, de puiser dans des mémoires fournis par les contemporains (il suffit de relire tous les textes de la « querelle de L'École des femmes »), d'être un dangereux libertin, et bien sûr d'être cocu (NB. il a commencé à jouer les rôles de cocu bien avant de se marier), sans oublier d'avoir épousé sa propre fille (!) sauf une chose : l'idée même d'une supercherie littéraire n'a effleuré la pensée d'aucun de ses nombreux et virulents ennemis, même de ceux qui voulaient l'envoyer au bûcher avec ses livres. Pourtant il y avait de quoi fournir un beau sujet d'attaque. Mais il est vrai que la collaboration entre Corneille et Molière est supposée être restée rigoureusement secrète.
Cependant, ce type de postulation d'un secret absolu quand la vie de Molière a été si extraordinairement publique, épiée, déchirée par ses ennemis, comme le montre remarquablement la biographie de Roger Duchêne repose sur une sorte de foi qu'une utilisation partielle (et finalement partiale, comme je l'explique à la fin) des moyens de statistique lexicale vient faussement corroborer.
3) Avant même de réfléchir à la démonstration actuelle, il faut donc se demander sur quoi elle se fonde. Or, au début de leur courte présentation de leurs recherches (dans leur résumé en français), MM. Labbé utilisent un type de raisonnement purement sophistique :
- Corneille a très certainement écrit la majorité des pièces de Molière.
- De leur vivant cette collaboration avait été révélée pour Psyché
- Depuis, plusieurs personnes ont signalé les ressemblances, notamment P. Louÿs et deux avocats Bruxellois
- Mais un faisceau de présomptions ne constituent pas une preuve, qu'heureusement la statistique lexicale peut apporter
Dont acte.
Reste à savoir 1) s'il l'on peut s'autoriser à parler d'un « faisceau de présomptions » lorsque deux ou trois auteurs au cours du XXe siècle ont utilisé des connaissances erronées de l'histoire littéraire pour étayer leurs affirmations ; 2) donc s'il est scientifique de construire une démarche à partir d'affirmations dont tous les travaux érudits ont démontré la fausseté (voir un aperçu ci-dessous) ; 3) s'il n'est pas biaisé de citer Psyché comme un début de preuve contemporaine, quand la collaboration a été publiquement annoncée et expliquée par des raisons toutes particulières (et non pas « révélée ») ; 4) s'il est vrai que cette collaboration a pu apparaître comme la confirmation publique d'une déjà ancienne rumeur de collaboration secrète, alors que rumeur il n'y eut point, quoi qu'en disent MM. Labbé dans leur article anglais (je reviens sur ce point plus bas). 5) si tout cela permet en toute honnêteté de commencer un texte à prétention scientifique par l'affirmation « Corneille a très certainement »
Pour plus d'informations, on se reportera au site de Georges Forestier:
Molière, auteur des uvres de Molière.
On y trouvera notamment des réponses au « faisceau de présomptions » constitué par les principaux arguments de Pierre Louÿs, d'Henry Poulaille (Corneille sous le masque de Molière, Grasset, 1957) et des deux avocats Bruxellois, Hippolyte Wouters et Christine de Ville de Goyet (auteurs en 1990, aux éd. Complexe, de Molière ou l'auteur imaginaire), des arguments allant dans le sens de l'impossibilité d'un accord entre Molière et Corneille et un examen des problèmes posés par la méthode de Dominique Labbé.
- Page de l'Atelier associée: Corneille-Molière.