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Avant-propos à : Emilie Brière et Mélanie Lamarre (dir.), “Le roman parle du monde. Lectures sociocritiques et sociologiques du roman contemporain”, Revue des sciences humaines, n° 299 (octobre 2010).

Ce texte est reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.

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«Avant d'être “de la littérature”, avant de dialoguer avec le reste de la littérature (catéchisme du vieux modernisme, liturgie des avant-gardes), un roman parle du monde. Et l'invente. Et le combat. Et s'en moque. Et le questionne. Et le montre. Et l'interprète[i]». Le présent dossier est né d'un double constat: celui du «retour au réel» des romanciers contemporains, et celui des mutations qui touchent la société française ainsi que les représentations qu'elle se fait d'elle-même dans le dernier quart du siècle[ii]. Que disent les romanciers du «réel social» dans leurs textes, comment et pourquoi le disent-il? Quels sont les enjeux qui sous-tendent leur prise de parole et quel est rôle qu'ils s'accordent dans la société contemporaine? Ces questions, nous avons voulu y répondre en confrontant différentes disciplines et approches, qui toutes s'intéressent au «social» dans le texte.

En effet, rompant avec le tabou porté sur la représentation de l'histoire et du «réel» par les Nouveaux Romanciers sans pour autant renouer avec les recettes du grand réalisme français, le roman contemporain semble appeler de ses vœux des lectures critiques qui soient attentives à la façon dont celui-ci se ressaisit du présent. Du côté des littéraires, la recherche actuelle, se détournant de l'orthodoxie structuraliste sans adhérer pour autant à la vision proposée par les «Cultural Studies», interroge les renouvellements formels introduits par les romanciers en privilégiant l'analyse des liens que ces derniers entretiennent avec d'autres démarches épistémologiques: sociologie, ethnologie, histoire. Surtout présente au Québec, en Suisse et en Belgique, une perspective littéraire spécifique, la «sociocritique», s'intéresse pour sa part à la façon dont le texte dialogue non seulement avec les sciences humaines mais avec un grand tout que Pierre Popovic appelle la «semiosis sociale» et qui désigne «la façon dont une société se représente ce qu'elle est et son devenir par des mots, des discours, des images»[iii]. Enfin, du côté de la sociologie, les chercheurs se tournent de plus en plus vers le contenu du texte romanesque, afin d'analyser les stratégies ou les représentations de l'artiste qui s'y jouent, mais également la façon dont il témoigne des représentations collectives d'un état de société donné. Aux nouveaux enjeux esthétiques à l'œuvre dans la littérature française depuis le début des années quatre-vingt correspond ainsi un foisonnement universitaire dont les contributeurs définissent diversement leurs objets d'étude et ajustent différemment leurs outils d'analyse, mais sont tous animés par une même conception du roman: innervé, non seulement par le contexte littéraire, mais aussi par le contexte social qui l'a vu naître.

Ce volume a d'abord tenu à mettre en valeur l'originalité de deux démarches critiques susceptibles de féconder la réflexion des chercheurs qui se posent la question du dialogue entre le texte et le social. La première est littéraire: dans son article, Pierre Popovic explique les présupposés cognitifs ainsi que la genèse historique de la sociocritique. Héritière des découvertes du structuralisme dont elle ne reprend cependant pas la théorie de la «clôture», la sociocritique, qui refuse de se définir comme une «théorie» ou une «méthode», est une herméneutique sociale des textes littéraires. Attentive à tous les procédés de sens qu'ils mettent en œuvre, elle ouvre leur lecture sur un ensemble sémiotique plus vaste, celui des énoncés (textes, images) par lesquelles une société se représente à elle-même, afin de comprendre comment la singularité du texte littéraire – quand elle existe – se «gagne sur les langages sociaux ou les répertoires lexicaux ou les entrelacs de représentations ou de simulacres mobilisables dans le moment historique et dans l'état de société considérés». Ainsi définie, la sociocritique ne se confond pas avec la sociologie de la littérature, bien qu'elle puisse s'enrichir des travaux que mène cette dernière sur les représentations. Dans l'entretien qu'elle accorde à Émilie Brière, la sociologue Nathalie Heinich expose sa conception d'une «sociologie de l'identité» qui revendique le droit de s'appuyer sur l'analyse d'un corpus fictionnel: la littérature mais aussi le cinéma deviennent des documents précieux pour le sociologue qui cherche à décrypter la façon dont s'expriment «les structures collectives de l'imaginaire de sens commun à une certaine époque». Dans ce cadre, Nathalie Heinich privilégie l'étude des œuvres à succès plutôt que celle de la «grande littérature» car, jouissant d'un très large lectorat, les premières sont révélatrices des valeurs «largement partagées» par une collectivité donnée.

Ces deux exposés théoriques ne doivent pas être considérés comme des manifestes qu'illustreraient les articles ensuite présentés: ils offrent un cadre souple qui permet à la fois de baliser et de mieux saisir la diversité des approches sociales des textes. Pour cette raison, nous n'avons pas choisi d'ordonner les études de cas en fonction de leurs affiliations disciplinaires ou méthodologiques, mais selon ce qu'elles nous apprennent des romanciers contemporains et de leur rapport à la société. Deux lignes de force nous ont semblé se dégager.

La première concerne les liens qui existent entre les romanciers contemporains et la sociologie. Les propos que tient Nathalie Heinich sur les références de certains écrivains aux travaux de Pierre Bourdieu trouvent un intéressant contrepoint dans l'analyse de Benoît Denis et Sarah Sindaco des pratiques de l'entrevue dans Daewoo de François Bon et dans La Misère du monde du célèbre sociologue. Si le premier se réclame ouvertement de l'héritage du second et si leurs entreprises respectives, qui visent à «donner à voir les différentes formes de la misère sociale en faisant entendre la parole de ceux qui les éprouvent», relèvent de principes similaires, celles-ci «n'aboutissent pas à des résultats comparables» – l'insécurité de Pierre Bourdieu vis-à-vis de la réception de ses entretiens suggérant même que la littérature disposerait d'un pouvoir qui fait défaut à la sociologie. Isabelle Charpentier éclaire de son côté les ambivalences de la stratégie ernausienne de positionnement dans le champ littéraire, l'auteur ne cessant de faire appel à la sociologie de Pierre Bourdieu pour «construire une position distinctive dans le champ littéraire», tout en remettant en question «l'efficace […] de la sociologie relativement à l'écriture “littéraire”». «Être dans le jeu sans y/en être»: Isabelle Charpentier reconnaît dans la posture d'Annie Ernaux les signes caractéristiques des «avant-gardes dominées».

La sociologie bourdieusienne fonctionnerait comme un capital symbolique mobilisé par certains écrivains contemporains afin de réinvestir la posture de l'intellectuel engagé. C'est également le constat formulé par Perrine Parageau dans l'article qu'elle consacre au récit d'enfance contemporain. Prenant pour objet d'étude La Maison rose de Pierre Bergounioux et La Honte d'Annie Ernaux, Perrine Parageau note que ces textes ne sont nullement «dénués d'idéologie»: «la critique de la domination bourgeoise entreprise par Ernaux est sous-tendue par une conscience politique de gauche, empreinte de féminisme», tandis que Pierre Bergounioux multiplie les «détours par la pensée marxiste, par les philosophies de Descartes et de Hegel». Pourtant, ces deux auteurs ne reconduisent pas la figure sartrienne de l'écrivain engagé, comme en témoigne la façon dont ils renouvellent le récit d'enfance. S'ils héritent d'une tradition qui en a fait un lieu privilégié pour interroger la société, Annie Ernaux et Pierre Bergounioux ne conçoivent pas le genre comme l'outil d'un combat politique – à la différence autrefois de Jules Vallès. Interrogeant les sciences humaines au sens large – la sociologie mais aussi l'ethnologie ou l'histoire –, ils ne s'affilient en définitive jamais à une doxa extérieure au texte, mais y explorent, dans un miroitement de références, une identité instable et fragmentée.

Dans l'article qu'elle consacre aux Années à l'horizon de l'ensemble de l'œuvre d'Annie Ernaux, Francine Dugast-Portes revient sur les liens que tisse la romancière avec «l'ethnographie», mais aussi l'histoire, la sociologie ou la politique (notamment le féminisme des années soixante-dix), sur un plan à la fois thématique et formel. Les enjeux sociopolitiques de l'œuvre prendraient dans Les Années une inflexion nouvelle, le souci explicite de la transmission d'un passé dont elle constate la disparition devenant central: «c'est une sorte de reprise du Temps retrouvé, jalonné par les étapes de l'histoire de la voix narratrice, par la recherche des techniques destinées à triompher de l'effacement par le temps en l'englobant dans le livre». Selon Francine Dugast-Portes, le rapport d'Annie Ernaux au passé serait sans nostalgie – et son adhésion à la marche du temps sans lyrisme progressiste – bien que celle-ci ressente fortement la nécessité de le consigner dans l'écriture, pour les générations futures. Ce qui pose la question des valeurs en jeu dans les textes, une thématique qui constitue un second axe fort de ce dossier.

Sylvain David se penche sur la fonction des nombreuses références aux marques dans Plateforme de Michel Houellebecq – une pratique singulière de la citation commerciale, qui semble avoir pour effet, moins de renforcer l'effet de réel, que de «saper l'essence même de la fiction» et de «rabaisser le statut du texte». Cette «abdication apparente» de la littérature devant le réel aurait pour but de «dégoûter le lecteur de l'omniprésence des marques» dans nos sociétés contemporaines: le roman y accomplirait une salutaire vocation critique. C'est compter, toutefois, sans l'ambivalence fondamentale de la fiction houellebecquienne, où l'ironie à l'égard des marques ne suffit pas véritablement à «saper leur stature» et semble même au contraire confirmer leur «paradoxale logique». Référant aux travaux de Jérôme Meizoz, Pierre Dos Santos s'intéresse à l'imaginaire «antimoderne» des romans de Michel Houellebecq et de Maurice G. Dantec. Déroulant les thèmes et les valeurs de cet imaginaire, Pierre Dos Santos montre comment la critique féroce des deux auteurs à l'encontre de la société moderne ainsi que leur pessimisme radical se résolvent en une paradoxale «mystique de l'écriture». «Réactivant le topos du créateur incompris», ils s'attribuent une mission prophétique par laquelle ils en appellent à une «recréation» du monde. Élevée au rang de véritable «religion», la littérature doit guider l'humanité décadente sur la voie de cette reconstruction, à la fois «esthétique et spirituelle».

Le messianisme n'aurait absolument pas déserté la littérature contemporaine, comme en atteste également l'article d'Émilie Brière sur Un roi sans lendemain de Christophe Donner. Le romancier y construit de lui-même un portrait en «agitateur d'idées reçues», en «écrivain subversif», qui se charge d'une mission «quasi-évangélisatrice»: celle de «diffuser la vérité par le roman». Bien décidé à faire toute la lumière sur l'affaire longtemps occultée de la mort de Louis XVII, Christophe Donner pourfend les travaux des historiens de la Révolution, coupables d'avoir dissimulé l'assassinat de l'enfant-roi par Jacques-René Hébert. Le «dialogue» avec les sciences humaines s'y transforme en «procès», tandis que les «procédés de mise en texte romanesques», eux, «ne font l'objet d'aucun soupçon». Reprenant certains motifs privilégiés par la littérature romanesque française contemporaine pour questionner l'histoire ou le présent – l'enquête menée par un narrateur qui s'interroge également sur sa propre identité –, le roman de Christophe Donner exhiberait, en réalité, tous les signes d'un moderne roman à thèse.

Les certitudes sont-elles également l'apanage du «patriote déçu» qui prend la parole dans les romans d'Olivier Rolin? La critique véhémente de la France contemporaine portée par les narrateurs de Port-Soudan, de Méroé et de Tigre en papier peut le faire croire. Pourtant, comme l'analyse Mélanie Lamarre, Olivier Rolin ne conçoit pas la littérature comme le lieu du dévoilement de «la» vérité, mais comme une tentative d'élucidation de soi à la faveur de personnages par lesquels il se fictionnalise. Dans cette perspective, la figure du polémiste est aussi celle de l'écrivain mélancolique qui, au miroir d'une époque décrite comme celle qui frappe d'archaïsme «un univers de représentations à la fois intimes et collectives», prend conscience des paradoxes qui le fondent et ne cesse de creuser l'énigme de sa propre identité. Dans le questionnement qu'ils lancent au soi et à l'héritage, les romans d'Olivier Rolin apparaissent comme l'expression d'une «contemporanéité inquiète», «avide d'interroger le passé afin de combler le sentiment de discontinuité qui l'habite».

Ces pistes n'épuisent pas le contenu d'un recueil qui souhaite offrir ses «socio-lectures» aux chercheurs en littérature contemporaine ainsi qu'à tous ceux qui s'intéressent aux approches sociales des textes. De permanences en renouvellements, il dessine un paysage contrasté de la fiction contemporaine. Le dialogue singulier qui s'y joue, dans les œuvres les plus exigeantes, entre la littérature et les sciences humaines, trouve un curieux écho dans les efforts d'interdisciplinarité conduits par certains chercheurs en littérature et en sociologie. Il y a, croyons-nous, dans ces nouveaux décloisonnements réflexifs, une des caractéristiques les plus passionnantes de notre modernité.


Pages associées: Champ, Roman, Contemporain, Référence, Fiction.



[i] Philippe Muray, Désaccord Parfait, [Paris]: Gallimard, 2000, coll. «Tel», p. 24-25.

[ii] Les articles qui composent le volume sont majoritairement issus de la journée d'étude «Lectures sociocritiques et sociologiques du roman contemporain» qui s'est tenue à l'Université Charles de Gaulle – Lille 3 le 21 mai 2008, et qui fut organisée par Mélanie Lamarre, Émilie Brière et Pierre Dos Santos dans le cadre du séminaire doctoral de Dominique Viart portant sur «La littérature contemporaine et les sciences humaines». Ces contributions s'y trouvent augmentées d'articles issus d'autres séances de travail de ce même séminaire – l'entretien avec Nathalie Heinich, l'article de Francine Dugast-Portes –, ainsi que de participations extérieures – les articles d'Isabelle Charpentier et de Perrine Parageau.

[iii] Benoît Denis, Sarah Sindaco, Sylvain David, Émilie Brière et Mélanie Lamarre appartiennent au Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes fondé par Pierre Popovic, et mentionné dans son article.



Emilie Brière, Mélanie Lamarre

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Dernière mise à jour de cette page le 3 Décembre 2010 à 10h08.