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De l'usage de la théorie dans l'analyse littéraire
Par Nicolas Bertrand


Conclusion de la séance de la deuxième séance (28 octobre 2011) du séminaire Anachronies ("Anachronies - textes anciens et théories modernes").


Dossiers Anachronies, Espace descriptif.






De l'usage de la théorie dans l'analyse littéraire


Pour conclure, j'aimerais revenir brièvement sur la démarche que nous avons essayé d'illustrer, Vincent Giraudet et moi, et sur l'utilisation que nous avons faite de la théorie littéraire moderne par rapport aux textes anciens qui forment notre objet d'étude. Le but est de situer cette démarche par rapport à celle des théoriciens qui se sont exprimés lors de la première séance du séminaire et de lancer quelques pistes de réflexion sur l'idée de «rencontre manquée». Pour le formuler de façon un peu polémique dans le cadre de ce séminaire, je pense qu'il s'agit plutôt de rencontre à manquer.


D'abord, il faut bien reconnaître que, pour des questions de choix et même de goût, nos recherches sont centrées sur l'explication des textes eux-mêmes plutôt que de viser à élaborer une théorie générale de la littérature, laquelle, si j'ai bien compris, dans sa version la plus radicale, pourrait presque se passer de textes réels et les construire théoriquement a priori. En fait, nous ne partageons pas avec les théoriciens l'objectif de contribuer à l'évolution de la théorie pour elle-même: notre but est avant tout de permettre une lecture, la plus riche possible, des textes anciens. La même dichotomie se retrouve dans le champ de la linguistique: certains linguistes sont tournés plutôt vers l'élaboration d'une théorie universelle du langage (par exemple Chomsky, qui n'utilise que des exemples construits en anglais); mais d'autres utilisent cette théorie pour éclairer le fonctionnement d'une langue particulière. Les deux démarches sont bien sûr dans une relation d'échange permanent qui leur permet de s'enrichir l'une l'autre. Cela dit, la situation n'est pas forcément plus apaisée qu'entre théoriciens littéraires et, disons, philologues (ou commentateurs): Chomsky, pour reprendre un exemple extrême dans cette optique, a bâti sa théorie en construisant la «grammaire universelle», détachée des contingences des langues réellement attestées, comme unique objet possible d'une science du langage.


Personnellement je n'ai guère d'attirance, en linguistique comme en littérature, pour l'élaboration de la théorie pour la théorie. Évidemment je trouve cela intéressant, mais ce n'est pas ce que j'ai envie de faire. Mon but est de parvenir à une meilleure compréhension de la langue et des textes anciens. Or, pour ce faire, la théorie littéraire fournit un certain nombre d'outils conceptuels nécessaires à l'analyse des textes et qui se trouvent être complémentaires d'autres éclairages fournis, eux, par l'histoire littéraire. (De la même façon, en linguistique, la compréhension du fonctionnement de la langue se nourrit à la fois d'un travail proprement philologique sur les textes et de l'apport des théories linguistiques modernes.)


Ainsi, comme Vincent Giraudet l'a dit, la poétique de Nonnos est restée longtemps déconsidérée à cause d'un anachronisme dans l'ordre de l'histoire littéraire: en voulant à toute force faire entrer Nonnos dans un carcan homérique, on n'arrivait qu'à prendre ses particularités pour des défauts. Pour éviter cette lecture, ou plutôt cette non-lecture (qui interdisait de lire Nonnos autrement que comme une compilation maladroite de mythes mal emmanchés les uns dans les autres), il s'est servi à la fois de l'histoire littéraire (Roberts) et de la théorie littéraire (Frank). La première rend Nonnos à son époque, au lieu de le tirer vers un lieu idéal où le bien écrire s'appelle Homère et où tout le reste n'est que décadence; la seconde, en revanche, l'inscrit dans le réseau des œuvres spatiales, qui représentent un des modes de conception d'une œuvre, une des tendances de la littérature universelle. La différence entre les deux démarches est que Roberts justifie sa lecture par l'esthétique contemporaine de Nonnos, tandis que Frank fournit un principe explicatif qui subsume l'ensemble des traits de cette esthétique. De cette façon, si les Dionysiaques sont de forme spatiale, c'est qu'elles sont l'illustration d'un courant esthétique universel (mais notez que, selon Frank, la préférence pour un tel type de composition est en partie historiquement déterminée: certaines périodes auraient une tendance à l'abstraction qui favorise l'émergence d'œuvres de forme spatiale). Pour ma part, j'ai essayé de montrer en quoi l'apport de la linguistique et de la théorie littéraire modernes pouvaient permettre d'appréhender au mieux la pratique descriptive chez Homère. Ce qui m'intéresse, c'est que cette approche permet de faire voir quelque chose dans le texte, en l'occurrence l'existence de segments explicitement descriptifs. Le modèle du descriptif et de la description, tel que les construit Hamon, sert de base pour élaborer un modèle spécifiquement homérique, avec des procédés démarcatifs et une organisation séquentielle particuliers qui sont inextricablement enchâssés dans la tradition orale épique. Si à son tour ce modèle peut servir à faire évoluer la théorie, tant mieux, mais ce n'est pas mon but premier.


De plus, l'approche «historienne», ou plutôt philologique, est parfois indispensable, et surtout dans le cas de textes que la distance temporelle (c'est-à-dire culturelle) nous rend souvent difficiles à comprendre. C'est le cas notamment d'Homère, qui est (selon des modalités à discuter, mais pas ici) le représentant d'une tradition orale, ce qui signifie, de façon cruciale, qu'il met en jeu des stratégies de signification et une poétique traditionnelles (Parry, Lord, Nagy, Foley). Or la poétique traditionnelle est caractérisée par un processus de référentialité particulière (ce que Foley appelle «référentialité traditionnelle») qui lui permet, avec une remarquable économie de moyens, d'introduire différents effets de sens dans un texte apparemment simple. Pour illustrer la nécessité d'une approche philologique, on peut prendre l'exemple du «Mariage de Becirbej fils de Mustajbej» de Halil Bajgoric (enregistré par Parry en 35, en Bosnie-Herzégovine). Les étudiants auxquels je l'ai présenté, à la première lecture, l'ont trouvé extrêmement sec et sans intérêt. Cependant, en faisant intervenir un certain nombre de procédés de référentialité traditionnelle, on peut réintroduire dans la lecture contemporaine des effets de suspense et de signification qui seraient perdus sans cette approche. Ainsi du départ du héros Djerdelez Alija: son rôle dans la structure traditionnelle du Chant de Mariage yougoslave est d'aider le père du jeune fiancé à récupérer la fiancée qui a été enlevée; or, au début du chant, Djerdelez Alija n'est pas encore au courant de l'enlèvement; mais son départ est exprimé par la formule «bondit sur ses pieds vifs», Skoci […] na noge lagane, qui n'est employée que lorsqu'un personnage réagit à un événement menaçant ou surprenant. Cela permet d'inscrire toute la première partie du chant dans la séquence événementielle du Chant du Mariage (c'est pourquoi la raison du voyage de Djerdelez Alija reste mystérieuse): la motivation n'est pas d'ordre logique et narratif, mais d'ordre traditionnel. En l'espèce, aucune théorie littéraire générale ne peut expliciter les modalités de référentialité propres à chaque tradition.


Si bien que notre démarche est mixte, d'une certaine façon: nous faisons usage des concepts de l'histoire littéraire comme de ceux de la théorie littéraire en fonction de nos besoins et des éléments particuliers que chacune nous permet de lire dans les textes. Alors, pourquoi une rencontre «à manquer», comme je l'ai dit? Le dialogue est possible entre les deux démarches (je n'ose pas dire les deux disciplines), mais il me semble préférable qu'on ne réussisse pas à s'entendre complètement. En effet, je crois que nous avons besoin, philologues comme théoriciens, de notre incompatibilité respective. C'est le seul moyen de faire évoluer nos pratiques dans notre domaine propre. En effet, en tant que philologue, j'ai besoin de la théorie pour construire une lecture qui ne repose pas que sur la tradition des commentaires depuis l'Antiquité; de même, comme l'a rappelé Sophie Rabau, la théorie a besoin de rencontrer des textes a priori étrangers qui la forcent à évoluer et à s'adapter à eux pour pouvoir en rendre compte. C'est là tout l'intérêt de ce séminaire: une part irréductible d'anachronie est d'une certaine façon nécessaire à la santé de chaque champ de recherche.



Nicolas Bertrand
Octobre 2011


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