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De la «testimonialisation» des récits de fiction (à propos de L'Oiseau bariolé de Jerzy Kosinski)
par Alexandre Prstojevic (INALCO - CRAL CNRS/EHESS)


Alexandre Prstojevic est notamment l'auteur de Le Témoin et la bibliothèque. Comment la shoah est devenue un sujet romanesque (2012), dont on peut lire un extrait sur le sire Vox-Poetica ainsi qu'un compte rendu publié dans le dossier critique d'Acta fabula L'aire du témoin (Juin-Juillet 2013, Vol.14, n°5): «fiction vs témoignage?» par Frédérik Detue.


Dossier Témoignage.





De la «testimonialisation» des récits de fiction
(à propos de L'Oiseau bariolé de Jerzy Kosinski)


L'un des récits de la Shoah les plus connus et les plus controversés est assurément L'Oiseau bariolé de l'écrivain américain d'origine polonaise Jerzy Kosinski. Traduit dans de nombreuses langues, vendu à des millions d'exemplaires dans le monde, il figure parmi les titres que les jeunes lecteurs citent en premier à l'évocation du sort que l'Allemagne nazie réservait aux Juifs. Son influence sur le grand public, notamment les lecteurs qui ne sont pas personnellement concernés par la tragédie juive, est incontestable. Pour beaucoup, il sert d'introduction à l'histoire de la Shoah. Pour certains, il résume tout ce qu'ils peuvent en dire.

À sa parution en 1965, le roman reçoit un accueil favorable et s'impose en l'espace de quelques mois comme un «grand» livre de la littérature américaine. Avec An American Dream de Mailer et Of the Farm d'Updike, New York Times le place parmi les quatorze ouvrages de fiction les plus importants de l'année. En 1966, The National Association of Teachers of English l'inclut dans sa liste complémentaire des ouvrages à lire. Publié simultanément des deux côtés de l'Atlantique, L'Oiseau bariolé obtient la même année, en France, le prix du Meilleur Livre étranger et devient un véritable événement littéraire en Allemagne. Deux polémiques, pourtant, changeront la fortune de l'ouvrage. En 1982, les journalistes de la réputée revue américaine, Village Voice, Geoffrey Stokes et Eliot Fremont-Smith[1], affirment que Jerzy Kosinski, a bénéficié de l'aide de la CIA, en particulier dans la rédaction de ses ouvrages académiques publiés immédiatement après son arrivée aux États-Unis, mais aussi que son premier ouvrage de fiction est le résultat du travail de «nègres». Le biographe de Kosinski, James Park Sloan, apportera, en 1996, quelques nouveaux éléments à charge, sans pour autant accuser directement l'auteur de plagiat. Une autre affaire littéraire a surgi en 1994, lorsqu'une journaliste polonaise, Joanna Siedlecka, dans son ouvrage L'Oiseau noir (Czarny Ptasior)[2], a établi que l'expérience vécue pendant la guerre par Jerzy Kosinski a été différente de celle exposée dans son roman.

Pour une œuvre qui est censée faire partie de la bibliothèque de la Shoah, ce sont des accusations graves, car elles contestent à l'auteur à la fois l'autorité du témoin et le talent de l'artiste. Aux yeux d'une certaine critique, Kosinski, jeune romancier promis à une fulgurante carrière dans les années soixante, sera devenu, deux décennies plus tard, une sorte d'affabulateur sans talent. On aurait tort de mésestimer la portée de ces attaques qui, dans un autre domaine thématique, auraient certainement fait long feu, mais qui, dans le cas d'une littérature qui se veut située à l'intersection de l'art de la fiction et du témoignage historique, prennent une tout autre importance. Dans le même temps, la charge redoublée contre Kosinski a incité de nombreux lecteurs à lui apporter leur soutien, pour des raisons qui, finalement, sont plus riches d'enseignement que celles qui ont motivé ses détracteurs. La «défense» met à nu un mouvement ample, relevant de l'évolution culturelle de nos sociétés occidentales autant que de la phénoménologie de la réception proprement littéraire, qui dépasse de loin le cas particulier de L'Oiseau bariolé au contact duquel, pourtant, comme en présence d'un agent chimique, il se révèle pleinement. C'est donc par l'examen des points d'appui de cette lecture, aujourd'hui encore majoritaire – il suffit de lire les commentaires sur les sites des librairies en ligne pour s'en rendre compte –, qui range L'Oiseau bariolé parmi les «grands textes de la littérature de la Shoah» qu'il convient d'aborder l'affaire Kosinski.

De fait, aux arguments «factuels» de Stokes, Fremont-Smith et Siedlecka, les lecteurs de L'Oiseau bariolé opposent la valeur allégorique de l'œuvre. C'est grâce à l'infidélité factuelle, constitutive du genre dont il se revendique, que L'Oiseau bariolé créerait les conditions d'une nouvelle lisibilité de la Shoah. Il est aussi remarquable que mystérieux que les deux camps en conflit s'accordent sur la question cruciale du sujet. Car, en effet, critiqué ou encensé, L'Oiseau bariolé ne saurait être autre chose qu'un récit de la Shoah.

Or, cette évidence ne va pas de soi.

À la différence de ce que pourraient croire les partisans de l'approche «historiciste», elle peut être interrogée uniquement à partir des faits littéraires: sur quelle base et de quelle façon l'allégorie de Kosinski, si allégorie il y a, a-t-elle été construite? La violence qui traverse de part en part L'Oiseau bariolé est-elle littérairement cohérente? La structure de l'univers cauchemardesque mis en place par Jerzy Kosinski permet-elle de comprendre les mécanismes et la nature de la Solution finale? Toutes ces questions, comme on le verra, aboutissent à celle de l'auto-représentation de l'auteur, c'est-à-dire de la vision qu'a l'écrivain de sa propre œuvre, de son statut générique, de sa «mission», autrement dit du rapport qui s'instaure fatalement entre le public, le texte et le métatexte: entre la fiction littéraire, la lecture qui en est majoritairement faite par le grand public et l'appropriation de cette lecture par l'écrivain qui en fait un élément de son plaidoyer littéraire. C'est donc, de la trajectoire d'une évidence qui n'en est pas une, d'une évidence construite a posteriori, que les lignes qui suivent tenteront d'esquisser les contours.


Un roman de la souffrance

L'Oiseau bariolé retrace le destin d'un enfant de six ans, originaire d'une grande ville de Pologne, que ses parents, menacés de déportation, envoient à l'automne 1939 dans une lointaine province de l'Est. Deux mois après son arrivée, la femme qui avait accepté de le cacher meurt et le laisse sans protection. Dès lors, pour survivre, il est obligé d'errer d'un village à l'autre. D'un teint mat, paré d'une chevelure noire frisée, il passe pour un Bohémien ou un Juif. Les paysans qu'il rencontre hésitent à l'accueillir ou, s'ils le font, le soumettent à des conditions de vie inhumaines. Son errance se transforme en une suite de souffrances vertigineuses qui donnent au récit la tonalité d'un conte de fées où le laid le dispute à l'horrible.

L'Oiseau bariolé est fortement imprégné d'une atmosphère sadique que l'auteur semble attribuer à la vie fruste et dépravée de la paysannerie polonaise. Mains calleuses, muscles noués, corps accablé de malformations et tordu comme une branche sèche, regard torve qui découvre une intelligence limitée et une méchanceté congénitale, presque systématiquement une dépravation des mœurs et des impulsions charnelles monstrueuses menant au sadisme: voilà le paysan polonais décrit par Kosinski. Il est lâche et violent et, à quelques exceptions près, dépourvu de rigueur morale. La rude carcasse du laboureur aux pieds nus et à la peau rongée par le vent et le froid, ne dissimule pas un cœur tendre mais une totale absence de compassion. Il n'y a pas jusqu'au dernier garçon de ferme qui ne soit prompt à voler, boire ou violer. Face aux plus faibles – femmes, enfants ou animaux – les impulsions sadiques de l'homme de Kosinski sont décuplées. C'est dire si la traversée de la campagne polonaise à laquelle est condamné l'enfant de six ans donne lieu à un festin littéraire sanglant où le pugilat, la mutilation, l'inceste, la zoophilie et le viol se disputent la place d'honneur.

Cet aspect du livre fut le premier à choquer les lecteurs. Ils y virent une caricature malveillante qui ne faisait qu'ajouter à l'image déjà solidement établie du Polonais antisémite. Kosinski s'en défendit vigoureusement: aucun nom propre ou toponyme ne permet d'identifier la région géographique qui sert de théâtre aux événements racontés, encore moins d'identifier les modèles authentiques de ses personnages. Si le pouvoir en Pologne, laissait-il entendre de façon détournée, s'en émouvait tant, c'est que son récit devait finalement contenir une once de vérité. Cette polémique, que l'auteur a exploitée adroitement des années durant, en y apportant chaque fois de nouvelles anecdotes – tantôt des quidams soudoyés par le parti communiste assiégeaient l'appartement de Lodz où sa mère se mourait d'un cancer, tantôt des émigrés sortis droit d'un roman d'espionnage débarquaient dans son appartement new-yorkais en le menaçant de barres de fer[3] –, contribuait à maintenir le doute quant à la nature réelle de son récit. Kosinski soutenait que, même s'il n'apportait pas de preuves matérielles sous une forme brute, son roman permettait une profonde prospection spirituelle de l'Histoire grâce au choix judicieux du point de vue narratif qui offrait la possibilité de jouer à la fois sur la sensibilité propre au jeune âge de la victime et sur son incapacité à saisir intellectuellement le contexte et les raisons du malheur qui l'accable[4].

A ce titre, la note introductive est un véritable chef-d'œuvre. Kosinski y adopte une attitude de romancier-témoin-scientifique avertissant ses lecteurs des enjeux de l'ouvrage qu'ils s'apprêtent à lire. Il résume le contenu du roman, opère une mise au point historique concernant la Deuxième Guerre mondiale sur le Vieux Continent et fournit une explication sociologique de la vie des paysans dans les provinces orientales de l'Europe centrale. La présentation est courte et précise, les jugements parfois à l'emporte-pièce, le ton docte: le héros est la quintessence de la victime, ses bourreaux des brutes en guenilles amoindris intellectuellement et humainement par des siècles d'une vie en marge de la civilisation. La nature hostile, la pauvreté, la solitude et l'occupation allemande les rendent encore plus misérables et sauvages.


L'allégorie de la Solution finale

Longtemps cette note fut prise pour preuve que le roman était une forme de témoignage – certes, largement fictionnalisé – sur l'extermination des Juifs d'Europe. De fait, à s'en tenir à ces soixante lignes de résumé liminaire, l'œuvre de Kosinski serait un récit extrême. Or, sur les vingt chapitres de ce qui est censé être un roman-témoignage, seuls deux chapitres présentent un réel intérêt historique dont un seul est consacré à la déportation. Cela forme à peine cinq pour cent du texte. De plus, les éléments nécessaires à la compréhension de la fable – dates, noms, toponymes, brèves explications du mécanisme de la destruction – ne sont portés à la connaissance du lecteur que très tardivement et de façon extrêmement incomplète.

Dès lors, il ne faut pas s'étonner si certains critiques voient dans la combinaison de l'effacement des repères socio-historiques et de la violence infligée au principal protagoniste une stratégie narrative (rhetorical ploy) servant à produire l'impression que l'action se déroule dans un Moyen Âge imaginaire[5]. Cette remarque permet de repenser l'œuvre à nouveaux frais. Pour y voir un récit de la Shoah, le lecteur est obligé de supposer que sa nature est allégorique: le monde historiquement décontextualisé de Kosinski serait peuplé des créatures qui incarnent les principes d'Auschwitz[6]. Il est aisé de concevoir les conséquences d'un tel raisonnement: la détresse de l'enfant serait celle du peuple juif, sa traversée de la campagne polonaise celle, plus générale, des années de la Shoah en Europe orientale. Cette hypothèse de lecture audacieuse postule implicitement une similitude de configuration, cachée, entre la réalité historique et le monde créé par la fiction. Elle oblige la critique à forger les notions de translated terms et de nonalogous reality[7] qui permettent de présenter l'univers de Kosinski comme une transcription (translation), dans le contexte de la vie rurale, des aspects politiques, bureaucratiques et sadiques qui ont caractérisé la persécution des Juifs sous le Troisième Reich.

Cette lecture, pourtant, se heurte à l'obstacle de taille que constitue l'absence de cohérence interne. De fait, pour être opérationnelle, une allégorie doit représenter avec précision le monde qu'elle prétend décrire, ce qui fait qu'il est toujours possible de reconnaître un isomorphisme entre l'univers fictionnel et la réalité qu'elle prend en charge. Or, L'Oiseau bariolé, dépourvu d'une structure qui permettrait une telle reconnaissance, nous laisse dans l'ignorance de la mécanique de destruction qu'il est censé expliquer. Au lieu d'une structure intelligible, c'est un incompréhensible magma de souffrances – dans la plupart des cas liées à la sexualité – qui s'impose. En effet, que vient faire, dans un roman sur la Shoah, la scène au cours de laquelle un meunier, en présence de son épouse infidèle, crève les yeux de son amant? Pour quelle raison décrire avec force détails comment un paysan a été dévoré par des centaines de rats dans un blockhaus abandonné ou exposer avec un art consommé de détails anatomiques la manière dont la jeune Ewka, après s'être accouplée avec un bouc, est soumise aux assauts de son père et de son frère? Que nous dit, sur le génocide juif, la scène – n'impliquant que des chrétiens – où la belle Ludmila est violée par des bergers pour être ensuite massacrée par leur femmes ou celle montrant le petit héros pendu par les bras dans une pièce gardée par un chien enragé?

Par ailleurs, Kosinski ne propose aucun indice permettant de déclencher une lecture allégorique de son texte, comme cela a été réalisé dans le modèle du genre qu'est W ou le souvenir d'enfance (1975) de Georges Perec. Rappelons que ce roman spéculaire est composé d'un récit autobiographique et d'une histoire fictionnelle dans laquelle est décrite la vie d'un petit peuple insulaire dont le quotidien est rythmé par une stricte pratique du sport. Deux récits, donc, une autobiographie marquée par la «clause» de l'authenticité, et une fiction, clairement assumée comme telle. À la fin de l'œuvre, ces deux récits se rejoignent dans une chute inattendue: un extrait du célèbre témoignage de David Rousset, L'Univers concentrationnaire. Le résistant français y décrit comment la pratique du sport était devenue, dans les camps, un moyen de mener à la mort des hommes affaiblis par la malnutrition. Placé à la dernière page d'une œuvre hybride, mi-biographique, mi-fictionnelle, le document historique explique le projet littéraire et révèle l'allégorie: la description de la vie sur l'île W n'est autre chose qu'une analyse transposée de la vie d'un camp. Le document permet, ici, à la fiction de s'arrimer à la réalité. Il la soutient poétiquement et la justifie éthiquement.

On l'a vu, rien de tel dans l'œuvre de Kosinski, qui fonctionne pour ainsi dire en circuit fermé, libéré d'amarres factuelles et manquant des structures porteuses d'une hypothétique allégorie. Avec une remarquable constance, le narrateur de L'Oiseau bariolé accumule les sévices subis ou observés par le protagoniste impuissant, sans que cet ensemble prenne une forme apte à jeter un nouvel éclairage sur les années de la persécution.


Le sens de la violence

Des vingt chapitres qui composent le roman, nous l'avons dit, un seul porte explicitement sur le génocide juif tandis que dix contiennent des scènes d'une extrême violence. Cela représente la moitié du roman: une proportion exorbitante, difficile à expliquer par un simple hasard de l'écriture.

De fait, L'Oiseau bariolé est un invraisemblable almanach de la souffrance. Il est rédigé sur le modèle d'un recueil de nouvelles ou d'un roman-feuilleton: chaque chapitre est une histoire indépendante qui commence par l'arrivée de l'enfant dans un village, se prolonge par la description des horreurs qu'il y subit ou dont il est le témoin oculaire, et se termine par sa fuite. Ainsi, est obtenue une structure dans laquelle les chapitres, en plus d'être les pans d'une histoire unique, sont les entrées plus ou moins développées d'une curieuse encyclopédie du sadisme maintenues ensemble par un fil chronologique ténu n'assurant qu'un semblant de structure romanesque. L'espace, dans le roman, en porte la trace: ce qui apparaît au début comme une rase campagne, parsemée de villages désolés qu'un fugitif pourrait facilement contourner, devient au cours du récit une géographie fermée. Et toute l'histoire de L'Oiseau bariolé ne fait que le confirmer: les villages se ressemblent tous, leurs habitants sont assimilés à des bourreaux sadiques et le destin que l'enfant y connaît est une suite de variations d'un schéma unique. Lorsqu'il fuit ses tortionnaires pour s'enfoncer dans la nuit de la forêt polonaise, l'enfant ne fait que se déplacer dans un espace scénique clos et il débouche fatalement sur un nouveau lieu de torture[8]. Régie par l'espace, la torture devient une affaire du hasard, de l'incertitude, de l'arbitraire.

L'absence de réelle motivation historique et narrative apparaît clairement dans l'une des scènes les plus célèbres de L'Oiseau bariolé, celle du «lapin écorché vif» située au douzième chapitre où l'enfant est pris en charge par un chef de village qui, avec ses enfants, Anton (vingt ans) et Ewka (dix-neuf ans), habite une ferme isolée. L'étrange famille tient son entourage en respect: le père, «un homme trapu à la nuque épaisse», ne se sépare jamais de son long couteau avec lequel il est capable d'atteindre à dix pas «une punaise sur un mur», comme le précise, non sans complaisance morbide, le narrateur, tandis que le fils garde toujours dans sa poche une grenade à main, trouvée sur le cadavre d'un partisan, dont il menace tous ceux qui lui cherchent querelle. Kosinski reproduit ici, non sans une certaine maestria, ce qui apparaît ailleurs comme la matrice structurale de son univers: une division stricte de l'espace, son cloisonnement en une série de geôles, cachots ou salles de tortures dans lesquels la violence peut s'exercer librement. Une région indigène, isolée par la géographie et la politique, poussée encore plus loin dans les marges de la civilisation par une guerre aux dimensions mondiales, une ferme à la lisière de la forêt, une famille étrange sur laquelle plane le soupçon de zoophilie et d'inceste, un enfant de huit ans sans défense: voilà sur quel métier est tissé le fil de l'intrigue du douzième chapitre. Dans cette atmosphère délétère, l'enfant sera d'abord pris en charge par la fille cadette qui apparaît à la fois comme une protectrice indulgente et une séductrice autoritaire. Elle asservira tendrement sa victime, la transformera en agent malléable et inconscient de son plaisir. Mais ce fantasme sado-masochiste, dont les occurrences sont légion dans l'œuvre de Kosinski, sera brusquement interrompu par l'irruption du père qui, dans un accès de colère, exigera de l'enfant qu'il tue le plus bel animal de la ferme.

Un jour mon maître me fit venir et m'ordonna de tuer sa lapine blanche. Je n'en croyais pas mes oreilles. C'était une bête de prix, car les peaux d'une blancheur immaculée étaient rares, et ses larges flancs promettaient de nombreuses portées. Makar, détournant les yeux, répéta son ordre. Je ne savais trop que faire. D'habitude, il tuait lui-même ses lapins, de crainte que je ne m'y prenne mal et que je les fasse souffrir. Il me laissait le soin de les dépiauter et de les vider; puis Ewka en faisait d'excellents ragoûts. Je demeurais perplexe; Makar, furibond, me gifla et, une nouvelle fois, me somma d'obéir.
Je m'emparai donc de la bête. Elle était lourde, et j'eus le plus grand mal à la traîner dans la cour. Elle se débattait et poussait des cris perçants. Je ne parvenais pas à la lever assez haut par les pattes de derrière, pour lui assener le coup fatal sur la nuque. Je n'avais pas le choix. J'attendis l'instant propice, et frappai de toutes mes forces. Elle tomba. Pour plus de sûreté, je lui donnai un nouveau coup, puis je la suspendis par les pattes à un crochet. J'aiguisai mon couteau sur une pierre et commençai à la dépiauter.
J'entaillai d'abord la peau des pattes en séparant soigneusement le tissu du muscle et en prenant soin de ne pas abîmer la dépouille. Après chaque incision, je tirais la peau vers le bas, jusqu'à la naissance du cou.
C'était un endroit délicat, parce que la blessure de la nuque provoquait une telle hémorragie qu'on distinguait mal, sous le sang, le muscle de la peau. Makar ne supportait pas qu'on abîmât une fourrure, je n'osais imaginer ce qui m'arriverait si je déchirais celle-là.
Je redoublais de soins et tirais la peau lentement vers la tête, lorsqu'un frisson parcourut le corps ensanglanté. Je me sentis glacé d'horreur. J'attendis un instant, mais la bête ne bougeait plus. Rassuré, je repris ma tâche. Alors, la lapine tressaillit à nouveau:elle n'était qu'assommée.
Je courus chercher un gourdin, mais un horrible cri me cloua au sol. Suspendue à son crochet, la carcasse à demi dépiautée se tortillait et gigotait. Abasourdi, affolé, je décrochai la lapine. Elle m'échappa des mains et se mit à courir en tous sens, se roulant sur le sol et poussant d'abominables piaulements. Poussières, feuilles mortes, sciure de bois se collaient à la chair dénudée et sanglante. Elle était prise de soubresauts de plus en plus violents. Aveuglée par le sac de peau qui lui tombait sur les yeux, elle se tortillait parmi les brindilles et les graines qui jonchaient le sol.
Ses cris perçants semèrent la panique dans la cour. Dans leurs clapiers, les lapins terrorisés devenaient comme fous; les femelles piétinaient leurs petits, les mâles se battaient, et se cognaient la tête contre les grillages. Ditko tirait sur sa chaîne en aboyant. Les poules agitaient les ailes et piaillaient dans la basse-cour.
La lapine, qui n'était plus qu'un boule de sang, courait toujours comme un toupie folle. Elle fonçait vers le potager, puis repartait vers les cages. Elle s'empêtrait dans les plants de haricots. A chaque fois que sa peau s'accrochait à un obstacle, elle poussait un cri déchirant et son sang jaillissait.
Enfin Makar surgit, une hache à la main. Il rattrapa la malheureuse créature, et d'un seul coup la fendit en deux. Puis il s'acharna sur le tas de viande en bouillie. Son visage était pâle comme la cire, et il proférait d'affreux jurons[9].

Le premier choc émotionnel dissipé, se pose la question de la pertinence littéraire d'une violence aussi crûment rapportée, tant un ensemble d'éléments concourt à mettre en doute sa logique interne et son ancrage dans l'ensemble romanesque. D'abord, la souffrance de l'animal n'est pas préméditée. Certes, Makar, pour des raisons que l'on soupçonne aisément, enjoint au jeune héros de tuer son invraisemblable dulcinée, mais n'exige en aucune manière qu'il lui inflige une souffrance quelconque. N'est-il pas écrit que, lorsqu'il intime l'ordre de tuer, il «détourne les yeux» et que, de façon générale, il tue «lui-même ses lapins, de crainte que [l'enfant] ne s'y prenne mal et [qu'il ne] les fasse souffrir». Dans l'esprit du fermier, la mort de la bête doit être rapide et, pour ainsi dire, indolore. Ensuite, l'enfant qui, jusqu'alors, n'était qu'un simple aide et n'intervenait jamais dans de pareilles circonstances, s'applique à venir rapidement à bout de sa nouvelle besogne et, lorsque la situation tourne au drame, à abréger l'agonie de l'animal. Ainsi la douleur de l'animal est-elle proportionnelle à l'accumulation de «bonnes intentions»: plus les personnages s'en renvoient la responsabilité, plus ils prennent de précautions afin d'épargner à l'animal une longue agonie, plus celui-ci souffre. En effet, cette scène fonctionne entièrement sur le principe de la souffrance partagée: tous les acteurs sont à la fois bourreaux et victimes. Ce mélange d'un principe actif et d'un principe passif qui semblent se relancer ad infinitum pour déborder l'espace fictionnel et «contaminer» celui du lecteur surpris à son tour dans la position d'un voyeur révulsé par ce déchaînement de passions violentes, montre l'habileté avec laquelle Kosinski a su tisser dans son œuvre les principes fondamentaux du sado-masochisme.

En même temps, l'extrême violence de la scène révèle l'absence d'une nécessité narrative interne. Les tribulations de l'enfant rapportées au début du roman n'annoncent aucunement les événements ultérieurs. Certes, au niveau interne du chapitre, la zoophilie de Makar, suggérée dès les premières lignes, est là pour fournir une explication psychologique à sa décision, de même que la maladresse avec laquelle l'enfant assomme l'animal est parfaitement convaincante mais, du point de vue de la cohérence romanesque, l'intensité de la souffrance de l'animal n'en reste pas moins insensée. Car elle ne dit rien des personnages ou des événements qui l'ont provoquée. Elle ne jette aucun éclairage sur l'époque et le pays sans nom dans lequel Kosinski situe l'action de son récit. Enfin, elle n'a aucun rapport avec le sujet présumé de l'œuvre, l'extermination des Juifs d'Europe. Ainsi la souffrance de la bête est-elle doublement calamiteuse: sans motivation événementielle concrète dans l'espace fictionnel de l'œuvre, parfaitement improductive littérairement, elle est vide de tout sens symbolique.


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Pour comprendre à quel point la scène du lapin écorché vif manque d'assise logique, il faut se rapporter à l'œuvre d'un autre enfant de la Shoah, Danilo Kis, et à son recueil de nouvelles Un tombeau pour Boris Davidovitch. Écrit en France en réaction au refus de la gauche française[10] et des cercles intellectuels qu'il fréquentait alors à Paris et à Bordeaux de reconnaître l'existence des camps soviétiques, Un tombeau est publié pour la première fois à Belgrade en 1976 et traduit en français trois ans plus tard. De façon paradoxale, c'est en Yougoslavie que Kis fut attaqué par ceux qui étaient au courant de la situation soviétique, mais qui, pour des raisons idéologiques, ne toléraient pas la critique du système, et c'est en France qu'il fut acclamé par ces mêmes cercles contre lesquels il écrivait. Ce texte d'inspiration politique, essentiellement anti-idéologique, s'affirma rapidement, en raison de ses qualités littéraires, comme l'un des recueils les plus importants de la littérature serbe contemporaine. Il devint, pour les générations suivantes, le symbole d'une littérature qui résiste aux conditions politiques objectives pour se dresser contre l'injustice et l'oubli.

En grande partie structuré comme un roman post-moderne, privilégiant le renvoi, la similitude et l'allusion, Un tombeau pour Boris Davidovitch est composé de sept histoires qui rendent hommage à des personnages historiques fictifs ou réels peu connus, tous disparus dans le maelström de l'Histoire. Six d'entre eux sont des communistes de la première heure dont la trace se perd dans les geôles du régime soviétique. La septième histoire est, en réalité, une libre transcription d'un document historique authentique datant du Moyen Âge qui relate la conversion forcé des Juifs français.

Dans la première nouvelle du recueil, «Un couteau au manche en bois de rose», le protagoniste principal, le jeune apprenti tailleur, Mikcha, décide d'aider son patron dont le poulailler est dévasté par un putois. Il confectionne un piège rudimentaire, attrape l'animal et, afin d'éloigner ses congénères du poulailler, afflige à la bête une atroce punition:

[Mikcha] fit passer un fil de fer rouillé dans les narines du putois, lui attacha les pattes et le pendit au montant de la porte. La puanteur était horrible. Il fit d'abord une entaille, un vrai collier de perles, autour du cou de l'animal, puis deux autres juste à l'articulation des pattes. Détachant la peau du cou, il fit encore deux petites fentes, comme deux boutonnières, pour y passer les doigts.
Réveillé par les cris horribles de la bête, ou peut-être par un cauchemar, Reb Mendel apparut soudain. Se cachant le nez dans le col de son paletot froissé, il regarda de ses yeux rougis et horrifiés la pelote sanglante encore en vie qui se raidissait au bout du fil de fer. Après avoir frotté son couteau dans l'herbe, Mikcha se releva et dit: «Reb Mendel, je vous ai débarrassé des putois une bonne fois pour toutes.» Lorsque Reb Mendel put enfin articuler, sa voix résonna, rauque et pleine d'effroi, comme la voix des prophètes: «Lavez le sang de vos mains et de votre visage, et soyez maudit, Herr Miksat[11]

La malédiction de Reb Mendel est plus grave que Mikcha ne l'imagine: toutes les portes des ateliers de la région lui sont désormais fermées. Abandonné et sans ressources, le jeune homme finit par se promettre «solennellement de se venger un jour de l'affront que lui avaient infligé les talmudistes». Peu de temps après l'épisode qui lui a valu son renvoi, grâce au soutien d'un jeune homme, Aïmiké, il entre au parti communiste. Sa première mission consiste à éliminer un traître, une jeune Juive polonaise recherchée par la police. Il lui donne rendez-vous sur un pont désert sur lequel il l'étrangle puis la jette dans les flots glacés, mais la victime qu'anime encore un souffle de vie, reprend conscience et tente de s'échapper. À ce moment, Mikcha rejoint la berge:

La jeune fille était couchée dans la vase au bord de l'eau, parmi les tiges noueuses des saules. Respirant avec peine, elle tentait en vain de se relever et de s'enfuir. Pendant qu'il lui plongeait en pleine poitrine la courte lame de son couteau de Bucovine au manche en bois de rose, Mikcha, en sueur et tout essoufflé, distinguait à peine quelques mots du flot de paroles décousues, tremblantes, plaintives qui s'échappaient à travers la boue, le sang et les gémissements. Il frappait vite, animé d'une espèce de haine, justifiée maintenant, qui accélérait le mouvement de sa main. Dans le fracas des roues et le grondement sourd des poutrelles métalliques du pont, la jeune fille se mit à parler, puis à râler en roumain, en polonais, et en yiddish, et en ukrainien, comme si la question de sa mort n'était que la conséquence d'une tragique méprise qui tirerait ses lointaines racines de la confusion babylonienne des langues.
Celui qui a vu un mort ressusciter ne risque plus d'être trompé par les apparences. Mikcha retira les tripes du cadavre pour empêcher le corps de flotter, puis le plongea dans l'eau[12].

Le fait que le destin de l'assassin ne soit pas meilleur – après avoir été atrocement torturé par les policiers soviétiques, il signera un aveu fantasque envoyant devant le peloton d'exécution ou au goulag vingt personnes innocentes, puis finira lui-même au camp d'Izvestkovo où il mourra la veille du nouvel an 1941 – et que la jeune Hana Krzyzewska soit innocente – le vrai traître était en fait le commanditaire de ce meurtre – ne doit pas nous détourner de la question de la causalité romanesque, qui nous occupe au premier chef. Elle consiste, ici, à révéler, dans la brutalité du geste initial (le supplice infligé à l'animal), l'aptitude du personnage à faire le mal (l'assassinat de la jeune femme), et aussi à faire en sorte que ce geste déclenche une suite d'événements (l'antisémitisme) menant au dénouement, qui apparaît aux yeux du lecteur comme inévitable.

Nulle complaisance dans la description anatomique de l'acte, nul exhibitionnisme littéraire dans le sang répandu. Le carnage centre-européen est décrit avec rapidité, énergie, conditionné par un réseau dense de relations textuelles et symboliques. La souffrance de l'animal est littérairement productive: elle révèle la vérité du personnage et préfigure la suite de l'histoire.


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Dans les profondeurs souterraines de L'Oiseau bariolé semble bruire un inavouable courant de plaisir lié à la douleur, plaisir qui réapparaît avec une nouvelle force dans le recueil de nouvelles Des pas publié en 1968. Dans cette œuvre décousue et sans grande valeur littéraire[13], un narrateur recense, à la première personne, ses conquêtes, ses aventures militaires ou criminelles, les événements dont il a été témoin. On apprend ainsi qu'après avoir assisté, impuissant, au viol collectif de sa compagne, le narrateur a offert la jeune femme à six de ses amis, qu'il a assisté à un spectacle des plus inhabituels, organisé dans un village perdu d'un pays sans nom, où une jeune femme s'est offerte à un étalon pour le plus grand plaisir des spectateurs, puis qu'il a découvert, dans une grange, une femme inconnue enfermée depuis cinq ans dans une cage suspendue au plafond afin que les hommes du village puissent assouvir leurs désirs. On découvre également les méthodes qui lui ont permis, souvent avec l'aide d'un complice, d'asservir sexuellement des femmes qu'il convoitait ou la façon dont il a tué, par vengeance, plusieurs enfants et, par plaisir, un vieil homme. Il serait difficile de trouver, dans Des pas, une autre forme d'intrigue que celle d'une vie vagabonde guidée par le plaisir qu'offre la souffrance infligée ou subie. Cette œuvre qui occupe une place importante dans la carrière de Jerzy Kosinski, car elle le confirme en tant que grand écrivain américain et auteur de best-sellers, désormais choyé par les maisons d'édition et bénéficiaire d'importants contrats qui le mèneront jusqu'à Hollywood et au tournage de son Mr Chance, interprété brillamment par Peter Sellers, confirme la constance d'une obsession qui semble marquer la vie de l'auteur dans les années soixante et qui, même s'il est possible de situer son origine dans une enfance vécue sous la menace de la déportation, n'en reste pas moins, dans sa réalisation littéraire, extérieure à la question de la Shoah proprement dite.


L'artiste à l'écoute ou la vision bifocale

La lecture autobiographique du premier roman de Jerzy Kosinski reste néanmoins, aujourd'hui encore, prédominante et la constance avec laquelle l'ensemble des acteurs de l'univers de la culture – l'édition, la critique, le public – continue de classer L'Oiseau bariolé dans le domaine de la littérature de la Shoah semble promise à une longue postérité. L'Avant-propos rédigé en 1976, qui accompagne désormais toutes les éditions de poche de L'Oiseau bariolé, confirme explicitement cette classification thématique:

Au printemps de l'année 1963, je me rendis en Suisse avec mon épouse Mary, américaine de naissance. Nous y étions déjà venus en vacances, mais maintenant nous nous trouvions dans le pays pour un motif différent: ma femme luttait depuis des mois contre une maladie qu'on disait incurable et elle venait en Suisse pour consulter encore un autre groupe de spécialistes. Comme nous pensions être obligés de rester quelque temps, nous avions pris une suite dans un hôtel somptueux qui dominait le bord de lac d'une station en vogue depuis longtemps. Parmi les résidents de l'hôtel se trouvait une coterie de riches Européens de l'Ouest qui s'étaient installés là juste avant le début de la Seconde Guerre mondiale. […] A l'occasion, je bavardais avec quelques-uns de ces exilés volontaires, mais chaque fois que je faisais allusion aux années de guerre en Europe centrale ou orientale, ils ne manquaient jamais de me rappeler que, étant venus en Suisse avant le début des violences, ils n'avaient connu la guerre que d'une manière vague, par les comptes rendus de la radio et de la presse. Mentionnant en particulier un pays dans lequel avaient été situés la plupart des camps de concentration, je faisais remarquer que, entre 1939 et 1945, un million de gens seulement étaient morts à la suite d'une action militaire directe, mais que cinq millions et demi avaient été exterminés par les envahisseurs. Plus de trois millions des victimes étaient des juifs, et un tiers d'entre eux avaient moins de seize ans. […] Mes interlocuteurs hochaient la tête poliment, admettant qu'ils avaient toujours cru que les récits sur les camps et les chambres à gaz devaient beaucoup à l'imagination de journalistes surexcités. Je leur assurai que, ayant passé mon enfance et mon adolescence en Europe de l'Est, pendant les années de guerre et après-guerre, je savais que les événements réels avaient été beaucoup plus brutaux que les fantasmes les plus bizarres. […] La contradiction totale entre les faits tels que je les connaissais et la vision nébuleuse et chimérique que les exilés et les diplomates avaient du monde me tourmentait profondément. Je commençai à réexaminer mon passé et je décidai d'abandonner mes études de sciences sociales pour me tourner vers la fiction. A la différence de la politique, qui n'offrait que les promesses extravagantes d'un avenir utopique, je savais que la fiction pouvait présenter la vie telle qu'elle est vécue en réalité[14].

Davantage que cette mission éthique et pédagogique que le roman de Kosinski semble avoir remplie, quatre décennies durant, la préface de 1976 soulève la question du point de vue narratif qui, dans son cas, est loin d'être purement formelle. Trois étapes marquent l'argument liminaire. Dans un premier temps, la précision des données factuelles sur le génocide juif avancées par Kosinski indique non seulement qu'il a vécu les faits, mais qu'il en possède aussi un savoir scientifique. Il n'est alors pas étonnant si, à la fin de l'extrait, il revient sur la question de la connaissance objective de l'Histoire pour asseoir son statut de scientifique et annoncer aussitôt sa décision de l'abandonner au profit d'un instrument d'analyse plus fin: «je décidai d'abandonner mes études de sciences sociales pour me tourner vers la fiction». Le premier pas consiste donc à affirmer son autorité de témoin oculaire et de scientifique soucieux d'exactitude factuelle, à se revendiquer, en somme, à la fois d'Elie Wiesel et de Raul Hilberg.

Dans un deuxième temps, Kosinski souligne le fait que l'horreur de l'extermination a souvent dépassé l'imagination. Il crédite la fiction d'un pouvoir qui semble échapper à l'historiographie et met l'accent non pas sur la réalité des faits avérés, mais sur la vie «telle qu'elle fut vécue», c'est-à-dire sur les faits tels qu'ils furent perçus par les protagonistes. L'argument soulève la question du rapport entre la matérialité du fait historique, la perception qu'en ont les acteurs et sa représentation littéraire ultérieure. Kosinski souhaite provoquer chez son lecteur le même choc douloureux que celui qu'éprouve son double romanesque inavoué: le personnage principal de L'Oiseau bariolé. C'est donc la question de la relation entre le fait et sa transcription littéraire, entre l'expérience historique de l'individu en souffrance et celle générée artificiellement par la littérature dans la conscience du lecteur, qui préoccupe le jeune auteur. En dernière instance, la question revient à dire: est-il possible d'éprouver par le truchement de l'art ce que la victime a ressenti au moment de son supplice?

En même temps, apparaît en filigrane la question du fantasme. L'auteur ne prétend pas que l'horreur dépasse l'imagination, mais qu'elle va plus loin que le fantasme. Ce lapsus lingua liminaire est lourd de sens. Il révèle le fondement même de l'œuvre et définit avec plus de précision que ne l'aurait fait aucun critique littéraire l'origine de la question que le roman de Kosinski pose à la littérature en général, et à la littérature testimoniale en particulier. Car la neutre imagination, prise dans son acception lexicale de «faculté que possède l'esprit de se représenter des images; connaissances, expérience sensible», cède ici la place à ce qui s'affirme comme le moyen «par lequel le moi cherche à échapper à l'emprise de la réalité». Assertion extrêmement troublante, en effet, que celle qui donne la primauté au fantasme dans une réflexion ayant trait à la Shoah. Elle révèle clairement l'ambivalence du point de vue qui régit la narration dans L'Oiseau bariolé. L'apanage du bourreau plutôt que de la victime, le fantasme, occupe pourtant la place centrale dans le roman de Kosinski.

C'est sur ce point que The Note of The Author on The Painted Bird, mince fascicule publié par Kosinski à compte d'auteur en 1965 et distribué gratuitement aux journalistes afin d'orienter la réception de son livre aux Etats-Unis, prend toute son importance. Compilation d'amorces interprétatives sans suite dont le but affiché est de justifier les choix thématiques opérés dans le roman, The Note of The Author est un parfait exemple de kitch métatextuel. Au-delà de l'imperfection de sa composition fragmentaire, de l'inadéquation de ses raccourcis logiques et de ses simplifications parfois abusives, ce pamphlet découvre un jeune homme effrayé par l'opinion publique dont il est pourtant crucial de s'attirer les bonnes grâces. La structure du texte le prouve exemplairement, qui se présente comme un enchaînement d'observations pointues effectuées à partir de l'œuvre et qui donnent lieu à un développement justificatif inscrit systématiquement sous l'égide d'une figure tutélaire: Camus, Proust, Valéry, C. G. Jung, etc. Cette compilation de miettes théoriques de plus de vingt pages ne révèle pas seulement une farouche volonté d'impressionner le lecteur: elle démontre de manière frappante qu'en 1965 Jerzy Kosinski prend conscience de l'impact que le contenu de L'Oiseau bariolé peut avoir sur le public et sur sa propre vie. Sa préoccupation essentielle n'est pas de prouver l'authenticité testimoniale du texte, question qu'il expédie en une seule phrase sibylline, mais de justifier son choix thématique par le biais des théories littéraires et psychologiques.

Dans The Note of The Author de 1965, L'Oiseau bariolé est une œuvre constitutivement romanesque qui évacue, par son statut même, la question d'adéquation à la réalité historique qu'elle semble décrire. Elle est analysée, interprétée, défendue en tant que fiction littéraire. Kosinski ne fait aucune mention du contexte social ou historique, encore moins de motivations éthiques qui l'auraient poussé à se plonger dans cette écriture, combien difficile, d'un trauma d'enfance. Nulle trace de «coterie de riches Européens de l'Ouest», de lacs suisses ou de l'incrédulité de l'opinion publique face aux horreurs de la Shoah. Le roman n'est destiné à remplir aucune fonction sociale ou politique. Kosinski s'interroge sur l'enfance, la souffrance et la façon dont l'art du langage permet de transmettre une expérience traumatisante. En ce sens, et en dépit de ses défauts patents, The Note est un franc témoignage sur l'œuvre dont il prend la défense.


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Même si elles témoignent d'une évidente continuité dans la vie littéraire de Jerzy Kosinski, les deux réflexions – The Note of The Author et la préface de 1976 – restent fondamentalement différentes dans leur esprit. En 1965, Kosinski mène une réflexion strictement littéraire; douze ans plus tard, il disserte sur les conditions socio-politiques dans lesquelles l'œuvre fut créée, sur sa réception et sur la conscience de la Shoah dans un monde marqué par l'affrontement idéologique entre l'Est et l'Ouest. Ce passage du discours littéraire à la réflexion sociologique reflète l'évolution de la vision qu'a l'auteur de sa propre œuvre autant que celle de la société occidentale dans laquelle cette dernière s'inscrit. Or, sur ce point, la datation de Kosinski contredit les faits historiques: le procès Eichmann, qui s'est déroulé deux ans auparavant à Jérusalem, marque indiscutablement un tournant dans l'émergence de la mémoire du génocide. La couverture médiatique sans précédent dont il bénéficie et le rôle actif que les survivants et les historiens y jouent, permettent l'émergence du témoignage[15]. Pour la première fois depuis la fin de la guerre, le génocide juif est présenté à l'opinion publique comme une entité à part entière. Aux Etats-Unis, «des suites du procès, le mot “Holocauste” commen[ce] pour la première fois à s'attacher solidement à l'extermination des Juifs d'Europe[16]». L'année 1961 est une année charnière, le procès Eichmann un événement dont l'onde de choc se ressent puissamment au moment où Kosinski s'entretient avec les riches grabataires de l'exil suisse et il est difficile, dans ce contexte, de croire en une aussi totale imperméabilité de l'opinion publique face à la réalité de l'extermination conduite par les nazis. Il serait plus juste de voir, dans les interrogations qui taraudent l'esprit du jeune émigré, le souffle d'une époque désormais placée sous le signe du témoin. Publié la même année que le deuxième tome du Cirque de famille de Danilo Kis, quelques années seulement avant le début de la rédaction de L'Être sans destin d'Imre Kertész et cinq ans avant la publication en feuilleton de W de Georges Perec, L'Oiseau bariolé participe à un renouveau de l'écriture d'hurbn qui, pour une part, va de pair avec celui de la littérature occidentale. Jerzy Kosinski, accroché aux rames de sa barque perdue au milieu d'un lac suisse, comme il le rappelle dans sa préface, loin d'être un précurseur révolutionnaire dont la voix s'élève au milieu d'un désert moral, participe à un large mouvement qui donnera certains des plus importants récits littéraires jamais écrits sur le système totalitaire.

Les deux textes théoriques de Jerzy Kosinski dessinent un espace tendu entre le bureau de l'écrivain, la bibliothèque de l'historien et la barre des témoins. Ils révèlent une surprenante évolution, chez l'auteur, de la vision de sa propre œuvre et montrent comment la thématique concentrationnaire est venue se greffer à L'Oiseau bariolé à sa sortie en librairie. Loin d'être le principal élément endogène du texte, la Shoah apparaît comme la conséquence d'une lecture exogène que l'écrivain sera forcé de faire sienne. Le statut générique de l'œuvre et sa portée cognitive en restent profondément affectés: ce qui compte dans le processus de fictionnalisation d'une expérience n'est pas tant la fidélité factuelle aux événements historiques que l'attachement à une certaine configuration narrative du passé. Ecrire un roman sur la Shoah, à partir de sa propre expérience, ce n'est pas simplement rapporter ce qu'on a vu et vécu, c'est en donner une interprétation, formuler une opinion. A ce titre, Le Sang du ciel de Piotr Rawicz est une œuvre paradigmatique. Si ce roman, publié en 1961 par un survivant du camp d'Auschwitz, suscite, aujourd'hui encore, l'intérêt, ce n'est pas en raison d'un improbable hyperréalisme dans la transcription du vécu, mais en raison des positions fortes sur la question du destin juif, de la débâcle de l'individu et de la gestion politique et mémorielle de la Shoah dans l'après-guerre que l'auteur semble y défendre. Or, il est remarquable que, dans Le Sang du ciel, l'examen du discours de l'époque est opéré à travers la déconstruction de la forme canonique du témoignage hérité des années quarante et cinquante (Levi, Rousset, Wiesel). La violence de la charge poétique est telle que Le Sang du ciel reste assurément l'origine et le modèle d'une nouvelle littérature de l'hurbn dont les héritiers se nommeront, dans les années soixante-dix, Georges Perec, Danilo Kis ou Imre Kertész. Le roman de Rawicz montre que la façon dont une expérience est narrativisée constitue en elle-même un message, partant une interprétation, souvent même une prise de position politique ou intellectuelle. Le choix de structure, aussi bien que celui des mots, n'est pas innocent.

Or, nous avons vu que la structure de L'Oiseau bariolé suggère une clôture, un enfermement spatial, une circularité oppressante. Qu'elle permet de mettre en relief une forme de souffrance fantasmée davantage qu'un parcours matériel objectif. Que le jeu avec les références socio-historiques et spatio-temporelles finit par produire un effet de brouillage qui confine au rêve plus qu'à l'Histoire à laquelle pourtant il doit beaucoup. Face à la solidité auctoriale des témoins majeurs que sont Elie Wiesel dans La Nuit, Anna Langfus dans Le Sel et le soufre ou Piotr Rawicz dans Le Sang du ciel, la voix de Jerzy Kosinski, dans L'Oiseau bariolé apparaît comme enferrée dans le genre fabuleux dont il semble reconnaître, malgré lui, le mal-à-propos poétique et éthique.

S'il est incontestable que le best-seller de Kosinski appartient au genre romanesque, son entrée dans une zone si particulière de la géographie littéraire qu'elle ne porte pas encore de nom propre, et que l'on pourrait appeler, faute de mieux, roman du témoin – car elle est formée par les récits d'authentiques survivants de la Shoah qui, au lieu d'une narration autobiographique traditionnelle, choisissent la fiction romanesque pour raconter leur expérience – est beaucoup moins évidente. Pour la réaliser, il lui a manqué une incontestable assise testimoniale, réalisable uniquement à travers une ferme assertion biographique, un plus franc discours sur l'extermination et une recherche formelle dont la portée cognitive serait mieux affirmée.


Trompe-l'œil

Dans un trompe-l'œil peu connu, composé de deux anneaux concentriques gradués enfermant un point noir en leur centre, le spectateur est prié de fixer le point central tout en s'éloignant ou se rapprochant du dessin afin de provoquer l'impression de mouvement des deux anneaux. Le spectateur a la certitude que le dessin qu'il observe est statique et que la feuille sur laquelle celui-ci est imprimé ne cache aucun dispositif permettant sa manipulation. Son cerveau lui transmet pourtant la vision des anneaux qui tournent.



Comme tout trompe-l'œil, celui-ci pose, avec une plaisante acuité, la question du réel et de sa perception. Il constitue une parfaite illustration de la configuration dans laquelle est happé le lecteur de L'Oiseau bariolé. De fait, la réalité du texte lui enjoint d'y voir un récit des souffrances d'un enfant. Le «mouvement» du spectateur, inspiré par l'esprit de l'époque, a voulu y voir une description métaphorique de la Shoah. Si la littérature possède une mémoire, et si celle-ci ne se résume pas uniquement à l'intertextualité, mais peut également être appliquée à une œuvre particulière; si cette mémoire de l'œuvre provoque un bourgeonnement du sens à travers une accumulation des lectures auxquelles, par le passé, elle a donné lieu et qui finissent par s'intégrer à l'œuvre et devenir une de ses parties constitutives, si, en d'autres termes, la mémoire de l'œuvre est ce qui la rend cognitivement feuilletée, alors L'Oiseau bariolé fonctionnerait comme le trompe-l'œil mentionné plus haut: il porterait à la fois la vérité de sa réalité statique et celle de la trompeuse lecture dynamique qu'il appelle. Il serait à la fois une histoire des souffrances d'un enfant et une forme de témoignage sur la gestion mémorielle et émotionnelle de la Shoah en Occident. Ainsi, penser L'Oiseau bariolé demande à la fois de mener une indispensable analyse textuelle et d'aborder le problème des mécanismes de perception à l'origine de sa lecture aberrante. On l'aura compris: l'enjeu est de saisir à la fois ce que contient littéralement le texte et ce que le lecteur croit y trouver. Comprendre le débat autour de l'œuvre de Jerzy Kosinski, c'est essentiellement analyser un effet d'optique. Effet d'optique qui prend toute son inquiétante importance à la lumière du mouvement apparu dans la confrontation des deux paratextes rédigés à dix ans d'intervalle – The Note of The Author (1965); Préface (1976) – qui montre comment, sous la pression de l'environnement, l'auteur a modifié la présentation de son œuvre; mouvement qu'on aurait tort de mésestimer car il figure la première et combien emblématique annonce d'une puissante lame de fond qui secouera l'Europe et l'Amérique du Nord à la fin du siècle: celle de la «testimonialisation» des récits de fiction réalisée par un public de plus en plus attiré par l'autobiographie et le témoignage authentique.



Alexandre Prstojevic
INALCO
CRAL (CNRS / EHESS)


Pages de l'Atelier associées: Témoignage, Fiction, Littératures factuelles, Allégorie




[1] Geoffrey Stokes, Eliot Fremont-Smith, «Jerzy Kosinski's Tainted Words», Village Voice, 22 Juin 1982, pp. 41-43. Cité d'après Sue Vice, Holocaust fiction, Londres, Routledge, 2000.

[2] Joanna Siedlecka, Czarny Ptasior, Gdansk: Marabut, CIS, 1994.

[3] «Un jour que je me trouvais seul dans mon appartement de Manhattan, la sonnette retentit. Supposant que c'était une livraison que j'attendais, j'ouvris immédiatement la porte. Deux hommes solidement bâtis, vêtus de gros imperméables, me poussèrent à l'intérieur de la pièce et claquèrent la porte derrière eux. Ils m'acculèrent au mur et m'examinèrent de près. Visiblement troublé, l'un d'eux tira une coupure de presse de sa poche. C'était l'article du New York Times sur les attaques parues en Europe de l'Est contre L'Oiseau bariolé et il comportait une reproduction floue d'un vieille photo de moi. Mes agresseurs, criant quelque chose à propos de L'Oiseau bariolé, commencèrent à menacer de me battre avec des barres de fer enveloppées dans du papier journal, qu'ils tirèrent des manches de leurs manteaux. J'affirmai que je n'étais pas l'auteur; l'homme de la photographie, dis-je, était mon cousin avec lequel on me confondait souvent. J'ajoutai qu'il venait de sortir mais qu'il serait de retour d'une minute à l'autre. Comme ils s'asseyaient sur le divan pour attendre, tenant toujours leurs armes à la main, je demandai aux hommes ce qu'ils voulaient.  L'un d'eux répondit qu'ils étaient venus dans l'intention de punir Kosinski pour L'Oiseau bariolé, un livre qui vilipendait leur pays et ridiculisait leur peuple. Bien qu'ils vécussent aux Etats-Unis, m'assura-t-il, ils étaient patriotes. Bientôt l'autre homme se mit de la partie, invectivant Kosinski dans le dialecte rural que je me rappelais si bien. Je restai silencieux, étudiant leurs larges faces paysannes, leurs corps trapus, les imperméables mal coupés. Séparés par une génération des chaumières, des herbes drues des marécages, des charrues tirées par les bœufs, c'étaient encore les paysans que j'avais connus. Ils semblaient sortir tout droit des pages de L'Oiseau bariolé et pendant un instant j'éprouvai un sentiment de propriétaire à l'égard des deux hommes. S'ils étaient vraiment mes personnages, il était bien naturel qu'ils viennent me rendre visite, aussi leur offris-je aimablement une vodka que, après un premier mouvement de refus, ils acceptèrent avidement. Tandis qu'ils buvaient, je commençai à ranger les objets en vrac sur mes rayonnages, puis je sortis tout à fait négligemment un petit revolver de derrière le dictionnaire des américanismes en deux volumes qui se trouvait au bout d'une étagère.  Je dis aux hommes de lâcher leurs armes et de lever les mains; dès qu'ils eurent obéi, je pris mon appareil photo. Le revolver dans une main, l'appareil de photo dans l'autre, je pris rapidement une demi-douzaine de clichés.» Jerzy Kosinski, Avant-propos à L'Oiseau bariolé, op. cit., pp. 17, 18.

[4] On a déjà vu comment cette approche a été développée, dix ans plus tard, par Imre Kertesz dans son Être sans destin.

[5] Voir notamment: Sue Vice, Holocaust fiction, op.cit., 2000, p. 68.

[6] Lawrence Langer, The Holocaust and the Literary Imagination, New Haven, Yale University Press, 1975, pp. 166,167. Également cité par Vice, à la page 68.

[7] Sidra DeKoven Ezrahi, By Words Alone: The Holocaust in Literature, Chicago, University of Chicago Press, 1980, p. 51.

[8] Sue Vice, dans Holocaust fiction, voit dans ce labyrinthe monstrueux, dont toute échappatoire est interdite, une métaphore du camp de concentration. C'est faire la part trop belle à des rapprochements faciles reposant sur peu d'éléments textuels concrets, influencés de surcroît par un préjugé créé au moment de la parution du roman. Ce serait affirmer qu'à un certain degré de généralisation, toute chose peut être considérée comme l'allégorie d'une autre.

[9] Jerzy Kosinski, L'Oiseau bariolé, op. cit., pp. 192-194. Je souligne.

[10] «J'ai vécu à Bordeaux dans les années soixante-dix, à l'époque du gauchisme omniprésent en France et en Occident en général, quand la réalité des camps soviétiques n'était pas encore admise. Il ne faut pas oublier que c'est vers cette époque que paraît le livre de Soljenitsyne; pourtant, au début, le monde refusa d'admettre la terrible réalité des camps soviétiques – dont l'existence est un des faits cruciaux de ce siècle -, raison pour laquelle les intellectuels de gauche refusèrent même de lire ce livre, L'Archipel du goulag, sous prétexte qu'il était le fruit d'un sabotage idéologique et d'un complot de la droite. Comme il était impossible, donc, de discuter avec ces gens sur le plan des idées générales, car ils avaient des opinions a priori et agressives, je me suis vu contraint de développer mes arguments sous forme d'anecdotes et d'histoires, en me basant sur ce même Soljenitsyne, ainsi que sur Stajner, les Guinzbourg, Nadejda Mandelstam, Medvedev, etc. Ces anecdotes étaient la seule forme de discussion acceptable pour eux, c'est-à-dire qu'ils écoutaient, à défaut de comprendre. En effet, sur le plan idéologique, sociologique et politique, ils n'admettaient aucune objection, car ces prétendus intellectuels étaient excessivement intolérants et partaient de conceptions préconçues et manichéennes: l'Est est le paradis, l'Occident est l'enfer.» Danilo Kis, Le Résidu amer de l'expérience, Paris, Fayard, 1995, p. 123.

[11] Danilo Kis, Un tombeau pour Boris Davidovitch, Paris, Gallimard, pp. 10-11.

[12] Ibid., pp. 16-17.

[13] Des pas obtiendra pourtant le National Book Award.

[14] Jerzy Kosinski, L'Oiseau bariolé, Paris, Édition J'ai lu, 2000, pp. 7, 8.

[15] «Le procès Eichmann marque un véritable tournant dans l'émergence de la mémoire du génocide, en France, aux Etats-Unis comme en Israël. Avec lui s'ouvre une ère nouvelle: celle où la mémoire du génocide devient constitutive d'une certaine identité juive tout en revendiquant fortement sa présence dans l'espace public. Tous les chercheurs qui, dans divers pays, ont étudié l'évolution de la construction de la mémoire ont indiqué ce tournant. Mais ce procès est aussi puissamment novateur. Toutes les “premières fois” s'y rassemblent.Pour la première fois, un procès se fixe comme objectif explicite de donner une leçon d'histoire. Pour la première fois, apparaît le thème de la pédagogie et de la transmission, un thème de grand avenir puisqu'il est aujourd'hui présent dans de nombreux pays et se décline sous plusieurs formes: inscription de la Shoah dans les programmes éducatifs, érection de musées-mémoriaux destinés aux jeunes, constitution d'archives filmées […]. Si le procès de Nuremberg avait été filmé dans son intégralité, des séquences diffusées par les actualités cinématographiques, les images du procès Eichmann, lui aussi filmé dans son intégralité, sont diffusées internationalement par le biais de la télévision. Pour la première fois encore, un historien, Salo Baron, alors professeur à l'université Columbia, est cité à la barre des témoins pour fixer le cadre historique du procès, sans d'ailleurs que la présence à la barre d'un historien soulève alors la moindre question. Mais surtout, et c'est ce qui nous intéresse principalement ici, le procès Eichmann  marque ce que nous appelons l'avènement du témoin.» Annette Wieviorka, L'Ère du témoin, op. cit., pp. 81-127.

[16] Je paraphrase ici Peter Novick, L'Holocauste dans la vie américaine, Paris, Gallimard, p. 188.



Alexandre Prstojevic

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Dernière mise à jour de cette page le 30 Septembre 2014 à 19h26.