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"Le registre", par Marielle Macé
Ce texte est extrait de l'ouvrage Le Genre littéraire (GF-«Corpus», 2004), il est reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.



La notion de registre

Proches du «mode» tel qu'il est exploré par Alastair Fowler mais tournés vers la part anthropologique et cognitive de la littérature, les registres sont «les catégories de représentation et de perception du monde que la littérature exprime, et qui correspondent à des attitudes en face de l'existence, à des émotions fondamentales» (Alain Viala, Dictionnaire du littéraire, PUF, 2002).

Un registre est défini par une vision du monde, un ethos, une puissance émotionnelle ancrés dans l'histoire humaine et engagés dans une forme. Dans La Naissance de la tragédie (1872), vaste entreprise de généalogie du genre, Nietzsche oppose à la figure mesurée et lumineuse d'Apollon celle, fusionnelle, dynamique et incontrôlée de Dionysos; c'est cette polarité universelle – reprenant celle du naïf et du sentimental, identifiés depuis Goethe et Schiller au classique et au romantique –, ces deux constantes anthropologiques, qui nourrissent la conception nietzschéenne de l'identité du genre tragique; Homère et Archiloque figurent les deux pôles contraires, identifiés à l'épique et au lyrique; dans le sillage de la recherche romantique d'une synthèse des genres, la tragédie incarne pour Nietzsche leur union parfaite, le langage dramatique rationalisant in fine une vérité dionysiaque. Le tragique s'inscrit ainsi dans une attitude fondamentale des hommes face à la vie, il correspond au sentiment de la mort et à la «détresse de la raison» devant l'évidence de notre mortalité (voir Marc Escola, Le Tragique, GF-Corpus, 2002). Le romanesque désignera à son tour pour Lukács la conscience moderne de l'inadéquation entre les conditions matérielles et l'exigence d'idéal; pour Thomas Pavel l'excès affectif, la pureté des valeurs et des normes en jeu dans la représentation. Liés à des émotions en apparence plus simples, l'épique est le registre de l'admiration, l'élégiaque du regret, le polémique de la colère… Un registre peut se scinder en sous-registres lorsque des régions affectives ou éthiques s'y imposent: le comique enferme le satirique et l'ironique qui mêlent au rire l'indignation ou la prise de distance.

L'étude des registres est au point de jonction entre l'esthétique et l'histoire des mentalités; Alain Viala propose d'en faire l'instrument d'une «histoire sociale du littéraire» et la pierre de touche des études de réception: «devant quoi adviennent le rire ou la compassion ou l'indignation, etc.? et de la part de qui?». Elle met aussi l'accent sur les finalités de la littérature; comme l'activité mimétique pour Aristote, le registre est tourné vers sa part agissante: modélisant des comportements (c'est le but de la fiction), forgeant des entités exemplaires, plaçant les vices à distance des spectateurs (c'est le rôle de la typification des personnages comiques), la littérature transforme notre savoir, nos pulsions et notre pratique du monde.

Les relations entre les registres et les affects sont assez claires, l'engagement dans une forme littéraire distinguant les premiers des seconds. Au registre sublime, qui exclut les passions basses (rire, chagrin) sont ainsi liées des figures: ekphrasis, antithèse, hyperbole… Les rapports entre les registres et les genres sont moins nets: l'histoire de l'esthétique est celle d'un découplage des deux notions, à mesure qu'ont évolué philosophies des genres et théories des passions.

Pour l'esthétique classique, dans une vision essentialiste et prescriptive des genres où domine le principe de convenance qui apparie émotions et choix d'expression et naturalise cet appariement, à une époque également où la théorie médicale des «humeurs» définit des «caractères» et les affects qui leur correspondent, les registres recouvrent peu ou prou les grands genres. Pour Aristote et pour l'âge classique, les langages sont aussi nettement hiérarchisés que les passions et ces deux échelles de connaissance de l'homme peuvent se superposer; les règles de la tragédie fixent les moyens efficaces pour produire et contrôler, grâce au mécanisme de la catharsis, ses deux effets propres que sont la terreur et la pitié: «la tragédie est l'imitation d'une action de caractère élevé et complète, d'une certaine étendue, dans un langage relevé d'assaisonnements d'une espèce particulière suivant les diverses parties, imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d'un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation propre à des pareilles émotion», telle est la définition donnée par Aristote du genre-registre qui fera autorité pendant des siècles.

La certitude romantique que les affects ne sont ni hiérarchisés ni prédéfinis comme bons ou mauvais a défait ce système de correspondances et définitivement découplé genres et registres; la coupure entre comédie et tragédie, chacune se réservant l'expression d'une passion, l'une élevée, l'autre basse, s'est dissoute au profit de la définition du drame, genre nouveau qui accueille à la fois le sublime et le grotesque. La littérature moderne et son antipathie pour les genres, du moins pour la notion de convenance, exigent que l'on réinvente régulièrement la mise en forme de registres qui, forts de leur ancrage anthropologique, restent relativement stables; Beckett peut dès lors confier à deux clochards d'incarner la condition tragique des hommes, en un choix thématique qui constitue pour nous le meilleur véhicule possible de l'émotion.




Marielle Macé

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Dernière mise à jour de cette page le 15 Avril 2011 à 19h21.