Atelier



D'un texte à un autre :
Sur un constat de Gérard Genette

par Marc Escola
(Université Paris 8 / Université de Lausanne)


Sommaire : Critique et création.





D'un texte à un autre :
Sur un constat de Gérard Genette


Dans un ouvrage déjà ancien et tout entier consacré à « la littérature au second degré »[1], Gérard Genette faisait tenir l'objet de la poétique dans ce qu'il nommait dès ce moment-là la « transtextualité », définie comme « tout ce qui met le texte en relation, manifeste ou secrète, avec d'autres textes » ; la généralité de la notion étant garante de l'extension de la discipline, le théoricien distinguait ensuite cinq types de relations transtextuelles, dont deux au moins intéressent directement notre propos ; au premier chef, l'hypertextualité pensée comme « toute relation unissant un texte B (hypertexte) à un texte antérieur A (hypotexte) sur lequel il se greffe d'une manière qui n'est pas celle du commentaire » : l'hypertexte est un texte dérivé d'un autre texte préexistant, au terme d'une opération de transformation simple, comme celle qui consiste dans l'Ulysse de Joyce à transposer l'action de l'épopée homérique dans une autre époque, ou indirecte, soit l'imitation proprement dite, où un nouveau texte se trouve engendré à partir de la constitution préalable d'un modèle générique (L'Énéide en regard du modèle épique de l'Odyssée). En second lieu, la métatextualité, définie comme « la relation, dite “de commentaire”, qui unit un texte à un autre texte dont il parle, sans nécessairement le citer ». Les deux catégories sont à distinguer théoriquement d'une autre forme de relation transtextuelle à laquelle on conçoit qu'elles puissent tous deux avoir recours : l'intertextualité, entendue restrictivement comme la « relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c'est-à-dire éidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d'un texte dans un autre », sous une forme explicite (citation) ou plus ou moins implicite (de l'allusion au plagiat) — il n'est guère de métatexte qui ne cite le texte commenté, et rares sont les récritures qui se dispensent de toute allusion à leur hypotexte, fût-ce par l'onomastique ou leur simple titre. Les deux dernières classes nous retiendront moins — on les mentionnera pour mémoire, et pour l'agrément du système : la paratextualité, soit « la relation que le texte entretient, dans l'ensemble formé par une œuvre littéraire, avec son paratexte », c'est-à-dire tous les signaux autographes ou allographes qui procurent au texte un entourage (titre, sous-titre, intertitres, préfaces, postfaces, notes, etc.) ; et pour finir la catégorie la plus générale : l'architextualité, donnée comme « l'ensemble des catégories générales, ou transcendantes — types de discours, modes d'énonciation, genres littéraires, etc. — dont relève chaque texte singulier. »


G. Genette ne manque pas de faire valoir qu'« il ne faut pas considérer les cinq types de transtextualité comme des classes étanches, sans communication ni recoupements réciproques », que « leurs relations sont au contraire nombreuses, et souvent décisives ». Allégué au passage, l'un des rares exemples du « recoupement » d'une catégorie par une autre se trouve être le suivant : l'hypertexte, observe Genette, a « souvent valeur de commentaire » de l'hypotexte dont il est le produit ; on le conçoit sans peine : la récriture vaut comme un commentaire dans l'exacte mesure où elle suppose une série d'opérations sur le texte premier qui découlent de décisions de lecture ; ou plus simplement dit : pour récrire, il faut avoir commenté ; il suffit de confronter par exemple l'Iphigénie de Racine à sa source grecque pour se convaincre que le dramaturge français fut aussi un solide philologue, ou de rappeler avec G. Genette que « Proust dit (et prouve) bien que le pastiche est “de la critique en action” ».


Mais dès lors, où passe la frontière entre hypertextualité et métatextualité ? La distinction est si peu claire sur le plan théorique que la définition donnée de la première notion imposait d'emblée le recours à une clause restrictive : l'hypertexte se greffe sur son hypotexte, précisait G. Genette, « d'une manière qui n'est pas celle du commentaire » ; et symétriquement : définir la métatextualité comme « la relation qui unit un texte à un autre texte dont il parle, sans nécessairement le citer », c'est nommer assez bien l'ambition de Joyce dans Ulysse, dont on admettra qu'il dit bien quelque chose du texte homérique sans trop le citer. Dans les deux cas, une œuvre se trouve donner naissance à une autre par dérivation, au terme d'une série d'opérations tout à la fois syntaxiques et sémantiques. Au fond, n'étaient les considérations institutionnelles plus haut rappelées, comment savons-nous que l'on a affaire à deux dynamiques théoriquement distinctes ? L'histoire littéraire témoigne à sa façon de leur solidarité : comment expliquer sinon ce simple fait que la série des récritures et la cohorte des commentaires d'un même texte ne peuvent en aucun cas constituer des traditions parallèles sans croisements réciproques, là encore ? Si Racine ou Corneille sont à l'évidence redevables de tout un héritage de commentaires des dramaturges, historiens voire juristes grecs et latins (la chose est patente s'agissant, par exemple, du sujet d'Horace), les commentaires d'Euripide ou Sophocle élaborés au XVIIIe siècle ne peuvent en retour ignorer les récritures de Corneille ou Racine quelques décennies plus tôt.


On ne niera pas cependant toute différence : dans le cas des récritures, le texte second conquiert une manière d'autonomie à l'égard de son modèle, qui suffit à le rendre lisible isolément — au point que le lecteur peut parfois ignorer jusqu'à l'existence d'une source ; il n'en va pas tout à fait de même pour les commentaires ou métatextes, sauf accident historique (certains textes grecs ne nous sont connus que par des commentaires) ou jeu fictionnel (on ne voit pas immédiatement d'exemple d'un métatexte qui se dispenserait de toute référence au texte premier, sinon peut-être le mythique volume Ronceraille paru naguère dans la collection « Les écrivains de toujours » des éditions du Seuil, mais tel serait à peu près le cas de Feu pâle de Nabokov une fois ôtées ses trente premières pages, ou de L'Œuvre posthume de Thomas Pilaster d'Éric Chevillard nonobstant quelques citations — ou pseudo-citations). On fera valoir surtout l'écart entre les marges de manœuvre respectivement consenties aux deux pratiques : les créations hypertextuelles s'accordent généralement toutes les libertés dans la transformation délibérée de leur hypotexte, quand les commentaires sont supposés s'écrire dans le respect de la lettre et l'esprit du texte premier. Commentaires et récritures ne s'élaborent certes pas selon des règles communes, et on n'oubliera pas que leur finalité reste intrinsèquement différente, mais les deux pratiques supposent peut-être une semblable façon de lire, qui seule nous importe ici — une lecture ordonnée à ce que le texte n'est pas ou ne dit pas, et qu'il pourrait dire ou devenir. Qui veut récrire traque dans la lettre du texte des possibilités inédites ; qui prétend commenter est en quête d'un sens enfoui, et en quelque façon inécrit, mais dont il tient que le texte est virtuellement porteur. Le second est supposé dire le même, mais il lui faut l'énoncer autrement ; le premier veut faire autre chose, mais il délivre pourtant une version du même ; et dans les deux cas, la lecture revendique l'incomplétude du texte original, et le droit de l'imaginer autrement en lui conférant du même coup une signification neuve.


On doit donc postuler tout au moins une parenté de principe entre récriture et commentaire, entre logiques hypertextuelles et dynamiques métatextuelles, et redire que leur distinction est affaire de statut avant tout : dans un cas, création authentique douée d'une autorité qui peut se substituer à celle du modèle (on sait, ou plutôt on ne se demande même pas, ce qu'il advint d'Ésope après La Fontaine) ; dans l'autre, discours second qui n'acquiert son autorité que par délégation.


À prendre ainsi acte des « recoupements » entre les phénomènes d'hypertextualité et les pratiques métatextuelles, on se demandera si l'on ne peut pas poursuivre, fût-ce pour l'heure à titre de possibilité seulement théorique, le recouvrement des unes par les autres, et promouvoir leur coïncidence dans de nouvelles formes d'écritures critiques : si toute récriture suppose un commentaire de sa source, ne doit-on pas admettre la réciproque — que le discours critique engage de son côté des opérations hypertextuelles, et qu'à pratiquer toujours plus explicitement des gestes destinés généralement à rester discrets au nom du respect attaché à la lettre du texte, l'exercice même du commentaire pourrait bien s'en trouver renouvelé ?


On ne passera pas par pertes et profits la délicate question de l'autorité — car si l'on voit bien de quel droit celui qui veut récrire peut attenter à l'intégrité de son modèle, et encore que la chose ait pu faire longtemps débat dans la reprise des sujets tragiques notamment, comment un exégète pourrait-il revendiquer la même liberté à l'égard de l'œuvre qu'il prétend servir ?



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[1] Palimpsestes. La littérature au second degré, Seuil, coll. « Poétique », 1982 ; rééd. coll. « Points », 1992, p. 7-17 pour l'ensemble de nos citations.



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 25 Juin 2021 à 13h19.