Atelier

S'orienter dans les études postcoloniales


Une recension, par Patrick Sultan:

The Cambridge Companion to Postcolonial Literary Studies, edited by Neil Lazarus, Cambridge et New York, Cambridge University Press, 2004.

Liste des Contributeurs: Deepika Bahri, Timothy Brennan, Laura Chrisman, Fernando Coronil, Keya Ganguly, Simon Gikandi, Priyamvada Gopal, Neil Lazarus, John Marx, Benita Parry, Tamara Sivanandan, Andrew Smith (voir bibliographie 262-291).

The Cambridge Companion to Postcolonial Literary Studies se construit en trois parties:

1. La première rassemble les éléments essentiellement historiques qui permettent de comprendre les facteurs propices à l'émergence dans les années 80 des Postcolonial Studies (désormais noté, selon une abréviation fréquente, “Pocos”) comme champ disciplinaire et universitaire (I. Le contexte social et historique, pp. 17-80).

2. La seconde met en relation les Pocos avec des concepts ou des théories qui les nourrissent, les croisent ou les traversent: le postructuralisme, la philosophie de l'histoire, l'histoire littéraire, l'historiographie (II. La forme du champ disciplinaire, pp. 81-179).

3. La troisième partie ouvre des perspectives et articule les Pocos à des plus larges et brûlants problèmes d'actualité, notamment les questions du nationalisme, du féminisme, des flux migratoires et de la mondialisation (III. Lieux d'engagement, pp.182-261).

Pour un étudiant qui voudrait simplement se familiariser avec une matière de cours universitaire, c'est un menu bien pantagruélique!

Les Pocos se présentent, selon T. Brennan (131) “moins [comme] un champ distinct [que comme] une collection d'attitudes et de styles d'investigations prenant naissance plus ou moins simultanément au début des années 80dans une variété de disciplines”. Elles sollicitent et nécessitent pour se constituer tant de disciplines différentes qu'elles semblent n'avoir plus guère de contour défini. Un risque d'illimitation les guette.

Mais on peut aussi voir une richesse dans ce foisonnement un peu chaotique et Neil Lazarus[i] en prend son parti quand, pour introduire le Cambridge Companion to Postcolonial Literary Studies dont il est le maître d'œuvre, il écrit: “on pourrait dire que l'étude du “postcolonialisme” implique la plupart des disciplines littéraires et des sciences humaines – de l'anthropologie et de la science politique à la philosophie, la musicologie, l'économie et la géographie.Aucun volume ne pourrait essayer plausiblement de survoler la vaste étendue de ce sujet.” (15).

C'est une des raisons sans doute qui explique le grand nombre et aussi l'ambition et la qualité des manuels (companions), des guides de lecture ou anthologies (readers) -ouvrages de synthèse plus que de vulgarisation- récemment parus: il ne s'agit pas tant d'exposer une discipline structurée que de donner une forme disciplinaire à ce qui de l'extérieur ressemble à une trouble nébuleuse.

Ce manuel (qui vient après de nombreux autres - citons Childs et Williams (1997), Gandhi (1998), Loomba (1998), Quayson (2000), Mac Leod (2000), Young (2001)/Ici, ajouter l'adresse - Atelier Fabula-; de la de la “bibliographie indicative” où figurent les références de ces ouvrages) vise avant tout à introduire aux Pocos en les situant et en les contextualisant ; mais de manière plus critique, bien qu'il ne prétende certes pas unifier et fonder en raison la totalité d'un domaine irréductiblement multiforme, il fournit de quoi orienter une recherche qui, partie dans de multiples directions, n'évite pas quelques impasses.

Dans le cadre de cette recension, nous chercherons donc principalement à dégager les orientations et perspectives suggérées en conclusion de la plupart des contributions et qui pourraient servir d'axes à de nouveaux développements et de nouvelles recherches.

Pour nous diriger, recourons d'abord aux chapitres méta-théoriques (Introducing Postcolonial Studies par Neil Lazarus - 1-16, The institutionalization of Postcolonial Studies par Benita Parry - 66-80); car pour récentes que soit leur émergence, les Pocos ont déjà leur histoire, leurs ancêtres (revendiqués ou récusés) et leurs enfants (terribles?), leurs figures de proue, leurs détracteurs et leurs fidèles zélateurs, et plus modérément leurs alliés et leurs critiques.

N.Lazarus rappelle que si les études postcoloniales n'existent pas en tant qu'institution universitaire avant les années 80, cela ne signifie en rien que l'on n'étudiait pas auparavant déjà les cultures et les sociétés post-coloniales. Néanmoins, les Pocos prennent consistance à un moment déterminé de l'histoire (pp.10-40), celui au cours duquel s'effondre dans les pays occidentaux l'équilibre fragile, instauré après la seconde guerre mondiale, d'un Etat-Providence (Welfare State) qu'a favorisé une croissance ininterrompue. C'est le moment où se met en place, notamment à la suite du choc pétrolier de 1973, un nouvel ordre mondial fondé sur la dérégulation et l'extension sans précédent du marché. À ce moment, les pays du Tiers-Monde qui s'étaient affranchis, de haute lutte, du joug européen dans la douleur mais aussi dans la joie que donnait la dignité reconquise, connaissent le contre-coup de cette récession. Accablés non seulement par la trahison de leurs élites mais par le poids désormais fatal de dettes contractées dans l'optimisme et l'espoir du développement à venir, ils connaissent de nouvelles formes de dépendance. Les soleils des indépendances ne brillent plus de mille feux. Tamara Sivanandan analyse (41-65) les étapes du passage décevant de la lutte anticoloniale à la formation des États –Nations qui s'est opérée au détriment des peuples libérés.

Les Pocos se forment donc dans un climat de désenchantement: la critique des armes n'a pas donné les résultats escomptés. Les armes de la critiquedoivent donc changer. Ainsi, “la perspective postcoloniale s'écarte des traditions de la sociologie du sous-développement ou des théories de la “dépendance coloniale”. Comme mode d'analyse, elle essaie de corriger les pédagogies nationalistes ou “indigénistes” qui présente la relation du Tiers-Monde avec le monde développé dans une structure binaire d'opposition.” (Homi K. Bhabha, une des figures majeures de la théorie postcoloniale, cité et commenté par N. Lazarus pp.3-4). Sont récusés les dialectiques sommaires, les explications totalisantes de l'exploitation coloniale, les schémas réducteurs fondés exclusivement sur les rapports de classe, incapables de prendre en considération la réalité subtile et ambivalente des rapports entre colonisé et colonisateur. On s'intéressera désormais davantage à la complexité psychologique des rapports de force, à la dimension culturelle des conflits hérités de la colonisation, aux pathologies sociales qui en résultent.

Benita Parry (66-80) rappelle comment la catégorie de “postcolonial” (sans trait-d'union) se défait rapidement d'un sens temporel peu défendable, et s'impose pour désigner une attitude critique de défiance soupçonneuse envers les discours de la modernité occidentale, entachés d'eurocentrisme. Empruntant de manière un peu brouillonne peut-être leurs concepts à maints penseurs postmodernes (Adorno, Benjamin, Derrida, Lacan, Foucault, Deleuze… -voir les analyses de Simon Gikandi, Postructuralism and postcolonial discourse, - 97-119), les Pocos s'écartent de la vulgate anticolonialiste pour jeter la suspicion sur l'historiographie traditionnelle des pays colonisés, sur les structures mêmes de la connaissance de l'Orient, sur la formation du concept de nation.

En un mot, l'héritage européen du colonialisme est passé au crible et rien n'échappe à la radicalité de ce questionnement qui puise à toutes les sources mais qui ouvre aussi des horizons nouveaux à la recherche.

Ainsi, l'influente école des Subaltern Studies en Inde (présentées par Priyamvada Gopal - 139-161) en recourant à des archives ou documents ignorés, négligés ou méprisés par une historiographie réputée bourgeoise-nationaliste, s'efforce de faire entendre “ la petite voix de l'histoire”. Elle s'intéresse aux formes de résistance populaire qui ne passent pas par (et dans) le discours officiel des élites accusées de s'auto-célébrer et de confisquer la parole des subalternes.

On porte surtout une attention accrue à la constitution des discours visant à représenter l'Empire, et ce faisant à en perpétuer la domination idéologique.

Avec Edward Said, et à sa nombreuse suite, on traque tous les signes de la domination impériale, non pas seulement dans la littérature coloniale mais dans tous les discours de savoir qui, malgré l'objectivité auquels ils prétendent, masquent la construction d'un Orient ni vrai ni faux, mais seulement propice à justifier la suprématie européenne.

Cette dénonciation retentit sur les études et la création littéraires; car si l'on récuse l'idée de supériorité de l'Occident, si l'on rejette les prétentions d'hégémonie des grandes centres métropolitains, si l'on prend en considération les littérature issues des pays décolonisés, on est aussi tenu à mettre en cause l'échelle des valeurs culturelles établies et se poser la question du canon: faut-il le répudier? faut-il le “réécrire” ou même le “désécrire” (“unwriting”) ? ou bien encore modifier notre regard sur la conception même de la littérature? (voir John Marx-Postcolonial literature and the Western literary canon- 83-96).

On le voit à travers ces quelques exemples de questionnement, le concept de nation est la cible majeure de cet intense mouvement critique (voir Laura Chrisman: Nationalism and Postcolonial studies – 183-198). Il concentre tous les griefs et on y voit souvent la cause des échecs de la décolonisation. Accusé d'être la source des pires maux, le nationalisme est considéré comme “intrinsèquement dominateur, absolutiste, essentialiste, et destructeur” (183). Forme politique étrangère imposée aux pays conquis par l'Europe, justifiant toutes les formes d'archaïsme, masquant les rapports de force au sein de la société civile, fixant monolithiquement les identités en favorisant toutes les formes de répression (toute nation ne se doit-elle pas d'être unie?), le nationalisme est la “malédiction des pays colonisés”, selon l'expression de l'historien Basil Davidson. Les Pocos ont dès lors souvent célébré toutes les formes de métissage, de cosmopolitisme, de diaspora, d'hybridité malgré la charge d'équivoque que ces notions recèlent (voir sur ce point Andrew Smith: Migrancy, Hybridity and postcolonial studies – 241-261): cette exaltation du déplacement, de la différence/différance pourraient cacher en effet une certaine idéalisation de la situation postcoloniale.

L'orientation résolument textualiste des Pocos incline à ne considérer dans la diversité des réalités postcoloniales que les effets de langage.

***

C'est généralement ce reproche d'idéalisation qui court tout au long de ce recueil et en fait l'unité. En effet, l'intérêt jusqu'à présent presque exclusif des Pocos sur l'analyse des discours et des structures idéelles du colonialisme risque d'en masquer les pratiques. En mettant l'accent moins sur l'antagonisme du colonisé et du colonisateur que sur leurs liens, leurs échanges, voire leur complicité, ne risque-t-on pas d'occulter la réalité effective du colonialisme, de minimiser les rapports de pouvoir, d'en atténuer la violence?

À la spéculation textualiste sur le discours colonial devrait succéder une analyse des mécanismes singuliers et effectifs de la domination impériale. C'est le retour à la praxis. Les Pocos, si l'on suit Benita Parry, n'ont cependant pas à “abandonner la sophistication théorique qui a marqué son combat contre le discours orientaliste, contre l'eurocentrisme, et contre les exégèses de la représentation mais à lier de telles spéculations métacritiques à l'étude des conditions politiques, économiques, et culturelles passées et présentes.” (80).

On se demandera si cette orientation “matérialiste” ne court pas à son tour le risque d'enliser les Pocos dans un positivisme descriptif et de les dépouiller de leur force critique. On se demandera surtout si les littératures postcoloniales qui déjà finissent dans la configuration générale des actuelles Pocos par ne plus occuper que la place congrue d'exemples illustratifs trouveront encore leur lieu (esthétique) dans une analyse à dominante socio-économique.



[i] Neil Lazarus, Professeur de Littérature Comparée à l'Université de Warwick. Il est notamment l'auteur de Resistance in Postcolonial African Fiction, New Have, Yale University Press, 1990; ainsi que Nationalism and Cultural Practice in the Postcolonial World, Cambridge, Cambridge University Press, 1999.



Patrick Sultan

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Dernière mise à jour de cette page le 21 Février 2008 à 15h35.