Comment ennuyer le lecteur? Par Pierre Bayard
Extrait de Le Bonheur de la littérature. Variations critiques pour Béatrice Didier, sous la direction de Christine Montalbetti et Jacques Neefs, Paris, Presses Universitaires de France, 2005, p.47-55.
Texte reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur et des Presses Universitaires de France.
Dossier P. Bayard sur Fabula.
Senancour, Oberman.
Je me propose ici de m'inspirer de l'ouvrage le plus célèbre de Senancour, Oberman, pour réfléchir sur une notion à laquelle, injustement ou non, il a été souvent associé dans l'histoire de la littérature: l'ennui. Je souhaiterais plus précisément, au moyen de ce détour, prêter attention à l'écriture théorique, qui me paraît plus menacée par l'ennui que l'écriture de fiction, et pour laquelle la rupture du lien avec le lecteur constitue de ce fait une menace permanente. Que devons-nous donc faire, quand nous écrivons sur la littérature, pour éviter d'être ennuyeux, ou, si nous avons fait le choix inverse, pour nous donner les meilleures chances de l'être?
I - Un spécialiste de l'ennui
Il est difficile, quand on lit Oberman, d'éviter ce thème de l'ennui, tant le narrateur y revient avec constance pendant des centaines de pages, et selon une tonalité reconnaissable, identique à elle-même du début à la fin du livre:
«Je me demande quelquefois où me conduira cette contrainte qui m'enchaîne à l'ennui, cette apathie d'où je ne puis jamais sortir; cet ordre de choses nul et insipide dont je ne saurais me débarrasser, où tout manque, diffère, s'éloigne; où toute probabilité s'évanouit; où l'effort est détourné; où tout changement avorte; où l'attente est toujours trompée, même celle d'un malheur du moins énergique; où l'on dirait qu'une volonté ennemie s'attache à me retenir dans un état de suspension et d'entraves, à me leurrer par des choses vagues et des espérances évasives, afin de consumer ma durée entière sans qu'elle ait rien atteint, rien produit, rien possédé.»[1]
Un ennui qui embrasse chez le héros la totalité de l'existence humaine, puisqu'il porte tout autant sur un passé désastreux que sur un avenir privé d'espoir:
«Je revois le triste souvenir des longues années perdues. J'observe comment cet avenir qui séduit toujours change et s'amoindrit en s'approchant. Frappé d'un souffle de mort à la lueur funèbre du présent, il se décolore dès l'instant où l'on veut jouir; et laissant derrière lui les séductions qui le masquaient et le prestige déjà vieilli, il passe seul, abandonné, traînant avec pesanteur son spectre épuisé et hideux, comme s'il insultait à la fatigue que donne le sentiment sinistre de sa chaîne éternelle: lorsque je pressens cet espace désenchanté où vont se traîner les restes de ma jeunesse et de ma vie; et que ma pensée cherche à suivre d'avance la pente uniforme où tout coule et se perd; que trouvez-vous que je puisse attendre à son terme, et qui pourrait me cacher l'abîme où tout cela va finir?» (O, p.182).
Si l'impression de monotonie domine chez le lecteur, le terme d'ennui recouvre pourtant chez Senancour des sentiments complexes et originaux, que Béatrice Didier a détaillés avec précision, identifiant dans cet écrivain, qui «connut cet état à un degré exceptionnel de pureté»[2], une sorte de spécialiste de l'ennui:
«Sur ce point son originalité est très nette par rapport à ses devanciers. Certes, on s'était déjà beaucoup ennuyé au XVIIIe siècle; les ravages de ce mal s'étendaient sans cesse au fur et à mesure que s'écoulaient les ans. Mais avant Senancour, l'ennui était plutôt lassitude, conséquence de l'excès des plaisirs ou des fatigues de la vie de salon. [...] Chez Senancour, il ne s'agit pas vraiment d'usure de la sensation; il est ennuyé avant d'avoir joui» (IS, p.397).
Contrairement en effet à ce qui se passe pour d'autres auteurs dont Rousseau, l'imagination chez Senancour ne sauve pas de l'ennui, mais y plonge. La raison de ce renversement est «le décalage entre l'imaginaire et le réel, entre le plus-être et l'être» (IS, p.399). Ainsi surgit un paradoxe: «l'ennui est un état de vide, mais non de pauvreté» (IS, p.401), puisqu'il naît de la rencontre avec l'illimité. Dès lors, la lutte contre l'ennui sera une lutte contre l'imagination, par exemple au moyen d'une vie réglée dominée par l'habitude.
Mais ces remèdes sont inefficaces, et la régularité elle-même peut devenir source d'ennui:
«Le temps coule uniformément: je me lève avec dégoût, je me couche fatigué, je me réveille sans désirs. Je m'enferme, et je m'ennuie: je vais dehors et je gémis. Si le temps est sombre, je le trouve triste; et s'il est beau, je le trouve inutile. La ville m'est insipide, et la campagne m'est odieuse» (O., p.229).
Deux voies s'ouvrent alors à l'ennuyé. La première est de se complaire dans son mal et de laisser s'écouler les journées sans réagir:
«Quand le jour commence, je suis abattu; je me sens triste et inquiet; je ne puis m'attacher à rien; je ne vois pas comment je remplirai tant d'heures. Quand il est dans sa force, il m'accable; je me retire dans l'obscurité, je tâche de m'occuper, et je ferme tout pour ne pas savoir qu'il n'a point de nuages. Mais lorsque sa lumière s'adoucit, et que je sens autour de moi ce charme d'une soirée heureuse qui m'est devenu si étranger, je m'afflige, je m'abandonne; dans ma vie commode, je suis fatigué de plus d'amertumes que l'homme pressé par le malheur» (O, p.223).
La seconde voie est celle que Béatrice Didier nomme un «néant plein» (IS, p.407). Le narrateur recourt alors au thé, «d'un grand secours pour s'ennuyer d'une manière calme» (O, p.304), afin de se plonger dans un état extatique, une sorte de nirvana où, au terme d'une révélation supérieure et d'un étonnant retournement, l'ennui finit par acquérir une valeur autonome.
II - De l'ennui passif à l'ennui actif
Si plusieurs ennuis coexistent ainsi dans Oberman, ce qui est, en revanche, uniforme et contribue après coup à les confondre est l'ennui profond que distille l'ouvrage. Or ce type d'ennui, infligé et non plus subi, est rarement analysé en tant que tel, parce qu'il est supposé, comme par métonymie, aller de pair avec les autres.
Il est étonnant en effet que le terme d'ennui, dans la vaste littérature théorique qui lui est consacrée, soit presque toujours pris, au-delà de la multiplicité de ses acceptions, dans un sens passif, comme désignant un état et non une action. Or, il existe une acception active de l'ennui, bien connue des psychanalystes, qui la rencontrent communément chez leurs patients: elle consiste non pas à le décrire, mais à le faire éprouver à l'autre.
Ce n'est pas en effet parce qu'un texte traite de l'ennui, au sens passif du terme, qu'il est pour autant, en son sens actif, condamné à le susciter chez le lecteur. Bien au contraire, un certain nombre de textes littéraires célèbres communément associés à cet affect (Flaubert, Moravia, Beckett...) n'ont pas particulièrement la réputation d'être ennuyeux et témoignent qu'il n'y a pas d'implication entre l'état et l'action.
Il faut toute la générosité de Béatrice Didier pour ne pas insister sur le fait qu'Oberman est un monument d'ennui. Sans doute rappelle-t-elle, dès le premier paragraphe de sa thèse, qu'Unamuno, tout en plaçant Senancour parmi les plus grands, emportait avec lui Oberman quand il voulait s'assurer un profond sommeil (IS, III). À suivre cependant les textes qu'elle a consacrés à cet ouvrage) on a parfois le sentiment, grâce à cette transfiguration qu'est en ses meilleurs temps l'exercice critique, qu'on se situe avec Oberman aux limites du thriller.
Sans doute n'y a-t-il guère de sens à qualifier en soi un livre d'ennuyeux, sans prendre en compte la subjectivité de chaque lecteur. Il demeure que la quasi-unanimité des réactions suscitées par cet ouvrage donne à penser que nous nous trouvons bien là même si elle ne fonctionne pas de la même manière chez tous devant une véritable machine à ennuyer[3], et qu'Oberman incite, plus que tout autre livre, à séparer clairement les deux registres de l'ennui.
Faute d'une telle séparation nous risquons d'oublier qu'un texte, littéraire ou critique, ne peut se réduire à ce qu'il dit et qu'il est aussi un acte de communication par lequel un sujet s'engage dans une parole adressée. Et s'il convient de ne pas confondre le narrateur d'Oberman et Senancour auteur d'autres livres qui ne laissent pas un sentiment identique , l'ennui profond qui s'en dégage ne peut être attribué seul narrateur.
Cette dissociation de l'ennui passif et de l'ennui actif est d'autant plus importante que l'ennui actif présente l'avantage de se mesurer plus sûrement que l'ennui passif. Alors que ce dernier est difficilement saisissable et se confond, suivant les époques et les auteurs avec le spleen, la dépression ou la mélancolie, l'ennui actif se laisse reconnaître à un signe clair, même s'il est individuel: il conduit l'interlocuteur auquel il s'adresse, dans un geste blanchotien définitif, à interrompre la communication et à fermer le livre.
III - L'importance de n'avoir rien à dire
Comment expliquer ce sentiment d'agression? Il est probable, sans confondre ennui actif et ennui passif, que l'omniprésence thématique de ce dernier n'est pas pour rien dans le caractère soporifique de l'ouvrage. Mais il ne saurait suffire à en rendre compte. Il suffit pour le comprendre de suivre Senancour lui-même, puisque celui-ci ne fait guère mystère, dans les «Observations» précédant le livre, des procédés qu'il entend utiliser pour réaliser son projet et les détaille avec cynisme.
Il en va ainsi de la longueur («On y trouvera des longueurs: elles peuvent être dans la nature; le cur est rarement précis, il n'est point dialecticien», O, p.54), défaut sur lequel le narrateur revient à plusieurs reprises dans le livre:
«À qui m'ouvrirais-je ainsi? Quel autre supporterait le fatigant bavardage d'une manie sombre, d'une sensibilité si vaine? C'est mon seul plaisir de vous conter ce que je ne puis dire qu'à vous, ce que je ne voudrais dire à nul autre, ce que d'autres ne voudraient pas entendre. Que m'importe le contenu de mes lettres? Plus elles sont longues et plus j'y mets du temps, plus elles valent pour moi...» (O, p.165).
Il en va également ainsi de la répétition («On y trouvera des répétitions: mais si les choses sont bonnes, pourquoi éviter soigneusement d'y revenir?» O, p.54), inévitable dès lors que le narrateur se pose comme immuable et inaccessible à toute forme de transformation:
«Je n'attendrai plus des jours meilleurs. Les mois changent, les années se succèdent; tout se renouvelle en vain; je reste le même. Au milieu de tout ce que j'ai désiré, tout me manque; je n'ai rien obtenu, je ne possède rien: l'ennui consume ma durée dans un long silence. Soit que les vaines sollicitudes de la vie me fassent oublier les choses naturelles, soit que l'inutile besoin de jouir me ramène à leur ombre, le vide m'environne tous les jours, et chaque saison semble l'étendre davantage autour de moi» (O, p.348).
Mais ces défauts paraissent secondaires par rapport à un autre, que Senancour place lui-même au premier plan: le fait de n'avoir rien à dire. Cette clé de l'ennui se trouve exposée dans «Observations», et surtout radicalement mise en uvre dans l'ensemble du livre:
«Ces lettres ne sont pas un roman. Il n'y a point de mouvement dramatique, d'événements préparés et conduits, point de dénouement; rien de ce qu'on appelle l'intérêt d'un ouvrage, de cette série progressive, de ces incidents, de cet aliment de la curiosité, magie de plusieurs bons écrits, et charlatanisme de plusieurs mauvais» (O, p.53).
Il est vrai que la suite d'«Observations» nuance cette présentation du livre, mais d'autres passages sont plus explicites, et on ne peut, là non plus, reprocher au narrateur son manque de franchise:
«Quoique ma dernière lettre ne soit partie qu'avant-hier, je vous écris sans avoir rien de particulier à vous dire. Si vous recevez les deux lettres à la fois, ne cherchez point dans celle-ci quelque chose de pressant; je vous préviens qu'elle ne vous apprendra rien, sinon qu'il fait un temps d'hiver: c'est pour cela que je vous écris, et que je passe l'après-midi auprès du feu» (O, p.335).
Et, surtout, il est remarquable qu'il ne se passe rien pendant les centaines de pages d'Oberman, ce qui apparente le livre à un exercice de sadisme narratif. Cette absence d'événements plonge le lecteur dans une temporalité mortifère, analogue à celle de la mélancolie. Remarquant que le récit est ici sans cesse différé, Béatrice Didier ajoute:
«II est des romans entièrement construits sur cette technique de la procrastination: Tristram Shandyou Jacques le Fataliste. Mais c'est dans un tout autre registre, celui de l'abondance des événements et du picaresque; si bien que l'attente suscite l'intérêt du lecteur, le titille. Ici au contraire, s'il se laisse envoûter, c'est pour pénétrer dans cet univers étrange où rien ne se passe, ne s'est passé, ne se passera.»[4]
Non seulement il ne se passe rien, mais Senancour semble s'ingénier à n'utiliser aucune des possibilités offertes par la situation romanesque. Ainsi croise-t-on plusieurs personnages féminins dans le livre, dont une passante en cabriolet (O, p.134) à laquelle Oberman donne un moment le sentiment de s'intéresser. Mais la piste est vite abandonnée. Et il en va de même pour la femme qu'Oberman a aimée et qu'il laisse repartir alors qu'e1le est enfin libre (O, p.414) comme toutes les idées virtuelles du livre.
IV - Le paradoxe d'Oberman
Cette hypothèse qu'il faudrait avoir quelque chose à dire pour ne pas ennuyer est cependant loin de résoudre le problème posé. L'idée que la littérature devrait servir à raconter des histoires va à l'encontre de notre modernité, qui aurait plutôt tendance à considérer, après Flaubert et son projet d'un livre sur rien, que la littérature commence précisément quand on n'a rien à dire. Il serait d'ailleurs injuste d'en tenir grief à Oberman, puisqu'il entend se raconter lui-même et qu'il est donc logique qu'il écarte tout autre sujet.
Si l'on suit l'idée freudienne commune selon laquelle on parle d'abord de soi, on peut donc supposer que le problème tient à la manière de se raconter à l'autre et non au nombre ou à la teneur des événements racontés. Et que le défaut qu'aurait Senancour de n'avoir rien à dire en dissimule un autre, qui porte sur la relation au lecteur. Or la manière de s'en préoccuper est une composante majeure de l'écriture, au point que l'on identifierait sans doute dans les modes littéraires de traitement du destinataire les grandes pathologies existantes.
Peut-être alors la souffrance d'Oberman n'est-elle qu'un leurre, convient-il de la penser autrement, dans sa dimension d'adresse, en passant de l'ennui passif à l'ennui actif. En se centrant sur la souffrance de son personnage au détriment de tout ce qui peut plaire ou séduire, en ne parlant plus que d'elle, Senancour met en place un piège littéraire mortel. Car ce que décrit Oberman dans son infinie complaisance et dont témoigne l'obstination avec laquelle il persiste à la raconter, c'est beaucoup moins sa souffrance qu'une forme de jouissance[5].
Or l'exposé de cette jouissance risque d'exaspérer, car elle peut conduire les lecteurs ou en tout cas certains d'entre eux à se sentir exclus. I1 n'est pas sûr qu'Oberman soit aussi ennuyeux parce qu'on y parle continûment d'ennui. Je ferais plutôt l'hypothèse inverse, en supposant que l'ennuyeux tient à la passion d'Oberman pour son sujet, passion qui l'isole de son public beaucoup plus que son thème ostensible. Ainsi en arrive-t-on à ce paradoxe, que l'on pourrait appeler «paradoxe d'Oberman»: plus l'écrivain parle de ce qui l'intéresse, et moins il a de chances d'intéresser lle lecteur. L'objet de cet «intérêt» ne désignant pas n'importe quel thème d'écriture, mais, au-delà des objets transitoires de discours, ces fantasmes qui le mobilisent et sont au cur même de son désir. Un objet si singulier, et appelant une écriture si spécifique, qu'on pourrait le définir comme étant très précisément ce à quoi les autres n'ont pas accès.
Dire que l'écrivain a toutes les chances d'ennuyer quand il parle de ce qui l'intéresse n'équivaut pas à dire qu'il ennuie nécessairement quand il parle de lui. Outre qu'il est impossible de faire autrement, parler de soi-même n'implique pas de susciter l'ennui, et ce ne sont pas les autobiographies passionnantes qui manquent. C'est l'objet de son désir qui est en cause, ou plus précisément ce lieu extrême du désir que l'Autre ne peut atteindre et dont l'exposition le rejette, dans la mesure où elle implique un mouvement d'exclusion de ce qui n'est pas soi.
La marge ici est étroite. Il n'y a pas de texte intéressant où l'écrivain n'engage son désir, et c'est pourtant cet engagement qui est le plus susceptible de l'isoler. Si l'écrivain met en scène des fantasmes partageables, il peut espérer séduire ou garder ses lecteurs. S'il s'engage dans une fantasmatique trop privée (comme ici la passion pour le vide), il court le risque de les perdre. D'où la difficulté à susciter cette aire d'échanges inconscients sans laquelle la communication a vite fait de se rompre.
V - Comment écrire un essai ennuyeux?
Si l'ennui est une valeur à laquelle on se réfère communément pour évaluer un texte littéraire, il semble plus inattendu, voire choquant, de s'y référer dans le champ théorique. Or une telle négligence emporte plusieurs conséquences. La première est d'oublier qu'un texte théorique, surtout dans le domaine de la réflexion sur la littérature est d'abord un texte littéraire, et que ce qu'il communique tient à son écriture et à la manière dont le lecteur s'y trouve impliqué.
La seconde conséquence est de laisser supposer que l'auteur d'un essai serait nécessairement animé de bonnes intentions envers son lecteur. Or il n'y a aucune raison, en tout cas sur le plan inconscient, d'entretenir cette illusion. Et il est patent, à lire certains textes théoriques, que l'ennui qu'ils dégagent n'en est pas une conséquence secondaire mais leur motivation. Bref, que ces textes n'obéissent pas seulement à une intention scientifique, mais à celle, plus secrète, d'ennuyer leur lecteur.
La troisième conséquence est de rendre impossible la réflexion sur la jouissance dans l'écriture et de méconnaître ce qu'énonce le paradoxe d'Oberman: pour des raisons de structure psychique, nous nous entretenons d'abord avec l'Autre de ce qui ne l'intéresse pas. Cette place de la jouissance est sans doute moins aisée à situer dans un texte théorique que dans un texte littéraire. Elle n'en est pas pour autant absente, et l'ennui suscité par certains textes théoriques témoigne de l'ampleur des investissements inconscients de leurs auteurs.
II serait ainsi intéressant, en étendant la notion d'ennui à différents types d'agressions d'écriture, de classer les textes théoriques en fonction de la manière dont ils traitent le lecteur et l'incitent ou non à engager, puis à poursuivre son activité. Car s'il est difficile de deviner la part d'investissement d'un auteur dans son sujet, il est plus aisé en revanche de repérer les marques d'exclusion (ou, à l'inverse, d'accueil) du lecteur dans un texte théorique.
On identifierait d'abord les mêmes causes d'ennui que chez Senancour. Il est probable ainsi que les catégories de la longueur et de la répétition trouvent une forme de validité dans le champ de l'écriture théorique. La catégorie de la narration elle-même ne lui est pas nécessairement inadaptée, à condition de ne pas la limiter au récit d'événements, mais de lui trouver des équivalents qui rendent compte de la capacité à intéresser et à soutenir cet intérêt.
D'autres indices, plus propres à l'écriture théorique, pourraient être dégagés à partir de ce critère de l'exclusion de l'Autre. Celle-ci peut tout d'abord être présente sous une forme brutale, conduisant le lecteur à se sentir agressé dans ses convictions. Mais de tels cas sont rares, et c'est par des techniques plus subtiles que s'effectue la mise à l'écart. J'ai ainsi le sentiment que certains textes marqués par un haut degré de complexité, aussi bien dans les termes employés, que dans les idées développées, reviennent à évincer le recteur aussi sûrement que l'ouvrage de Senancour et que cette éviction n'est pas un accident, mais leur but. En ne se souciant pas de l'Autre, ou en le posant comme le simple récepteur de l'écriture, ils se comportent à l'instar du narrateur d'Oberman.
Au-delà de leur complexité, la fermeture de certains textes théoriques tient peut-être au fait que leurs auteurs ne considèrent pas comme première la question de savoir comment susciter, et surtout retenir, l'intérêt, question qui a malheureusement disparu avec l'enseignement de la rhétorique. Faute de sentir qu'on lui prête attention, et de trouver dans le texte une aire de fantasmes partageables, le recteur a les meilleures raisons d'interrompre rapidement la communication critique.
***
La conclusion qui semblerait s'imposer, à la fin d'un texte que j'espère, pour les raisons évoquées, le plus loin possible de mes préoccupations profondes, est que le meilleur moyen de ne pas ennuyer l'Autre est de l'entretenir de ce qui ne nous intéresse pas. Formulation certes excessive, puisque seul le désir est à même de susciter de l'écriture véritable, mais qui a le mérite de rappeler que l'écriture est une formation de compromis subtile entre fantasmes collectifs et fantasmes privés, entre ce qui concerne chacun et ce qui nous motive en propre.
Passionné par notre sujet celui-ci fût-il, comme chez Senancour, l'amour du vide , nous risquons toujours d'oublier que la communication théorique s'apparente en plus d'un point à la communication amoureuse, et qu'elle vit, comme elle, sous la menace permanente de la jouissance solitaire.
Lire également une réponse de Jean-François Perrin à cet article de Pierre Bayard: Comment ne pas décourager le lecteur? À propos de P. Bayard, Senancour, Marivaux.
[1] Senancour, Oberman, Paris, Flammarion, «GF», 2003, p.182. À la fin des citations cet ouvrage sera désigné par O.
[2] Béatrice Le Gall (Didier), L'Imaginaire chez Senancour, Paris, José Corti, 1966, t. I, p.400. À la fin des citations cet ouvrage sera désigné par IS.
[3] «Je me sens triste, et j'écris. Quand je suis d'une humeur plus heureuse, je parviens à me passer de vous; mais, dans les moments sombres, je vous cherche. Je sais bien des gens qui prendraient cela fort mal; c'est leur affaire: assurément ils n'auront pas à se plaindre de moi, ce n'est pas eux que je chercherai dans ma tristesse» (O, p.262).
[4] Béatrice Didier, Senancour romancier, Paris, SEDES, 1985, p.229.
[5] «D'où vient à l'homme la plus durable des jouissances de son cur, cette volupté de la mélancolie, ce charme plein de secrets, qui le fait vivre de ses douleurs et s'aimer encore dans le sentiment de sa ruine? Je m'attache à la saison heureuse qui bientôt ne sera plus: un intérêt tardif, un plaisir qui parait contradictoire m'amène à elle alors qu'elle va finir» (O, p.l3l).