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Le roman infanticide, par Philippe Forest.

Introduction à Le Roman infanticide: Dostoïevski, Faulkner, Camus. Essais sur la littérature et le deuil - (Allaphbed 5). Nantes: éd. Cécile Defaut, 2010, 131 p.

Texte reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'éditrice.



Le roman infanticide.

Il est un livre assez peu connu du très grand critique japonais Kobayashi Hideo (1902-1983), dont seulement quelques extraits ont été traduits en une langue compréhensible d'un lecteur occidental et avec lequel Kobayashi, en 1937, entreprend de relater la vie de Dostoïevski. D'après ce que l'on peut en savoir, l'ouvrage constitue moins une biographie au sens classique du terme qu'une réflexion sur les limites et la possibilité même d'un tel exercice critique. Un peu comme Sartre le fera à propos de Flaubert dans L'Idiot de la famille, Kobayashi se demande au sujet de Dostoïevski ce que l'on peut comprendre d'un homme aujourd'hui. A la science étroite de l'historien qui collecte les faits et se figure ainsi «reconstituer un homme en ramassant les parcelles de sa dépouille», et puisque «l'Histoire ne peut exister si on ne l'invente pas», il oppose un autre art pour lequel la connaissance du passé passe par le recours assumé à l'imagination. «Je ne cherche pas, bien entendu, à reproduire Dostoïevski tel qu'il était, déclare Kobayashi. Ce serait le souhait d'un idiot.»(1)

Dans un texte à peine postérieur puisqu'il date de 1941, «Dentô», «Tradition», Kobayashi revient sur sa démarche et l'examine de façon tout à fait pénétrante, développant une pensée juste du rapport vrai que chaque lecteur entretient avec la littérature authentique. Afin de comprendre l'œuvre de Dostoïevski, on peut, explique Kobayashi, accumuler les informations relatives aux livres de l'auteur, à sa vie, à son époque. Mais le paradoxe est que plus la connaissance objective de ces données grandit et mieux apparaît le secret intact de l'œuvre littéraire qui ne se réduit pas à celles-ci. En ce sens, le savoir n'est pas vain. Mais il reconduit juste vers ce lieu de vérité où l'œuvre cesse d'être enjeu de connaissance pour devenir motif de méditation, objet de contemplation. Et c'est pourquoi la seule lecture de Dostoïevski qui vaille est celle qui nous confronte enfin à l'énigme irrésolue de ses livres: «Retournant les mains vides au lieu d'où nous étions partis, pour la première fois, nous apprécions vraiment l'œuvre d'art... Nous quittons le royaume du mystère et traçons des cercles autour de lui seulement pour découvrir que celui-ci demeure insoluble. Mais la lumière qui en émane est maintenant plus brillante, et le mystère est maintenant plus beau qu'auparavant.» (2)

L'art du biographe, du critique tel qu'il l'entend, Kobayashi l'illustre d'un exemple inattendu et singulier, donnant pour modèle de la compréhension vraie du passé une mère en deuil «à qui suffisent pour retracer le visage de son enfant mort les quelques objets qu'il lui a laissés et sa profonde tristesse» : «Plus la tristesse devient profonde, plus clairement la mère voit le visage de son enfant, peut-être plus clairement même que de son vivant.» (3) On ne sait pas d'où vient à Kobayashi cette comparaison si curieuse qu'il place comme en tête de sa réflexion sur Dostoïevski mais, au fond, il n'en est pas de plus juste, appliquée à un romancier qui a fait de toute son oeuvre une longue méditation sur ce scandale qu'est la mort d'un enfant, cherchant à concevoir quelle parole de compassion ou bien de révolte appelle un tel scandale.

Tous les lecteurs se rappellent, aucun ne peut oublier, les formidables paroles que Dostoïevski place dans la bouche d'Ivan Karamazov: «Et si la souffrance des enfants sert à parfaire la somme des douleurs nécessaires à l'acquisition de la vérité, j'affirme d'ores et déjà que cette vérité ne vaut pas un tel prix... Je préfère garder mes souffrances non rachetées et mon indignation persistante, même si j'avais tort ! D'ailleurs, on surfait cette harmonie; l'entrée coûte trop cher pour nous. J'aime mieux rendre mon billet d'entrée. En honnête homme, je suis même tenu à le rendre au plus tôt. C'est ce que je fais. Je ne refuse pas d'admettre Dieu mais je lui rends mon billet.» (4)

Après Freud, et à bon droit certainement, on a souvent lu Les Frères Karamazov comme le grand roman du parricide. C'est faire peu de cas cependant de la lettre d'un texte, rédigé par Dostoïevski dans l'immédiat après-coup de la perte de son fils, qui commence avec la visite que rend au starets Zosime une mère en deuil, qui atteint son paroxysme d'intensité dramatique avec les paroles d'Ivan et qui se termine auprès de la tombe du jeune Ilioucha où se fait entendre, plus haute que la bénédiction d'Aliocha, la voix vacillante du vieux capitaine prononçant les anciens mots du psaume: «Si je t'oublie, Jérusalem!». En ce sens, et puisque tout enfant mort est semblable à l'innocente victime sacrifiée par la cruauté d'un Père assassin, Les Frères Karamazov demanderait, je crois, davantage que comme celui du parricide, à être lu comme le roman de l'infanticide.

Tel fut, sans doute, le sentiment de quelques-uns des plus grands écrivains du siècle passé. Dans Le Miroir des Limbes puis à nouveau dans La Corde et les souris, à plusieurs reprises, et c'est tout ce qu'il dit du roman de Dostoïevski, Malraux, lui-même endeuillé sans en parler par la mort de ses deux fils, rapporte qu'il avait entrepris de faire lire l'ouvrage à l'aumonier des Glières duquel il avait appris ces deux vérités : il n'y a pas de grandes personnes ; les gens sont plus malheureux qu'on ne croit. N'obtenant de lui que cette réponse en forme de fin de non-recevoir: «Le Mal n'est pas un problème, c'est un mystère». Malraux a raison lorsqu'il déclare que tous les écrivains de la génération à laquelle lui-même appartient furent frappés par la protestation d'Ivan Karamazov se dressant contre la figure carnassière d'un ordre destructeur qui fait des enfants ses victimes d'élection (5).

Il en va ainsi de Faulkner dont le Requiem pour une nonne, roman magnifique, le plus grand peut-être, laissé un peu dans l'ombre que font sur lui tous les autres, relatant l'assassinat au berceau d'un enfant, constitue par endroits la réécriture presque explicite de celui de Dostoïevski : et l'affrontement de Temple et de Nancy n'est pas moins sublime que le dialogue d'Ivan et d'Aliocha. Il en va de même aussi pour Camus qui, en toute connaissance de cause, porta à la scène et Dostoïevski et Faulkner et dont toute l'œuvre personnelle, de La Peste au Premier Homme en passant par Les Justes, constitue comme une méditation tournoyante autour de l'absurde signe qu'en vain adresse au monde le cadavre d'un enfant.

Mais si la littérature, comme le voulait Bataille, est bien, fondamentalement, confrontation au Mal, sans doute en va-t-il pareillement de tous les grands textes qui la composent et la génération dont parle Malraux est alors de tous les temps, se déployant verticalement dans la profondeur vertigineuse de l'Histoire. Depuis les très anciennes histoires racontant le sacrifice d'Isaac, celui d'Iphigénie et qu'entreprit de penser, avec Kierkegaard ou Nietzsche, une certaine philosophie. Jusqu'aux histoires très nouvelles qui continueront sans fin de s'écrire puisque, comme le déclare Camus, «les enfants mourront toujours injustement, même dans la société parfaite». Et c'est précisément pourquoi «l'art et la révolte ne mourront qu'avec le dernier homme» (6).

Ce scandale – parce qu'il porte à son comble celui de toute la condition humaine – est l'objet du roman. Non pas afin qu'il le résolve et le liquide comme le voudrait une conception convenue de la «catharsis». Mais pour qu'il témoigne de cette part d'«impossible», d'«irrémédiable» – si l'on veut employer ce mot de Malraux à propos de Faulkner – dont l'épreuve est au cœur de toute expérience un peu radicale de l'existence et que seul le protocole particulier de la parole romanesque peut exprimer : se refusant obstinément à donner un sens à ce qui n'en a pas mais ne se résolvant pas davantage au silence, manifestant ainsi ce déchirement de la conscience irréconciliée avec elle-même, avec le monde et qui n'aboutit à rien sinon à la pure profération dans le vide d'une parole de compassion.

Les Frères Karamazov, Requiem pour une nonne, La Peste sont, dit-on, des fictions. On préfère le prétendre afin de ne pas avoir à penser que la mort dont ils parlent puisse être autre chose qu'une sadique invention de romancier. Mais le 16 mai 1878, Dostoïevski perd son fils, Alexeï, âgé de trois ans, et il écrit Les Frères Karamazov. Le 16 janvier 1931, quelques jours après sa naissance, meurt le premier enfant de Faulkner, une petite fille prénommée Alabama, et l'on dit que c'est de ce chagrin que sortit Lumière d'août. Et si Camus fut heureusement épargné par un tel sort, sans doute ne parvint-il jamais à oublier qu'atteint lui-même d'une affection à l'époque fatale, la tuberculose, il fut lui-même cet enfant donné pour mort dont le fantôme fait retour dans chacun de ses récits. Il n'y a pas d'œuvre authentique, Artaud dit vrai, qui soit «détachée de la vie». Et c'est pourquoi Kobayashi a encore raison lorsque, réfléchissant sur le «watakushi shôsetsu», le «roman du Je» japonais, contre toute vraisemblance, il affirme que, quoique Dostoïevski n'ait jamais dit un mot de sa vie, il est par excellence l'écrivain dont l'œuvre permet d'explorer les enjeux les plus extrêmes d'une telle écriture de soi (7).

A-t-on le droit d'écrire sur la mort d'un enfant ? me demande-t-on. Et le plus étonnant est que cette question, on l'adresse de préférence à ceux qui ont connu une telle mort, les soupçonnant d'exploiter une souffrance qu'ils ont vécue, plutôt qu'aux romanciers qui, en spectateurs sentimentaux d'une douleur qu'ils ignorent, en font un «thème» et auxquels on demande rarement des comptes pour l'exercice inoffensif auquel ils se livrent. Comme toujours, la réponse est chez Bataille : l'expérience est la seule autorité, d'elle vient toute souveraineté et cette souveraineté s'expie. Bien sûr, n'importe qui a le droit d'écrire sur n'importe quoi. Mais un tel droit n'exonère pas du devoir de vérité qui l'accompagne, auquel en retour on se doit et duquel il convient de ne pas se montrer tout à fait indigne : ne se parant pas indûment du prestige usurpé d'une expérience seulement simulée, affrontant autant qu'il est possible le vertige de la vérité, entreprenant de produire en réponse une parole qui ne démérite pas tout à fait de l'épreuve du réel et se veuille interminablement fidèle à ce dernier.

Une telle vérité est, par essence, paradoxale puisqu'elle dépend de l'impossible. Elle repose sur une expérience en laquelle, souverainement, toute signification s'abîme et face à laquelle, dans l'épreuve excessive qu'il subit, le sujet s'accomplit et s'anéantit. Elle dit vrai au-delà du vrai et même en dépit de celui-ci. «Même si j'avais tort...» déclare Ivan (8). Et en ces quelques mots tient, je crois, tout ce que l'on peut avancer de cette vérité autre dont témoigne parfois, pathétique, insuffisante et cependant indispensable, la grande parole de la littérature authentique. Je ne cherche pas, bien entendu, à dire ce que fut le sens vrai du roman de Dostoïevski. Ce serait, de ma part, une prétention imprudente. Voire : un souhait d'idiot. Comme le voulait Kobayashi, je me suis contenté de m'imaginer Dostoïevski, de rêver après lui, de laisser résonner dans le temps les formidables paroles qu'il prête à son personnage et dont personne ne peut dire avec certitude ce qu'elle signifient mais par lesquelles se manifeste une vérité aussi certaine et pourtant aussi inintelligible que la vie elle-même. Même si j'avais tort, telle est ma conviction, j'aurais eu raison de le faire, j'aurais raison de continuer à le faire.


Notes de l'Introduction:

(1) «Préface à la vie de Dostoïevski», in Ninomiya Masayuki, La Pensée de Kobayashi Hideo, Un intellectuel japonais au tournant de l'Histoire, Droz, 1995, p.56-66.

(2) Cité in James Dorsey, Critical Aesthetics, Kobayashi Hideo, Modernity, and Wartime Japan, Harvard University Press, 2009, p.44.

(3) «Préface à la vie de Dostoïevski», op.cit.

(4), Dostoïevski, Les Frères Karamazov, t.I, «Folio», Gallimard, p.336-337.

(5), Malraux, Les Antimémoires, Oeuvres complètes, t.3, «Bibliothèque de la Pléiade», Gallimard, p.457.

(6) Camus, L'Homme Révolté, Oeuvres complètes, t.3, «Bibliothèque de la Pléiade», Gallimard, p.321.

(7) Cité in Paul Anderer, Literature of the Lost Home, Kobayashi Hideo - Literary Criticism, 1924-1939, Stanford, 1995, p.66.

(8) Sur ce point je renvoie à la conclusion de Tous les enfants sauf un, Gallimard, 2007 et aux analyses plus longuement développées dans Le Roman, le Réel et autres essais, Allaphbed 3, Cécile Defaut, 2007.


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Dernière mise à jour de cette page le 14 Mai 2010 à 18h50.