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Extrait de l'ouvrage de Sabina Loriga, Le Petit x. De la biographie à l'histoire. Paris: Éditions du Seuil, coll. "La Librairie du XXIe siècle", 2010.

Le texte ci-dessous correspond aux pages 27 à 36 du premier chapitre, intitulé "Le seuil biographique". Il est reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.
Sabina Loriga est directrice d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.



Malgré le flou de son statut et son ambivalence avec d'autres genres d'écriture (ou peut-être même à cause de cela), la biographie a suscité de multiples hostilités dans les milieux littéraires. Charles Dickens protestait déjà que les biographies semblaient toutes écrites «par quelqu'un qui a vécu avec les personnes en voisin de palier, plutôt qu'en leur for intérieur». Même réprobation de la part de Walt Whitman: «J'ai détesté la plupart des biographies littéraires car elles sont tellement mensongères». Mais, au début du XXe siècle, les réactions se font de plus en plus sévères. Ainsi, Paul Valéry se plaint-il du traitement anecdotique réservé aux artistes: «le biographe les guette, qui se consacre à tirer cette grandeur qui les a signalés à son regard, de cette quantité de communes petitesses et de misères inévitables et universelles. Il compte les chaussettes, les maîtresses, les niaiseries de son sujet. Il fait, en somme, précisément l'inverse de ce qu'a voulu faire toute la vitalité de celui-ci, qui s'est dépensée contre ce que la vie impose de viles ou monotones similitudes à tous les organismes, et de diversions ou d'accidents improductifs à tous les esprits. Son illusion consiste à croire que ce qu'il cherche peut engendrer ou peut expliquer ce que l'autre a trouvé ou produit». Les chefs d'accusation sont accablants et ils sont tenaces: superficialité, excès de cohérence, ennui, fausseté, voyeurisme (comme le rappelle, bien des années plus tard, le critique anglais Terry Eagleton, les biographies excitent chez leurs lecteurs le désir d'épier les habitudes sexuelles de l'artiste). Une perplexité semblable s'exprime du côté de la psychanalyse. Même Sigmund Freud, qui fonde pourtant la plupart de sa réflexion sur l'étude de cas individuels (Léonard de Vinci, Michel-Ange, Dostoïevski, Thomas Woodrow Wilson, le président Schreber et, surtout, le petit Hans, l'Homme aux rats, Anna O., Dora, l'Homme aux loups…), interdit à Arnold Zweig d'écrire un livre sur sa vie, alléguant que «celui qui devient biographe s'oblige au mensonge, aux secrets, à l'hypocrisie, à l'idéalisation et même à la dissimulation de son incompréhension, car il est impossible d'obtenir la vérité biographique, et même si on l'avait, elle ne serait pas utilisable. La vérité n'est pas praticable, les hommes ne la méritent pas».

De ce chœur composite de voix courroucées, deux questions s'élèvent. Elles concernent d'une part, le lien entre la biographie et l'œuvre artistique, et, d'autre part, la capacité de la biographie de rendre compte des relations humaines propre à la modernité. En 1908, Marcel Proust s'exprime sur le premier point, lorsqu'il fait grief à Sainte-Beuve de ne pas avoir compris la grandeur artistique de Balzac, de Stendhal et de Baudelaire. A certains égards, il n'y a rien là de bien nouveau: c'est pour cette même raison que les frères Goncourt, Zola, Nietzsche et Henry James accusaient le critique d'avoir une âme «féminine» (sic). Cependant, cette fois, ce n'est pas seulement la sensibilité de Sainte-Beuve qui est mise en cause. Ce qui est sur la sellette c'est sa méthode même, qui fait de l'auteur (disons plutôt: de ce que l'on sait de sa vie) un principe d'intelligibilité de l'œuvre: «Il est absurde de juger le poète par l'homme ou par le dire de ses amis. Quant à l'homme lui-même, il n'est qu'un homme, et peut parfaitement ignorer ce que veut le poète qui vit en lui». Proust se refuse à l'idée de «demander à la biographie de l'homme, à l'histoire de sa famille, à toutes ses particularités, l'intelligence de ses œuvres et la nature de son génie». Il ne suffit pas de cataloguer les habitudes et les fréquentations d'un artiste pour saisir le sens de son œuvre, car «notre personne morale se compose de plusieurs personnes superposées. Cela est peut-être plus sensible encore pour les poètes qui ont un ciel de plus, un ciel intermédiaire entre le ciel de leur génie, et celui de leur intelligence, de leur bonté, de leur finesse journalières, c'est leur prose». Cela signifie que le moi intime de l'artiste échappe au moi quotidien: «on [ne] le retrouve qu'en faisant abstraction des autres et du moi qui connaît les autres, le moi qui a attendu pendant qu'on était avec les autres, qu'on sent bien le seul réel, et pour lequel seuls les artistes finissent par vivre, comme un dieu qu'ils quittent de moins en moins». Détachée de la personnalité de l'auteur, l'œuvre artistique demande à être évaluée en elle-même, par delà toute référence biographique immédiate: «un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices».

Hélas, au cours du XXe siècle, le moi le plus profond dont parle Proust devient bien souvent un moi impersonnel, abstrait, incorporel – comme si une œuvre d'art pouvait naître spontanément du néant. La séduction de l'impersonnalité convainc une partie de la critique littéraire de mettre au ban toute lecture biographique: pour le soi-disant New Criticism, la personnalité et les émotions de l'artiste comptent tout autant que la couleur de ses cheveux; ce qui importe c'est l'Œuvre. William K. Wimsatt et Monroe C. Beardsley l'affirment sans détour en 1946: les questions concernant le dessein de l'auteur sont fallacieuses. D'où l'accusation d'intentional fallacy: «évaluer un poème revient à juger un pudding ou un appareil». L'œuvre d'art ne marche et n'est compréhensible que lorsqu'elle est dépouillée de toute trace de subjectivité - de l'auteur et du critique. Tout comme l'on fait avec les grumeaux du pudding: «Le poème n'appartient ni au critique ni à l'auteur (il s'est détaché de l'auteur lorsqu'il a vu le jour et va de par le monde indépendamment de sa faculté d'en décider ou de le contrôler). Le poème appartient au public. Il se manifeste dans le langage [et] est un objet de connaissance publique». Dans les années 1960, c'est le tour de Roland Barthes qui, à maintes reprises, déclare que l'histoire littéraire doit renoncer à la notion d'individu. Dans son essai sur la mort de l'auteur, il énonce qu'il n'existe aucune matrice de sens: l'écriture est une activité contre-téléologique qui dissout toute identité y compris celle du corps qui écrit. La figure de l'auteur est abolie; à sa place, l'écrivain naît dans le livre. Quant au lecteur, lui aussi est conçu comme instance impersonnelle, «un homme sans histoire, sans biographie, sans psychologie» (et pour cette raison, libre de gérer à son gré les sens du texte). Tout en exaltant au cours des années qui suivent les caractéristiques individuelles (les célèbres biographèmes), Barthes ne cesse de réitérer ses convictions antibiographiques, jusque dans son autobiographie: l'enfance n'est pas racontable et «le temps du récit (de l'imagerie) finit avec la jeunesse du sujet: il n'y a de biographie que de la vie improductive. Dès que je produis, dès que j'écris, c'est le Texte lui-même qui me dépossède (heureusement) de ma durée narrative».

Le second point, concernant la capacité de la biographie de restituer les relations humaines propre à la modernité, est formulé en termes particulièrement clairs par Virginia Woolf. Fille de Leslie Stephen, l'éditeur du Dictionary of National Biography, amie intime de Strachey et de Harold Nicholson, elle souligne, à plusieurs reprises, que la psychologie humaine a changé: «je ne veux pas dire ici qu'on est sorti un beau jour, comme on sort dans un jardin pour voir qu'une rose a fleuri ou qu'une poule a pondu un œuf. Non, le changement n'a pas été aussi soudain, aussi net. Néanmoins il y eut un changement et, puisque nous ne pouvons mieux préciser, datons-le de l'année 1910. (…) Toutes les relations humaines ont bougé: entre maîtres et serviteurs, entre mari et femme, entre parents et enfants. Et quand les relations humaines changent, il y a en même temps un changement dans la religion, dans la conduite, la politique et la littérature». Or, la biographie est-elle en mesure de faire face à un tel changement? Peut-elle donner lieu à une nouvelle forme de narration, à même d'exprimer les contradictions de la vie? La question est loin d'être simple et elle est abordée tout d'abord en termes littéraires.

Flush étaye le projet irrévérencieux de la new biography: le héros n'est ni un homme célèbre ni un homme quelconque, mais un cocker roux, le chien de «la plus célèbre poétesse d'Angleterre, Elizabeth Barret l'adorée elle-même»; et ses pérégrinations sont un prétexte pour dénoncer le profond fossé (hygiénique, architectural, économique et culturel) qui sépare le monde respectable de Wimpole Street du quartier misérable de Whitechapel, formé «de sortes d'écuries en ruine où des troupeaux d'êtres humains vivaient au-dessus des troupeaux de vaches, à raison de sept pieds carrés pour deux personnes». Orlando, écrit deux ans auparavant, est un livre bien plus ambitieux. Il saisit la figure du biographe, attaché à reconstruire la vie d'un individu de sa naissance à sa mort. Comment fait-on pour raconter la vie d'une personne qui change de sexe et de condition sociale, qui un jour porte un costume couleur tabac, à la façon des hommes de loi, et le lendemain un peignoir chinois équivoque ou encore une robe à fleurs en soie? Orlando qui vit, comme si de rien n'était, pendant quatre bons siècles, de l'époque élisabéthaine au 11 octobre 1928, en passant par la Restauration et l'humide XIXe siècle? Quoi qu'en dise le Dictionary of National Biography, la durée de la vie humaine n'est peut-être pas aussi évidente qu'il y paraît et elle ne coïncide pas toujours avec la scansion naissance et mort biologique… Sans doute, les possibilités mentales (y compris celles qui concernent le temps et l'espace) sont-elles bien plus vastes et profondes que les faits vénérés par les biographes: «une biographie est regardée comme complète lorsqu'elle rend compte simplement de cinq ou six moi, tandis qu'un être humain peut en avoir autant de mille»… A plus forte raison lorsque la personne en question passe son temps à penser au lieu d'agir. «Mais que peut faire le biographe lorsque son héros l'a mis dans la situation où nous met maintenant Orlando? La vie – tous ceux dont l'opinion a quelque poids sont d'accord là-dessus – la vie est le seul sujet qui convienne au romancier ou au biographe; vivre, ont décidé les mêmes autorités, cela n'a rien de commun avec s'asseoir dans un fauteuil et penser. (…) Si donc le héros d'une biographie ne consent ni à aimer ni à tuer et s'obstine à ne vouloir que penser et imaginer, nous devons conclure qu'il, ou plutôt qu'elle ne vaut pas mieux qu'un cadavre, et l'abandonner».

Les considérations sur les limites de la vérité biographique font encore l'objet de plusieurs essais: the Lives of the Obscure, the New Biography, The Art of Biography. Ce dernier pose la question en termes nets: la biographie est-elle un art? Pourquoi a-t-elle produit si peu de chefs-d'œuvre impérissables? Comment se fait-il que même le docteur Johnson de Boswell a une durée de vie moindre que le Falstaff de William Shakespeare? Certes, la biographie est un art encore jeune: «le moi qui écrit un livre de prose s'est manifesté de nombreux siècles après le moi qui écrit un poème». Mais il ne s'agit pas seulement d'inexpérience. En fait, «l'art de la biographie est le plus restreint d'entre tous les arts». Les livres de Strachey en sont la preuve. Alors que son ouvrage sur la reine Victoria est particulièrement brillant, celui qu'il consacre à la reine Elizabeth est un véritable échec, mais «il semble que le fiasco soit pas imputable non à Lytton Strachey mais à l'art de la biographie. Dans Victoria il avait traité la biographie comme une technique: il s'était soumis à ses limites. Dans Elizabeth il traita la biographie comme un art; il dédaigna ses limites». Virginia Woolf attire ainsi l'attention sur un point extrêmement délicat: l'impossibilité esthétique de concilier les faits et la fiction. «La biographie impose certaines conditions, et celles-ci impliquent qu'elle doit se fonder sur les faits. Et par faits, nous entendons des faits pouvant être contrôlés par d'autres personnes en dehors de l'artiste. Si ce dernier invente des faits comme les invente un artiste – des faits que personne d'autre ne peut contrôler – et tente de les combiner avec des faits d'un autre type, ils se détruisent réciproquement». Il existe une limite nécessaire qui doit être respectée: «Etant donné que le personnage inventé vit dans un monde libre où les faits sont contrôlés par une seule personne – l'artiste même. Leur authenticité réside dans la vérité de sa vision. Le monde créé par cette vision est plus rare, plus intense, tout d'une pièce par rapport au monde qui est en grande partie fait d'informations authentiques fournies par d'autres. Et en raison de cette différence, les deux types de fait ne se mêlent pas; s'ils se touchent ils se détruisent. Personne, semble être la conclusion, ne peut obtenir le mieux des deux mondes». La vie de la biographie est par conséquent différente de la vie de la poésie et du roman, «c'est une vie vécue à un degré de tension inférieur».

Au cours du XXe siècle, ces réflexions vont rallier le suffrage de nombreux romanciers. Max Frisch a rappelé l'inévitable pauvreté structurale du genre biographique. Fidèle aux faits, la biographie aplatit la vie: nous comprenons bien plus un individu «en racontant des énormités en tout genre». Ensuite, elle donne une image par trop nécessaire de la réalité, comme si le fait advenu était inéluctable: «C'est un assujettissement fallacieux auquel on se plie». Enfin, elle réduit la vie à une série d'actions: «Un autre lieu commun absurde veut que l'individu soit ce qu'il fait. Tout ce dont nous avons peur, tous nos désirs les plus fous, toutes nos angoisses: c'est cet ensemble de choses, que notre biographie ne reflète pas, qui font la personne. Probablement un individu n'a-t-il jamais fait ceci ou cela, sans jamais oser s'y risquer. Mais même s'il n'en a jamais eu le courage, ce qu'il n'a pas fait est peut-être tout aussi important que ce qu'il a fait. Je veux dire par là que la différence entre les choses faites et les choses non faites ne signifie pas que les unes sont vraies et que les autres ne le sont pas. (…) L'un rêve d'être Néron et de réduire en cendre toute la ville de Zurich, l'autre voudrait seulement être champion de boxe et cela aussi fait partie de lui, mais ni l'un n'est Néron mettant le feu à Zurich ni l'autre ne remportera jamais de match de boxe».


Pages de l'atelier associées: biographie, historiographie.

Sabina Loriga

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Dernière mise à jour de cette page le 12 Mai 2010 à 17h08.