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"L'usage de la vie", par Gérard Dessons (Université Paris 8 Saint-Denis).

Extraits de la préface à Du Marsais, Des Tropes. Ou Des différents sens dans lesquels on peut prendre un même mot dans une même langue, Manucius, coll. "Le philologue", 2011.
Texte reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.



L'usage de la vie[1]

La métaphore est très ordinaire. (p. 87)[2]


«Je suis persuadé qu'il se fait plus de figures en un seul jour de marché à la halle, qu'il ne s'en fait en plusieurs jours d'assemblées académiques» (p. 33). Cette phrase, souvent citée, est peut-être ce qui reste du traité Des Tropes de Dumarsais, mais ce n'est pas rien.

Dans la mesure où ce propos est la plupart du temps amputé de la séquence modalisatrice qui l'introduit (Je suis persuadé que), on ne perçoit pas qu'il ne s'agit pas ici d'un pur constat tirant sa légitimité du seul enregistrement d'un fait objectif, mais d'une conviction. Le point de vue transforme un énoncé centré sur la question de la figure en un problème de fond, celui d'une conception du langage liant comme une nécessité plan sémantique et plan politique : à côté de l'éloquence apprise, il existe une «rhétorique de nature» qui appartient à tous les hommes, paysans, rhéteurs ou harengères. Le philosophe des Lumières, qui «fonde ses principes sur une infinité d'observations particulières[3]», se trouve ici surdéterminé par le théoricien du langage.

Le succès de cette phrase au XXe siècle s'explique précisément par cette manière d'arrière-plan historique qu'elle constituait pour l'exposé d'un problème moderne : la remise en cause, pour des raisons idéologiques et théoriques, de l'opposition essentialiste entre littérature et langage ordinaire. Il n'y a pas d'un côté le langage informé des rhéteurs et de l'autre le langage ignorant des paysans, il n'y a qu'un langage : «le langage des hommes[4]». Même si cette lecture d'un Dumarsais pourfendeur d'un Ancien Régime des Lettres occultait ses propos sur «la manière ordinaire de parler des honnêtes gens de la nation[5]» donnée en exemple de parler usuel, on a entendu dans ces propos sur les figures de la Halle quelque chose d'un combat moderne. C'était l'époque de la mort de l'auteur, liée à la réappropriation démocratique de la valeur dans le langage, à travers notamment le mot d'Isidore Ducasse : «La poésie doit être faite par tous, non par un[6]». Bien avant les théoriciens de la stylistique et de la linguistique modernes, bien avant l'invention de la notion globalisante de texte, Dumarsais militait pour le statut ordinaire de toutes les manières de langage : «Ces façons de parler figurées sont si ordinaires, qu'on ne s'aperçoit pas même de la figure» (p. 57). Au-delà de la figure, c'est le langage qui est ordinaire – tout le langage, avec ses figures, les plus rares et les plus communes.


*

César Chesneau, sieur Du Marsais ou Dumarsais, est né en 1676 et mort en 1756. Il est présenté par d'Alembert, dans l'hommage qu'il lui consacre dans l'Encyclopédie, comme un «Grammairien profond & philosophe[7]». Chez Dumarsais, ces deux spécialités ne sont pas séparables. Penseur éclairé, le philosophe ne peut rester étranger aux questions de langage, prenant ainsi le contre-pied des prescriptions métaphysiques du chacun chez soi («Laissez aux historiens la connoissance des faits, et celle des langues aux grammairiens[8]»). La connaissance du mode d'apparition des pensées et de leur organisation constitue, pour le philosophe, un savoir à part entière. Ainsi, bien qu'il ne méprise pas «les traits vifs qui se présentent naturellement à l'esprit par un prompt assemblage d'idées qu'on est souvent étonné de voir unies » (ibid.), le philosophe « préfère à ce brillant le soin de bien distinguer ses idées, d'en connoître la juste étendue et la liaison précise, et d'éviter de prendre le change en portant trop loin quelque rapport particulier que les idées ont entr'elles» (ibid.). L'art de pratiquer ce discernement, précise Dumarsais, s'appelle «jugement et justesse d'esprit» (ibid.).

Réciproquement, le grammairien, en étudiant «les différents sens dans lesquels on peut prendre un même mot dans une même langue» (sous-titre du traité Des Tropes), dépasse le seul plan d'un système linguistique, et vise la maîtrise de la pensée. Pour Dumarsais, les «manières de parler» (p. 35) sont d'abord des manières de penser, dans une indistinction des modes de dire et de l'activité intellectuelle.


[…]

La disette des langues

L'étude du chapitre consacré aux «Tropes en particulier» s'ouvre par un article consacré à la catachrèse. Avant même d'être l'objet d'une discussion sur sa définition et ses effets, ce trope apparaît doté d'une vertu première : constituer un lieu stratégique dans l'exposition d'une pensée du langage qui repose sur une sémantique du mot. «Cette figure, écrit Dumarsais, mérite une attention particulière, elle règne en quelque sorte sur toutes les autres figures[9]. » (p. 57) L'enjeu est donc d'importance. Fontanier disqualifiera la catachrèse comme figure, répondant à une exigence logique, sans entrer véritablement dans la pensée de Dumarsais.

La catachrèse est décrite, dans le traité Des Tropes, comme une opération par laquelle un référent (objet du monde, impression ou idée) dépourvu d'un nom propre bénéficie de l'emprunt d'un mot appartenant à un autre ensemble sémantique. Le processus est en quelque sorte celui d'une impropriété nécessaire. Dumarsais part de l'exemple «ferrer d'argent» un cheval (p. 50), où l'on voit que le verbe est «disconvenant»[10] par rapport à son objet. Si l'action est construite à partir de la matière signifiée (on ferre avec des objets en fer), on devrait dire proprement : argenter un cheval quand l'objet est en argent. Même si l'analyse est rapide (c'est plutôt le mot «fer», désignant ici l'objet réalisé en fer, qui, en tant que base du verbe «ferrer», supporte la double opération de désémantisation et resémantisation), ce qui importe, c'est la logique sous-tendue par la catachrèse, qui est celle de la «disette[11]» des langues, conception héritée des grammairiens latins.

Dumarsais part donc d'un constat banal : les langues sont par nature lacunaires. Même «les plus riches n'ont point un assez grand nombre de mots pour exprimer chaque idée particulière par un terme qui ne soit que le signe propre de cette idée» (p. 50). La formulation du problème implique une réponse en termes de transfert de compétence : «L'on est souvent obligé d'emprunter le mot propre de quelque autre idée, qui a le plus de rapport à celle qu'on veut exprimer» (ibid.). D'où la solution qu'on puisse «ferrer d'argent» un cheval, faute de pouvoir dire qu'on l'«argente».

Une telle explication déborde la simple question de la nomination des choses. Elle relève en fait d'un point de vue général sur le langage. Ainsi, la logique du manque est également avancée par Dumarsais pour légitimer l'existence de la préposition, qui supplée «aux rapports qu'on ne saurait marquer par les terminaisons des mots[12]» (p. 53). Pour Dumarsais, c'est encore le point de vue de la catachrèse qui s'applique ici, même si la réflexion a quitté le champ des figures lexicales.

Le modèle est celui du déficit ontologique des langues, objets historiques dont l'imperfection les rend incapables de fournir à chaque morceau d'être (chose ou idée) un exprimant sensible approprié : «Les langues ne sont pas assez fécondes pour fournir à chaque idée un mot précis qui y réponde» (p. 57). La perspective, ici, est bien celle, pré-saussurienne, de la langue comme stock de signes – nécessairement originellement déficitaire.

Cette logique du manque est l'écran qui empêche de voir – tout en le révélant – le déplacement historique inévitable de la notion de discours, évoluant d'une conception transcendante de la pensée à une définition empirique de la langue. Ce sera la position de Saussure se donnant pour projet d'étudier comment «la langue entre en action comme discours[13]». Cette entrée en action de la langue comme discours est l'activité même de son invention, ainsi que sa définition. La langue comme abstraction n'est que l'ensemble des capacités d'une communauté, à une époque donnée, de rendre compte rationnellement de cet objet particulier qu'elle ne peut jamais constituer en objet d'analyse autonome, en face d'elle, puisqu'elle lui est coextensive.

Ce que Dumarsais tente de construire au plan de la langue, à savoir ce rapport de l'idée et du mot absent, les écrivains ont montré que la littérature pouvait le tenir, au sens où la catachrèse, en tant que point de vue sur le langage, apparaît comme le lieu de la poétique même[14], la réalisation du poème impliquant que ces manières singulières deviennent des nécessités en langue. Simplement, ce rapport à quelque chose d'absent que la poésie viendrait combler n'est pas tenu dans le sens de la temporalité imaginée propre à la conception historiciste de la langue, mais dans celui d'une temporalité «à rebours», au sens où c'est seulement après coup qu'on se rend compte que le mot, l'expression, c'est-à-dire le discours manquaient. C'est la nécessité du discours, l'impossibilité de refaire l'histoire sans lui qui génère ce manque d'un temps où il n'existait pas. Mais là encore il s'agit d'une fable : ce temps d'avant l'invention de l'expression, du poème ne doit son antériorité qu'au présent de la lecture, au présent de la co-énonciation du poème qui fait dire : «c'est ça[15] !». Le propre de la littérature est de transformer en manque l'absence fantasmée des œuvres. Comme si elle en suscitait le désir à rebours.

Dumarsais, finalement, n'est pas très loin de ce point de vue quand il prend ses distances avec la fonction compensatoire des tropes volant au secours des langues lacunaires, conception qu'il semble réserver à la seule catachrèse : «Ce n'est point là, ce me semble, la marche, pour ainsi dire, de la nature ; l'imagination a trop de part dans le langage et la conduite des hommes pour avoir été précédée en ce point par la nécessité» (p. 44). Comme pour le poème, la nécessité linguistique ne précède pas les discours, elle leur succède comme leur absence imaginée, rêvée.

Mais un problème surgit dans cette opération sémantique qui a l'allure d'une création du réel : la fragilité de la relation à tenir entre l'invention d'un mode de dire et l'exigence de la cohérence logique, entre la marque d'une subjectivation suspectée (et la menace du solipsisme comme valeur du dire) et la nécessité de respecter un contrat sémantique à valeur universelle, surdéterminé essentiellement par la logique et ses catégories. Cette question, Dumarsais la traite dans l'article «Disconvenance» de l'Encyclopédie.

La peur de la disconvenance est un même problème pour la métaphore et pour la catachrèse : ne pas créer de relation logiquement hétérogène entre les deux termes de la métaphore, ni entre la chose (ou l'idée) et le mot qu'on lui attribue tropologiquement (par déplacement sémantique d'un mot). Dumarsais prend comme exemple ce vers dans les premières éditions du Cid: «Malgré des feux si beaux qui rompent ma colère» (p. 91), et commente: «Feux et rompent ne vont point ensemble» (ibid.).

Aristote insistait sur la nécessité, pour bien faire les métaphores, de respecter les relations logiques entre les termes, dans la mesure où celles-ci ont le rôle capital de maintenir l'ordre du monde et la codification des analogies qui le signifient. Prendre des libertés avec cette prescription c'est risquer l'obscurité et l'effondrement du monde – étendu aux mondes imaginables, aux mondes possibles. C'est transformer un éclaircissement du sens en énigme, dont le principe, dit Aristote, consiste à «dire des choses réelles par des associations impossibles[16]». Là réside sans doute le plus grand risque littéraire, d'où la nécessité d'en appeler à la maîtrise de l'écriture. Plus que jamais l'écrivain devra convoquer les grandes catégories institutionnelles comme le sens du goût, de la mesure ; ou au moins atténuer les excès tropologiques qui peuvent surgir sous sa plume, les «adoucir» (p. 90) en insérant «quelque correctif» (ibid.) modalisateur comme «pour ainsi dire», expression qui a les faveurs de Dumarsais[17].


Sections suivantes : Le temps du mythe; La faute et la manière




[1] « Nous acquérons ces idées exemplaires par l'usage de la vie » (Des Tropes, p. 149 de la présente édition; les autres occurrences de cette expression se trouvent p. 26, 148, 149, 150, 151).

[2] Tous les numéros de page renvoient à la présente édition.

[3] Dumarsais, Le Philosophe, Amsterdam, dans Nouvelles Libertés de Penser, collectif publié sans nom d'auteur, 1743 ; « De cette connoissance que les principes ne naissent que des observations particulières, le philosophe en conçoit de l'estime pour la science des faits ; il aime à s'instruire des détails et de tout ce qui ne se devine point » (ibid.).

[4] « Les expressions métaphoriques sont tous les jours en usage dans le langage des hommes » (p. 226). La métaphore, elle, en tant que construction théorique, « n'est que dans l'esprit des grammairiens et des rhéteurs » (ibid.).

[5] Article « Construction » de l'Encyclopédie (t. 4). Les « honnêtes gens » en question sont définis comme « les personnes que la condition, la fortune ou le mérite élevent au-dessus du vulgaire, & qui ont l'esprit cultivé par la lecture, par la réflexion, & par le commerce avec d'autres personnes qui ont ces mêmes avantages. »

[6] Isidore Ducasse, le comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Poésies i et ii, Paris, Flammarion, «GF», 1990, p. 356).

[7] Encyclopédie, t. VII. Dumarsais avait notamment publié Le Philosophe (1743), dont le texte sera repris sous une forme condensée par Voltaire dans l'article « Philosophe » de l'Encyclopédie (t. 12).

[8] Attitude dénoncée par Dumarsais dans Le Philosophe.

[9] Leçon que Fontanier reprendra : « Nos principes sur la Catachrèse servent de fondement à tout notre système tropologique » (Pierre Fontanier, op. cit., p. 213). Dumarsais tiendra le même discours sur la métonymie, à cause de sa valeur de transposition ou changement : « En ce sens, cette figure comprend tous les autres Tropes » (p.58).

[10] Sur la notion de «disconvenance», voir infra, p. 15 et l'article «Disconvenance» de l'Encyclopédie (t. 4).

[11] La même logique est reprise à propos de la métaphore : « Les langues n'ont pas autant de mots que nous avons d'idées. Cette disette de mots a donné lieu à plusieurs métaphores […] : l'imagination vient, pour ainsi dire, au secours de cette disette ; elle supplée par les images et les idées accessoires aux mots que la langue ne peut lui fournir » (p. 86).

[12] Dumarsais ajoute, renforçant ainsi la pertinence de cette logique de compensation, que le faible nombre des prépositions est la raison pour laquelle on emploie une même préposition avec plusieurs valeurs, « pour suppléer à celles qui manquent » (ibid.).

[13] Ferdinand de Saussure, Ecrits de linguistique générale, Paris, Gallimard, « NRF », 2002, p 277.

[14] « Et ne sera poète que celui dont les façons, lire les catachrèses, seront neuves et plus ou moins viables » (Jacques Krafft, La Forme et l'idée en poésie, Paris, Vrin, 1944, p. 14).

[15] Voir sur ce point Gérard Dessons, L'Art et la manière; Art, littérature, langage, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 29-38.

[16] Aristote, La Poétique, 22, 56 a 26, édition de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil, 1980, p. 113.

[17] Par exemple : « mettre, pour ainsi dire, devant les yeux » (p. 133).



Gérard Dessons

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Dernière mise à jour de cette page le 7 Mars 2011 à 18h27.