Atelier



Recréation.
Sur un paradoxe d'Oscar Wilde

par Marc Escola
(Université Paris 8 / Université de Lausanne)


Sommaire : Critique et création.





Recréation.
Sur un paradoxe d'Oscar Wilde


Si le présent essai s'est finalement écrit comme un manifeste pour une critique créatrice, en montrant que la poétique (avec G. Genette) aussi bien que la sociologie du champ littéraire (avec J. Dubois), l'histoire littéraire la plus traditionnelle (avec F. Brunetière) ou l'herméneutique (J. Dubois encore) offrent régulièrement à penser les relations entre commentaire et récriture, on s'arrêtera pour finir aux déclarations d'Oscar Wilde dans un essai intitulé « La critique est un art », et tout ensemble au commentaire qu'en a donné P. Bayard dans les pages finales de Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?.[1]


L'essai de Wilde prend la forme d'un dialogue sur l'utilité de la critique artistique, manifestement inspiré du Phèdre de Platon qui se trouve évoqué chemin faisant ; il met en scène, « dans la bibliothèque d'une maison de Picadilly donnant sur Green Park », deux personnages dont le premier, Ernest, incarne une doxa éclairée, quand le second, Gilbert, est l'homme des paradoxes et des formules cinglantes — par quoi il apparaît très vite comme le porte-parole de l'auteur[2]. Le débat roule sur le bien-fondé de la critique, de l'inutilité de laquelle Ernest se dit aussi fermement convaincu que G. Steiner, et dans les mêmes termes ou presque : pourquoi donc « ceux qui ne peuvent créer s'arrogent-ils le droit d'estimer la valeur de l'œuvre créatrice ? ». Il soutient que la pratique est d'invention récente, « que les meilleures époques de l'art ne connurent pas de critique » : « les Grecs n'avaient pas de critique d'art ». Gilbert a beau jeu de rappeler au moins « cette petite merveille de critique qu'est la Poétique d'Aristote », ainsi que les débats passionnés de l'école d'Alexandrie. Forcé de reconnaître que « les Grecs étaient bien un peuple de critiques d'art », Ernest reste convaincu que faculté créatrice et faculté critique demeurent incommensurables, et que la première est définitivement « plus haute » que la seconde. L'antithèse est dénoncée par Gilbert comme « purement arbitraire » : il entend démontrer que les deux facultés sont solidaires, parce que toute création suppose l'exercice de l'esprit critique.

Sans esprit critique, il n'y a pas de création digne de ce nom. Vous parliez […] de cet esprit de choix si subtil, de ce délicat instinct de sélection qui permettent à l'artiste de reproduire la vie à notre intention, et de lui donner une perfection momentanée. Or, cet esprit de choix, cette science subtile de l'omission constituent, à proprement parler, la faculté critique sous l'une de ses formes les plus caractéristiques, et nul ne saurait rien créer en art sans en être pourvu. […] Il n'y a pas d'art véritable sans compréhension et sans travail, c'est-à-dire sans esprit critique.

Créer, c'est choisir, donc partager comme le bon grain de l'ivraie ce qui peut faire l'objet d'une représentation et ce qui doit en être exclu ou omis, et le geste de séparation est un geste toujours-déjà critique. Cette exigence critique est essentielle : « une époque sans critique d'art est une époque où l'art est immobile, hiératique et borné à la reproduction des types connus » ; faute « d'instinct critique », la création tend à se répéter : « le pur esprit créateur reproduit, il n'innove pas ».


Mais si les deux facultés créatrice et critique sont bien solidaires, si la création suppose un geste critique, cette première proposition doit admettre sa réciproque, comme on l'a déjà dit (et répété) : l'exercice critique suppose une part de création authentique, « la critique est un art ». Ernest, sur ce point, ne veut pas s'en laisser conter : il tient « qu'il est plus difficile de faire une chose que d'en parler » ; tout ce que le critique peut nous donner, « c'est l'écho d'une grande musique, c'est l'ombre confuse d'une forme aux contours précis », un peu de lierre sur le chêne. Gilbert devra donc démontrer qu'« il est bien plus difficile de parler d'une chose que de la faire » — tel est le paradoxe d'Oscar Wilde.

De même que la création artistique implique la mise en œuvre de l'esprit critique, sans quoi elle n'existerait point, de même la critique est vraiment créatrice, dans le sens le plus élevé du mot. Elle est, en définitive, à la fois créatrice et indépendante.

Le dernier terme porte tout le poids du paradoxe, qui émancipe la critique de son statut de discours second et d'activité parasite en affirmant son autonomie. Le critique doit manifester à l'égard de l'œuvre dont il traite la même « indépendance » que l'artiste à l'égard du sujet qu'il s'est choisi.

Pas plus que l'œuvre du poète ou du sculpteur, la critique ne se juge au nom de basses mesures d'imitation ou d'analogies. La critique joue vis-à-vis de l'œuvre d'art qui lui est soumise le même rôle que l'artiste en face du monde matériel de la forme et de la couleur, ou de l'invisible royaume de la passion et de la pensée. […] Et de même que Gustave Flaubert sut faire un chef-d'œuvre classique avec les niaises et sentimentales amours de la sotte épouse d'un petit médecin de campagne, au village crasseux de Yonville-l'Abbaye, près de Rouen, de même, de sujets de faible ou nulle importance, tels que les tableaux de l'Académie royale de peinture, les poèmes de Mr. Lewis Morris, les romans de Mr. Georges Ohnet ou les pièces de Mr. Henry Arthur Jones, le vrai critique, s'il prend plaisir à perdre ainsi ses facultés de contemplation, peut tirer une œuvre d'une beauté intégrale et d'une parfaite subtilité intellectuelle. […] Pour un artiste aussi créateur que le critique, que signifie le sujet ? Ni plus ni moins que pour le romancier ou le peintre. À leur exemple, il trouve partout des motifs ; c'est à sa façon de les traiter qu'on le juge.

On ne juge pas une œuvre plastique à l'aune de sa fidélité au sujet mais dans le traitement qu'elle en donne : pourquoi demander au critique de s'assujettir à l'œuvre dont il traite, quand l'artiste s'est de son côté émancipé des lois d'une imitation servile ? La critique doit « être à l'œuvre créatrice ce qu'est cette même œuvre au monde visible de la forme et de la couleur, ou au monde invisible de la passion et de la pensée » — recréation de part et d'autre, à évaluer comme telle. Ou, comme l'écrit P. Bayard en commentant ces mêmes lignes : « le texte critique ne porte pas davantage sur l'œuvre que le roman de Flaubert ne porte sur la réalité ». En conséquence de quoi, il n'est pas pour l'exercice critique de terrain meilleur qu'un autre. Comme le dit P. Bayard encore, en passant « à la limite », « la critique atteint sa forme idéale quand elle n'a plus aucun rapport avec une œuvre ».


Mais que peut donc faire entendre le discours critique s'il ne s'occupe plus de telle œuvre déterminée, si la création d'autrui ne lui est qu'un réservoir de « matériaux » auxquels « donner une forme nouvelle » ? La réponse de Gilbert est assez nette :

La haute critique n'est que la voix de l'âme. […] C'est la seule forme admissible de l'autobiographie.

La critique relève du discours autobiographique en cela que le critique est moins soucieux de l'œuvre que de l'effet qu'elle produit sur lui et lui seul : « son but unique, c'est de considérer ses propres impressions », dont l'œuvre n'est jamais que le support transitoire, voué à s'abolir au terme de ce processus de « création dans la création ».


C'est le saut du paradoxe à cette dernière proposition qui retient surtout P. Bayard, soucieux de démontrer dans le finale de Comment parler des œuvres que l'on n'a pas lues ? que « bien lire, c'est se détourner de l'œuvre » : « parler de soi, telle est donc la visée ultime que Wilde assigne à l'activité critique » ; la lecture doit rester un « passage » : l'œuvre lue nous ouvre un chemin vers nous-mêmes à condition de ne pas s'y arrêter ; « parler de soi à travers les livres » est « la seule manière, probablement, de bien parler d'eux ». Le livre ouvert n'est donc jamais qu'un « prétexte » : le support d'un « travail sur soi », attentif aux « multiples points de rencontre entre l'œuvre et soi-même » et destiné à faire place à « un objet hallucinatoire fugace, une œuvre fantôme apte à attirer toutes les projections et qui ne cesse de se transformer » — fragments d'un « livre intérieur » auquel le lecteur doit donner jour.


Disons-le nettement : le saut de la thèse paradoxale d'une critique émancipée de son objet à la définition du discours critique comme « seule forme admissible d'autobiographie » reste pour nous très problématique, aussi bien dans le dialogue de Wilde que dans le commentaire qu'en offre P. Bayard — et encore que bien des essais critiques sachent mettre efficacement l'autobiographie au service de la critique et la critique au principe de l'autobiographie : tel était à peu près l'efficient cahier des charges de la défunte collection « L'un et l'autre », fondée par le regretté J.-B. Pontalis chez Gallimard.[3] Car si le discours critique s'émancipe absolument de son objet, de toute fidélité à l'œuvre, en quoi garde-t-il encore valeur métatextuelle ? Que peut m'apprendre un tel discours sur le texte qui lui a servi de « prétexte » s'il verse dans l'autobiographie ?


Qu'une bonne lecture soit celle qui prête attention à ce qui dans le livre ouvre en nous des vues jusque-là inédites, que le vrai lecteur soit celui qui saisit le livre comme une occasion de se mettre à l'écoute de lui-même, on peut sans doute l'admettre, mais cette pratique qui fait de l'œuvre le « support d'un travail sur soi », qui cherche « à parler de soi à travers les livres » a peut-être davantage à voir avec la cure psychanalytique qu'avec la critique littéraire : ce « livre intérieur » que chaque lecteur est appelé à mettre au jour, de quel usage peut-il être à un autre lecteur ? On voit bien la générosité de la proposition, qui invite tout un chacun à penser sinon à vivre ses lectures comme des moments dans un devenir-écrivain, mais à supposer que chaque lecteur passe ainsi à l'acte, ce seront autant de livres nouveaux, qui ne diront plus rien des œuvres qui les ont suscités — et qu'il faudra bien lire à leur tour…


Une critique qui cherche à s'émanciper de « l'obligation de fidélité » au sens supposé de l'œuvre lue et commentée est-elle nécessairement amenée à « se détourner de l'œuvre pour laisser entendre la seule voix du critique libérée de toute sujétion à l'œuvre d'un autre » ? Le saut de la première proposition à la seconde, dans les termes de P. Bayard comme sous la plume de Wilde, est apparemment de cause à conséquence, mais le glissement n'a, en toute rigueur, rien de nécessaire. Si la fidélité à l'œuvre n'est plus la mesure de la valeur du discours critique, quel autre critère lui substituer pour apprécier le « traitement » qu'un critique donne de tel texte désormais regardé comme « sujet » ou « motif » ?


Il se trouve que l'essai d'Oscar Wilde compte un second versant, que P. Bayard a peut-être rangé un peu vite au rayon des livres qu'il n'a pas lus ; ce second dialogue s'ouvre sur cette question du scrupuleux Ernest au paradoxal Gilbert : le commentateur qui entend pratiquer cette « critique créatrice et indépendante » reste-t-il « un véritable interprète » ?


La réponse mérite d'être longuement méditée :

De l'impression synthétique de l'œuvre d'art considérée comme un tout, rien n'empêche de passer à l'analyse ou à l'explication de l'œuvre elle-même. […] D'ailleurs, on ne cherchera pas toujours à expliquer l'œuvre d'art ; on peut s'efforcer, au contraire, d'en épaissir le mystère, de soulever, à son entour et à celui de l'auteur, ce halo de splendeur qui est cher aux dieux comme aux adorateurs. Les gens du commun […] prennent familièrement les poètes par le bras, et disent d'un ton dégagé : “Pourquoi lire ce qui s'écrit sur Milton et sur Shakespeare ? Nous avons leurs pièces et leurs poèmes. Cela nous suffit”. Or, pour apprécier Milton, il faut […] une érudition profonde. De même, qui veut vraiment comprendre Shakespeare, doit savoir ses rapports avec la Renaissance et la Réforme, avec l'époque d'Élisabeth et celle de Jacques Ier ; il ne peut rien ignorer de la lutte entre les formes classiques traditionnelles et les formes romanesques nouvelles […] ; il doit connaître les matériaux dont pouvait disposer Shakespeare, la façon dont il les utilisait, les conditions de la production dramatique aux seizième et dix-septième siècles, ses buts, ses méthodes et ses règles ; il lui faut étudier la formation de la langue anglaise, le vers blanc et le vers rimé dans leurs diverses métamorphoses ; il doit connaître le drame grec, et les liens qui unissent l'art du créateur de Macbeth à celui du créateur d'Agamemnon ; en un mot, il doit unir en pensée le Londres d'Élisabeth à l'Athènes de Périclès, et situer Shakespeare dans l'histoire du drame européen et du drame universel.

Ainsi la tâche du critique créateur ne diffère-t-elle d'abord en rien des missions d'un professeur de littérature : remplaçons Shakespeare par Corneille, Élisabeth et Jacques Ier par deux Bourbons, Londres par Paris et Macbeth par Horace ou Œdipe, et nous aurons les exacts réquisits d'un programme universitaire français. Pour autant, si l'on en croit Gilbert, le savoir convoqué ne visera pas tant à « expliquer » l'œuvre, à la façon d'une énigme dont le contexte délivrerait la clé, qu'à « épaissir le mystère » de la création en rendant sa « majesté plus merveilleuse encore aux yeux des hommes » ?


Où passe donc la dimension interprétative d'une telle complication de texte ?

Le critique sera bien un interprète, mais pas à la façon des hommes qui répètent, sous une autre forme, un message confié à leurs lèvres. C'est par le contact avec l'art des nations étrangères que l'art d'un pays acquiert sa vie propre que nous appelons nationalité, et par un renversement singulier, c'est seulement en exaltant sa personnalité que le critique peut interpréter la personnalité de l'œuvre d'autrui ; par suite, plus il met de personnalité dans son interprétation, plus cette interprétation acquiert de vie, plus elle devient intéressante, persuasive, vraie.

Telle est la justification de la pente autobiographique reconnue au discours critique, mais la comparaison avec le principe d'une esthétique comparée doit nous aider à comprendre ce que signifie ici le recours à la subjectivité qui, loin d'être un obstacle à l'appréciation de l'œuvre, est la condition même de l'intuition juste : le discours critique doit se faire consciemment le lieu d'une sorte de confrontation entre singularité et altérité qui est aussi frottement entre deux époques autant qu'entre deux « personnalités ».


Un détour par les autres arts éclaire cette nouvelle proposition :

Chaque art possède pour ainsi dire un critique qui lui est propre. L'acteur est le critique tout désigné du drame : il montre l'œuvre de l'auteur sous un nouveau jour et selon une méthode particulière. Il part du mot écrit, et l'action, le geste, la voix lui fournissent les moyens de la révélation. Le chanteur, comme le joueur de luth ou de viole, seront critiques musicaux. Le graveur, qui dépouille un tableau de ses belles couleurs, nous montre, en compensation, et par l'usage même de procédés nouveaux, les qualités profondes de coloris, de tons et de valeurs, et les rapports de volume, et s'en fait ainsi le critique, car le critique est celui qui nous fait voir une œuvre d'art sous une forme différente de cette œuvre elle-même, et l'emploi de nouveaux matériaux constitue un élément de critique autant que de création. […] Chez tous ces critiques, il va sans dire que la personnalité est la condition essentielle de la bonne interprétation. Quand Rubinstein joue l'Appassionata de Beethoven, c'est lui-même qu'il nous révèle, en même temps que Beethoven, un Beethoven interprété par une puissante nature d'artiste, et rendu prodigieusement vivant par cette jeune et vibrante personnalité.

L'acteur ou le pianiste comme interprètes, en un sens assez commun du terme dont les études littéraire n'ont guère (pas assez) l'emploi, se saisissent du texte ou de la partition pour en faire le point de départ d'une recréation qui doit autant à l'œuvre qu'à leur « personnalité » propre : ils nous font entendre la même œuvre mais comme nous ne l'avions encore jamais entendue, à la fois même dans sa lettre et autre dans l'effet qu'elle produit sur nous en retour, dans une dialectique entre fidélité et transformation qui fait tout le prix de leur art ; ils « déplacent » quelque chose dans notre écoute, par quoi le texte original se trouve transformé, et ce déplacement est aussi une leçon sur l'œuvre. Comprenons avec Ernest que « le critique considéré comme interprète ne donne pas moins qu'il ne reçoit, et prête autant qu'il emprunte ». Ce qu'il découvre ainsi, aux deux sens du verbe cette fois, c'est à tout coup « quelque rapport nouveau entre l'œuvre d'art et notre époque », en venant nous rappeler que « les grandes œuvres sont des choses vivantes », et, peut-être, « les seules choses qui vivent ».


S'agissant de ces objets de langage que sont les textes littéraires, le critique qui se veut un tel « interprète », qui prétend à une recréation de l'œuvre, sera celui qui saura se montrer fidèle non pas à un sens originel réputé enfoui, mais aux potentialités d'une forme : à ce qui en elle fait signe de façon inédite vers une œuvre différente et pourtant identique.



Retour au sommaire : Critique et création.




[1] Oscar Wilde, Intentions [1891] : La Critique est un art, trad. fr. Paris LGF, coll. « La Pochothèque », 2000, p. 779 sq. Et P. Bayard, Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2007, chap. IV, p. 144 sq.

[2] Pour donner le ton, et verser au passage de nouvelles maximes à notre axiomatique : « le public a de prodigieux trésors d'indulgence. Il pardonne tout, sauf le génie » ; « chaque homme, de nos jours, a des disciples, et c'est toujours Judas qui écrit la biographie », etc.

[3] Défini en ces termes sur le rabat de la quatrième de couverture pour chacun des titres parus : « Des vies, mais telles que la mémoire les invente, que notre imagination les recrée, qu'une passion les anime. […] L'un et l'autre : l'auteur et son héros secret, le peintre et son modèle. Entre eux, un lien intime et fort. Entre le portrait d'un autre et l'autoportrait, où placer la frontière ? »




Marc Escola

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 18 Juin 2021 à 10h25.