Par Raphaël Baroni, chercheur du Fonds national suisse à l'Université de Fribourg.
Ce que l'auteur fait à son lecteur(que son texte ne fait pas tout seul)
J'avais honte de raconter. [ ] Un masque, voilà ce qu'il me fallait. [ ] Je me suis mis à lire et à relire les chroniqueurs médiévaux, pour en acquérir le rythme et la candeur. Ils parleraient pour moi; et moi je serais libre de tout soupçon[i].
J'entamerai cette promenade sur les chemins boisés d'embûches qui relient et séparent en même temps lecteurs et auteurs en fournissant quelques témoignages concrets. Premier témoignage: dans la préface de son roman Le Monde selon Garp, John Irving prétend qu'un adulte qui lit un roman, «sauf à être désespérément inexpérimenté ou tout à fait innocent en la matière», est à même de comprendre qu'il n'importe guère de savoir dans quelle mesure le livre possède une dimension autobiographique[ii]. Pourtant, Irving reconnaît que les deux questions qui lui sont le plus souvent posées, bien qu'elles ne soient pas à ses yeux d'un «intérêt palpitant», sont les suivantes: «De quoi parle votre livre? Est-il autobiographique?»
Deuxième témoignage: dans un entretien avec Frédéric Martel[iii], Michel Houellebecq affirme quant à lui que, bien que ce soit difficile à croire, à l'heure actuelle, il ne sait plus très bien ce qui, dans ses romans, relève de l'autobiographie. Il ajoute par ailleurs être très conscient que cela n'a aucune importance. On peut cependant en conclure que la frontière entre la vie et l'uvre reste assez floue, mais que l'auteur est décidément bien déterminé à ne pas attribuer de valeur au petit jeu de l'identification. En même temps, ce même écrivain est venu bousculer un code de conduite en vigueur depuis fort longtemps, au moins depuis le procès intenté à Flaubert au sujet de l'immoralité d'Emma Bovary. Ce code recommande de poser une limite claire entre les opinions de l'auteur et celle de ses personnages. Pourtant, à la suite d'une action en justice intentée par quatre associations musulmanes dénonçant dans son roman Plateforme une «incitation à la haine religieuse», Houellebecq n'a pas hésité à reprendre à son compte l'opinion selon laquelle «la religion la plus con, c'est quand même l'islam[iv]».
Enfin, troisième témoignage, Umberto Eco, sous sa casquette de romancier-sémiologue, a déclaré pour sa part qu'il refusait désormais de répondre à cette question «oiseuse»: «Auquel de tes personnages t'identifies-tu? Mon Dieu, mais à qui s'identifie un auteur? Aux adverbes, bien-sûr[v]!» On peut au moins en déduire qu'il estime avoir créé des adverbes à son image, et que les lecteurs sont décidément bien acharnés à vouloir traquer les auteurs entre les lignes leurs romans.
Ces quelques anecdotes m'amènent à poser une question double: pourquoi les auteurs semblent-ils dénier le droit à leurs lecteurs de s'intéresser à la manière dont la fiction est habitée (ou hantée) par eux? Et pourquoi ces lecteurs ne parviennent-ils pas à sortir de cette fascination biographique apparemment naïve ou impertinente? Sur un plan théorique, la question pourrait être posée en ces termes: qu'est-ce que l'auteur fait au lecteur que son uvre abandonnée est incapable de faire par elle-même?
Pour comprendre le sens historique et les ramifications théoriques et pratiques de cette question, nous sommes contraints de suivre la faille d'une polémique célèbre et très ancienne dont l'une des étapes majeures nous ramène à un changement de perspective que la Nouvelle Critique, dans les années soixante du siècle passé, a réussi à imposer aux études littéraires. Peut-être faudrait-il remonter plus loin pour bien comprendre les enjeux profonds du débat, par exemple jusqu'au Contre Sainte-Beuve de Marcel Proust, ainsi que nous y invite Dominique Maingueneau dans son dernier ouvrage[vi]; ou alors jusqu'à l'émergence de l'esthétique romantique, ou même jusqu'aux fondements de la modernité, au moment où l'uvre passe d'un statut de mimèsis, c'est-à-dire d'une imitation de la vie, à celui d'un petit monde créé par un auteur prométhéen (c'est le filon suivi par Todorov dans son dernier ouvrage[vii]). L'uvre comme réduit: un petit monde de papier forgé par un auteur, un monde fictif qui n'aurait cependant rien à voir avec la nature «mondaine» de son créateur, puisque ce dernier serait un demi-dieu absent, abandonnant sa création à ses créatures, c'est-à-dire à ses lecteurs.
La faille entre l'auteur et son lecteur n'a donc jamais cessé de s'élargir à mesure que se constituait l'autonomie du texte littéraire. Bourdieu[viii] a montré que cette revendication d'une autonomie de l'uvre dépendait également de considérations économiques, c'est-à-dire de l'émergence du lecteur bourgeois et du marché des biens symboliques engendré par ses deniers. L'uvre devenue marchandise ne peut conserver son indépendance et sa valeur qu'en se lavant du soupçon de «commercialité», c'est-à-dire en feignant de ne pas s'adresser à ses consommateurs. Cette posture dégagée a eu des conséquences dramatiques dans le mouvement d'éloignement et dans le divorce final entre ces deux protagonistes inévitables de l'échange littéraire: l'auteur-producteur et son lecteur-consommateur. Il n'est pas étonnant de constater que pour contrer ce mouvement centrifuge au nom de la défense de la valeur de l'uvre, les maisons d'édition soucieuses de s'assurer un profit minimum continuent à forcer ces frères ennemis à se rencontrer lors de séances de signatures, de lectures publiques ou d'apparitions dans le réseau multimédiatique; rencontres qui, comme j'ai essayé de le montrer en évoquant quelques cas concrets, débouchent souvent sur des questions oiseuses et des réponses embarrassées ou irritées. On peut aussi constater une asymétrie inévitable: les lecteurs continuent à désirer rencontrer leurs auteurs, à les débusquer entre les lignes, et ce sont ces derniers qui ne consentent à sortir du bois qu'à contre-cur, sous la pression de leurs éditeurs (ou de la faim). C'est que les lecteurs n'ont rien à perdre dans le face-à-face, alors que les auteurs y jouent leur réputation.
Les racines de l'émancipation du texte vis-à-vis de la biographie de son auteur s'enfoncent donc profondément dans le terreau de l'histoire littéraire et de son fonctionnement économique et symbolique, mais cette «libération» (qui est aussi un enfermement textualiste[ix]) n'apparaît jamais avec autant d'éclat qu'à l'époque où Nouvelle Critique a cherché à rompre avec la méthode de Lanson. La faille y est plus apparente parce qu'il s'agit de la rupture la plus brutale, la plus fraîche dans nos mémoires, et parce qu'elle a durablement modifié les méthodes de recherche et l'enseignement de la littérature. Cette rupture entre l'uvre et son créateur a même accouché d'un slogan, inventé par Barthes en 1968: «La naissance du lecteur doit se payer de la mort de l'auteur[x]». À cette époque, une question semblait devoir être définitivement bannie du champ de la réflexion littéraire: on a décrété sans valeur l'hypothèse d'une intention d'auteur et contesté la pertinence de recourir à des données biographiques pour interpréter les textes. L'idée essentielle était d'opposer une lecture centrée sur le texte lui-même à une lecture condamnée à limiter le sens à ce que l'on peut déduire des données externes conditionnant sa production. Au fond, si l'auteur et son lecteur ne pouvaient plus se regarder par-dessus le volume sans éprouver un certain malaise, il ne restait plus qu'à se résoudre à contempler le texte sous toutes ses coutures. Il s'agissait donc de remplacer une lecture conformiste (tournée vers le passé) par une lecture moderne révélant les structures internes des uvres par le biais d'une actualisation neutre et objective qu'en ferait un lecteur spécialiste armé d'une batterie d'outils scientifiques. Comme à l'époque de la Réforme, on voulait en revenir à la lettre des textes, et ne plus se laisser abuser par des considérations mondaines concernant leurs auteurs.
Seulement, assez rapidement, les tenants du «close-reading», d'une lecture thématique, immanente ou structurale, bref tous ceux qui avaient l'ambition d'atteindre ce stade d'une interprétation purement objective, se sont vus débordés par leur aile la plus radicale, et peut-être la plus conséquente: les uvres se sont progressivement transformées en boites de Pandore libérant tous les démons de la dérive interprétative et de la «différance» du sens. On voit bien comment le problème devait se poser inévitablement: rompre avec l'intention d'auteur et déclarer, comme le faisait Barthes, son «acte de décès», cela ouvrait de nouvelles potentialités pour la lecture, c'était un acte d'émancipation, pas seulement contre l'histoire littéraire à la Lanson, mais aussi, potentiellement, contre toute forme de lecture érudite ou philologique. L'initiative transférée de l'auteur vers le lecteur faisait courir le risque, à plus ou moins brève échéance, de tout emporter, du moins tout ce qu'avait été capable d'élaborer une critique savante dont la raison d'être était de reconstituer l'horizon du texte, cette ascendance plus ou moins lointaine qui le faisait différer du lecteur, qui le dépaysait. Aliéné de sa genèse, approprié par le lecteur, le texte menaçait de devenir un simple stimulus pour la dérive du sens.
On n'osait plus affirmer, pour canaliser le flot interprétatif, que l'auteur n'aurait jamais pu penser cela ou que telle interprétation était un anachronisme flagrant, tout était permis au lecteur du moment que cela partait du texte. Parmi ceux qui n'avaient pas peur d'être emportés par le courant, certain affirmaient que la parole écrite est bien plus propre que la parole orale, parce qu'elle est détachable du corps qui la produit, de cette immédiateté de la bouche pleine de dent et de fluides qui la profère et qui l'englue dans son trou originel. La parole écrite est portée sur un vaisseau de papier qui la fait dériver sur le fleuve du temps bien loin de son port d'attache, qui la fait s'éloigner davantage de cette origine à chaque nouvelle lecture. Les exemples d'une telle dérive ne manquent pas: de Sophocle à Freud, dipe s'est mué en l'icône d'une névrose infantile; de Shakespeare à Schwarzenegger, Hamlet est passé de l'anti-héros au Last Action Heroe.
En fait, la libération du sens de l'uvre de l'emprise exclusive de l'intention présumée de son auteur (intention dont la reconstruction dépend autant de la lettre du texte que de données biographiques, sociologiques ou historiques) aurait dû nous rendre attentifs à ce que l'attribution d'un texte à un auteur singulier faisait à la lecture. La question ne faisait pas problème tant que la question du sens n'était débattue que dans un cadre communicationnel dans lequel on admettait que la forme cachait un fond, et qu'il était donc possible de lire entre les lignes pour retrouver la pensée profonde du texte, le sens codé de la métaphore qui, au fond, ne devait pas être bien différent de la pensée profonde de l'auteur. Mais on sait bien maintenant que les textes sont à double fond, à triple fond, à fonds infinis, et ce sens objectif, on ne le rencontre jamais. Il n'y a qu'un sens personnel, reconstruit à chaque lecture par chaque lecteur. La question est simplement de savoir avec quelles données on procède à cette élaboration du sens: avec le texte uniquement ou avec d'autres données qui impliquent l'auteur et sa bio-graphie?
L'histoire littéraire et le recours aux données philologiques, sociologiques, biographiques ou psychanalytiques correspondaient en fait à un effort visant à compenser la faiblesse des codes, à s'opposer à leur caractère historique, vieillissant, à leur oubli et à leur renouvellement inévitable. Il s'agissait de retrouver en amont du fleuve un sens qui se métamorphose incessamment dans la différence de la communication. La polémique lancée par la Nouvelle Critique aurait dû en fait poser cette question cruciale qui avait été masquée par la croyance en la pérennité et en la naturalité du sens: qu'est ce que l'attribution du texte à un auteur fait à la lecture? Mais cette question a été d'abord contournée, parce qu'on croyait encore en un sens objectivable, et ensuite elle a été souvent occultée par ceux qui préféraient célébrer la dérive du sens, son émancipation, plutôt que de retrouver un sens conventionnel qui aurait été préfiguré par un autre.
En ce sens, Antoine Compagnon a parfaitement raison de rappeler dans Le Démon de la théorie que la plupart des théories de la réception articulées à partir des années 1970, par exemple celles d'Eco, d'Iser ou de Jauss, ne font que recouvrir le problème de l'intention d'auteur sans le régler. Les modèles communicationnels qui ont continué de prévaloir après la révolution de la Nouvelle Critique ont par conséquent tué dans l'uf une réflexion sur l'acte concret de la lecture et sur les effets que peuvent avoir les données biographiques dans la configuration de cet acte interprétatif. C'est un adepte du «close-reading» qui nous a pourtant fourni la meilleure expérience empirique possible pour dévoiler la nature de ce que pourrait être une lecture entièrement émancipée des données biographiques.
On aura peut-être deviné que je fais allusion ici à la fameuse expérience menée par Richards dans les années 20. Voilà comment Compagnon résume cette expérience, aussi désastreuse que féconde pour la réflexion sur le statut du texte, qui a été exposée par Richards dans son ouvrage Practical Criticism[xi]:
Pendant des années, Richards demanda à ses étudiants de Cambridge de «commenter librement», d'une semaine à l'autre, quelques poèmes qu'il leur soumettait sans nom d'auteur. La semaine suivante, il faisait son cours sur les poèmes en question, ou plutôt sur les commentaires de ses étudiants. Richards leur recommandait de procéder à plusieurs lectures successives (en moyenne rarement moins de quatre, et jusqu'à douze) des pièces soumises, et de consigner par écrit leurs réactions à chaque lecture. Les résultats étaient généralement pauvres, ou même désastreux (on se demande d'ailleurs par quelle perversion Richards a continué ses expériences aussi longtemps), caractérisés par un certain nombre de traits typiques: l'immaturité, l'arrogance, le manque de culture, l'incompréhension, les clichés, les préjugés, la sentimentalité, la psychologie populaire, etc. L'ensemble de ces déficiences faisait obstacle à l'effet du poème sur les lecteurs. Mais, au lieu d'en inférer un relativisme radical, un scepticisme épistémologique absolu à propos de la lecture, comme le feront plus tard, sur la base de la même évidence calamiteuse, les adeptes du primat de la réception [ ], Richards maintenait contre vents et marées la conviction que ces obstacles pouvaient être levés par l'éducation afin d'accéder à une compréhension pleine et parfaite d'un poème, pour ainsi dire in vitro[xii].
Pour ma part, je me demande s'il n'existe pas une troisième voie pour l'interprétation qui se situerait en dehors de cette alternative simple entre la croyance naïve en l'objectivité du sens et la résolution à un relativisme radical. Peut-être faut-il rappeler que l'expérience concrète de la lecture est rarement aussi calamiteuse que ce que révèle l'expérience de Richards, car l'attribution du texte à un auteur, c'est-à-dire sa signature, suffit généralement à canaliser l'interprétation et à lui éviter de tomber dans les non-sens les plus grossiers. Mettons-nous d'accord sur ce point: canaliser signifie en même temps réduire la liberté du lecteur, mais aussi donner une direction à ses efforts interprétatifs, leur permettre de ne pas s'éparpiller dans toutes les directions. Canaliser permet aussi d'établir un «canal» sur lequel il devient possible de faire communiquer une interprétation singulière avec une constellation d'autres interprétations. Il ne s'agit pas d'interdire la dérive du sens en la jugeant d'emblée inadéquate, mais d'affirmer que cette dérive gagne en qualité et en richesse quand elle se fait en pleine conscience et qu'elle acquiert ainsi un caractère aventureux ou ludique, mais aussi un caractère communicable.
Une dérive aventureuse ou ludique imposerait donc de partir d'une attribution correcte du texte (d'une origine au moins vaguement situable) permettant au lecteur de se repérer dans le dédale des interprétations et de creuser un nouveau canal relié au réseau des appropriations antérieures du texte. On peut même postuler que plus on dispose de données contextuelles de base, et plus la dérive hors de ce contexte est créative et féconde. Bien sûr, il est bien plus facile de dériver à partir de quelques vers isolés, insituables, sans signature et sans contexte, mais cela débouche vite sur des impasses: ainsi que l'a montré Richards, il devient très difficile d'en faire quelque chose d'intéressant dans nos échanges avec d'autres lecteurs. L'expérience est beaucoup plus stimulante quand on part d'une uvre que l'on connaît au contraire fort bien et que l'on parvient, malgré ces connaissances, à lire le texte à l'envers: par exemple quand on met en lumière l'art de la dissimulation dans ce que Rousseau présente comme des Confessions, ou alors, comme le souligne Compagnon à propos de Manon Lescaut, quand on dévoile l'immoralité irrémédiable d'une histoire prétendument édifiante:
Manon Lescaut, loin d'être lu comme une allégorie de l'amour profane et de l'amour sacré, Eros et Agapè, devint vite le modèle énigmatique de l'amour fou pour des générations de jeunes gens: le roman leur donna une sensibilité, non pas un savoir ni un sens du devoir. Au reste, n'est-ce pas souvent en échouant dans son projet qu'une uvre littéraire réussit[xiii]?
Ces «générations de jeunes gens» ont peut-être lu l'uvre contre l'intention de son auteur, mais ils sont malgré tout parvenus à créer un nouveau canal interprétatif qui socialise leur appréhension du texte et qui la relie avec l'horizon original du roman, ce qui permet au passage de souligner (et cela est productif) l'écart entre la conception datée du placere et docere à laquelle pouvait encore souscrire Prévost, et le rôle plus corrosif que l'on attribue aujourd'hui aux uvres qui comptent. Quand Borges, dans son Pierre Ménard, auteur du Quichotte , nous invite à lire l'Énéide comme si elle était antérieure à l'Odyssée, il nous invite, selon ses termes, à enrichir «l'art rudimentaire de la lecture[xiv]». Mais il s'agit d'une lecture qui feint seulement d'oublier ce qu'elle sait au sujet de l'auteur véritable et de la situation effective du texte dans l'histoire culturelle. A l'inverse, quand Richards prive ses lecteurs de repères biographiques, il devient pervers: il les déboussole et appauvrit leur performance interprétative.
Le dernier ouvrage de Pierre Bayard a fait grand bruit en nous apprenant à comprendre comment nous parvenons (tous et sans efforts) à parler des livres que nous n'avons pas lus. Il nous aide en même temps à mieux comprendre certains aspects de cette lecture facultative en montrant comment notre interprétation est canalisée par toutes sortes de données contextuelles ou péritextuelles. Au fond, nous explique-t-il, être un lecteur compétent, ce n'est pas lire intégralement ou même partiellement un livre, mais c'est être capable de le situer dans la grande bibliothèque de notre culture. La culture elle-même serait ainsi d'abord une affaire d'orientation. Être cultivé, affirme Bayard, «ce n'est pas avoir lu tel ou tel livre, c'est savoir se repérer dans leur ensemble, donc savoir qu'ils forment un ensemble et être en mesure de situer chaque élément par rapport aux autres[xv]». Bayard conclut de ce constat qu'il est «tout à fait possible d'avoir un échange passionnant à propos d'un livre que l'on n'a pas lu, y compris, et peut-être surtout, avec quelqu'un qui ne l'a pas lu non plus[xvi]».
Nous savons tous que ce genre de situation est en fait très banale: j'ai eu de nombreuses discussions passionnées au sujet de l'uvre de Houellebecq avec des amis qui n'avaient jamais lu une seule ligne de ses romans, et qui, précisément, refusaient de les lire parce qu'ils en devinaient le contenu et qu'ils avaient une opinion très claire sur ce qu'il fallait en penser. Et pour être honnête, malgré mon goût pour cet auteur, ils n'avaient pas toujours tort. Par contre, pour mener cette discussion, il était impératif d'avoir une vague idée du personnage, de ses opinions, de ses liens par exemple avec les Raëliens, de ses propos contre la religion musulmane, etc. A l'inverse, l'expérience de Richards montre qu'il est aussi possible d'avoir un échange lamentable à propos d'un poème que l'on connaît par cur avec quelqu'un qui l'a lu, lui-aussi, une douzaine de fois, surtout si, l'un comme l'autre, nous ignorons qui en est l'auteur.
Il est évident que connaître la biographie d'un auteur, même sommairement, modifie en profondeur la perception que nous nous faisons de son uvre. En d'autres termes, le phénomène de la lecture est nécessairement affecté par cette présence inévitable du créateur dans son uvre. Ainsi, savoir que tel polar est écrit par un ancien membre repenti du milieu (c'est le cas par exemple du roman de Jean Chauma Bras cassés paru récemment aux éditions Antipodes) donne une épaisseur toute différente au texte. Dans un tel cas, il me semble incontestable que la connaissance de ces données biographiques enrichit considérablement la portée esthétique et l'intérêt de l'uvre, tout comme un pissoir peut se transformer en un objet d'art fascinant à commenter quand il est signé et placé dans un musée.
Nous ne sommes donc pas en présence d'une alternative entre, d'une part, une lecture idéalement conforme à une intention d'auteur ou une lecture idéalement programmée par le texte, ce qui est au fond pratiquement la même chose , et, d'autre part, une lecture qui s'écarterait inévitablement de son sens d'origine. Contre l'alternative d'une compréhension de l'acte interprétatif 1) comme décodage idéal ou 2) comme dissémination, il faut affirmer que retrouver quelques guides de lecture émanant du hors-texte (par exemple par la connaissance de données biographiques concernant l'auteur) ne revient pas nécessairement à produire une lecture conformiste, mais cela peut permettre de donner une orientation et une profondeur supplémentaire à la lecture.
Il faut ajouter que certaines données biographiques peuvent orienter le lecteur sur des voies fécondes pour son interprétation sans que cela signifie nécessairement qu'il faille donner le dernier mot à l'auteur. Le dernier mot est toujours pour le lecteur, tout simplement parce que son actualisation du texte est postérieure à celle de l'écrivain. Le lecteur est donc libre de suivre d'autres voies, d'assumer sa naïveté, de faire comme si le texte était d'un autre ou comme s'il n'était de personne. Mais la plupart du temps, c'est lui-même qui recherche spontanément une certaine familiarité avec l'auteur, parce qu'il y trouve son compte, parce qu'il aime rencontrer cette part de chair étrangère qui se loge dans le tissu de la page.
Pour conclure, j'aimerais esquisser certaines de ces lignes de force qui permettraient de comprendre un peu mieux le sens singulier de différentes pratiques de lecture[xvii]. Il me semble qu'une hypothèse interprétative doit nécessairement s'inscrire dans l'une ou l'autre de ces deux postures anthropologiques de base: celle de l'auteur ou celle du lecteur, elle ne peut se tenir dans les deux postures en même temps ou se situer en surplomb, dans une sorte de vision détachée et impersonnelle, qui serait le point de vue objectif de Dieu. En général, le lecteur professionnel est dans la posture incarnée du lecteur (à moins qu'il ne soit lui-même l'auteur de l'uvre qu'il commente, comme Edgar Poe avec son poème The Raven ou Umberto Eco dans son Apostille au Nom de la Rose) mais ce lecteur particulier voudrait savoir comment l'uvre devrait idéalement être comprise, et donc il s'imagine à la place d'un auteur idéal qui se fait une image de son lecteur idéal. On pourra même pousser cette méthode jusqu'à essayer de s'imaginer comment l'auteur idéal s'imagine que son lecteur idéal s'imaginera la manière dont l'auteur idéal avait voulu qu'il soit, etc. Voilà comment se met marche la spirale interprétative, à travers une série de projections imaginaires, de mises en abyme qui nous font progresser vers un sens que l'on attribue à une hypothétique intentio operis pour en souligner l'éloignement vis-à-vis de la perspective subjective d'un lecteur singulier. Cette spirale se donne parfois l'illusion de l'objectivité, mais elle ne consiste en fait qu'en une série d'hypothèses interprétatives canalisées par des données textuelles et contextuelles que la théorisation, par le mouvement de conceptualisation qui l'anime, tend à détacher progressivement de l'expérience concrète. Dans cette spirale, les données biographiques viennent simplement donner un peu plus d'épaisseur, un peu plus de chair à l'auteur idéal, tandis que la dérive interprétative, par les libertés qu'elle prend vis-à-vis cet horizon en amont du texte, vient souligner au contraire la condition réelle de l'interprète et l'inévitable expansion sémiotique du texte qui en découle.
Car il y a une alternative qui consiste à refuser l'adoption imaginaire du point de vue régressif de l'auteur, et à mettre en lumière au contraire ce que le texte pourrait dire d'autre bien que, de toute évidence, l'auteur ne pouvait pas vouloir le dire. Mais cette posture est beaucoup moins libre qu'il n'y paraît, elle suppose au contraire que l'on ait déjà une idée assez précise de ce que l'on pense que l'auteur était censé vouloir dire. La déconstruction ne sort donc pas entièrement de la spirale interprétative et de ses canaux de sens, mais elleles parcours dans un autre sens, en renoncçant à naviguer à contre-courant. La déconstruction ne fait que montrer en quoi le texte fait obstacle à l'intention supposée de l'auteur et comment il manifeste de cette manière sa propre altérité d'objet intercalé, comme un grain de sable logé dans le code qui permet de creuser de nouveaux canaux. Si l'on file la métaphore de la spirale, la déconstruction serait comme la dimension verticale du mouvement qui signifie que la circularité de l'interprétation ne correspond pas un retour au point de départ mais à une avancée inévitable du sens. La déconstruction rappelle l'écart entre la création littéraire et son interprétation, entre le geste de l'auteur et celui du lecteur, où se reconnaît la temporalité non pas figurée et figée par l'uvre, mais celle vivante et insurmontable qui la constitue en tant qu'uvre.
Il y a enfin une autre lecture, non professionnelle, plus débonnaire, la lecture ordinaire qui ne se préoccupe pas d'interpréter, de chercher la vérité au-delà de l'évidence, celle qui est soucieuse aussi de s'approprier l'uvre, de la transmuter en objet de plaisir. Ce lecteur débonnaire serait entièrement libre d'aller où il veut, de commettre autant de fausses attributions, d'anachronismes involontaires ou délibérés qu'il le désire. Seulement ce que les auteurs que j'ai cités au début constatent invariablement quand ils rencontrent de tels lecteurs, c'est qu'ils sont moins insouciants qu'on pourrait le croire, c'est qu'au fil de la lecture et au-delà du livre qu'ils se sont appropriés, de l'objet qu'ils ont acheté, puis qu'ils ont classé dans leur bibliothèque personnelle, ils trouvent aussi leur plaisir dans la rencontre avec la femme ou l'homme qui est à l'origine de ce texte et qui hante ces lignes, qui leur infuse un sens qui demeurera étranger. De surcroît, ces lecteurs qui échangent entre eux leurs impressions, qui évaluent ou mesurent leurs sentiments en reprenant à leur compte ou en s'opposant aux commentaires de leurs amis ou des critiques, ces lecteurs ont aussi besoin de se situer dans la grande bibliothèque de la culture à laquelle ils appartiennent. Les livres qu'ils lisent sont aussi un élément de leur sociabilité, et c'est la raison pour laquelle ils ont besoin d'en canaliser le sens, de le situer en l'attribuant à une source identifiable. Faire du sens de l'uvre une affaire qui ne relève pas de la pure subjectivité revient au fond à resocialiser le texte, à lui reconnaître à nouveau un pouvoir et une valeur dans le monde.
En fin de compte, même pour le lecteur «ordinaire», l'uvre devient le lieu d'un rendez-vous avec une altérité, d'une rencontre avec un sujet et non avec un simple objet. Lire, c'est rentrer dans le monde de quelqu'un d'autre et pas seulement dans quelque chose d'autre, et c'est cela qui fait le charme de l'expérience esthétique, cela qui lui donne «de l'estomac» comme dirait Gracq. Ne pas réifier le texte, c'est ne pas faire de la résistance du sens un obstacle à surmonter mais une obscurité à respecter et à méditer, c'est créer un espace de dialogue entre le texte et le lecteur. Ce dialogue est possible parce que la lettre du texte n'est pas une nourriture à assimiler ou un outil abandonné que l'on peut s'approprier pour en faire quelque chose d'utile, au contraire, la lettre prolonge la présence de l'autre homme, comme l'écho de sa voix ou le style inimitable de ses gestes. Il me semble qu'un livre anonyme écrit par un ordinateur, même s'il appliquait les formules les plus efficaces et pratiquait le style le plus élaboré serait une source de déception pour le lecteur qui cherche dans la fiction à rencontrer un monde autre que le sien, à lire une histoire écrite par quelqu'un d'autre. Ces remarques soulignent cette convergence et cette transcendance de l'éthique et de l'esthétique évoquée par Kant ou Wittgenstein.
Je crois qu'il n'y a vraiment que deux postures cohérentes quand on analyse un texte, l'une étant une posture qui assume pleinement sa situation réelle de lecteur, l'autre étant une posture qui feint de s'abstraire de cette situation pour tenter de se réincarner dans celle de l'auteur. En d'autres termes, dans la première posture, que l'on peut appeler esthétique, on se donne toute latitude d'exploiter le texte dans une direction quelconque, et alors il faut accepter la dérive interprétative comme une virtualité inévitable, comme un exercice de liberté à l'intérieur d'un canevas textuel dont les potentialités de sens sont infinies. Mais même dans cette attitude dégagée de l'intention d'auteur, la biographie de ce dernier continue de jouer un rôle, elle donne de l'épaisseur au texte, de la chair, elle peut fournir des stimuli supplémentaires pour enrichir la lecture de perspectives que l'on n'aurait peut-être pas envisagées. La critique nue n'est pas une situation normale de lecture, mais elle est au contraire extrêmement artificielle: il s'agit d'un cas limite, exorbitant, et qui souligne la dépendance inévitable de l'interprétation vis-à-vis du contexte. Dans la seconde posture, qui pourrait être qualifiée de poétique une poétique moderne dont l'érudition serait nourrie à des sources aussi diverses que les données textuelles, biographiques, génétiques, psychanalytiques, historiques ou sociologiques , on se donne au contraire pour mission de produire une lecture fidèle à un horizon qui nous est étranger, on s'intéresse à l'écrivain, sa vie, ses autres uvres, les formes symboliques de son époque et de sa culture.
Roland Barthes, dès 1973, a eu conscience de cette résurrection inévitable de l'auteur quand il a écrit Le Plaisir du texte. C'est du moins ce que laisse entendre le passage suivant:
Comme institution l'auteur est mort: sa personne civile, passionnelle, biographique, a disparu; dépossédée, elle n'exerce plus sur son uvre la formidable paternité dont l'histoire littéraire, l'enseignement, l'opinion avaient à charge d'établir et de renouveler le récit: mais dans le texte, d'une certaine façon, je désire l'auteur: j'ai besoin de sa figure (qui n'est ni sa représentation, ni sa projection), comme elle a besoin de la mienne (sauf à «babiller»)[xviii].
Reste à savoir quel genre d'auteur on rencontre dans un texte, quel «corps étranger» réside entre les lignes. Or, c'est précisément sur la définition du «Moi-écrivain» (et non sur sa présence) que se sont vivement opposés Proust et Sainte-Beuve, car l'un et l'autre ne parlaient apparemment pas de la même personne, c'est-à-dire pas du même aspect de la personne. Ce que l'auteur partage le mieux avec son lecteur, c'est peut-être une part de son existence qui n'est pas la plus mondaine mais au contraire la plus essentielle. Ou alors, si l'on préfère une formulation plus prudente, ce que l'on rencontre dans le fourmillement des événements singuliers qui forment la trame de l'histoire, ce qui transcende les jeux éphémères de l'intrigue, c'est la dimension essentielle de la part mondaine de l'auteur, une certaine tonalité ou un style transférable de la vie à l'uvre et, pour le lecteur, récupérable de l'uvre à la vie. En ce sens je pencherais peut-être pour Proust contre Sainte-Beuve malgré tout, mais je ne serais pas un proustien radical et je reconnaîtrais encore les traits de l'auteur dans les traits de son uvre.
John Irving raconte que c'est son fils qui a trouvé la meilleure réponse possible à ces fausses mauvaises questions que ne peuvent manquer de lui poser ses lecteurs. Son fils de douze ans, qui se situe à l'intersection idéale entre la «bio» de l'auteur et sa «graphie», affirme que Le Monde selon Garp porte sur la peur de la mort ou, plus précisément, sur la «peur de voir mourir ses enfants ou ceux qu'on aime[xix]». Et quand une jeune fille lui demanda un jour si Garp était son père, il répondit: «Non, mon papa n'est pas Garp, mais les peurs de Garp sont celles de mon père, ce sont celles de tous les pères[xx].» John Irving semble avoir ainsi réappris, grâce à son fils, à distinguer le canal sur lequel se déploie la communication littéraire, un canal où les malentendus sont féconds et les enjeux sont réels:
Lorsque Garp est paru, des gens qui avaient perdu leurs enfants m'ont écrit: «Moi aussi, j'en ai perdu un». Je leur avouai que je n'avais pas perdu d'enfant, pour ma part. Je ne suis qu'un père imaginatif. En imagination, je perds mes enfants tous les jours[xxi].
[i] Umberto Eco, Apostille au Nom de la rose, Paris, Grasset, 1985, p. 24-25.
[ii] John Irving, Le Monde selon Garp, Paris, Seuil, coll. points, 1998.
[iii] «C'est ainsi que je fabrique mes livres», entretien de Michel Houellebecq avec Frédéric Martel, Nouvelle Revue Française, Paris, Gallimard, n° 548, janvier 1999.
[iv] Propos tenu dans un entretien paru dans Lire en septembre 2001. Pour une analyse de cette polémique, voir Jérôme Meizoz, «Le roman de l'inacceptable», in L'il sociologue et la littérature, Genève, Slatkine, 2004, p. 181-209.
[v] Umberto Eco, op. cit., p. 84.
[vi] Dominique Maingueneau, Contre Saint Proust, ou la fin de La littérature, Paris, Belin, 2006.
[vii] Tzvetan Todorov, La Littérature en péril, Paris, Flammarion, coll. «Café Voltaire», 2007.
[viii] Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art, Paris, Seuil, 1998.
[ix] De nombreux critiques semblent s'accorder aujourd'hui pour critiquer et dénoncer comme suicidaire (pour les études littéraires comme pour la littérature elle-même) ce repli textualiste et pour le juger caduque. Autant le dire tout de suite, nous sommes sans doute à l'aube d'un changement majeur de paradigme théorique et certaines certitudes anciennes doivent aujourd'hui être ré-interrogées à nouveaux frais.
[x] Cet essai a été publié dans un volume posthume: Roland Barthes, «La mort de l'Auteur», in Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 61-67,
[xi] I. A. Richards, Practical Criticism. A Study of Literary Judgment, 1929.
[xii] Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, Paris, Seuil, 1998, p. 166.
[xiii] Antoine Compagnon, La littérature pour quoi faire?, Paris, Fayard, 2007, p. 68.
[xiv] Jorge Luis Borges, Fictions, Paris, Gallimard, coll «folio», 1983, p. 51.
[xv] Pierre Bayard, Comment parler des livres que l'on n'a pas lus?, Paris, Minuit, p. 27.
[xvi] Ibid., p. 14..
[xvii] Pour un aperçu plus complet des théories sur les actes concrets de la lecture, voir Bertrand Gervais, À l'Écoute de la lecture, Montréal, V.L.B., 1992; Richard Saint-Gelais, Château de pages, Québec, Nota Bene, 1994; Michel Picard, La Lecture comme jeu: essai sur la littérature, Paris, Editions de Minuit, 1986.
[xviii] Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, p. 45-46.
[xix] John Irving, op. cit..
[xx] Idem.
[xxi] Idem.
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