Atelier

Tzvetan Torodov. Un lecteur décidé

Par Claude Reichler (Université de Lausanne)



En 1998, Tzvetan Todorov avait reçu à Lausanne le Prix européen de l'essai décerné par la Fondation Charles Veillon, pour son livre Benjamin Constant. La passion démocratique (Hachette, 1997). La laudatio avait été prononcée par Claude Reichler; elle fut publiée en 1999 dans la plaquette contenant le discours de réception de Todorov, «Benjamin Constant et la pensée humaniste». Ce texte peut également être téléchargé au format pdf.



Tzvetan Todorov est mort dans la nuit du 6 au 7 février 2017 à l'âge de 77 ans.


Dossier Collection Poétique.





Un lecteur décidé



Il y a environ trente ans, un jeune chercheur récemment arrivé de Bulgarie retenait l'attention de la critique littéraire française par plusieurs études brillantes, qui se réclamaient de ce qu'on appelait alors la poétique ou la théorie littéraire. Parmi ces études, un livre intitulé Introduction à la littérature fantastique frappe par l'élégance — comme on dit en mathématiques — de la solution qu'il proposait dans une discussion portant sur la définition du “genre” fantastique. Qu'est-ce que le fantastique? demandait-on. Ce n'est pas tant un concept littéraire, ni simplement une série d'œuvres apparues à tel moment, répondait notre jeune chercheur; c'est encore moins une marque d'étrangeté ou de surnaturel propre à certaines choses. Non, dire qu'une œuvre est fantastique relève en fait de la responsabilité du lecteur. Lorsque celui-ci ne peut pas trancher entre une causalité positive, scientifique, et un enchaînement irrationnel pour expliquer les événements racontés dans une histoire, alors il tient que celle-ci appartient au fantastique. “Lecteur, c'est à toi de savoir! à toi qu'il incombe de dire ce qu'il en est: les textes et le monde se répartiront selon tes vues”, disait en somme le livre.


L'auteur, ce lecteur décidé, se nommait Tzvetan Todorov. Il écrivait alors sur bien d'autres sujets que le fantastique; il publia notamment quelques années avant le texte dont je viens de parler, en 1967, un bref essai sur Adolphe, intitulée “La parole selon Constant”, qui étudiait l'importance et le rôle du langage dans l'univers romanesque de Benjamin Constant. Cette étude était le premier témoignage d'un intérêt que le temps n'allait pas entamer. Durant sa carrière de chercheur, d'enseignant et d'essayiste, Tzvetan Todorov est en effet revenu à Constant à plusieurs reprises, et l'an dernier encore pour ce beau livre consacré à la pensée de l'autre dans l'œuvre de Constant, et particulièrement à ses conceptions politiques.



Un parcours intellectuel


Aussi voudrais-je, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, commencer ma laudatio en évoquant le parcours intellectuel qui a conduit votre lauréat de Benjamin Constant à … Benjamin Constant. Je souhaite ainsi esquisser une présentation en mouvement d'une pensée qui dialogue avec son époque — avec ses époques — par la médiation des grands textes.


Deux foyers d'intérêt principaux sont décelables dans ce parcours, séparés — ou plutôt reliés — par des moments de questionnement et de renouvellement. Je l'ai déjà dit, Tzvetan Todorov s'est placé d'abord dans la mouvance de la théorie littéraire. Il collabore alors avec Roland Barthes, Gérard Genette, Oswald Ducrot, le linguiste avec lequel il rédige ce précieux instrument de travail qu'est le Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage. Cette période est marquée par la parution de plusieurs ouvrages portant sur l'écriture et la lecture littéraires. Il fonde avec Genette la revue Poétique et la collection du même nom aux Editions du Seuil, qui jouent un rôle de catalyseur en France et dans la recherche internationale. La notion de “poétique”, et le mode d'analyse qu'elle désigne, sont au cœur des réflexions de Todorov durant ces années. Il cherche à comprendre non telle œuvre particulière, ou tel auteur, mais les conditions de la production des discours littéraires, voire des discours en général. Plus précisément encore, selon un projet qui s'approcherait des sciences exactes, il veut découvrir et décrire les lois qui engendrent ces textes qu'on appellent littéraires. Il proposera d'ailleurs de parler plutôt d'un mode de réception des textes, d'une manière de les lire qui les classe dans des catégories particulières et les constituent comme littéraires. Nous retrouvons la responsabilité portée sur le lecteur, dans une perspective encore élargie par rapport à ce qu'elle était lors de l'essai sur le fantastique. Nous retrouvons ce lecteur qui décide; nous ne le perdrons plus de vue.


Les références intellectuelles de Todorov à cette époque sont constituées, comme chez beaucoup de chercheurs français, par les disciplines linguistiques. Mais lui-même a pu prendre connaissance très tôt, dans la langue originale, des travaux des formalistes russes qu'il a présentés au public français en 1966. Un autre théoricien russe, dont l'œuvre dépasse l'école formaliste pour fonder un champ de recherches interdisciplinaires fécond, influencera par la suite durablement Tzvetan Todorov: il s'agit de Mikhaïl Bakhtine. Ses travaux sur les pratiques interculturelles et ses analyses de ce qu'il nomme le dialogisme, à l'œuvre dans le langage et dans les textes littéraires, vont guider Todorov hors de la linguistique et de la poétique à la française. Pour Bakthine, aucun texte, aucune phrase, aucun mot même ne sont énoncés pour eux seuls. Ils ne constituent pas des significations autonomes. Au contraire, ils sont comme des cordes tendues vers d'autres textes, d'autres mots, par l'allusion, la question, la négation, par l'approbation ou la polémique implicites. Une perspective inédite est offerte à la recherche dans cette conception du langage: l'autre, l'altérité. Une nouvelle manière de rechercher des traces et des effets est proposée à l'enquête sur les œuvres littéraires. Mais aussi, cette notion d'un texte conçu comme un dispositif d'appel, une structure bâtisseuse de ponts, va favoriser l'intérêt pour ce qui est extérieur au langage lui-même. “L'autre”, ce sera l'autre homme, dans l'histoire, dans l'espace humain, dans le quotidien de la vie.


C'est l'époque — nous sommes au tournant des années 80 — où Todorov se retourne sur son parcours, examine ses instruments de travail, s'efforce d'évaluer son projet de connaissance en le comparant à d'autres à l'intérieur du champ des études littéraires, voire, plus largement, dans l'histoire de l'interprétation. Qu'est-ce que la critique littéraire? demande-t-il. Qu'est-ce la littérature elle-même? Comment les interprètes ont-ils compris les outils dont ils se servent contamment, le signe et le symbole, et les résultats qu'ils obtiennent, à savoir les significations, le sens?


Ces problèmes, discutés dans la perspective dialogique apportée par Bakhtine — la perspective du rapport à l'autre —, ouvrent l'horizon d'un vaste domaine d'enquête, d'une nature tout autre que la sémiologie et la poétique, un domaine dont les bornes sont mouvantes, puisqu'elles ne sont fixées que par les questions qu'on pose et les vues qu'on est capable d'anticiper: c'est l'homme lui-même, l'homme comme question. L'histoire personnelle de Todorov, le dépaysement, comme il dit lui-même, et la décentration, la démultiplication du regard qu'il apporte, sont venus favoriser cet élargissement de la pensée et cette sortie des cadres appris. Mais tout autant, depuis une dizaine d'années, l'exténuation du communisme et le réexamen du passé antisémite et des régimes concentrationnaires de la seconde Guerre mondiale, entrepris en Europe.


Les livres dès ce moment se multiplient. On ne peut citer ce soir que quelques-uns d'entre eux. C'est La Conquête de l'Amérique, en 1982, qui interroge la manière dont les peuples indigènes ont interprété l'arrivée des conquistadores (voilà encore une question de lecture, mais élargie à l'interaction de deux cultures, de deux mondes). C'est Face à l'extrême, en 1991, qui étudie les témoignages des prisonniers des camps de concentration communistes et nazis du point de vue des relations humaines qui peuvent y subsister. C'est encore Les Morales de l'Histoire, la même année, qui propose des points de vue essentiels sur les sciences humaines, pour lesquelles, dit Todorov, le fait est inséparable de la valeur. Cette conviction fonde dans son travail le parti qu'il prend désormais de juger les œuvres au nom de la vérité et de la morale; elle forme l'arrière-plan philosophique contre lequel il appuie le statut de l'intellectuel dans les démocraties. Ce sont d'autres livres encore, des essais sur les écrivains dont il se sent proche, Rousseau, Montesquieu, Constant, un ouvrage très original sur la relation à autrui dans l'existence humaine, La Vie commune, paru voici trois ans. Et enfin cette vaste enquête sur l'humanisme et les conceptions de l'homme à l'époque moderne, qui culmine dans deux livres: Nous et les autres (1989) et Le Jardin imparfait, dernier ouvrage paru dans une production dont on voit mieux maintenant à quel point elle est riche et variée.



L'histoire de la pensée


Il faudrait plusieurs heures pour présenter un tel ensemble avec quelque détail. Je me limiterai aujourd'hui à suivre les lignes de force des travaux récents.


Le premier point que je voudrais mentionner, c'est que Todorov a presque toujours travaillé sur des textes, et non directement sur la société ou les comportements des individus. Même dans La Conquête de l'Amérique, qui prend le parti de raconter l'histoire de la pénétration d'une poignée d'Espagnols dans un territoire immense et leur victoire sur des peuples nombreux et armés, due en partie à leur maîtrise de la communication, même alors Todorov cherche à comprendre, sinon directement des textes, en tout cas le fonctionnement de modèles culturels et l'interprétation des signes et du langage, la manière dont ceux-ci sont pensés, reçus et agis. Cependant l'objet de son enquête, depuis ce dernier livre, n'est plus constitué par le texte lui-même, mais par quelque chose à quoi les textes donnent accès, qui existe avant eux et au-delà, et qu'il appelle la pensée. Qu'est-ce que la pensée? — question qui n'est pas triviale, et qu'on doit poser si l'on veut comprendre la portée des travaux actuels de Todorov. Tentons d'abord une approche négative. La pensée n'est pas une doctrine, ou un corps de doctrines: on parle par exemple de doctrines politiques, ces ensembles d'analyses tournées en préceptes et formant des systèmes. On ne peut pas non plus assigner la pensée à des idées ou à une idéologie, qui sont comme des nébuleuses intellectuelles transmises d'une génération à l'autre: l'idée de bonheur au XVIIIe siècle, par exemple, ou l'idée de progrès... La pensée n'est pas plus assimilable aux concepts, instruments au moyen desquels les philosophes construisent des compréhensions abstraites, détachées des contingences historiques ou quotidiennes. Et finalement, la pensée n'est pas identique non plus aux représentations sociales; celles-ci ne prennent sens et ne deviennent efficaces que lorsqu'on les considère à l'intérieur d'une culture donnée, c'est-à-dire dans des communautés qui partagent un même système de références sinon de croyances.


Non, l'objet que cherche à décrire Todorov, s'il est formé en partie de tout cela — doctrines, idéologies, concepts, représentations — nous ne l'avons pas encore véritablement circonscrit ni défini. Car la pensée est d'abord pensée de quelqu'un: d'un auteur, ou d'un groupe. Elle n'est pas donc pas déterminée (ou du moins pas entièrement) hors de qui la développe; au contraire, elle engage sa responsabilité. Mais une pensée n'est jamais isolée ni complètement autonome. Elle est liée ou opposée à d'autres pensées et à d'autres personnes par des ressemblances et des différences, par des ruptures et des successions. C'est dire que la pensée est historique, formée dans une époque et évoluant dans la durée. C'est dire aussi qu'on peut comparer entre elles les composantes des pensées, ou les pensées elles-mêmes, et les classer selon des critères préalablement décidés. Enfin, dernier trait, qui me semble avoir une importance anthropologique que je ne commenterai pas ici, on peut toujours reconnaître et analyser la pensée dans des œuvres écrites.


Les relations entre les pensées ainsi définies délimitent des constellations intellectuelles que Todorov décrit comme des types: l'humanisme, le scientisme, le relativisme sont des formations intellectuelles types, qui se subdivisent à leur tour en sous-catégories (les théories raciales du XIXe siècle, par exemple, forment une catégorie du scientisme). Ces types évoluent dans l'histoire: l'humanisme de la Renaissance se transforme chez Montesquieu ou Rousseau en un rationalisme éclairé; il devient un libéralisme modéré chez Tocqueville. On le voit, la pensée est une formation intellectuelle dont la grandeur varie: il y a une pensée de Montaigne ou de Rousseau, une pensée des Lumières, une pensée française, une pensée humaniste… Faire de la pensée un objet de connaissance requiert dès lors deux tâches imbriquées l'une dans l'autre: d'une part identifier des configurations intellectuelles semblables ou opposées (établir une typologie des pensées); d'autre part montrer des évolutions au cours desquelles un noyau reste reconnaissable (écrire une histoire).


Tzvetan Todorov s'inspire de la leçon du grand historien de la littérature qu'est Paul Bénichou, en l'adaptant à son propre goût pour les définitions, les dispositifs structurés et les classifications, et donc en insistant plus sur la typologie que sur l'histoire. En leur apportant aussi un souci didactique particulièrement enrichissant, présent chez lui depuis toujours: forger des instruments pour la recherche, réfléchir sur les démarches et les objectifs, rendre transparente l'argumentation. Il y a là un respect des règles qui devraient être celles de toute la profession des enseignants et des scientifiques, respect que Todorov porte jusqu'à une morale du travail intellectuel.


La morale: voilà sans doute un terme clé dans toutes les œuvres récentes de Todorov, qui indique une direction fondamentale de sa réflexion. Mais levons des équivoques qui pourraient se faire jour: la critique morale qu'il instaure n'est ni moralisatrice ni moralisante; il ne s'agit pour lui ni de faire la leçon, ni de se poser en modèle de vertu. Il s'agit bien plutôt, après avoir décrit et analysé une pensée, d'engager avec son auteur un dialogue qui porte sur sa responsabilité historique et propose un jugement sur la valeur de son œuvre en l'inscrivant dans l'horizon de vérités universelles. Je reviendrai sur cette question dans ma conclusion, mais il était important de noter la présence d'un cadre moral et d'une sorte de charte du travail intellectuel au cœur de l'activité du lecteur et du critique.


Je voudrais indiquer un dernier aspect de cette histoire de la pensée à laquelle s'est consacré Todorov. A quelques exceptions près, ses analyses ont porté sur la littérature française. Cette délimitation a été assumée comme un point de méthode dans la recherche menée depuis plusieurs années sur l'histoire de la pensée humaniste. Sans doute parce que le chercheur y rencontre des écrivains qu'il aime, mais surtout parce qu'il veut explorer des réseaux de relations intellectuelles et une manière d'être au monde propre à une tradition culturelle, à la fois produite par et productrice d'une certaine identité.



Nous et les autres


L'identité nationale française, dont Tzvetan Todorov perçoit les parfums (et parfois les relents) comme le Persan qu'il veut rester, se révèle de manière particulièrement intéressante dans les rapports qu'entretient la pensée française avec ce qui n'est pas elle, avec ses autres. Ces questions ont donné lieu à une vaste recherche dont un des résultats se présente sous la forme du livre paru en 1989: Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine. L'ouvrage est devenu lui-même une partie d'une plus vaste enquête portant sur la pensée humaniste, dont Todorov nous dit qu'elle s'est achevée avec la parution récente du Jardin imparfait. L'ensemble constitue une illustration remarquable de cette histoire de la pensée que l'auteur s'est proposé d'écrire. Souhaitant vous parler ce soir d'un livre de façon un peu plus précise, j'ai choisi de vous présenter le premier des deux, qui me paraît mettre en œuvre avec bonheur les principes essentiels des recherches menées par notre auteur.


Nous et les autres engage une discussion, je l'ai dit, sur le rapport à l'altérité dans la France moderne depuis la Renaissance, c'est-à-dire depuis que les nations européennes ont appris en découvrant l'Amérique qu'il y avait des autres. Le livre commente une quinzaine d'auteurs représentatifs de la culture française et fait apparaître leurs liens et leurs divergences. Je ne chercherai pas à résumer cet ouvrage à la fois dense et multiple; je voudrais simplement faire apparaître son architecture et présenter l'essentiel de son contenu.


Comment penser l'altérité, les altérités, ce foisonnement de différences qui viennent à l'esprit dès lors qu'on veut se représenter l'humanité? De Montaigne à Claude Lévi-Strauss, la tradition française peut être disposée selon les lignes de force de deux grandes constellations intellectuelles. Il y a d'une part ceux qui pensent la diversité en terme d'universalité, pour lesquels tous les hommes répondent à un unique prototype, l'Homme. Et d'autre part ceux qui, voyant d'abord les différences, divisent les humains en groupes, en cultures, en nations, en races, sans prétendre classer les uns par rapport aux autres: on les nomme des relativistes. L'une et l'autre attitudes ont leurs failles et leurs perversions, que Todorov fait apparaître dans les développements historiques qu'elles ont connus. Il montre comment l'universalisme du siècle classique, celui d'un Pascal ou d'un La Bruyère, celui de la raison et de la foi, peut se révéler une impasse et témoigner en fait d'une cécité à la différence culturelle, voire d'une violence symbolique. Le rationalisme de certains représentants des Lumières, puis le scientisme du XIXe siècle (celui d'Auguste Comte, par exemple) aboutissent eux aussi à de faux universels, à une pensée de l'autre à la fois bornée et triomphaliste. Et de même le relativisme, mis en avant par Montaigne comme une acceptation sans réserve de la diversité humaine, peut devenir un alibi de la pensée et un refus de juger lorsqu'on le fait reposer sur le seul critère de l'identité des individus ou des cultures. Paradoxalement, montre Todorov, certaines formes de nationalismes extrêmes et certaines théories raciales naissent d'une position relativiste. Ainsi, seul un dosage des deux positions, reconnaissant à la fois l'existence de valeurs communes à l'espèce et les différences des particuliers, peut apporter une juste intelligence du problème de l'homme. Aux yeux de Todorov, les penseurs qui ont le mieux réussi à faire coexister l'universel et le relatif sont Rousseau et Montesquieu. L'un et l'autre parce que la perception empirique des singularités les a conduits à construire, chacun à leur manière, un horizon commun à la diversité, comme une universalité qu'on recherche, et non dont on prétende partir. La capacité d'aimer les différences et de réaliser la synthèse des particuliers fait ainsi de Montesquieu le modèle d'un humanisme critique. L'universalisme constitue chez lui une démarche de l'esprit, un principe régulateur qui donne un cadre et des repères à la comparaison des singularités. Toute forme du relatif n'a pas disparu, puisque la reconnaissance de l'altérité, du tu dans le dialogue, est partie intégrante de sa pensée.



Une sagesse pour notre temps


Ce n'est là que l'esquisse d'un livre rempli d'analyses complexes et d'aperçus parfois provocants. Le critique fait dialoguer entre eux les auteurs qu'il présente. Il prend lui-même parti, décide de la valeur des idées et des théories, approuve ou condamne. Il lui arrive de se montrer sévère sur tel auteur, peut-être excessivement… Les développements centraux de l'ouvrage, qui portent sur les idéologies nationalistes et racialistes des XIXe et XXe siècles, sur les séquelles du colonialisme et la question des droits de l'homme, sont en relation directe avec les débats contemporains sur l'identité nationale, voire la “préférence nationale”. On se rend compte que tout le livre est orienté par le désir d'apporter des instruments pour comprendre notre temps, et pour donner au travail intellectuel une efficacité agissante.


En aboutissant ainsi à notre présent — on devrait dire plutôt en partant de notre présent, des questions dont il nous presse — Todorov rejoint les objectifs moraux qu'il s'était fixés: départager le bien et le mal dans cette “réflexion française” qu'il étudie; et mettre en œuvre dans son travail-même une approche éthique fondée sur des principes tirés des idéaux humanistes. La défense de ces principes ajoute aux précédentes une nouvelle dimension de dialogue, celle de la discussion avec les penseurs contemporains. Elle occupe les deux foyers de son travail que nous avions discernés tout à l'heure, la théorie critique et la philosophie morale, la question des signes et du sens et la question de l'homme.


Mais pour dialoguer, il faut tenir une position, il faut être un interlocuteur décidé. C'est précisément la typologie qui aide le lecteur à le devenir: elle définit et classe, et donc permet d'établir des échelles et des comparaisons raisonnées. La morale, elle, conduit l'intellectuel: dans le moment de l'histoire de l'humanité qui est le nôtre, Todorov pense qu'on peut — qu'on doit — décider pour certaines valeurs (dans Le Jardin imparfait, il dit: parier pour elles). Cette attitude nous montre en creux les deux ennemis de l'intellectuel aujourd'hui: le philosophe de l'“indécidable”, cet avatar postmoderne du relativiste; et le dogmatique, partisan d'un universel monocolore. Il faut donc être un lecteur et un intellectuel décidés — mais, ajoute Todorov, avec modération.


Dans cette tension de la pensée et de l'action, trouvons une force de stimulation, peut-être selon un mouvement à la fois inverse et similaire à celui de Benjamin Constant. Car lui, qu'on tenait pour un indécis, fut en réalité possédé de la “passion démocratique”. Tel est le sous-titre du livre que la Fondation Veillon distingue aujourd'hui: sous-titre en forme d'oxymore, qui définit sans doute aussi la position de son auteur.



Claude Reichler, 1998
(Université de Lausanne)





Claude Reichler

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Dernière mise à jour de cette page le 24 Février 2017 à 17h35.