Atelier



L'œuvre à faire.
Sur un idéal théorique d'Albert Thibaudet

par Marc Escola
(Université Paris 8 / Université de Lausanne)


Sommaire : Critique et création.





L'œuvre à faire.
Sur un idéal théorique d'Albert Thibaudet


La question n'est pas neuve : on la trouve déjà sous la plume d'Albert Thibaudet dans l'ultime chapitre de Physiologie de la critique intitulé « La création en critique »[1]. S'il est généralement convenu que le critique ne crée rien, qu'il n'a vocation qu'à « juger ce que d'autres ont créé », doit-on s'interdire absolument de reconnaître dans un ouvrage critique une part de création ? On ne peut guère considérer l'invention conceptuelle comme une création au sens plein du terme : « Les idées de genre littéraire, de chaînes, de générations et de pays, nous apparaissent plutôt comme des constructions abstraites, comme des édifices dialectiques que comme une véritable création d'êtres » ; essentiellement descriptifs, les concepts de la critique ne créent rien, ils viennent tout au plus mettre un peu d'ordre dans la série des œuvres. La « création en critique » ne peut être selon Thibaudet qu'une création « où la critique prenne conscience d'elle-même en tant que puissance créatrice originale et irréductible », et cette prise de conscience ne saurait naître que d'une manière de révolution copernicienne dans la façon même dont elle envisage le statut de l'œuvre à évaluer ou commenter.

La critique ordinaire suppose l'œuvre faite. La critique de Valéry [dans Introduction à la méthode de Léonard de Vinci] et de Hugo [dans William Shakespeare] suppose l'œuvre parfaite. […] Il faudrait supposer l'œuvre non encore faite, l'œuvre à faire, entrer dans le courant créateur qui est antérieur à elle, qui la dépose et qui la dépasse.

En d'autres termes, la critique vraiment créatrice, vraiment adéquate à la création géniale, consisterait à engendrer le génie, au sens où l'on dit que la géométrie engendre une figure lorsqu'elle la définit par le mouvement qui la donne.

La critique créatrice serait donc celle qui, par un saut spéculatif, se situerait en amont de l'œuvre, pour l'envisager non pas comme un produit achevé et parfait mais comme le résultat d'un devenir : une critique qui referait l'œuvre comme si celle-ci n'était pas encore venue à l'existence, en entrant donc imaginairement dans la genèse de l'œuvre pour manifester une intelligence authentiquement créatrice. La proposition est avancée par Thibaudet comme pur « idéal théorique » :

Lorsque nous parlons de critique créatrice, qui épouserait la genèse même de l'œuvre qu'elle a à expliquer, nous nous plaçons à une limite, nous imaginons un idéal théorique qu'il est impossible d'atteindre. Pour être aimantés, échauffés, éclairés par lui, il nous suffit de le penser.

Idéal inatteignable ? Il reste qu'il y a bien là un essai de définition d'une « nouvelle critique », pensée comme recréation de l'œuvre, ou dans les termes de Thibaudet, comme « création continuée de l'œuvre par la critique ». Quelle forme peut bien prendre une telle continuation, si elle doit être la réponse du critique à l'œuvre comme sollicitation de sa puissance créatrice ?


Les formes de continuation d'une œuvre par une autre sont pour Thibaudet à chercher dans le champ de ces pratiques que nous avons plus haut nommées du terme forgé par G. Genette : les pratiques hypertextuelles.

Une œuvre d'art peut provoquer la production de trois manières : elle peut être imitée, elle peut être parodiée, elle peut être proprement continuée, et les deux dernières appartiennent, dans une bonne mesure, au genre de la critique.

L'exemple donnée d'une œuvre créée par imitation d'une autre est celui des pièces de Campistron qui, « comme Sainte-Beuve, crée quelque chose à l'occasion de Racine » : ce dramaturge s'est voulu le continuateur de Racine avec une série de tragédies produites sur des sujets originaux dans les deux dernières décennies du XVIIe siècle ; s'il s'agit pour l'héritier ou le disciple de poursuivre une ressemblance, sa création reste sans vertu critique, animée seulement par l'ambition de s'égaler à un modèle : tel n'est pas le propos du critique — « le malheur pour [Campistron] est qu'il crée pour ressembler [à Racine], tandis que la création du critique exclut toute idée de ressemblance », et ne saurait donc procéder d'une imitation.

La critique, note ensuite Thibaudet, a davantage de rapports avec « ce genre de déformation qui s'appelle la parodie. Celui qui a produit une bonne parodie a vraiment fait œuvre de critique créatrice. » Exemple canonique : le démarquage d'une trentaine de vers des Choéphores dans Électre, détournement parodique qui enveloppe une critique du traitement par Eschyle de la scène de reconnaissance d'Oreste — « les deux scènes où Euripide a parodié deux scènes d'Eschyle sont deux bonnes critiques faites du point de vue des vraisemblances. » Il entre bien une part de commentaire dans l'opération parodique, qui met négativement en relief la singularité de sa source, et l'œuvre seconde constitue cependant une création authentique, qui vaut par elle-même. La parodie est au fond un outil critique — « il n'est pas d'instrument dont un critique puisse se servir, contre une œuvre, d'une manière plus redoutable que la parodie » — mais elle ne peut pourtant pas constituer la forme même d'une critique créatrice :

La parodie peut s'appeler une critique constructrice, constructrice puisqu'elle construit ou peut construire une œuvre d'art réelle, qui subsiste par elle-même, critique puisqu'elle est écrite à propos d'un ouvrage, et d'un auteur, dont elle met les faiblesses en lumière et d'où elle fait jaillir le ridicule inconscient qui s'y cachait. Mais, d'autre part, le mot de critique destructrice conviendrait aussi bien, puisque parodier une œuvre, c'est par un biais, s'efforcer de la ruiner. Éliminons donc les deux termes. La parodie n'est pas de la critique proprement dite, mais les traits de son visage révèlent certainement sa parenté proche avec la critique.

Les deux premiers modèles de continuation d'une œuvre par une autre se trouvent ainsi congédiés : « l'imitation est une création continuée qui se dégrade, la parodie est une création continuée qui se retourne ».


Curieusement, Thibaudet ne dit rien des continuations stricto sensu — des forgeries selon la terminologie de G. Genette dans l'ouvrage déjà cité — dont les exemples sont pourtant légion : autant de créations authentiques qui viennent continuer des œuvres inachevées (Suites du Paysan parvenu ou de La Vie de Marianne) ou donner un supplément à des textes convenablement dénoués (Suites d'Homère ou du Cid), ou encore se glisser dans quelque ellipse de leur hypotexte (Les Aventures de Télémaque). Autant de façons « d'entrer dans le courant créateur qui est antérieur à l'œuvre, qui la dépose et la dépasse ». Car l'exercice suppose bien une intelligence tout à la fois créatrice et critique du texte source, tout particulièrement dans le cas de l'accomplissement d'une œuvre laissée inachevée par son auteur : il fallait pour conclure convenablement Le Paysan parvenu presque autant de génie que pour en écrire les huit premières parties — ou tout au moins être à même de déduire du livre publié par Marivaux la grammaire dans laquelle il s'est d'abord écrit, en même temps que les raisons de son inachèvement premier. De telles forgeries ont encore cela de commun avec de purs commentaires critiques que le texte second ne saurait exister indépendamment de l'hypotexte qu'il s'annexe, parfois durablement : combien d'éditions de La Vie de Marianne comprennent, à la façon d'une indispensable postface, l'une des suites forgées par Mme Riccoboni ou telle autre main anonyme ? Et l'on a vu des romanciers plus sensibles à l'aiguillon de leur continuateur qu'aux suggestions des critiques patentés, contraints alors de reprendre la plume pour substituer à une abusive continuation allographe une suite autographe autant qu'inattendue, quitte à devoir troquer le plan d'abord imaginé contre un tout autre roman : telle est à peu près la (longue) histoire de Cleveland, dont la première préface dessinait la suite des premières livraisons données au public, simples pistes qu'un continuateur sut si bien exploiter, en même temps qu'il donnait un tour quelque peu scandaleux aux aventures du héros, que Prévost dut imaginer pour son roman un tout autre dénouement que celui initialement prévu, au péril alors de la cohérence narrative.


Ce que Thibaudet nomme « proprement » continuation parmi les « trois manières dont une œuvre peut provoquer la production » tient davantage du « dépassement », de l'absorption ou de la résolution dialectique d'une création première dans une entreprise critique :

Peut-on imaginer une critique tellement supérieure qu'elle pourrait être dite une création qui se continue en créant toujours plus intensément, c'est-à-dire en dépassant l'œuvre sur laquelle elle s'appuie et qu'elle commente, en la contenant, en répondant victorieusement au défi coutumier de l'auteur ou du lecteur : “Faites-en donc autant !” Pourquoi pas ?

Il en donne aussitôt deux exemples seulement — il n'en « voi[t] pas de troisième » : le Port-Royal de Sainte-Beuve, et le Phèdre de Platon.


On laissera les spécialistes du jansénisme et tous les érudits apprécier le premier, qui fait bon marché de Pierre Nicole, Antoine Arnaud ou Claude Lancelot :

Si, exception faite pour Pascal, on donnait à choisir à un homme d'aujourd'hui entre la perte de tous les ouvrages de Messieurs de Port-Royal et le Port-Royal de Sainte-Beuve, la décision ne serait pas douteuse : à l'exception d'une petite minorité d'érudits et de vieux jansénistes, Sainte-Beuve emporterait tous les suffrages. […] Au lieu que les auteurs soient le chêne et la critique le lierre parasite, c'est la critique qui, pour la postérité, devient le chêne. Bien entendu, cela ne réussit que si l'auteur est de second ordre et le critique du premier. Et n'allons pas trop loin, puisque l'exception de Pascal est là, et que nous pouvons nous demander si, en l'absence de Pascal, Port-Royal eût fourni attrait et matière à une renommée de premier plan et à la curiosité de Sainte-Beuve.

L'œuvre critique vaut ici davantage que les minores auxquels elle vient offrir un tombeau : le commentateur s'approprie si bien son objet qu'il parvient à l'éclipser tout à fait ; substituer son seul commentaire au(x) texte(s) que la postérité ne pourra ou ne voudra plus lire qu'à travers lui, telle est peut-être en effet l'ambition de tout exégète. Il reste que Thibaudet se sent tenu de tempérer aussitôt ce bel élan, en alléguant « l'exception de Pascal » : le Port-Royal de Sainte-Beuve ne parvient pas à enfermer le monument des Pensées, dont la valeur intrinsèque ne se laisse pas arraisonner au propos d'un autre, et dont l'existence si l'on ose dire solitaire suffit à douer d'autorité tout ce qui, de près de loin, touche à lui. Loin donc d'accorder un supplément de gloire posthume à un auteur qui se suffit à lui-même, le chef-d'œuvre de Sainte-Beuve reçoit d'un autre créateur l'essentiel de son autorité. Façon d'avouer là encore l'insuffisance constitutive de la critique littéraire : Thibaudet dresse au passage le portrait de Sainte-Beuve comme d'un « auteur qui, comme homme [eut] assez de génie pour être un très grand critique et pas assez de génie pour sortir du monde de ses lectures », en rappelant qu'il « ne s'est résigné que tard à la situation littéraire de critique pur », « comme à une déchéance de ses aspirations et de ses espérances ». Chaque âge a ses plaisirs : passé l'heure de Volupté, on se console comme un peu.


Quant au second exemple :

La critique pleinement créatrice, celle qui ne s'appuie sur une œuvre elle-même parfaite que pour la retourner et la maîtriser de toutes les façons, la féconder, la dépayser, en faire le point de départ d'une création géniale qui demeure pourtant jusqu'au bout incorporée à la critique, elle a été réalisée au moins une fois, et c'est par Platon dans le Phèdre.

Qu'est-ce que le Phèdre ? La critique littéraire d'un discours de Lysias, que reproduit Platon […]. Ce discours, après l'avoir critiqué, Socrate le refait, et si on ne pourrait dire que le sien soit supérieur à celui de Lysias, tout au moins ne lui est-il pas inférieur. En tout cas Socrate “en a fait autant.” Mais les deux discours se tiennent également sur un certain plan. Socrate, averti par le signe démoniaque, passe, pour refaire un troisième discours, sur un plan nouveau. C'est le plan contraire de celui de la parodie. Tandis que la parodie critique et refait une œuvre en la précipitant dans le plan inférieur (qui serait, à la limite, le plan du critique envieux, du Zoïle légendaire), Socrate l'élève au contraire sur le plan supérieur : d'une part, se souvenant que l'Amour est dieu et que Lysias et lui n'en ont parlé qu'humainement, il passe sur le plan divin. D'autre part il passe du plan de la rhétorique sur le plan de la dialectique, du plan de la dialectique sur le plan du mythe philosophique, au-dessus duquel il n'y a rien.

On se souvient en effet que Socrate « refait » deux fois le discours de Lysias : la première, pour répondre en critique au défi de Phèdre (« fais donc mieux ! ») — amendant le style, traquant les répétitions, etc., Socrate donne le même discours mais autrement, et par hypothèse mieux conforme aux exigences esthétiques qu'il défend ; la seconde, en philosophe et à l'instigation de son daimon, lequel lui fait savoir que la version précédente était malhonnête ou plus exactement impie, Éros s'estimant diffamé : on assiste là à une palinodie, Socrate soutenant maintenant la thèse inverse à celle d'abord énoncée — qui au demeurant n'était pas la sienne.


Cas unique autant qu'exemplaire d'un métatexte qui élève le texte commenté à une hauteur insoupçonnée de l'auteur premier : la critique est ici la continuation de l'œuvre « à plus hault sens » et par les mêmes moyens. Platon aura montré la voie à suivre, mais, hélas, si le Phèdre pour Thibaudet « réalise le chef-d'œuvre de la critique, c'est qu'il n'est pas écrit par un critique » : « il est écrit par un poète dramatique devenu philosophe et resté poète ». Le moment où la critique atteint à la dignité de création authentique est aussi celui où le critique cesse d'être critique ; demeure donc un hiatus fondamental entre critique et création que Thibaudet pense ne jamais pouvoir être comblé : s'il persévère à appeler de ses vœux « une puissante critique philosophique et poétique retrouvant un mouvement de genre », il désespère de « jamais faire coïncider, même sur le plan du plus haut génie, deux opérations aussi distinctes, aussi opposées, que créer et comprendre. » Le conatus du critique et celui du créateur demeurent pour lui à jamais irréconciliables : créer est un don, comprendre une faculté, et « la critique ne peut persévérer dans son être qu'en employant la création au service de l'intelligence, et non, comme l'artiste, l'intelligence au service de la création ». L'ambition d'une critique créatrice est donc vouée à rester un idéal seulement théorique, ou peut-être une manière d'idée régulatrice susceptible d'amener la critique à donner le meilleur d'elle-même au service des créations authentiques.


On retiendra surtout des propositions de Thibaudet le principe d'une critique qui se penserait comme « création continuée » ou continuation de l'œuvre dans une autre œuvre, selon le modèle ici nommé « parodie inversée ». Le critique serait ainsi appelé à « faire mieux » que l'auteur premier — mais au nom de quelles règles et au bénéfice de quelles valeurs ? Et comment cautionner le résultat ? Qui décidera en retour de la comparaison ? On conçoit que Thibaudet ait reculé en chemin, en réaffirmant une discontinuité radicale entre l'intelligence critique et le génie créateur.



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[1] Physiologie de la critique, Paris, Éd. de la Nouvelle Revue Critique, coll. « Les Essais critiques », vol. 21, 1930, p. 213-243.



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 18 Juin 2021 à 10h22.