Atelier

Adapter et traduire le Satyricon pour la scène contemporaine

par Lauriane Pointet



Lauriane Pointet est étudiante de Master au sein du Programme «Dramaturgie et histoire du théâtre» des Universités de Lausanne, Neuchâtel, Fribourg et Genève (Triangle Azur).


Dossiers Théâtre, Traduction





Adapter et traduire le Satyricon
pour la scène contemporaine


Mettre en scène un roman soulève inévitablement un certain nombre de problèmes. Mais quand ce roman est écrit en latin, date de près de deux mille ans et comporte d'importantes lacunes, les difficultés redoublent. C'est néanmoins à ce projet que s'est attelé le Groupe de Théâtre Antique (GTA) de l'Université de Neuchâtel, en choisissant de faire découvrir à son public le Satyricon de Pétrone[1]. Avant même de songer à la scénographie ou à la mise en scène, l'entreprise nécessite un travail complexe de traduction et d'adaptation, réalisé par des étudiants, sous la direction de Pierre Siegenthaler, doctorant en philologie classique. C'est précisément ce travail qui va nous intéresser ici.


Depuis sa création en 1989, le GTA a exploré toute une palette de la littérature antique, avec même une incursion dans la littérature médiévale. Même s'il lui est arrivé de monter des collages (Oracles. L'avenir c'était mieux avant), il s'est plutôt distingué avec des textes relevant de la littérature dramatique (Lysistrata, La Samienne, Rudens,…). Avec le Satyricon, le groupe a fait face à un nouveau genre de défi, puisqu'il s'agissait cette fois-ci de transposer sur scène un long texte narratif que l'on assimilera ici, dans un souci de simplification, à un roman avant la lettre[2]. Le choix de cette œuvre n'est toutefois ni complètement fantaisiste, ni complètement arbitraire, car Pétrone s'amuse avec les codes dramatiques[3]. De nombreuses allusions dans le texte latin renvoient au théâtre, notamment l'emploi çà et là de l'adjectif mimicus («digne d'un mime») ou du terme fabula («la pièce de théâtre»). Au-delà des choix lexicaux, l'on peut considérer la fameuse Cena Trimalchionis — le plus grand extrait continu conservé de Pétrone — comme une grande mise en scène orchestrée par Trimalcion. Lui-même est d'ailleurs amateur du théâtre, puisqu'il fait venir pour divertir ses convives des Homeristas («homéristes»)[4] et une équipe de petauristarii[5] («équilibristes»), et qu'il mentionne une troupe de comédiens grecs dont il a fait l'acquisition[6]. D'autres parallèles encore peuvent être faits, notamment avec les comédies antiques: le rôle prépondérant de la musique, l'importance du discours direct, les «noms parlants» des personnages, etc. C'est donc tout un faisceau d'éléments qui permet de mettre en évidence le rapport privilégié du Satyricon avec le théâtre, et de justifier l'intérêt de le mettre en scène.


Reste qu'adapter un long texte narratif tel que celui de Pétrone pour la scène, ce n'est pas le même travail que traduire une comédie d'Aristophane. Parmi les nœuds à dénouer dès le début, l'on trouve par exemple l'identification de fils conducteurs susceptibles d'assurer la cohérence de l'ensemble pour un lecteur ou un spectateur d'aujourdhui, ou le traitement des lacunes du manuscrit. À cela s'ajoutent les interrogations qui se posent immanquablement au GTA lors de chaque nouveau projet. Il faut par exemple réfléchir aux moyens d'intégrer sur la scène contemporaine des réalités d'un monde qui nous est devenu étranger, chercher à concilier les attentes et connaissances d'un public composé tout autant de spécialistes de l'Antiquité et d'amateurs éclairés que de néophytes, et veiller à assurer l'homogénéité d'un texte traduit à plusieurs mains. Dans les pages qui suivent, il s'agira de révéler et justifier les solutions adoptées face à trois types de difficultés: la réduction du texte (que convient-il de conserver ou supprimer? comment rendre compte en partie de ce qui est écarté?), le passage d'une œuvre narrative à une œuvre dramatique (quelles techniques utiliser pour répartir la parole entre les personnages? que faire du narrateur de première personne?) et les écueils rencontrés lors de la traduction à un niveau macro (comment considérer les grivoiseries? faut-il tenir compte des passages versifiés?) comme micro (est-il nécessaire d'expliciter les références antiques? comment rendre perceptibles les jeux de mots latins?).


Afin d'illustrer de manière très concrète mon propos, je me concentrerai en particulier sur une scène, à la fin du troisième «tableau», correspondant aux chapitres vingt et un à vingt-six du texte original. Le trio d'amoureux Encolpe, Ascylte et Giton est attablé lorsqu'il reçoit la visite d'une certaine Quartilla, accompagnée de sa servante Psyché et d'une petite fille Pannychis. Quartilla vient à la fois punir les protagonistes pour avoir assisté au culte de Priape et les supplier de soulager la maladie dont elle se prétend atteinte. Les garçons acceptent bien volontiers de lui venir en aide. Mais ils découvrent à leur grande surprise que le remède entrevu par Quartilla dans un rêve consiste en une orgie géante lors de laquelle ils vont jouer un rôle peu enviable.



Réduction


Premier constat évident: tout garder serait trop long. C'est vrai à l'échelle du roman — la pièce du GTA s'arrête au chapitre cent quinze de Pétrone — mais également à l'échelle de chaque épisode. Une sélection a donc été opérée à l'intérieur même du passage. Certaines parties plus narratives ou descriptives ont été coupées, parce qu'elles ont été considérées comme moins nécessaires à l'adaptation scénique. C'est le cas aussi de plusieurs actions: Psyché qui dessine des phallus sur Ascylte endormi, une bagarre entre deux Syriens autour d'une bouteille, l'entrée fracassante d'une joueuse de cymbales[7], etc. Ces choix sont guidés en partie bien sûr par la subjectivité du traducteur, qui va privilégier ce qui lui plaît, ce qu'il trouve intéressant ou drôle, etc. Mais il lui revient aussi de prendre en compte la cohérence de l'ensemble de la scène, voire de la pièce. Les passages qui se répètent chez Pétrone sont ainsi soit écartés définitivement, soit volontairement accentués pour devenir des sortes de fils rouges de la pièce. Ici, gribouiller des signes obscènes sur le front d'un personnage n'apporterait pas grand-chose, d'autant plus qu'il y a vers le dénouement une autre scène de marquage infâmant[8]. Il faut également tenir compte de contraintes tout à fait matérielles. Dans le cas présent, il semble raisonnable de se concentrer sur les personnages déjà sur scène, à savoir Ascylte, Giton, Encolpe, Quartilla, Psyché et Pannychis, auxquels s'ajoutent des masseurs et un cinaedus («efféminé, débauché, mignon» que, suivant la proposition d'Olivier Sers[9], le GTA a traduit par «travelo»), ce qui représente un nombre relativement conséquent. Les traducteurs doivent en effet, dans une certaine mesure, prendre en considération la composition de la troupe et ne pas se montrer trop ambitieux quant au nombre de comédiens présents au même moment sur le plateau. Malgré cette réduction — ou plutôt cette concentration — du texte, la scène de Quartilla demeure très proche de sa source; les éléments supprimés n'altèrent en rien son caractère.


Un artifice a cependant été utilisé pour rendre partiellement compte des passages supprimés. Certaines parties du texte en effet, sans être directement traduites et prononcées par les personnages, sont transformées en didascalies. Ces indications n'ont pas vocation à être scrupuleusement respectées par le metteur en scène, mais sont pensées pour lui donner des informations présentes dans le texte latin, ce qui peut éventuellement orienter son travail. Il est libre ensuite de les intégrer ou non, de les transformer ou non. C'est pour cette raison que l'on trouve dans le texte du GTA des remarques telles que «Giton se met à rire en regardant la scène. Quartilla le repère»[10] qui constitue pratiquement une traduction littérale du chapitre 24.5, ou «elle l'embrasse, passe sa main sous son vêtement et le tripote»[11] (correspondant au chapitre 24.6-7). Il est également arrivé, nous en verrons deux exemples plus bas, que des bribes de texte soient déplacées, notamment pour être regroupées avec d'autres passages semblables.



Dramatisation


Une fois que l'on sait quels extraits seront conservés pour être traduits, il reste à faire du texte narratif un texte dramatique. Le cas le plus facile concerne les discours directs, qui sont, aussi souvent que possible, conservés tels quels. Pour le reste, il faut naturellement transformer le texte pour le mettre sous la forme de dialogues, et le distribuer aux différents personnages. Pour comprendre comment cette transformation fonctionne, l'on va se fonder sur le début du chapitre vingt et un:

Volebamus miseri exclamare, sed nec in auxilio erat quisquam, et hinc Psyche acu comatoria cupienti mihi invocare Quiritum fidem malas pungebat, illinc puella penicillo, quod et ipsum satureo tinxerat, Ascylton opprimebat[12].

Le GTA a opté pour la traduction suivante:

Encolpe. Au secours!
Ascylte. Il n'y a personne pour nous aider!
Quartilla. Psyché, enfonce-lui ton épingle à cheveux dans la mâchoire.
Encolpe. Dieux Quirites, aidez-moi!
Quartilla. Prends un pinceau et badigeonne Ascylte avec du concentré de gingembre!

L'on voit aisément comment les discours rapportés de manière indirecte sont tout simplement mis au discours direct. Ainsi «cupienti mihi invocare Quiritum fidem», que l'on peut traduire littéralement par «à moi désireux d'invoquer la foi des Quirites» devient «Dieu Quirites, aidez-moi!». Ce procédé a été utilisé tout au long de la traduction. Les actions, comme le fait que Psyché plante une épingle dans la mâchoire d'Encolpe, sont ici transposées en ordres donnés par Quartilla à sa servante, dans l'espoir de rendre la scène plus dynamique. Certaines descriptions que l'on a choisi de conserver sont traitées de manière analogue. Ainsi, un peu plus tard dans la même scène, Encolpe se retrouve en mauvaise posture puisqu'il subit bien malgré lui les assauts d'un cinaedus. Une réplique d'Ascylte permet de donner au spectateur une idée de l'apparence ignoble de cet individu: «il transpire tant que sa teinture dégouline sur son front. Et il a tellement de fond de teint! Ça forme des couches, on dirait du ciment»[13]. C'est en réalité la transposition d'une description assumée par le narrateur chez Pétrone[14].


Le narrateur justement a constitué l'une des principales interrogations au début du travail de traduction. En ce qui concerne les nombreux récits enchâssés parsemant le texte, ce n'est pas un vrai problème: ils sont simplement mis comme du discours direct dans la bouche du personnage concerné. Ainsi, l'épisode de «L'Ephèbe de Pergame»[15] devient une longue tirade d'Eumolpe[16]. C'est une autre histoire quand il s'agit du narrateur principal, d'autant plus qu'il est homodiégétique (le récit est raconté par Encolpe) et adopte très souvent la focalisation interne. Doit-on intégrer cette dimension à la pièce? Le cas échéant, selon quelles modalités? Plusieurs possibilités ont été passées en revue et le texte a longtemps oscillé. Parmi les solutions envisagées: la suppression pure et simple du narrateur ou a contrario son incarnation pleine par un comédien, ou encore l'utilisation de procédés tels que la voix off. Au final, c'est un peu un mélange de tout cela qui a été retenu. Comme dans le théâtre le plus classique, la majeure partie de la pièce consiste en des dialogues entre différents personnages — la présence du narrateur initial est par conséquent imperceptible. Toutefois, l'aspect romanesque du Satyricon n'est pas entièrement oublié, puisque quelques entités prennent parfois un rôle semblable à celui du narrateur. Ainsi, Encolpe s'adresse ponctuellement au public pour faire le récit des événements. En outre, un «chœur» est parfois substitué au dialogue. Ces deux aspects sont présents dans la fin de la scène avec Quartilla:

Chœur. Déjà Psyché drapait d'un rouge incandescent la tête de la petite fille; déjà le petit remontant portait devant tout le monde le flambeau nuptial […]. Alors Quartilla […] s'empara de Giton et l'entraîna dans la petite chambre. Visiblement, le garçon ne résistait pas; et la fille n'était pas attristée, ni même effrayée par l'idée du mariage.
[…]
Chœur. Une fois enfermés, ils se couchèrent; quant à nous, nous nous sommes assis devant la porte de la chambre. Quartilla la première, avait collé son œil indiscret sur une fente aménagée à de fourbes desseins […].
Encolpe. Puis, de sa main moite, elle m'entraîna devant le spectacle. Elle regardait, je regardais, nos visages s'étaient rapprochés; pendant les entractes, elle tendait aussitôt sa bouche vers moi, et m'arrachait alors des baisers furtifs — ou, pour ainsi dire, elle me tabassait à coups de lèvres[17].

Avoir recours à un chœur est un moyen de faire un clin d'œil au théâtre antique, mais cette entité est ici conçue bien différemment de son modèle grec. Il n'est pas question par exemple de coryphée. L'idée est plutôt de répartir une réplique entre plusieurs personnes qui incarnent ensemble une sorte de voix collective. Dans ce passage précis, tous les comédiens forment ensemble le cortège nuptial en disant le texte du chœur. Outre l'avantage très pratique de vider le plateau en prévision de la suite, ce recours à la narration permet peut-être de mettre à distance une scène qui serait autrement insoutenable, puisqu'il s'agit du dépucelage public d'une fillette. Avec le récit, nul besoin de montrer quoi que ce soit au spectateur. La mise à distance est renforcée par des choix de mise en scène, notamment l'incarnation de la petite fille par un comédien adulte, revêtu d'un voile blanc suggérant la jeune épousée. Quant à Encolpe, son texte tranche ici avec le reste de ses répliques. Pour manifester ce rôle de narrateur, le comédien s'adresse directement au public, comme s'il voulait lui raconter son histoire. Le choix du mode narratif sur cette dernière réplique vise également à faciliter la transition avec la scène suivante: le spectateur perçoit qu'il y a un changement.



Traduction


Cette mention du dépucelage est idéale pour aborder le problème des scènes franchement grivoises. L'intervention de Quartilla est l'un des passages les plus osés du Satyricon, puisqu'il s'agit d'une sorte d'orgie où des sévices sexuels sont douloureusement subis par nos protagonistes. Sur le plan de la traduction, le GTA ne s'embarrasse pas de périphrases lorsqu'il aborde des sujets comme la sexualité. Il aurait tort de le faire d'ailleurs, car Pétrone peut se montrer plutôt graveleux, comme en témoigne cet extrait (et sa traduction par le GTA):

Profert Oenothea scorteum fascinum, quod ut oleo et minuto pipere atque urticae trito circumdedit semine, paulatim coepit inserere ano meo[18].

Quartilla. Psyché! Va chercher l'huile, le poivre moulu et la graine d'ortie pilée. Mélange tout et enduis-en notre phallus de cuir.
Encolpe. Quoi?
Quartilla. Introduction progressive dans l'anus[19]!

À noter que cet extrait a été déplacé, puisqu'il se situe dans l'œuvre originale après la fin choisie pour la pièce. L'inclure ici répond cependant à une certaine logique. Il y a en effet chez Pétrone un complexe jeu de symétries, avec des situations qui se répondent, des motifs récurrents, etc. En l'occurrence, ce passage rappelle la scène de Quartilla; dans les deux cas, Encolpe est aux prises avec une sorte de sorcière qui lui fait subir de curieux rituels expiatoires à forte dimension sexuelle. Ce qui est dans le roman le fait d'Oenothea est simplement attribué ici à Quartilla. Le spectateur non averti ne verra pas même la différence. En revanche, au moins une spécialiste de Pétrone a apprécié le clin d'œil et en a fait la remarque à la fin du spectacle.


Si, sur le plan de la traduction, cette dimension sexuelle ne constitue pas un réel problème, il en va autrement pour la mise en scène. Il n'est pas question de représenter fidèlement les actes énoncés par le texte. Outre la part de redondance peu intéressante que présenterait cette démarche, il faut rappeler que la pièce s'adresse à un large public et que le GTA est composé pour la partie «jeu» d'étudiants ou d'anciens étudiants, tous comédiens amateurs (en revanche, mise en scène, musique, costumes ou éclairages sont l'affaire de professionnels du monde du théâtre). Le choix du metteur en scène Guy Delafontaine a été d'utiliser une sorte de portique auquel sont «attachés» par les mains les comédiens. Le procédé permet de donner l'idée qu'ils sont à la merci de Quartilla. Pour figurer les sévices qu'ils subissent — et qui commencent d'ailleurs avant l'extrait cité — des comédiens passent les uns après les autres et les giclent avec un vaporisateur, les chatouillent avec un plumeau, etc. Le phallus de cuir est en réalité une matraque qui pend d'ailleurs durant toute la pièce à la taille d'Encolpe et d'Ascylte. L'objet est brandi devant eux, mais la scène s'interrompt, laissant l'imagination des spectateurs finir le travail.


La tâche des traducteurs se corse en revanche du fait que le Satyricon est un prosimetrum. Concrètement, le texte latin alterne entre des parties en prose et des parties en vers divers qui vont de l'hexamètre dactylique au vers sotadéen en passant par le distique élégiaque et le sénaire iambique. Dans la mesure du possible, pour rester fidèle au modèle latin, il a semblé important de conserver cette diversité dans la traduction. Cela ne signifie pas pour autant adopter une versification française classique et rigoureuse; la direction choisie tend plutôt vers le rap ou le slam. Il y a justement dans la scène de Quartilla un petit passage en vers sotadéens (un type particulier de vers ionique, formé de quatre pieds, relativement rare en latin mais généralement utilisé pour énoncer des obscénités). Le poème est initialement prononcé par un cinaedus.

Huc huc convenite nunc, spatalocinaedi,
pede tendite, cursum addite, conuolate planta,
femore facili, clune agili et manu procaces,
molles, veteres, Deliaci manu recisi[20].

Par ici, par ici, venez maintenant, lascives lopettes,
Hâtez-vous, pressez le pas, faites voler votre pied,
Votre cuisse propice, votre fesse leste; tripoteurs,
Efféminés, experts, castrats à la mode de Délos[21].

C'est en réalité la seconde intervention d'un cinaedus, puisque l'on trouve un peu plus tôt la description d'un premier énergumène venu maltraiter Encolpe et Ascylte:

cinaedus superuenit myrtea subornatus gausapa cinguloque succinctus… modo extortis nos clunibus cecidit, modo basiis olidissimis inquinauit[22].

Survint un travelo équipé d'un manteau à franges couleur de myrte troussé par une ceinture… tantôt, nos fesses ayant été écartelées, il nous rudoya, tantôt il nous souilla de baisers absolument infects[23].

Le GTA a choisi de regrouper ces deux passages en ajoutant au poème du chapitre vingt-trois quelques éléments qui se trouvent en réalité au chapitre vingt et un.

Le travelo.   Peignoir en soie, gambettes à l'air!
Cul qui remue, baisers qui puent!
Cuisses faciles, fesses agiles, mains baladeuses!
Quartilla. Enfourche-le! Remue tes petites fesses!
Le travelo.   Allez par ici, pervers, tarlouzes!
Pied levé, jambes en l'air, joyeuse partouze[24]!

Lors des représentations, le texte du «travelo» est chanté par deux comédiens en même temps, une manière d'évoquer le mélange de deux passages du texte original. Sur le plan de la traduction, il est bien connu que ménager fond et forme lorsque l'on s'attaque à de la poésie est particulièrement ardu. La ligne directrice du GTA est de privilégier un texte plaisant en français, ce qui induit inévitablement un certain éloignement par rapport au latin. Ici, le sens global est conservé, même si la traduction prend quelques libertés, par exemple en remplaçant par des phrases nominales exclamatives les impératifs latins du premier poème. Le jeu de sonorités est plus important que l'attention scrupuleuse au nombre de syllabes de chaque vers français; cette irrégularité ne pose pas problème une fois le passage mis en musique.


Ces considérations ne doivent pas faire oublier que les difficultés de traduction peuvent parfois provenir d'un petit groupe de mots, voire même d'un seul mot. C'est le cas par exemple dans le début déjà cité du chapitre vingt et un: «et hinc Psyche acu comatoria cupienti mihi invocare Quiritum fidem malas pungebat»[25]. Littéralement, l'on peut traduire la Quiritum fidem par «la foi des Quirites», mais ce n'est pas très clair. Les Quirites désignent généralement les citoyens romains, sans que cela facilite la compréhension. Il y a fort à parier que la grande majorité du public reste perplexe. Il faudrait également tenir compte de la remarque de Gareth Schmeling qui signale qu'il s'agit d'une «mock-solemn formula»[26] (formule faussement solennelle). Par simplification, les traducteurs ont choisi de parler des «dieux Quirites», ce qui est discutable sur le plan scientifique, mais qui fait jouer l'idée qu'il s'agit d'une formule parodique pour les initiés, et qui rend le sens général plus transparent pour les autres. Ce genre de dilemme est constant dans le travail du GTA. Le plus souvent, les références un peu obscures pour le public non spécialiste sont actualisées; ainsi, le vin de Falerne devient du Châteauneuf-du-pape[27], etc. Cela crée des anachronismes, mais ils ont un effet comique plaisant, et surtout, ils ne dénaturent pas le texte de Pétrone, puisqu'ils visent à transcrire des concepts antiques avec des mots d'aujourd'hui.


Les jeux de mots constituent une autre pierre d'achoppement. Ainsi, Encolpe s'étonne de ne pas voir arriver l'embasicoetas qu'on lui avait promis. Or ce mot est à double sens: il désigne à la fois une coupe à boire, et un débauché — et c'est plutôt à ce second sens que songe Quartilla.

Non tenui ego diutius lacrimas […]: ‘Quaeso, inquam, domina, certe embasicoetan iusseras dari'. Complosit illla tenerius manus et: ‘O, inquit, hominem acutum atque urbanitatis uernaculae fontem! Quid? Tu non intellexeras cinaedum embasicoetan vocari?[28]

Ce genre de calembour demande une certaine ingéniosité de la part des traducteurs. En l'occurrence, le GTA avait pensé d'abord à traduire par «un petit cul sec», mais la blague n'était pas comprise par les autres membres de la troupe pendant les premières lectures du texte. L'expression a été remplacée par «un petit remontant», ce qui donne:

Encolpe (ne retenant plus ses larmes). Je vous en prie maîtresse, vous m'aviez promis à boire! On avait dit «un petit remontant»!
Quartilla (applaudissant doucement). Quel esprit aiguisé. Tu as mangé un clown? Tu n'as pas compris que c'était lui, le petit remontant? (Elle désigne le travelo.)[29]

L'humour reste difficile à transposer d'une culture à l'autre. Le Satyricon regorge de calembours dans ce style qui demandent parfois des heures de réflexion pour trouver la formule qui fera mouche en français. Le résultat n'est pas toujours satisfaisant. Pour compenser, le GTA se plaît à ajouter d'autres traits d'humour de son cru lorsque le texte s'y prête (par exemple le détournement de slogan dans une réplique de Trimalcion «sans alcool, la fête est plus molle»[30], l'utilisation de la polysémie, selon qu'on considère un terme dans un contexte antique ou moderne, lorsqu'un esclave est décrit «toujours la tête plongée dans sa tablette»[31], etc.)


Traduire une langue ancienne est un travail passionnant qui requiert à la fois une parfaite maîtrise des outils philologiques et une bonne dose de créativité et d'ingéniosité. Le faire pour la scène contemporaine, bien que source de plaisir, ajoute des difficultés: impossible de recourir aux notes de bas de page, tout doit être clair tout de suite; et il faut apporter une grande attention à la sonorité du texte. La particularité du Satyricon est qu'il nécessite un travail d'adaptation conséquent pour être jouable. Le plus difficile a été de sabrer dans l'œuvre de Pétrone sans trop trahir son esprit, et de dégager des fils rouges pour assurer une forme de cohérence. Il a fallu ensuite développer différentes techniques pour faire des extraits choisis un véritable texte dramatique. Cela passe, on l'a vu, par la transposition du discours indirect en discours direct, la transformation des actions en ordres ou en didascalies, l'atténuation du rôle du narrateur, etc. La scène de Quartilla constitue un bon réservoir d'exemples, puisqu'on y trouve concentrée une grande partie des nœuds qui se sont présentés pour la traduction du roman: passage versifié, scène à caractère sexuel, références antiques devenues obscures, jeu de mots.


Dans la démarche du GTA, la collaboration en amont avec les comédiens et le metteur en scène est essentielle: leur point de vue permet de mettre en évidence ce qui ne fonctionne pas, ce qui n'est pas clair, ce qui ne «sonne pas bien». Les conférences données par différents intervenants externes au sein de l'atelier organisé à l'Université de Neuchâtel ont également nourri le projet. Ainsi, une communication soulignant l'omniprésence de la mort tout au long du roman a influencé, dans une certaine mesure, le choix des passages à traduire, mais également la mise en scène. Au final, le Satyricon est un vrai texte collectif, qui conserve sa cohérence grâce au travail du directeur de traduction Pierre Siegenthaler. C'est à lui que revient de concilier les différentes idées, de tenir compte des remarques des membres de la troupe, et d'atténuer les différences inévitables de style entre les traducteurs. Tous ces efforts se sont révélés payants lors de la série de représentations du printemps 2017, puisque le public s'est montré globalement très réceptif à la pièce. Il ne reste plus qu'à lui souhaiter le même accueil lors de la tournée de 2018!





Lauriane Pointet
Janvier 2018


Pages associées: Théâtre, Scène, Mise en scène, Traduction, Modes (de représentation), Humour, Anachronie, Anachronisme



Bibliographie

Sources Primaires


Pétrone, Le Satiricon, texte établi et traduit par Alfred Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 1931.

Pétrone, Satiricon, texte établi par Alfred Ernout, amendé, traduit et commenté par Oliver Sers, Paris, Les Belles Lettres, coll. Classiques en poche, 2011 [2001].

Pétrone/GTA, Satyricon, adapt. et trad. par Pierre Siegenthaler (dir.), Jonas Follonier, Lauriane Pointet, Neuchâtel, éd. Nathalie Duplain Michel/GTA, 2017.


Sources Secondaires


Conte Gian Biagio, The Hidden Author. An Interpretation of Petronius's Satyricon, Berkeley/Los Angeles/London, University of California Press, 1996.

Courtney Edward, A companion to Petronius, Oxford, Oxford University Press, 2003 [2001].

Panayotakis Costas, Theatrum Arbitri. Theatrical Elements in the Satyrica of Petronius, Leiden/New-York, E. J. Brill, 1995.

Paul Joanna, «Fellini-Satyricon : Petronius and Film », dans Jonathan Prag, Ian Repath (éd.), Petronius. A Handbook, Malden/Oxford, Wiley-Blackwell, 2009.

Schmeling Gareth, A Commentary on the Satyrica of Petronius, Oxford University Press, 2011.

Sullivan John Patrick, The Satyricon of Petronius. A literary Study, Bloomington and London, Indiana University Press, 1968.



[1] Satyricon de Pétrone, par le Groupe de Théâtre Antique de l'Université de Neuchâtel, texte traduit et adapté par Pierre Siegenthaler (dir.), Jonas Follonier, Lauriane Pointet, mise en scène Guy Delafontaine, créé le 5 mai 2017 au Théâtre Tumulte à Neuchâtel. Voir également le site internet du groupe: http://www.unine.ch/gta.

[2] L'épineuse question du genre littéraire du Satyricon est abordée notamment par Edward Courtney, A companion to Petronius, Oxford, Oxford University Press, 2003 [2001], p.12 sqq., Gian Biagio Conte, The Hidden Author. An Interpretation of Petronius's Satyricon, Berkeley/Los Angeles/London, University of California Press, 1996, p.140 sqq., et John PatrickSullivan, The Satyricon of Petronius. A literary Study, Bloomington and London, Indiana University Press, 1968, p.81 sqq.

[3] Voir à ce sujet la thèse de Costas Panayotakis, Theatrum Arbitri. Theatrical Elements in the Satyrica of Petronius, Leiden/New-York, E. J. Brill, 1995.

[4] Petr. 59. La numérotation renvoie au texte établi par Alfred Ernout, amendé par Olivier Sers, Les Belles Lettres, coll. Classiques en poche, 2001.

[5] Petr. 53.10.

[6] Petr. 53.13.

[7] Petr. 22 pour ces trois épisodes.

[8] Satyricon, p.50 sq. et Petr. 103.

[9] Petr. 21.1, trad. Olivier Sers, p.31. «Enfin survint un travelo en peignoir vert foncé troussé jusqu'à la ceinture».

[10] Pétrone/GTA, Satyricon, adapt. et trad. par Pierre Siegenthaler (dir.), Jonas Follonier, Lauriane Pointet, Neuchâtel, éd. Nathalie Duplain Michel/GTA, 2017, p.19. L'édition sera dans les notes suivantes abrégée Satyricon.

[11] Satyricon, p.20.

[12] Petr. 21.1.

[13] Satyricon, p.19.

[14] Petr. 23.5.

[15] Petr. 85 sqq.

[16] Satyricon, p.43 sq.

[17] Satyricon, p.20 sq.

[18] Petr. 138.

[19] Satyricon, p.18.

[20] Petr. 23.3.

[21] Traduction littérale personnelle.

[22] Petr. 21.1.

[23] Traduction littérale personnelle.

[24]Satyircon, p.18 sq.

[25] Petr. 21.1. Je souligne.

[26] Gareth Schmeling, A Commentary on the Satyrica of Petronius, Oxford University Press, 2011, p.61.

[27] Petr. 21.1 et Satyricon p.18.

[28] Petr. 24.1-2.

[29] Satyricon, p.19.

[30] Satyricon, p.29.

[31] Satyricon, p.27.



Lauriane Pointet

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