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Le Romanesque des lettres (note sur un livre en préparation)

Par Michel Murat (Université Paris-Sorbonne)


Dossier L'histoire littéraire des écrivains






Le Romanesque des lettres
(note sur un livre en préparation)



La littérature est un sujet de roman. Pour peu que notre imagination soit bien dressée, c'est-à-dire que nous ayons appris à lire dans Dumas ou Tolkien (ou dans Amadis), nous la percevons d'emblée comme une histoire, ou des histoires enchevêtrées et enchâssées à la façon des Mille et une nuits, formant une matière romanesque susceptible de continuations et de réorganisations sans limite. Mais il nous est difficile, dans notre métier, d'accepter cette vision des choses. En tant que lecteurs professionnels, nous avons rompu avec que j'appelle ici le romanesque des lettres, c'est-à-dire avec notre propension à lire tout ce qui forme et transmet la littérature — œuvres, interprétations, mémoire de la vie littéraire —, comme un roman, en nous souciant de l'intérêt qui nous attache et du plaisir qui nous rétribue. «A Dieu ne plaise, disait Gracq, modèle du lecteur libre de ses goûts, que je vérifie!» C'est avec cette manière de lire que je voudrais renouer. Elle peut nous permettre de recouvrer de grands domaines que nous avons négligés, et de nous y établir; je ne ferai que parcourir quelques-uns de ces domaines, en empruntant des chemins variés. Quand je dis «nous», je me réfère à ceux qui font un usage institutionnel des lettres, et qui sont en tant que tels tributaires d'idées, de méthodes et de valeurs formant un cadre de pensée. J'espère que le lecteur amateur, sur qui l'école a presque toujours mis sa marque, y trouvera aussi son bien.


Nous sommes détournés du romanesque des lettres par un ensemble de convictions inhérentes à notre discipline, ancrées dans une tradition, mais susceptibles d'évoluer. On peut les décrire, par rapport à l'objet que j'envisage, comme autant d'obstacles épistémologiques. Le plus ancien et le plus important est notre conception de l'histoire littéraire.


L'histoire littéraire s'est constituée comme discipline scientifique à la fin du xixe siècle en rompant avec la tradition rhétorique qui la définissait comme genre littéraire fondé sur un art du récit. Pour mettre en œuvre le modèle de l'enquête historique, qui soumet les faits à une validation par le document, elle s'est trouvée contrainte de refouler cette narrativité envahissante, où, comme disait Nietzsche, anthropomorphismes et tropes repoussent constamment sous nos pas, alors même qu'elle en perpétuait dans une large mesure les catégories. Une conséquence de cette position de principe, essentielle pour mon propos, est qu'elle n'a guère prêté attention à la représentation que la littérature donne d'elle-même dans le cadre du roman, et plus généralement sous forme fictionnelle. Dans son libre développement, la fiction ne se soumet pas au jugement critique, et elle n'entre pas non plus en concurrence directe avec lui. Elle peut donc à loisir représenter les mécanismes et les stratégies qui produisent la valeur littéraire. Mais les idées qui s'y formulent sont susceptibles d'être reprises et réinvesties dans d'autres contextes où elles prennent le poids d'assertions sérieuses. C'est à ce privilège que la disqualification des fictions par l'histoire littéraire constitue une réplique. Autant les manifestes d'écrivains, de la Défense et illustration de la langue française à la Préface de Cromwell, ont servi d'armature à la construction de l'histoire littéraire savante, qui en France est dans une large mesure une histoire de la théorie, autant les grands romans de la vie littéraire, comme Illusions perdues ou Anicet, ont été sous ce rapport négligés. On ne s'en est préoccupé que pour expliquer la fiction par la réalité en identifiant des «modèles» (celui de Lousteau, par exemple, ou de Nathan) et des «sources» (l'article de Jules Janin dont celui de Lucien de Rubempré est un pastiche), sans adopter la démarche inverse, c'est-à-dire sans se demander en quoi la fiction pouvait servir à comprendre le réel — en quoi, par exemple, le contenu narratif et thématique d'Illusions perdues pouvait être une contribution à l'histoire du romantisme. On ne s'est même guère interrogé sur l'intérêt que pouvaient présenter ces représentations fictionnelles pour un imaginaire, individuel ou social, de la littérature. L'histoire littéraire des universitaires a ignoré ces matériaux parce qu'elle les jugeait sans valeur: pour la routine positiviste, ils ne constituent pas des faits.


Il ne s'agit pas seulement des romans. L'histoire d'inspiration positiviste s'est attachée à déconstruire ce qu'on peut appeler la légende littéraire, c'est-à-dire un ensemble de récits, d'opinions et d'anecdotes, mais aussi d'interprétations des œuvres, de schémas de vie et même de clés psychologiques, développés par les contemporains, transmis par les médias avec des variations plus ou moins importantes, compilés par les auteurs de notices et les biographes. Des anecdotes comme les chaises de Malherbe, le homard de Nerval, le revolver de Jarry, les improvisations d'Apollinaire forment les points saillants de ce matériau en partie authentique, en partie controuvé; il y a aussi des histoires vraies, comme celle des amants de Venise, des mots d'auteur, comme le «Chateaubriand ou rien» de Hugo, des accessoires comme la robe de chambre de Balzac. La déconstruction est nécessaire, car il circule, à côté d'embellissements rhétoriques, des falsifications au sens strict du terme, comme la fable de la conversion ultime de Rimbaud orchestrée par sa sœur Isabelle et son beau-frère Paterne Berrichon. Mais prendre comme l'a fait Etiemble le parti de «l'hygiène des lettres» et se livrer à une dénonciation du Mythe de Rimbaud, c'est s'interdire de comprendre autrement que pour le juger ce qu'a été le retentissement de l'œuvre du poète, l'effet «séminal» qu'il a eu pour bien des écrivains, la manière dont son historiographie savante s'est construite en contrepoint de cette tradition populaire, bref la place qu'occupe Rimbaud dans la sociologie, dans l'histoire et dans la mémoire des lettres. L'adjectif «romancé» ne doit pas toujours être pris en mauvaise part; il désigne une puissance d'imagination qui se réinvestit dans l'histoire ou la critique. Le procédé peut être vulgaire, comme dans les «biographies romancées» dont André Maurois s'était fait une spécialité; il peut être subtil, intense, aporétique comme chez Barthes, dont toute la critique est une «préparation du roman».


Un autre écran est celui que dresse devant nous la distinction faite par Proust entre «moi social» et «moi profond», et la manière dont elle a été dogmatisée dans les études littéraires. Nous sommes ici à l'opposé du positivisme historique, du côté des lectures «internes» et de la clôture textuelle qui ont été le bien commun de toute une génération de critiques, celle à laquelle j'appartiens. C'est une distinction nécessaire, mais — j'en demande pardon à Proust — insuffisante, et inspirée par un refus presque platonicien de la représentation. Elle confond l'homme (le personnage privé, susceptible d'une enquête biographique) et l'auteur, qui est la figure sous l'égide de laquelle l'œuvre entre dans le monde des lettres et se présente au lecteur; ce moi n'est pas seulement «social», il est produit par l'œuvre et ne peut en être dissocié. Cette distinction, surdéterminée par des rapports institutionnels, a pesé de tout son poids dans notre discipline au moment où ont paru les théories de Bourdieu, qui proposaient une réarticulation neuve et féconde de l'approche externe et de l'approche interne du fait littéraire — en subordonnant il est vrai la seconde à la première. Nous avons laissé aux sociologues le «moi social», et nous avons gardé pour nous le «moi profond», le noyau de l'être littéraire. Mais le «moi profond» est une fiction herméneutique, l'habillage psychologique d'une croyance dans l'absolu des lettres; il est difficile d'en fixer les frontières; dans le détail elle se dissout.


Il en va de même pour d'autres distinctions héritées de cette époque de la critique, comme le partage strict, juridique et puritain, entre vérité et fiction, que Philippe Lejeune a imposé comme condition du «pacte autobiographique» en généralisant le modèle rousseauiste — un modèle marqué par la paranoïa. L'exigence d'authenticité garde à mes yeux sa valeur, et je ne voudrais pas la réduire, comme Jérôme Meizoz le dit de Rousseau, à une posture[1].Mais Goethe savait bien que lorsque l'auteur parle de soi, fiction et vérité sont présentes, Dichtung und Wahrheit: souvent on écrit droit avec des lignes courbes. La distinction imposée par Lejeune a repoussé dans l'ombre le genre plus ancien et toujours vivant des mémoires[2]. Sa rigidité et sa force structurale ont favorisé l'apparition de l'autofiction, genre purement postiche, qui n'a de consistance que comme enjeu d'un débat théorique. Elle a rendu invisibles des œuvres issues pourtant de la même tradition du récit de soi, mais dans lesquelles l'histoire était livrée à l'imagination créatrice, à commencer par les Antimémoires de Malraux — un livre extraordinairement romanesque. C'est à ce prix qu'elle a fait émerger le genre moderne de l'autobiographie.


De manière plus générale le principe d'autonomie, lorsqu'il est considéré comme une sorte de statut (permettant de séparer les œuvres «pleinement autonomes», donc purement littéraires, de celle qui ne le sont pas, ou pas suffisamment), peut être un frein à la réflexion. Un exemple caractéristique, auquel je consacrerai un chapitre, est celui du roman à clés. Un grand nombre de romans de la vie littéraire sont des romans à clés, du Charles Demailly des Goncourt à Odile de Queneau, en passant par La Maison de la vieille de Catulle Mendès et Le Soleil des morts de Camille Mauclair. Nous les lisons précisément pour cette raison; nous savons qu'ils proviennent de l'intérieur d'un groupe fermé, auquel nous n'avons pas accès, et nous espérons découvrir le dessous des cartes. C'est une curiosité puissante et vulgaire, la même qui nous attache aux traces de la vie des gens célèbres, acteurs ou hommes politiques. Rien n'est moins littéraire, semble-t-il, et surtout moins digne de la littérature. Mais lorsque les personnages nous sont inconnus, ces mêmes livres (il y en a des centaines dans la bibliographie de Fernand Drujon[3]) nous tombent des mains. Il est difficile de les lire sans introduire des critères hétéronomes, si bien que ces livres ont été déconsidérés pour des raisons à la fois éthiques et esthétiques. Et pourtant, les clés ouvrent des portes de communication non seulement entre des genres, mais entre différents espaces de la vie littéraire; il est profitable de les emprunter, même si c'est pour voir ces espaces se transformer en labyrinthes.


Les phénomènes que j'envisage se répartissent entre trois pôles, qui ne doivent pas être confondus mais qu'il n'est pas souhaitable de séparer car il se produit entre eux une circulation incessante. On peut les désigner par trois termes: fiction, roman, romanesque. La «fiction» est ici définie, conformément aux théories de Searle, par un critère pragmatique, c'est-à-dire comme un type de discours dont l'énonciateur n'a pas à justifier la validité; pour reprendre le mot de Gracq, elle n'a pas à être «vérifiée». «Roman» désigne le genre littéraire, c'est-à-dire l'ensemble des fictions narratives susceptibles d'être rangées dans une classe extensionnelle (correspondant à un corpus) et rapportées à un type idéal — ou, puisque le genre est comme on dit «protéiforme», à plusieurs types présentant un «air de famille». «Romanesque» s'applique à la fois aux enchaînements de situations (ou structures d'intrigue) et aux affects suscités ou sollicités de manière typique par le genre romanesque. Il s'agit donc d'une catégorie esthétique indépendante du genre, déplaçable (dans la tragi-comédie, par exemple) et rétroactive (on peut qualifier de «romanesque» la rencontre d'Ulysse avec Nausicaa). Elle rend inopérant le critère pragmatique de la fiction, puisque le romanesque consiste à voir et à vivre la vie comme un roman, et à s'immerger dans le roman comme s'il était la vraie vie. Le romanesque est donc presque partout présent, puisqu'il se manifeste dès qu'on adopte le point de vue du lecteur: il unifie l'ensemble de ce domaine sous les couleurs de la littérature. C'est pourquoi je l'ai choisi comme titre de l'ouvrage[4].


Mon livre est consacré principalement aux fictions narratives. D'autres voies d'entrée dans le romanesque des lettres peuvent être empruntées; parmi celles qui s'imposent avec évidence, il y a la biographie des hommes de lettres, et le portrait littéraire. Je ferai usage de ces matériaux quand l'occasion le rendra nécessaire, mais sans les étudier en tant que tels, d'autant qu'ils ont fait l'objet de bonnes mises au point[5]. Je me tiendrai par moments en deçà du genre romanesque, en particulier à propos de structures de faible dimension, qui sont des fictions sans être pour autant des romans; par moments je me porterai au-delà, vers des textes relevant d'une énonciation non fictionnelle marquée d'un fort engagement subjectif, dans la zone de l'essai et de l'autobiographie. Tout genre peut être adéquat, et il m'arrivera, à propos de Sartre et Beauvoir, de me centrer sur des correspondances. Mais un des fils conducteurs sera la réflexion sur les rapports entre création romanesque et jugement critique, ces deux pôles dont Balzac et Sainte-Beuve sont les représentants électifs.


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Ce livre est issu d'une longue réflexion à la fois personnelle et collective. Menée dans l'équipe vingtiémiste de l'université Paris-Sorbonne à travers plusieurs programmes de recherche, l'ACI «Histoire littéraire des écrivains», le programme ANR «Histoire de l'idée de littérature», celle-ci a débouché sur le création du Laboratoire d'excellence «Observatoire de la vie littéraire» (OBVIL), seul de cette catégorie à être strictement ancré dans notre discipline. Ma dette est donc considérable envers Antoine Compagnon, puis Didier Alexandre, qui ont joué un rôle décisif dans cette entreprise. Elle l'est plus encore envers ceux qui étaient alors nos doctorants, et qui sont maintenant mes collègues: Marielle Macé, Vincent Debaene, Jean-Louis Jeannelle. Je les nomme dans cet ordre, car bien que contemporains ils se sont pour moi en quelque sorte succédé: la première a été mon élève, avec sa thèse sur l'essai; le second, mon interlocuteur tourmenté et infatigable pendant l'année où il fut post-doctorant de l'équipe, avant de devenir professeur à Columbia; le troisième est aujourd'hui le plus proche, celui que je consulte et à qui je fais part de mes hésitations. Ce livre a été écrit pour eux.


Des programmes que j'ai mentionnés, celui qui a compté le plus pour moi est le premier, l'histoire littéraire des écrivains. Formé à l'école de la théorie littéraire, j'étais devenu professeur à la Sorbonne. Je me sentais, avec d'autres collègues de ma génération, dépositaire de la tradition d'histoire littéraire autour de laquelle notre discipline s'était constituée. Comme eux j'avais appris à faire dialoguer et à combiner la théorie et l'érudition. Mais l'apport des sciences humaines, à partir de la dernière décennie du siècle précédent, a été un véritable choc. D'un côté l'investissement de notre champ par Les Règles de l'art de Pierre Bourdieu, et les travaux brillants de Gisèle Sapiro et d'Anna Boschetti dans son sillage[6]; de l'autre, les théorisations puissantes proposées par Jean-Marie Schaeffer sur le genre littéraire et la fiction[7], entraînant ce qu'on peut appeler un «tournant pragmatique» des études littéraires, en rupture avec le fond de pensée métaphysique, heideggerien ou blanchotien, auquel nous étions depuis longtemps inféodés. Il n'était pas question pour nous de devenir sociologues. C'est une pratique à laquelle nous ne sommes pas formés, et dont nous ne partageons pas toutes les options. Nous restons attachés, malgré tout, à un canon littéraire, et si nous nous intéressons maintenant aux processus par lesquelles il se construit, il nous est difficile de renoncer à la hiérarchie des œuvres et d'accorder à Adolphe Retté autant d'importance qu'à Mallarmé. Ce qui pouvait être notre tâche, c'est de renouveler l'histoire littéraire en lui découvrant d'autres objets, et en nous réappropriant certains de ceux qu'avaient définis les fondateurs et dont nous nous étions détournés. Le plus important de ces objets, c'était la construction par les écrivains eux-mêmes d'une histoire littéraire «indigène» dans laquelle ils se situaient, construisant leur généalogie, tuant leurs pères au besoin, de manière que le mouvement des lettres semble aboutir à eux et rende leur œuvre non seulement légitime, mais attendue — comme lorsque Boileau écrit: «Enfin Malherbe vint.»


L'idée de l'histoire littéraire des écrivains m'était venue de la fréquentation de Julien Gracq. Je lui avais consacré ma thèse, mais je n'y traitais que de son style, et il m'a fallu longtemps pour me rendre compte que ses essais critiques, que je savais à peu près par cœur, avaient déterminé en profondeur l'idée que je me faisais de la littérature; bref, que Gracq était devenu mon maître. C'est à travers lui que j'ai abordé le surréalisme, et mon point de vue reste marqué par son essai sur Breton; à travers Gracq, il m'a été plus facile de comprendre ce que Breton faisait de la littérature française depuis le romantisme, et de constater à quel point sa reconstruction du paysage des lettres a été déterminante pour l'histoire littéraire universitaire, qui en a hérité sans en avoir clairement conscience. La confrontation des deux histoires, l'officielle et l'indigène, s'est ouverte comme un champ très riche, fédérant des recherches jusque là dispersées sur les revues, les groupes littéraires, les politiques éditoriales; elle a favorisé, en marge de ce programme, le retour au premier plan de Thibaudet, l'un des plus importants critiques du XXe siècle.


Le programme sur l'histoire littéraire des écrivains a confié ses archives à Fabula, et abouti en 2013 à un volume paru aux Presses de Paris-Sorbonne sous ce titre[8]. J'ai contribué à ce volume par une étude sur l'histoire littéraire et la fiction, qui est une esquisse du livre que je suis en train d'écrire. Dans ce long espace de temps (depuis 2004!) le renouveau de l'histoire littéraire s'est manifesté sous de multiples formes, par des travaux dont je suis souvent tributaire. Je ne mentionnerai ici que ceux qui ont été pour moi les plus importants, mais je voudrais souligner mon accord, sur l'essentiel, avec la synthèse récente qu'a publiée Alain Vaillant[9]. Le livre qui a sans doute le plus compté est celui de José-Luis Diaz, L'Ecrivain imaginaire[10], et les nombreux articles qui le complètent. Pour le vingtiémiste que j'étais, il ouvrait tout grand le champ du romantisme, après le livre fondateur de Bénichou sur Le Sacre de l'écrivain, mais dans une perspective plus proche de celle que je voulais adopter. Je souscris à l'analyse qu'il propose du «feuilleté» de l'auctorialité: le sujet biographique; l'homme de lettres défini comme condition sociale; le sujet textuel, défini comme instance énonciative (narrateur fictionnel, je lyrique); l'auteur, défini comme instance symbolique (par la signature, avec la responsabilité sociale qu'elle implique); l'ensemble de représentations imaginaires qui constituent la «scénographie littéraire», tant du côté des rôles joués par l'auteur et des scénarios auxquels il se conforme, que du côté des images, virtuelles ou réelles, perçues par le public. Ce cadre très compréhensif peut être facilement enrichi par les travaux de Jérôme Meizoz sur la «posture», ceux de Ruth Amossy sur l'éthos auctorial, ceux de Dominique Maingueneau sur la «paratopie[11]»; je les utiliserai, sans trop m'embarrasser d'ajustements terminologiques. Mais pour moi, Diaz donne avant tout l'exemple d'un usage admirable de l'érudition; j'aurais voulu reprendre mot pour mot son chapitre sur le poète mourant: malheureusement, il l'avait déjà écrit.


Je me sens proche, bien qu'ils ne traitent pas exactement le même sujet, des travaux de Vincent Laisney et Anthony Glinoer sur les sociabilités littéraires du xixe siècle[12]. J'y vois, depuis la thèse de Laisney sur Nodier et le groupe de l'Arsenal, un renouveau de l'histoire littéraire érudite, très fidèle au fond à ce qui fut l'esprit de Lanson, mais débarrassée du déterminisme brutal des «sources» et des «caractères». Leur livre sur les cénacles est à mes yeux un modèle. Anthony Glinoer développe en ce moment avec le Groupe de recherche sur les médiations littéraires et les institutions (Gremlin) un programme ambitieux sur les «figurations du personnel littéraire[13]». Je lui dois beaucoup d'informations, mais la perspective qu'il adopte est plus sociologique que la mienne, y compris dans la méthode. Un roman «célibataire» comme A rebours n'apparaît pas dans sa base de données, alors qu'il constitue pour moi un jalon essentiel, celui de la bibliothèque comme objet romanesque. D'autres travaux ont compté, parce qu'ils ouvraient des domaines nouveaux, comme ceux de Marie-Eve Thérenty sur le rapport entre littérature et médias[14]ou le livre de Sean Latham sur le roman à clés[15]; ou parce qu'ils rassemblent une information immense et dispersée: ces derniers sont souvent des «classiques», comme la thèse de Décaudin sur le symbolisme, celle de Marguerite Bonnet sur le premier surréalisme, ou celle d'Auguste Anglès sur les débuts de la NRF — on y revient toujours.


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Le livre comportera six chapitres. Le premier traite de la rivalité entre Balzac et Sainte-Beuve, qui prit la forme d'un duel à épisodes. Le plus saisissant est le mot de Balzac: «Je lui passerai ma plume au travers du corps, je referai Volupté.» Balzac fit en effet Le Lys dans la vallée, de même qu'il a repensé Joseph Delorme en fonction de l'idée qu'il avait de la poésie. «Refaire» est ici analysé comme le geste critique du créateur, tandis que chez Sainte-Beuve, l'imagination romanesque est une ressource du jugement critique. Le deuxième chapitre est celui du lecteur. Il part du renoncement de Flaubert à faire de l'écrivain un personnage de roman: le romanesque passe du côté du lecteur, retrouvant la formule du Quichotte. On y analyse comme une leçon d'histoire littéraire la lecture de Walter Scott par Bouvard et Pécuchet, et comme une contribution à la poétique du roman les modes d'intégration de Paul et Virginie. De là on passe à la bibliophilie de des Esseintes, et à sa pratique de la lecture comme «réduction», pour aboutir à l'inventaire après liquidation de la bibliothèque du docteur Faustroll. L'épilogue du chapitre est un retour à Bouville: une autre bibliothèque se ferme, celle dont est chassé l'autodidacte.


La question des rapports de la littérature avec son dehors — dehors qui est aussi un dedans, comme les portes de Duchamp sont ouvertes et fermées — relie les trois chapitres suivants. Le troisième porte sur les romans à clés et leur interprétation. Ce genre décrié permet de s'interroger sans préjugés sur le rapport de la fiction avec le «réel» biographique et sociologique, et sur le rôle joué par les attentes et les savoirs du lecteur. Le chapitre propose un parcours typologique du genre, du récit de soi romancé (La Confession d'un enfant du siècle, Elle et lui et leurs multiples prolongements) au roman de la vie littéraire (comme Charles Demailly), au récit allégorique issu du symbolisme (de Faustroll au Poète assassiné), et décrit l'émergence, avec Paludes, d'un roman métalittéraire où les clés sont virtualisées. Le chapitre suivant le prolonge, mais il est centré sur un auteur, Aragon, dont le Projet d'histoire littéraire contemporaine après avoir avorté se poursuit dans son œuvre entière. Comment l'auteur du mentir-vrai, qui est à la fois romancier, poète et critique, fait-il son histoire? La représentation romanesque «en temps réel» du surréalisme naissant que produit Anicet est confrontée aux textes contemporains qui l'éclairent et la contredisent, et aux rétrospections de tous genres qui vont d'Aurélien aux paratextes de l'œuvre et aux romans tardifs. Le cinquième chapitre traite du rapport entre littérature et vie privée; il est centré sur les pratiques de la «famille» réunie autour de Sartre et Beauvoir, et sur leurs répercussions fictionnelles et mémorielles. La correspondance de Sartre avec le Castor est ici la pièce maîtresse d'un immense puzzle où les écrivains se font, se défont, se refont, entraînant avec eux un écosystème intellectuel et affectif dont malgré leurs efforts, tous les effets ne sont pas maîtrisables.


Le dernier chapitre essaie de décrire le paysage contemporain. Après avoir évoqué les fictions post-borgésiennes qui peuplent le «cabinet des lettrés» contemporain, et fait un excursion du côté des romans de campus, genre qui s'est développé hors de la littérature française, il ébauchera une réflexion sur les fables du sauvetage de la culture, qui ont pris la place de la fable proustienne du salut par l'œuvre. On les suivra dans le roman, de Sepulveda à Bernhard Schlink ou Daisijie, et hors du roman, dans les rêveries déjà anciennes de Queneau, Saint-John Perse, de Blanchot, ces aventuriers de l'arche perdue.


Je dispense sous ce titre du Romanesque des lettres, depuis l'an dernier, un séminaire à Paris-Sorbonne, tout en poursuivant la rédaction de ce livre. Mon projet étant devenu public, je remercie le site Fabula de me permettre de présenter à un nombre élargi de futurs lecteurs ce qui représente une sorte de testament de ma carrière d'enseignant et de chercheur.



Michel Murat (Université Paris-Sorbonne)
Novembre 2015


Pages associées: Histoire, L'histoire littéraire des écrivains, Fiction, Roman, Romanesque, Lecture, Champ.




[1] Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l'auteur, Genève, Slatkine, 2007.

[2] Voir Jean-Louis Jeannelle, Ecrire ses mémoires au xxe siècle. Déclin et renouveau, Paris, Gallimard, 2008.

[3] Fernand Drujon, Les Livres à clefs, Paris, Rouveyre, 1888.

[4] Le romanesque est un sujet auquel avait été consacré le séminaire d'un groupe interdisciplinaire aujourd'hui disparu. Il en est resté une publication: Gilles Declercq et Michel Murat, éd., Le Romanesque, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2004.

[5] Ann Jefferson, Le Défi biographique, Paris, PUF, 2012; Hélène Dufour, Portraits, en phrases, Paris, PUF, 1997; Adeline Wrona, Face au portrait - De Sainte-Beuve à Facebook, Paris, Hermann, 2012.

[6] Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992; Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, 1940-1953, Paris, Fayard, 1999; Anna Boschetti, La Poésie partout. Apollinaire, homme-époque (1898-1918), Paris, Seuil, 2001.

[7] Jean-Marie Schaeffer, Qu'est-ce qu'un genre littéraire?, Paris, Seuil, 1989; id., Pourquoi la fiction?, Paris, Seuil, 1999.

[8] Vincent Debaene, Jean-Louis Jeannelle, Marielle Macé, Michel Murat, éd., L'Histoire littéraire des écrivains, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2013. Le dossier du programme peut être consulté dans l'Atelier de Fabula: L'histoire littéraire des écrivains.

[9] Alain Vaillant, L'Histoire littéraire, Paris, Armand Colin, 2010.

[10]José-Luis Diaz, L'Écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l'époque romantique, Paris, Champion, 2007.

[11] Jérôme Meizoz, op. cit.; Ruth Amossy, La Présentation de soi. Ethos et identité verbale, Paris, PUF, 2010; Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scènes d'énonciation, Paris, Armand Colin, 2004.

[12] Anthony Glinoer et Vincent Laisney, L'Age des cénacles, Paris, Fayard, 2013; Vincent Laisney, L'Arsenal romantique: le salon de Charles Nodier, 1824-1834, Paris, Champion, 2002; Anthony Glinoer, La querelle de la camaraderie littéraire. Les romantiques face à leurs contemporains, Genève, Droz, 2008.

[13] Programme consultable à l'adresse: http://legremlin.org/index.php/figurationsprojet/figurationsleprojet

[14] Marie-Ève Thérenty, Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1829-1836), Paris, Champion, 2003.

[15] Sean Latham, The Art of Scandal. Modernism, Libel Law, and the Roman à Clef, New York, Oxford University Press, 2009.



Michel Murat

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Dernière mise à jour de cette page le 30 Novembre 2015 à 10h32.