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De l'accident comme projet de l'histoire de la littérature, par Adrian Tudurachi.

Cet article a d'abord paru dans La Revue de Transylvanie, vol. XIV, no. 4, 2005. Il est ici publié avec l'aimable autorisation des éditeurs.



De l'accident comme projet de l'histoire de la littérature

Faire l'histoire des inventions.

En 2002, en guise d'introduction à une histoire de l'avant-garde française, Laurent Jenny avait esquissé un projet inédit de l'histoire littéraire. Il promettait, dès les premières lignes, d'occuper un espace de niche: «Effectivement, entre ‘histoire des idées', histoire factuelle et histoire formaliste, il n'y a guère de place pour une histoire de l'inventivité esthétique».[i] Cette opposition entre l'histoire de l'«inventivité esthétique» et les autres «histoires» de la littérature a une raison bien solide. Il s'agit de la façon dont on pense l'invention dans la littérature. En général, on l'envisage par ses effets positifs: par la modification des gestes d'écriture ou de lecture, par la constitution ou par la conversion d'une forme, par la réorganisation de la hiérarchie des genres, par la stimulation d'une attente différenciée des lecteurs etc. Innover, c'est projeter une nouvelle disposition du champ littéraire, de nouveaux rapports de production, un autre circuit des valeurs littéraires. On parle de ressorts nouveaux, déplacés et, avec un mot plus précis, on parle du fonctionnement différent du système littéraire. Le renouvellement participe de la réorganisation de ce mécanisme littéraire afin que celui ci roule sans faille. Aussi est-on censé appréhender l'innovation en littérature sous son côté constructif.

Les «histoires» misent presque toujours sur cette vision constructive de l'invention en littérature et cela en dépit de leur parti pris idéologique. L'école formelle russe, qui avait lancé l'idée d'un système de la littérature, envisageait le renouvellement de la littérature comme une rédisposition des composantes du champ littéraire. Iouri Tynianov avait évoqué un tel modèle pour résumer l'innovation des formes littéraires à l'époque de Pouchkine: «ce qui est fait littéraire à une époque, sera un élément verbal de la vie quotidienne à une autre, et vice versa selon le système littéraire général auquel on a affaire. Ainsi, la lettre amicale de Dierjavine est-elle un fait relevant de la vie quotidienne mais à l'époque de Karamzine et de Pouchkine, c'est un fait littéraire.».[ii] Ce qui fait nouveauté ici est notamment la position de la lettre dans le système des valeurs. Périphérique à une époque, centrale dans une autre – ce changement de place donne la mesure du renouvellement. L'innovation consiste dans la création de rapports entre les données du champ littéraire, des rapports qui déterminent le fait littéraire, constituant son caractère. Par la position centrale qu'elle occupe, la lettre participe à la convention littéraire, elle reçoit certains traits et un modèle de stylisation spécifique: «une grossièreté voulue, de termes intimes malsonnants, un érotisme grossier».[iii] De ce point de vue, l'innovation, qui assure à la lettre ces nouveaux repères, est fondatrice. Elle fonde les rapports essentiels de la structure littéraire: c'est dans l'évolution que la forme reçoit sa définition et ses composantes. D'ailleurs, pour Tynianov il y a une correspondance directe entre l'évolution et la fonction «constructive» du fait littéraire: «le concept de ‘principe constructif' se modifie sans cesse, est complexe et toujours en évolution».[iv]

Une cinquantaine d'années plus tard, H.R. Jauss, dans un autre type d'histoire, qui n'est plus celle des formes mais des attentes des lecteurs, s'appuie toujours sur une définition «constructive» de l'innovation. Le renouvellement de la littérature, qui se manifeste comme déplacement de l'horizon de réception, est déterminé par un «écart» entre les attentes des lecteurs et l'œuvre littéraire. Selon Jauss, il n'y a pas d'expérience esthétique sans dépassement de l'horizon courant de lecture.Cet écart est constitutif pour l'œuvre littéraire: il atteste sa qualité artistique, l'instituant comme objet esthétique. «L'écart entre l'horizon d'attente et l'œuvre […] détermine, pour l'esthétique de la réception, le caractère proprement artistique d'une œuvre littéraire».[v] Par cela, la contestation de l'horizon de réception est une fonction nécessaire à la construction du texte littéraire. Innover c'est, en effet, instituer dans la structure de l'œuvre des rapports d'opposition face à une norme courante; ou, autrement dit, impliquer des éléments de construction qui se justifient dans un tel rapport de contestation. Jauss invoque à ce titre le cas du roman flaubertien dont de nombreux traits dénoncent la convention érotique romantique: adultère au lieu d'innocence, cynisme, dandysme au lieu du conformisme bourgeois, confusion des rôles dans le triangle érotique etc. Ce ne sont pas des éléments réunis par hasard; Jauss découvre ces composantes dans un autre roman de la même époque, Fanny. Il s'agit donc d'une fonction de contestation de la vision romantique, un rapport «invariant» qui tend à constituer de la même manière la structure de l'œuvre. L'innovation se définit notamment par cette institution d'un rapport d'opposition qui établit un nouveau circuit des valeurs dans le texte littéraire. Ici encore, le critère de jugement de l'innovation est la mesure où la fonction de contestation est accomplie: Jauss apprécie dans l'invention flaubertienne le courage d'aller jusqu'au bout et d'aborder la narration impersonnelle au lieu du style imagé. De ce point de vue, Madame Bovary va plus loin que Fanny, qui emploie toujours une narration romantique conventionnelle. Jauss présente ce détail pour expliquer l'échec de Fanny.

On l'a oublié parce qu'il mélangeait une vision novatrice à un style conventionnel. Une telle ambiguïté est au fond inacceptable pour le geste innovateur. L'histoire littéraire n'accepte guère que l'invention soit déchirée entre des tendances contraires; l'institution d'un nouveau rapport dans le système littéraire, la constitution d'une disposition spécifique des valeurs doit être unitaire pour que le modèle fonctionne.

Cette représentation de l'innovation misant sur l'ambiguïté et sur la contradiction, impossible dans les autres «histoires», fait le noyau du projet de Laurent Jenny. Ce qu'il propose, c'est de penser l'invention par son action destructrice, de l'envisager comme l'agent qui dérègle un dispositif au lieu de le constituer et qui brise les ressorts du système littéraire au lieu de les agencer. L'histoire qu'il présente promue des valeurs contradictoires, s'appuie sur un développement incertain, avançant plutôt par l'échec que par le succès de ses formes. L'évolution de l'avant-garde française au début du XXème siècle est marquée par des inventions problématiques – le vers libre, le monologue intérieur ou la dictée automatique –, dont le fonctionnement ne s'est guère fixé de façon univoque. A l'époque des symbolistes, on envisageait le vers libre comme musique; à cela s'accordait l'euphonie, un certain type de rythme et des sonorités particulières. Néanmoins, le vers libre était capable de développer également des projections graphiques complexes, comme l'avait montré Mallarmé dans le célèbre Coup de dés: jeux avec les caractères typographiques, manipulation significative du blanc de la page, lecture tabulaire, exposition de la forme simultanément sur les deux pages, etc. Il y avait dans la pratique du vers libre une incontestable ambiguïté. Cela donnait, en effet, deux dispositifs – l'un qui exploitait les qualités sonores du vers libre, l'autre qui mettait à l'œuvre ses qualités visuelles – et deux types de fonctionnement de l'invention symboliste. On est très loin de Tynianov, qui pensait que le renouvellement de la lettre au XIXème siècle fonctionnait, pour toute une époque, comme un retour à l'intime. Exploitant deux dispositifs différents, le vers libre apparaissait aux symbolistes avec deux significations opposées: d'une part, l'interprétation musicale envisageait le vers comme expression d'une pensée intérieure, accessible seulement par les suggestions sonores; de l'autre part, l'interprétation tabulaire supposait que la pensée se réalise in actu, dans les rapports projetés sur le plan extérieur de la page. Or, il est évident ces deux aperçus de l'invention n'étaient pas intégrables dans un système unitaire de la littérature.

Laurent Jenny opère une notion plus relativisée du système des formes littéraires et encore plus compliquée. Il fait une distinction qui était indifférente aux formalistes russes entre la réalité d'une forme et sa représentation, entre ce qu'elle est et ce qu'on en aperçoit. Tynianov, qui avait fait confiance aux confessions de Pouchkine, inquiet de garder la «simplicité» du style épistolaire, ou aux déclarations de Karamzine sur l'hétérogénéité de la lettre,[vi] supposait implicitement que la signification intime de la nouvelle forme était évidente aux contemporains. Le plus souvent, les formalistes russes n'ont cherché que de confirmer la fonction de l'invention par sa perception contemporaine. Tout au contraire, Laurent Jenny constate un écart entre l'idée à travers laquelle les contemporains saisissent la nouvelle forme et sa réalité: «Il n'y a pas de transparence entre‘idées' et ‘formes' littéraires».[vii] L'idée de la littérature est fondamentalement erronée. Selon Laurent Jenny, elle «se modèle avec des références philosophiques déformées, des notions théoriques souvent floues ou ambiguës».[viii] La représentation d'une innovation ne peut être que déformante. Elle n'en est moins influente pour autant. Cette image «subjective» de l'innovation détermine l'usage qu'on en fait, la production proprement-dite de la forme. Le projet théorique d'un vers libre «musical» a dominé pendant dix ans la poésie symboliste, en orientant à tort les recherches des poètes vers les qualités sonores du vers. Avec l'appui d'une fausse représentation, les poètes ont «travesti» la fonction fondamentale du vers libre. Bien que son essence fut visuelle et sa dimension fut spatiale, son interprétation «musicale» a été celle qui a toutefois déterminé sa destinée.

Ainsi, à l'articulation de la nouvelle forme concurrent en même temps sa perception et sa réalité. En effet, dans cette perspective, l'innovation n'est pas chose donnée; elle se négocie: «Nées d'une ‘idée', les oeuvres ne cessent de provoquer au reajustement de cette idée par leurs implications formelles. Tout au long de l'histoire de la litterature, il y a une vie de la Lettre, qui oppose à l' ‘idée' de littérature le contrepoint de ses inventions et de ses découvertes. L'histoire de la littérature est peut-être celle de leur constante réappropriation de son ‘idée', réappropriation difficile parce que, de son côté, la Lettre ne cesse de se révéler comme une ressource signifiante ouverte, comme un espace de pensée imprévue et comme un questionnement de la subjectivité. Ainsi, il nous faut admettre que la littérature est à la fois ‘pensée' et ‘pensante', qu'elle répond à une ‘idée' et qu'elle en implique d'autres, sans qu'il y ait coïncidence entre ces deux régimes de sens. Et dans cette déhiscence réside la chance d'inscription de la littérature dans le temps, sa potentialité de déplacement.».[ix] Fondée sur l'écart ontologique, infranchissable, entre forme et idée, cette difficulté de la «réappropiation» parle de l'impossibilité de compréhension de l'innovation. Laurent Jenny suppose la reprise incessante et, en fin du compte, inefficace, de cet effort de compréhension. On essaye toujours de saisir l'innovation et on échoue toujours. La réalité de la forme est insaisissable. Mais, par cela-même, elle devient non-inscriptible: puisque l'approximation de la forme, son image subjective, influe sur son usage, la forme – sa fonction à l'intérieur du «système» littéraire – se trouve en permanent déplacement. L'erreur de l'idée se transfère sur la forme. C'est pour cela que la nouvelle forme se refuse au système et au fonctionnement régulier que supposaient jadis les formalistes russes. Par erreur, on assigne un rôle inadéquat à la forme nouvelle et on génère un fonctionnement aberrant, soumis à des perpétuels réajustements. Le fonctionnement «musical» du vers libre (Dujardin) est corrigé d'abord par la solution tabulaire (Mallarmé), ensuite par l'interprétation picturale des calligrammes et enfin par la forme du poème-conversation (Apollinaire). Aucune de ces interprétations ne s'identifie à la «réalité» du vers libre. Il n'y a pas un moment où l'invention «fonctionne» parfaitement, sans être disputée par des interprétations erronées et sans être régie par des rôles inadaptés. Elle ne joue pas une fonction, mais plusieurs et elle ne le fait d'une manière constante mais, par contre, changeante. C'est dire qu'elle ne se retrouve pas dans son rôle – quel qu'il soit. L'impossibilité de la «réappropriation» dont parle Laurent Jenny marque en effet une série de «propriétés» manquées: l'expression ne signifie pas seulement l'incapacité du critique de reconnaître son idée – le fait qu'il perde la propriété de ses opinions; elle montre également que l'idée n'a pas la propriété de l'innovation et, surtout, il montre qu'il n'y a pas une propriété de la forme-même sur sa fonction.

Par conséquent, dans la description de l'innovation on peut se passer de préciser sa fonction (oratoire, intime, de stylisation etc.), sa position (centrale ou marginale, contiguë ou non aux séries sociales), son rapport avec le champ littéraire et avec les autres formes littéraires (opposition, analogie). Pas besoin non plus d'évoquer l'état passé du système littéraire pour observer, par une mise spécifique à l'écart, le caractère de l'innovation: on n'est pas obligé de caractériser, comme l'avait fait Jauss, l'attente révolue dont l'innovation s'éloigne, ou, comme Tynianov, la réaction à une littérature trop conventionnelle. Ce qui définit l'innovation dans le projet de Laurent Jenny est le conflit avec une interprétation erronée: on va s'intéresser aux métaphores qui amorcent ce conflit, aux ressorts de l'erreur, à la contradiction qui mine l'interprétation et au déplacement qu'elle provoque. Ce projet suppose, de manière évidente, un changement de terminologie. Comparée aux autres histoires littéraires dont la terminologie est vouée à repérer l'innovation dans ses rapports fixes (le rapport de la lettre aux formes consacrées ou son rapport aux valeurs antérieures n'est point altérable; ils sont donnés une fois pour toutes) et univoques, la terminologie de Laurent Jenny est orientée vers des rapports changeants, provisoires, voire ambigus (les rapports exprimés par métaphore sont instables, alternant ou contenant simultanément les polarités). Il y a un nouveau vocabulaire censé à saisir l'imperfection des rapports et le déséquilibre permanent qui régit le monde des idées littéraires: qui parle de l'«inconsistance» de l'idée littéraire pour désigner sa constitution contradictoire; de l'«inadéquation» pour désigner le conflit entre idée et pratique poétique; et de l'«événement» pour désigner le changement inattendu provoqué par ce conflit.

Ce projet d'histoire littéraire suppose toutefois plus qu'un changement de l'appareil conceptuel. Par le fait que Laurent Jenny propose l'histoire d'une «collision», d'un contact imprédictible entre «idée» et «forme», il se sépare de la tradition non seulement en ce qui concerne la terminologie, mais pour ce qui est d'une question bien plus profonde: celle de l'objet.


Singularité et histoire de la littérature.

Parler d'une collision, cela re-pose devant l'histoire de la littérature un problème qu'on croyait résolu. Il y a trente ans, Gérard Genette avait clairement défini l'objet historique: «l'objet historique, c'est-à-dire à la fois durable et variable, ce n'est pas l'œuvre: ce sont ces éléments transcendants aux œuvres et constitutifs du jeu littéraire que l'on appellera pour aller vite les formes: par exemple, les codes rhétoriques, les techniques narratives, les structures poétiques, etc.».[x] Cette distinction entre l'œuvre et la forme, entre particulier et général, a été acceptée par la plupart des historiens de la littérature. En effet, elle rendait à l'histoire littéraire un prestige qu'elle avait perdu jadis par l'intérêt pour l'anecdote et pour la «petite» histoire. L'effort de l'historien qui se penche sur les formes dépasse de loin le simple assemblage des faits. La capacité de concevoir un objet abstrait relève plutôt de la théorie que de l'histoire factuelle. Aussi, un rapprochement devient-il possible entre poétique et histoire littéraire; c'est là un thème favori des études parues ces dernières années: «Les pratiques que j'ai nommées discours herméneutiques relèvent du commentaire: leur finalité est de cerner, à chaque fois, la particularité, quelle qu'elle soit d'un texte. Quant à l'histoire littéraire, elle systématise, comme la poétique, des pratiques d'écriture et, ce faisant, construit de grands objets dont les textes, les œuvres, les auteurs, les genres, les “périodes” sont autant d'éléments. Ces constructions passent par un véritable travail théorique et le but ultime de l'analyse n'est pas seulement, voire pas nécessairement, la connaissance de tel ou tel texte, mais bien l'articulation, dans de grands ensembles, de données a priori hétérogènes (un thème, une structure prosodique, un mode d'intertextualité, la situation sociale d'un auteur, une référence à un modèle littéraire…), ce qui suppose un travail d'abstraction et de conceptualisation.».[xi] La parenté avec la poétique détermine de manière restrictive la connaissance historique: il s'agit plutôt de conceptualiser que d'interpréter et de systématiser que d'attribuer un sens. Lorsque les formalistes établissaient l'évolution de la lettre au XVIIIème siècle, ils s'appuyaient sur une image abstraite, totalisant les lettres de Pouchkine, Karamzine ou Tourguénieff. En commentant les Lettres d'un voyageur russe, «œuvre qui consacre la lettre de voyage comme genre»,[xii] Tynianov se propose dès le début d'en dégager les conventions qui valent pour toute une époque. Il refuse, en même temps, de considérer ce qui participe à son dispositif singulier. Au lieu de saisir les qualités de l'œuvre, l'historien compare les traits individuels de plusieurs textes et établit, par abstraction, la propriété commune. Il ne s'agit pour lui que de simplifier. La «simplicité», le style «familier», la «grossièreté» ne sont pas évoquées pour déterminer le sens d'une œuvre quelconque; elles n'y correspondent non plus à une disposition concrète à l'intérieur du texte. Sans caractériser aucun texte en particulier, ces propriétés définissent une existence virtuelle – la forme supposée au-delà du texte.

Laurent Jenny ne conteste point la réalité des formes; par contre, il l'affirme souvent, par des formules explicites: «la vie des formes», le «jeu des formes», etc. Cependant, il n'y situe guère le théâtre du changement historique. Le déplacement ne surgit pas dans le monde des formes mais ailleurs, dans le champ de collision entre la forme et l'idée de littérature. C'est déjà un choix problématique. Par contraste avec les formes, l'idée de littérature n'a pas une existence générique. Dans ce cas, les nuances individuelles l'emportent sur le noyau commun. Il y a un seul vers libre comme forme, mais plusieurs «idées» du vers libre. On connaît la solution de Gustave Kahn, celle de Dujardin, celle d'Albert Mockel ou celle de Robert de Souza. Il est inutile d'en faire la somme. Laurent Jenny montre que l'unification des conceptions du vers libre sous un seul signe, «la doxa symboliste du vers comme musique»[xiii] ne sert à rien. Les idées construites autour de ce noyau n'ont aucun rapport avec les formes («une telle poétique est inopérante face à la réalité des formes»[xiv]), n'influent guère sur la destinée de l'invention (le vers libre n'est jamais devenu le dispositif phonétique projeté par les symbolistes) et ne déterminent point le déplacement de l'idée de littérature. Bref, ils ne participent pas à l'histoire. Ce qui est systématique, typique et généralisable dans la théorie symboliste du vers libre tombe en dehors de l'histoire. Par contre, ce sont les confusions, les égarements et les hésitations des théoriciens qui portent l'empreinte de l'histoire. Elles figurent le contact inquiétant de l'idée avec la forme: la persistance des symbolistes dans une définition négative du vers libre (comme vers libéré), leur imprécision, l'oscillation entre plusieurs solutions de traitement «musical» du vers libre (par rythme ou par des structures harmoniques d'assonances et allitérations) – tout cela marque les traces d'une pensée incertaine quant à ses propos, incapable d'une position stable. L'inachèvement de l'idée symboliste est plus significatif que sa «doxa»; c'est par leurs marges que les idées s'intègrent à l'histoire. Mallarmé, qui a donné l'énonciation la plus intéressante de l'idée symboliste, au lieu de faire un choix théorique ferme, a joué sur l'équivoque. Il a utilisé le réseau terminologique symboliste par un réinvestissement et par des déplacements sémantiques: il parlait toujours de la «musique» mais il l'entendait autrement que les symbolistes. Ce dédoublement ambigu de l'idée expose pleinement l'histoire: c'est dans la collision avec la forme que le système théorique s'est déplacé, approchant, d'une manière complexe, l'innovation. Son déplacement – et son affaiblissement aussi – équivaut à l'innovation même: l'état ambigu de l'idée donne la mesure de l'invention à un certain moment historique.

Il est évident que ces variations autour de l'idée du vers libre, les indéfinitions ainsi que les énonciations ambiguës sont individuelles et difficilement généralisables. Il n'y a pas des patterns des accidents; chacun fait à sa manière des métaphores, des équivoques ou des erreurs. A part cela, ces variations exigent un geste interprétatif spécifique. Les mots équivoques de Mallarmé peuvent être compris en plusieurs façons. On peut y voir comme Laurent Jenny, une intuition du vers comme unité typographique. Néanmoins, à l'époque il était parfaitement possible d'y lire la «doxa» musicale. Par exemple, Edouard Dujardin avait trouvé dans les mêmes propos une confirmation de la thèse symboliste. Afin de dégager le sens du texte mallarméen, l'historien doit au moins faire le choix entre ces deux possibilités. Il n'est pas question d'un sens défini a priori; il n'est pas question non plus d'une idée déjà déterminée dont l'historien serait censé rendre compte. Rien n'y est donné. La nature équivoque de son sens réclame l'interprétation. Saisir une note inconsistante dans une théorie qui parle de «musique» et lui donner le sens d'une propension vers le graphique, tout cela suppose le geste herméneutique. Entre idée et interprétation se tressent ainsi des liens indestructibles: sans interprétation, la «musique» mallarméenne n'est pas recevable comme idée. C'est à l'historien d'analyser les ressorts qui permettent le développement ambigu du sens et d'en découper les repères nécessaires pour la caractérisation d'un sens déterminé.

On pourrait penser que cette opération par laquelle l'historien dégage le sens n'est que le premier pas d'un processus plus complexe qui aboutit à la généralisation de l'idée. En réalité, il n'est point possible de séparer le sens des structures ambiguës qui l'appuient. Les métaphores en sont le meilleur exemple. Lorsque Laurent Jenny détermine, à travers l'image des «fenêtres»,l'idée d'une intériorité située dans le même plan que l'extériorité, il n'en peut pas ignorer le support métaphorique. L'expression figurée du poète implique une possibilité de signification, pas une certitude: c'est par ce régime qu'on nous présente la superposition des deux plans. Il n'est pas possible d'isoler l'idée et dire, tout simplement, qu'Apollinaire confond intériorité et extériorité. Il n'est pas possible non plus de faire la somme des «fenêtres» d'Apollinaire et des «fenêtres» de Delaunay et de générer un concept abstrait de l'accord entre extérieur et intérieur. L'idée est dépendante de l'image équivoque qui la soutient. Il est significatif que, pour définir le nouvel espace représentatif, Laurent Jenny ait énuméré une par une les figures des «fenêtres» d'Apollinaire à Delaunay, refusant toute réduction: «Apollinaire […] invente un espace représentatif où viennent se composer des représenta­tions toutes ‘réelles', mais indifféremment et indécidablement subjec­tives ou objectives, ‘intérieures' ou ‘extérieures'. On pourrait décrire cet espace comme un plan de ‘collage' de l'intériorité et de l'extériorité. De la même façon, Delaunay […] affirmait un plan de visibilité inédit offrant à la fois des caractères perceptifs et objectifs, une sorte de plan médian inconcevable en dehors de la peinture elle-même, que ce soit dans le monde des choses ou dans celui de la perception.».[xv] En effet, on n'y cite pas une idée, mais des dispositifs de figuration. Cette longue «définition» évoque, d'une part, les ressources équivoques des figures originaires (la fenêtre telle qu'elle apparaissait dans l'énonciation du poète ou en titre d'un tableau), de l'autre part le geste interprétatif («on pourrait décrire…», «une sorte de…») qui en donne les équivalents conceptuels («collage», «plan médian»). C'est comme si l'idée était incapable de se détacher du texte et de son dispositif figural; c'est comme si elle y restait coincée. Elle s'accompagne, à la fois, de son ancrage singulier et de l'interprétation qui dégage sa signification.

Le projet de Laurent Jenny marque une rupture. Par rapport aux déterminations de l'histoire littéraire telles qu'on les conçoit depuis une trentaine d'années, La fin de l'intériorité propose une solution révolutionnaire. La frontière, tracée par Gérard Genette ou Michel Charles,[xvi] qui sépare histoire littéraire de l'herméneutique par la qualité du geste épistémologique (de généralisation) et par la qualité de son objet (transcendant) est complètement démentie par Laurent Jenny. Incapable de fondre les significations hétérogènes dans une seule idée, incapable d'associer, de simplifier et, surtout, de généraliser, l'historien de La fin de l'intériorité est un interprète plus qu'un théoricien.Encore ne s'agit-il pas d'un choix, mais d'une nécessité: l'historien est obligé de faire l'herméneute. L'équivoque de toute approche de l'innovation, l'erreur qui accompagne le déplacement de l'idée rend impossible la construction des objets abstraits. C'est l'objet-même de cette histoire qui résiste à la généralisation . La collision violente qui accompagne l'invention force la focalisation sur l'unique. Vue par ses équivoques et ses erreurs – en un mot, par ses accidents –, l'histoire littéraire est vouée donc au singulier.

Mais comment faire fonctionner une histoire des singularités? «L'histoire […] n'est pas une science des successions mais de transformations».[xvii] Ce n'est pas par hasard que les historiens l'ont exclue pendant des années: on ne peut pas enchaîner les singularités. C'est à cette fin que Laurent Jenny a proposé le concept d'événement.


Y-a-t-il une «événementialité» de l'idée littéraire?


Laurent Jenny évoquait le mécanisme de l'événement dans la Parole singulière: on y reconnaît facilement l'action dissolvante. Il décrivait, ici encore, une expérience de la perte dans la confrontation déchirante avec le réel (qu'il soit le monde des objets ou la forme de la langue): «Dans le mouvement pour rejoindre tel ou tel objet du monde, on a ouvert une ‘profondeur' qui est qussi une distance. Et aucune accumulation de mes mots ne pourra jamais la réduire. La multiplication des visées diffractera seulement cette distance en mille perspectives, offrant d'ailleurs du même coup la chance d'une mobilité d' ‘intentions' et de projets».[xviii] L'intention de faire sens trouve dans le monde, dans sa diversité que dans sa mobilité, un milieu dangereux, avec un immense pouvoir de défiguration. L'expérience du réel provoque une fracture du projet, la dissolution de l'unité de sens, la rupture de sa cohérence. Elle ouvre le signe vers le dispositif, le présentant comme une entité complexe, protéiforme, irréductible à une notion et incompréhensible dans une opposition: «Les signes sont devenus incertains dans leurs contours, mobiles dans leurs assemblages, problématiques dans leur valeur.».[xix] Laurent Jenny tire son exemple d'un texte chinois. L'ascension d'une terrasse en printemps propose un usage inédit de la préposition en: elle situe les terrasses dans un lieu, le printemps, qui n'a pas en réalité les déterminations d'un lieu. L'expression suppose le printemps sous deux aspects, en même temps comme un espace stable, unitaire, borné et comme saison – étendue transitoire et ineffable. Par événement on entend ici l'enlèvement de l'univocité du mot, cette négociation imprévue des repères de la «saison» et l'équivoque de ses déterminations qui visent, simultanément, au passagère et au permanent. Le printemps apparaît en effet comme un dispositif à plusieurs volets, une représentation contradictoire impossible à transposer ou à circonscrire dans la définition; il est profondément lié à l'œuvre de l'auteur chinois qui s'appuie sur une vision ambiguë de notre monde, transitoire et éternel en même temps. Par cela, le mot serait destiné à rester ancré dans son contexte particulier – «condamné» en quelque sorte à sa singularité. Est-il possible de l'arracher à cette condition singulière?

Laurent Jenny rappelle que la structure ‘en + nom' est codifiée dans la langue. Selon ce modèle, on connaît de nombreuses constructions: (arbre) en fleurs, (soleil) en gloire, (homme) en colère.[xx] La recette existe déjà. La rencontre entre en et printemps n'est pas due au hasard; ce n'est pas là une simple réunion des deux éléments incompatibles – un mariage complètement arbitraire. Il est sans doute intéressant que pour amorcer l'équivoque du printemps l'auteur s'est appuyé sur une structure productrice, capable de générer un nombre infini de situations sur le même modèle. Le patternen + nom' garantit la possibilité de la multiplication. Suivant le modèle de L'ascension d'une terrasse en printemps, on pourrait construire des énoncés similaires: «Il s'y propose une extension de l'usage du en à tous les noms d'apparences, fussent-elles a priori ‘non-typiques'. Le trope prépositionnel qui présente ainsi des formes non-typiques comme typiques peut virtuellement s'appliquer à toutes sortes de réalités: un paysage, un état d'âme, une attitude morale, etc.».[xxi] Les expressions qu'on pourrait envisager à partir de ce modèle en conserveraient intacte l'ambiguïté tout en se refusant à l'inscription dans la notion, dans le sens simple et univoque. Elles garderaient l'équivoque d'une réalité permanente et passagère en même temps, la structure dédoublée d'un dispositif à deux volets, cette complexité changeante de la langue qui rencontre la réalité. L'événement s'ouvre ainsi à sa perpétuation car il fournit la voie pour reproduire ses propriétés inassimilables. Plus qu'un accident local, l'événement s'avère être donc une recette. Il ne réalise pas seulement le dispositif protéiforme, il prescrit en outre les indications pour le refaire.

La possibilité de reproduire la singularité assure à celle-ci une place dans «notre» monde. Dès qu'elle est susceptible d'application, dès qu'elle engendre une compétence, elle existe pour les autres, comme partie de leur réalité linguistique. Elle n'est une présence perceptible que par cette inscription en modèle: «une singularité discursive „pure” même si elle existait, ne pourrait être identifiée ni décrite».[xxii] Par sa reproductibilité, la singularité inscrit son usage particulier dans une manière, joue son rôle dans la perception du discours et enfin, par-là, elle permet la différenciation future de la langue. C'est par cette voie que le singulier s'inscrit dans l'histoire. Laurent Jenny suppose qu'en rendant possible la reproduction du type en printemps on généraliserait la vision du monde ambivalent exprimée par cette structure. L'événement offre à la singularité la chance de signifier quelque chose pour une époque, d'entrer dans le circuit de ses valeurs, de participer à sa vision sur le monde. Plus qu'un instant – le moment de sa réalisation –, il lui donne une destinée.

Il n'est pas difficile de comprendre de quelle manière l'événementialité participe au projet d'histoire de Laurent Jenny. Elle est censée inscrire la collision de l'idée et des formes, lui trouver une place dans «notre» monde. Pour avoir une «histoire», quelques métaphores et quelques mots équivoques ne suffisent guère: il faut encore que les ambiguïtés existent pour les autres, qu'elles soient, d'une manière ou de l'autre, reconnues. Pour qu'il soit significatif, l'accident doit être aperçu. Sinon, on a affaire à des simples dérèglements individuels de la structure conceptuelle, intéressants pour l'interprète, mais sans relevance historique. La signification historique de la métaphore des «fenêtres» réside dans une surprenante correspondance entre trois utilisations: Mallarmé (1866), Delaunay (1912), Apollinaire (1912). Les trois occurrences comprennent une «critique de l'intériorité»,[xxiii] décrivant l'œuvre comme un plan d'exposition sans profondeur. Bref, c'est reconnaître dans un mot ambigu la capacité de commenter l'essence de la forme. Les trois auteurs se sont retrouvés dans le même mot et cela sans opérer aucune réduction conceptuelle. Ils se sont tenus d'expliciter ou de réduire la métaphore à une notion et ils ont gardé intacte son équivoque; les «fenêtres» restent un dispositif ambigu, choisi en vertu de son ambiguïté. Dans les trois occurrences, le mot est important pour sa complexité irréductible, qui atteste l'approche ardue de la forme, le contact dépaysant avec l'invention. Reconnue comme inscription de la forme, perpétuée par sa condition difficile, la métaphore devient par-là même un acteur de l'histoire.

Le cas des «fenêtres» est plutôt rare dans l'histoire des avant-gardes esquissée par Laurent Jenny. Dans la plupart des situations, la présence des concepts ambigus est moins «visible». La notion mallarméenne de «musique», qui décrit la composition sur le mode de la simultanéité à l'aide d'un concept désignant la composition sur le mode de la successivité, n'a pas été acquiescée par les contemporains. Ils n'ont pas reconnu son équivoque fondamentale. Lorsqu'ils ont voulu s'y référer, ils l'ont fait en supprimant toute ambiguïté: c'est bien le cas d'Edouard Dujardin, de René Ghill ou d'Albert Thibaudet. Quinze ans plus tard, Paul Valéry, qui a donné une des plus compréhensives interprétations de la poétique mallarméenne, a bien saisi l'enjeu d'une composition sur le mode de la simultanéité; il a évité toutefois de reprendre le mot «musique». Pour rendre son contenu il a préféré plutôt les métaphores visuelles: «s'adressant au coup d'œil qui précède et enveloppe la lecture, ‘intimer' le mouvement de la composition…», «Il me sembla voir la figure d'une pensée…».[xxiv]La «musique», avec son équivoque, n'y joue aucun rôle. L'idée mallarméenne est détachée de son support et réinventée sur un autre support. Le transfert valérien en métaphore visuelle garde, certes, des ouvertures de sens et développe des ambiguïtés. Mais ce ne sont plus les mêmes. La «musique» comme image de la simultanéité est bien plus abstraite[xxv] que la représentation picturale de la simultanéité proposée par Valéry. Loin de perpétuer l'équivoque de Mallarmé, la version métaphorique de Valéry n'en est qu'une traduction – à compter aussi l'infidélité. Le cas de ce concept mallarméen montre les manières d'ignorer la présence d'un tel dispositif ambigu: on peut le réduire à une notion, on peut le refaire sur un autre support équivoque ou bien on peut, tout simplement, changer de contenu. Laurent Jenny rappelle, à juste titre, qu'il y a des dispositifs métaphoriques qui recouvrent une gamme tellement variée de significations qu'il devient très facile de glisser. Il donne l'exemple de la photographie: «la relative com­plexité du processus photographique en fait, plutôt qu'une métaphore simple et uniment applicable, un système métaphorique lui-même complexe, dont des aspects très divers peuvent trouver une pertinence descriptive […]: ainsi l'obtu­ration qui laisse rapidement passer un rayon de lumière, la miniaturisation de l'image, ou son inversion dans la camera obscura […] l'inscription d'une image latente invisible, la révélation de l'image négative etc.».[xxvi] Il y a autant de manières d'être infidèle aux dispositifs ambigus qu'il est plutôt miraculeux qu'on arrive à les perpétuer. En effet, il me semble plus facile d'identifier les risques qui menacent la signification d'une métaphore que les conditions qui la protègent.[xxvii]

Plus grave encore pour la solidité du projet de Laurent Jenny est le fait qu'aux «nœuds» historiques la présence des dispositifs équivoques n'est pas vraiment efficace.[xxviii] Le passage du modernisme au surréalisme met pleinement en lumière cette insuffisance. Faute d'un moteur «accidentel» de l'histoire, Laurent Jenny évoque ici un déplacement par différenciation: le surréalisme veut se délimiter du modernisme. Les repères de cette délimitation sont, d'une part, une opposition entre l'art et la vie, entre le livre qu'on écrit et le livre qu'on vit, de l'autre part une reappréciation du langage du symbolisme. En d'autres mots, le surréalisme se définit par un retour au naturel et par la récupération d'un langage marginalisé. Le projet de Laurent Jenny est en train d'invoquer le modèle de l'histoire fonctionnelle. En effet, les deux coordonnées du déplacement rappellent le mécanisme de l'histoire formaliste: le progrès de la lettre à l'époque de Pouchkine était appuyé toujours d'un besoin de différenciation, du retour au «naturel» et du remplacement d'une convention centrale par une autre, marginalisée. On est aussi loin du projet de l'histoire des accidents…

Malgré tout, La Fin de l'intériorité reste une bonne histoire de l'avant-garde; elle n'en est pas pour autant une histoire de l'«événementialité». Ce n'est pas que Laurent Jenny aurait «trahi» son projet. Son échec est moins du à ses erreurs qu'aux limites de l'analyse des «accidents» dans le destin de l'idée de littérature. Il y a une frontière au-delà de laquelle l'objet résiste et refuse d'obéir à l'histoire. Pour saisir cette limite, il faut faire la différence entre l'étude des déformations conceptuelles et leur inscription dans le temps. On peut étudier les altérations des concepts dans leur collision avec l'objet. On peut se pencher sur les erreurs, sur les équivoques, sur les confusions et sur les développements métaphoriques qui résultent d'un tel contact violent entre idée et «réalité». Il reste toutefois la question de l'inscription temporelle. Ces déformations ont-elles une existence suffisamment objectivée pour qu'on en puisse retracer l'histoire? Peut-on vraiment constater leur présence sur le marché des idées? Je suis enclin à donner une réponse négative. Ce n'est pas par hasard que Jacques Rancière, qui retrace la rencontre de l'idée de littérature avec l'insignifiance de la Lettre, évite d'évoquer les structures historiques.[xxix] Bien qu'il se soit proposé de suivre ce conflit sur cinq cent ans, depuis la Renaissance jusqu'au XXe siècle, il se garde de tirer toute conséquence historique d'une contradiction particulière. Il réfléchit sur la naissance de la contradiction au sein de l'idée littéraire, mais il ignore son impacte sur le champ des idées. On s'aperçoit toujours des conditions qui aboutissent à générer une nouvelle contradiction; on voit ses causes – jamais ses effets. C'est un rapport extrêmement démesuré, mais correct. Dans l'espace littéraire, presque toute idée est tentée par l'incongruité. Il n'y a pas un concept qui ne soit attiré par les dispositions complexes, changeantes, équivoques. A l'herméneute qui s'y intéresse s'ouvre alors une perspective illimitée.La détermination contradictoire est partout, elle semble inscrite dans le «code» de l'idée de littérature. Aussi peut-on envisager une herméneutique de la contradiction et même plus – sa métaphysique (c'est notamment ce qui a fait Jacques Rancière). Mais on ne peut pas projeter une histoire. Le nombre de déformations conceptuelles qui trouvent place dans «notre» monde, qui survivent et font parler autour d'eux, est insignifiant. On ne discute pas les erreurs, les métaphores et les équivoques – sauf si on est interprète. C'est le «paradoxe» de la contradiction conceptuelle: universelle – mais point généralisable, issue d'une collision avec l'objet, mais point objectivable. La plus extérieure des expériences de l'écriture critique, le contact avec le réel, résiste, par une sorte d'inexplicable perversion de la nature humaine, à son inscription extérieure.


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[i] Laurent Jenny, La Fin de l'intériorité, Paris, PUF, 2002, p. 2.

[ii] Iouri Tynianov, De l'évolution littéraire in Formalisme et histoire littéraire, tr. Catherine Depretto-Genty, Lausanne, L'Age d'Homme, p. 236.

[iii] Ibid., p. 225.

[iv] Ibid., p. 220.

[v] H.R. Jauss, "L'histoire de la littérature: un défi à la théorie littéraire", Pour une esthétique de la réception, tr. Claude Maillard, Paris, Gallimard, 1978, p. 53.

[vi] Iouri Tynianov, De l'évolution littéraire, op.cit. p. 224-225.

[vii] Laurent Jenny, La Fin de l'intériorité, op.cit. p. 12.

[viii] Idem.

[ix] Ibid., p. 12.

[x] Gérard Genette, "Poétique et histoire", Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 18.

[xi] Michel Charles, Introduction à l'étude des textes, Paris, Seuil, 1995, p. 14.

[xii] Iouri Tynianov, De l'évolution littéraire, op.cit., p. 224.

[xiii] Laurent Jenny, La Fin de l'intériorité, op.cit., p. 54.

[xiv] Ibid., p. 51.

[xv] Ibid., p. 94.

[xvi] La même dissociation, dans une étude récente: «La ligne de démarcation ne passe pas entre histoire et théorie, mais entre discours herméneutiques – les différentes formes de "critique" littéraire –, qui cherchent à cerner la singularité d'un texte ou d'une œuvre donnée, et les pratiques qui visent à construire des objets transcendants les textes ou les œuvres individuels : la "période" ou le "genre" sont des objets de statut épistémologique comparables.». Marc Escola, "Des possibles rapports entre la poétique et l'histoire littéraire", Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), n° 0, «Théorie et histoire littéraire», juin 2005, URL: http://www.fabula.org/lht/0/Escola.html.

[xvii] Gérard Genette, "Poétique et histoire", art. cit., p. 17.

[xviii] Laurent Jenny, La Parole singulière, Paris, Belin, 1990, p. 19.

[xix] Ibid., p. 20.

[xx] Ibid., p. 21.

[xxi] Ibid., pp. 23-24.

[xxii] Laurent Jenny, Sur le style littéraire in Littérature, no. 108, décembre 1997, p. 97.

[xxiii] Laurent Jenny, La Fin de l'intériorité, op.cit., p. 79sqq.

[xxiv] Ibid., p. 67.

[xxv] Cette capacité de la «musique» mallarméenne de «fractionner» la séquence en des motifs égaux, je le rapprocherais de la fonction poétique de Roman Jakobson ("Liguistique et poétique", Essais de linguistique générale, Paris, Seuil, coll. «Points», 1963, p. 220). Les deux concepts ont en commun la conversion d'une succession en simultanéité («le principe d'équivalence de l'axe de la sélection projeté sur l'axe de la combinaison»), et l'édification de cette simultanéité sur des fragments égaux («chaque syllabe est mise en rapport d'équivalence avec toutes les autres syllabes de la même séquence»). Je remarquerais aussi que dans le même essai Jakobson n'évoque pas la «musique» comme une composition successive mais par sa capacité de constituer d'unités équivalentes (Ibid., p. 221). Cela permet d'apprécier l'infidélité de l'interprétation de Valéry: traduire la «musique» mallarméenne par la métaphore picturale c'est tout simplement rapprocher une équation à un tableau.

[xxvi] Laurent Jenny, La Fin de l'intériorité, op.cit., p. 141.

[xxvii] La situation n'est pas la même avec les singularités du style littéraire où il y a des cadres qui garantissent la survie des présences incongrues: l'effet de convergence des singularités – capable de constituer manière, l'évocation du code, l'horizon de réception préparé pour ce type d'aventure.

[xxviii] Au début du chapitre concernant le surréalisme, Laurent Jenny évoque la récurrence du motif de la «fenêtre» chez André Breton et il le fait pour saisir la différence par rapport aux «fenêtres» modernistes. Néanmoins, ce n'est qu'une mise en scène de l'historien, une allégorie de ce qui sépare les deux moments historiques. Il ne s'agit point d'une rencontre concrète avec le dispositif métaphorique des «fenêtres». Ce n'est pas qu'André Breton ait fait le constat de l'équivoque de l'idée de littérature: sa «fenêtre» n'est pas une réponse effective aux «fenêtres» d'Apollinaire. Le fait est intéressant notamment par sa signification négative – par cette absence d'une rencontre réelle avec le concept ambigu. Force est d'observer que le déplacement n'est pas conditionné par la reconnaissance d'un concept incongru sur le marché des idées.

[xxix] Jacques Rancière, La Parole muette, Paris, Hachette Littératures, 1998.



Adrian Tudurachi

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Dernière mise à jour de cette page le 25 Mai 2008 à 20h05.