Atelier

Questionnements postcoloniaux

McLEOD John, Beginning postcolonialism, Manchester/New York, Manchester University Press, 2000.ISBN 0-7190-5209-2 (alternative, recherche)

CHILDS Peter, WILLIAMS Patrick, An introduction to Post-Colonial Theory, Harlow, Pearson Education Limited, 1997. ISBN 0-13-232919-0 (alternative, recherche)

An introduction to Post-Colonial Theory de Patrick Williams et Peter Childs (abrégé IPCT) et Beginning Postcolonialism de John MacLeod (abrégé BP) proposent des initiations. Ces ouvrages, destinés d'abord aux étudiants fréquentant les départements de Postcolonial studies pourraient faire découvrir cette discipline universitaire (ou cet ensemble de disciplines) à un public français de moins en moins réticent à poser la question controversée de la mémoire et du legs de la colonisation mais encore peu au fait de l'important effort de réflexion qui a été mené outre-antlantique sur ces sujets depuis près de vingt ans.

Depuis "The Empire Writes Back" (1989), l'ouvrage fondateur de B. Ashcroft, G.Griffiths et H. Tiffin qui avait audacieusement, mais au prix de quelques généralisations abusives, configuré le champ d'études postcoloniales appliquées à la littérature (voir recension de Chantal Zabus: http://www.eng.fju.edu.tw/worldlit/empire.htm) , les manuels et les anthologies avaient foisonné; les interventions s'étaient multipliées en tous sens et même les détracteurs des POCO en augmentaient finalement le corpus abondant et multiforme. On trouvera dans BP aux pages 34-36 et 261-262, ainsi que page 30 une bibliographie commentée qui fait le point sur ces nombreuses présentations synthétiques. IPCT fournit (pages 227-234) un glossaire utile des notions récurrentes comme "subaltern", "colonial discourse", "race", "transculturation".

Ces guides sont d'une grande utilité; il est même sans doute nécessaire d'y recourir tant le champ transdisciplinaire des POCO est éclaté et apparaît (surtout au lecteur français) comme une joyeuse foire aux idées, empruntant ses outils conceptuels aux plus divers horizons de pensée (marxisme althussérien, psychanalyse lacanienne, poststructuralisme...), à nombre de philosophes ou essayistes contemporains (Derrida, Foucault, Deleuze, Lyotard, Baudrillard...). Ainsi rassemblées et structurées de manière didactique, les voies les plus fréquentées se dégagent, les constantes apparaissent et s'ordonnent. La mêlée s'éclaircit. Aussi, malgré leur allure modeste de vademecum scolaire, ces manuels sont-ils indispensables: ils permettent sinon de donner une cohérence à la discipline elle-même, du moins de préciser ses contours en articulant autour des mêmes préoccupations des concepts ou des modèles qui relèvent des disciplines les plus variées (cultural studies, sociologie, sciences politiques, anthropologie...).

L'ouvrage de P. Childs et P. Williams introduit à la "théorie post-coloniale", celui de J. McLeod au "postcolonialisme". La différence, légère mais significative, que l'on constate entre les titres de ce deux ouvrages parus à trois ans d'intervalle semble indiquer que l'affirmation théorique triomphante, mais quelque peu prématurée, tend actuellement à laisser la place à une conception plus empirique ou du moins moins unificatrice, plus humble, plus aporétique.

Les deux ouvrages, dont les propos se recoupent, se prolongent et se complètent: ils ne proposent pas un exposé historique complet des POCO mais, bien plus utilement, offrent un repérage des lignes de force (ou de faiblesse) qui traversent le(s) questionnement(s) de la "théorie postcoloniale". Nous éclairerons la lecture de l'un par celle de l'autre.

"Une théorie postcoloniale"? en question(s)

Sans doute cette dénomination au singulier est-elle bien impropre. Car si une théorie a une juste prétention à dire l'universellement vrai sur un domaine bien circonscrit, on peut douter que ce qu'on nomme, pour faire court, la "Post-colonial Theory" soit définitivement constituée ou soit même en voie de l'être. Il faudrait pour cela qu'elle ait réussi à délimiter son objet, à le situer dans le temps, à le limiter dans l'espace et enfin à le réduire à l'unité. Il serait préférable de parler de théorisations postcoloniales. C'est d'ailleurs ce que reconnaissent même les auteurs de IPCT qui, malgré le titre de leur ouvrage, ne parlent pas de la théorie postcoloniale autrement que comme d'un lieu de "connection des phénomènes", un ensemble de "théories en dialogue" (IPCT , p.21) avec les principaux domaines de la réflexion critique contemporaines. J. MacLeod refuse également de parler de théorie postcoloniale et préfère adopter le terme de "postcolonialisme" (sans tiret) comme un concept qui se décline en de multiples acceptions et renvoie essentiellement à des pratiques de lecture. Ainsi la démarche intellectuelle des POCOS consiste non pas fournir des réponses mais plutôt à formuler ou reformuler des questions indispensables au renouvellement de l'approche des textes littéraires.

Quand?

Avant de répondre à la question de la nature du "postcolonial", il est plus simple de commencer par le situer dans le temps, comme y invite le préfixe "post".Or, - c'est une première difficulté - ce terme ne doit pas s'entendre en un sens temporel. Cela supposerait justement ce qui est nié par la démarche du postcolonialisme, à savoir que, sans même parler des peuples encore en voie ou quête d'indépendance et malgré les réalisations effectives de la décolonisation historique, le colonial n'est pas achevé, qu'il persiste, qu'il continue à travailler les discours et les mentalités, à imprégner les textes et les représentations. Le "post", qu'il faudrait plutôt comprendre, avec le sens du préfixe grec "méta" , -vers un au-delà (comme dans "méta-physique")- indique que si l'idée coloniale de la légitime hégémonie européenne sur les autres civilisations a vécu, ses effets continuent de s'exercer dans le monde. C'est un paradoxe que l'on a pu récuser comme un sophisme en suspectant notamment les POCO de rester soumises aux catégories et aux découpages de l'histoire européenne, en les taxant d'homogénéiser à l'excès et d'ignorer les différences importantes entre les pays décolonisés, de reproduire subrepticement les catégories coloniales ou, même pis, d'exploiter en les conformant aux demandes du marché culturel occidental les productions littéraires du Tiers-Monde. Le chapitre final de BP (pp.239-258) et le chapitre initial de IPCT (pp.15-23) résument l'argumentaire des nombreux procès intentés aux POCO, en soulignent l'intérêt: ils obligent à tenir en éveil le sens critique, mettre en doute des évidences, être plus rigoureux et plus sensible aux spécificités. Les limites de cette hostilité (de cette résistance au sens analytique?) aux POCO apparaissent dans cet examen: persistance de schémas anticolonialistes binaires désuets, contre-sens, anti-occidentalisme naïf, voire mauvaise foi ou arguments ad hominem.

Où?

Cependant, même si l'on accepte de ne prendre le "postcolonalisme" ni pour une période historique, ni pour un concept abstrait ou une totalité réductrice des différences, reste à savoir où se situe son aire, son espace particulier. Et nous sommes reconduits à une nouvelle indétermination: quelle est la géographie du postcolonial? épouse-t-elle la carte des anciens empires coloniaux ou bien faut-il l'étendre à d'autres lieux? ainsi, en un sens la Nouvelle-Zélande ou l'Australie sont à la fois des colonies émancipées de la Grande-Bretagne mais aussi des puissances coloniales qui ont cherché à éradiqué les cultures autochtones (aborigènes, maoris). Dans le chapitre 2 de IPCT (pp.65-96) sont examinés quelques cas litigieux de ces "colonisations internes" (l'Irlande, les minorités ethniques essaimant dans le Royaume-Uni ou aux Etats-Unis, le Canada, la Nouvelle-Zélande, l'Australie).

Toutes ces questions ne se règlent qu'au terme d'une réflexion et d'une décision politiques et aucune ne se résout facilement.

À partir de quoi?

Il vaut donc mieux, plutôt que poser une définition univoque et définitive du "postcolonialisme", partir de la nécessité qui oblige à postuler la validité d'une telle notion.

L'auteur de BP, pour ce faire, adopte un point de départ proprement scolaire; il expose les raisons de l'embarras à recourir à la catégorie (universitaire/didactique/culturelle) de "Commonwealth literatures" (pp. 6-36). Celle-ci rassemblait et proposait à l'étude les écrivains anglophones mais non-Britanniques qui émergeaient dans les années d'après-guerre.L'évaluation de ces auteurs relevait de critères esthétiques réputés universels, appelés à transcender les singularités locales. Cependant, comme l'a montré avec esprit Salman Rushdie dans un article intitulé La littérature du Commonwealth n'existe pas, (publié en 1983 et repris en 1991 dans le recueil Imaginary Homelands - Patries imaginaires, traduction française de A. Châtelain , C.Bourgois, 1993), cette dénomination qui donne un semblant de lien à tous les débris de l'Empire britannique est finalement inconsistante; quoi de commun entre le nigérian Chinua Achebe, l'Antillais Wilson Harris et l'Indienne Anita Desai? Aucun d'entre eux ne revendique ni même n'assume l'étiquette "d'écrivains du Commonwealth". Cette catégorie paternaliste, s'intéressant moins à la démarche littéraire de chaque écrivain qu'à une douteuse authenticité existe bien certes mais comme un "fantôme", un artifice institutionnel qui masque la réalité de littératures riches de ses différences irréductibles.

Entachée d'européocentrisme, en tout cas trop liée à une configuration politique en voie d'être dépassée, la catégorie de Commmonwealth literature repose sur une idéologie "libéral-humaniste" généreuse mais naïve. Celle-ci, soucieuse de dégager avant tout un universel, et malgré ses louables intentions, risque de manquer, ou d'occulter les enracinements locaux, les particularités revendiquées ou héritées, les identités assumées, voire inventées ou seulement imposées par l'histoire.

Le passage aux Postcolonial literatures se comprend donc comme un moyen de prendre en compte la spécificité de ces écrivains issus de nations ex-colonisées et s'exprimant en anglais mais qui ne font pas vraiment partie de la famille britannique et ne souhaitent pas en tout cas en rester les parents pauvres. Ainsi, parler de littératures postcoloniales c'est déjà s'émanciper de la prédominance d'un centre, d'une métropole littéraire dont dépendraient de lointaines et douteuses périphéries. C'est ne plus être dupe du "vieil exotisme" qui assurait la suprématie culturelle de l'Empire.

Il faut donc tenir compte de l'histoire et de son mouvement. C'est à quoi s'emploient P. Childs et P. Williams qui dessinent à grands traits quelques "lignes de résistance" (IPCT, chapitre 2, pp.26-64). Les figures de résistants penseurs, écrivains, activistes comme celles de Gandhi, de Césaire, de C.L.R James, de Fanon, de Glissant, de Cabral sont bien connues et peuvent servir de modèles, de références ou d'inspiration à d'autres mouvements culturels d'indépendance. Elles attestent que le refus de l'hégémonie peut prendre diverses formes et former le fond d'une narration aux antipodes de l'histoire impériale.

La convergence de ces courants de pensée ne garantit certes pas la cohérence de la pensée postcoloniale mais oblige à reconsidérer de manière critique les discours coloniaux qui persistent et exercent leur emprise à notre insu.

Qui?

C'est sans doute pourquoi prenant appui sur les pensées du soupçon (Michel Foucault) ou de la déconstruction (Derrida), les initiateurs de la théorisation postcoloniale se sont attachés à une analyse subtile (abstraite et parfois abstruse) des multiples discours et représentation du colonialisme.

Le plus connu internationalement, Edward Said, dans le domaine de la littérature comparée,a essayé, en se fondant sur une étude approfondie de l'orientalisme, de montrer comment se soutiennent le pouvoir hégémonique de l'Occident et le savoir qu'il a suscité sur l'Orient. On trouve dans IPCT (pp. 97-121)et dans BP (pp. 37-66) un bon survol de cette oeuvre qui procède au démontage des ressorts idéologiques et des mécanismes inconscients structurant le discours occidental sur son autre.

H.K. Bhabha (IPCT 122-156 et BP, pp.51-57 ) de manière moins ample mais non moins suggestive et peut-être plus subtile, soumet le discours du colonisateur et du colonisé à un décryptage analytique: le sujet colonial apparaît comme inquiet et inquiétant, craint et diminué, sublimé et dénié. Son altérité est convoitée et réduite, survalorisée et dépréciée. Le discours colonial est foncièrement ambivalent.

G. Spivak enfin (IPCT 157-184 et BP 191-195) tente de déconstruire l'illusion à faire parler le sujet barré de l'oppression coloniale, à parler à sa place, à lui "donner" la parole.

La question de la représentation semble être au coeur de ces démarches: qui parle et au nom ou à la place de qui? Quand on se souvient que la confiscation de la parole est une des dimensions majeures de la colonisation, on voit que ces théorisations parfois fort sophistiquées sont nécessaires pour pouvoir se défaire de cette emprise discursive persistante du colonialisme et pour écouter (et lire) les récits par lesquels les écrivains de nations ex-colonisées portent la parole collective ou expriment les troubles et les difficultés de cette parole à reconquérir.

Comment?

On aurait pu croire que, au moins, la constitution des peuples ex-colonisés en États-Nations solderait ce résidu, ce fardeau colonial, mais ce n'est pas le cas.

Déjà, il convient de le rappeler, bien des populations qui se considèrent encore sous un joug colonial n'ont pas accédé à l'indépendance politique et cherchent encore des formules politiques qui garantissent leur survie culturelle (cas des Polynésiens, des Martiniquais, des Guadeloupéens). Mais même les peuples qui se sont constitués ou reconstitués dans un cadre national peinent à faire entendre leur voix souveraine, à reprendre en mains leur destin car la domination culturelle de l'Europe (et des Etats-Unis), assise sur une incontestable hégémonie économique, continue à s'exercer sur eux.

En outre, les promesses des indépendances nationales consécutives à la décolonisation ne sont pas tenues: les nationalismes nouveaux exaltant la pureté, l'authenticité, le retour aux racines ancestrales, le rejet massif de l'Occident, se sont révélés impuissants à engendrer une culture nouvelle, libre et vivante.

Les artistes (écrivains, musiciens, peintres...) de la postcolonie ont au contraire privilégié des modes de création assumant les mélanges, l'hybridité, revendiquant les valeurs du déracinement et de l'exil. Leurs identités sont multiples, leurs appartenances diverses, et même leur localisation est problématique. Ainsi, compliquant la description de l'écrivain postcolonial, se posent de manière aiguë les questions de la race (BP pp. 122-130; IPCT 193-198), de la langue choisie et de ses usages (BP pp.122-130), du rapport au canon littéraire européen (BP pp. 139-171), et aussi de la détermination sexuelle - gender - (BP pp. 172-204; 114-117; IPCT pp.198-202) et de la dispersion dans le monde (BP pp. 205-238; IPCT pp. 210-219). Les questions prolifèrent.

Ce questionnement multiple des POCO oblige à lire différemment le monde qui s'élabore, ainsi que les oeuvres qui participent à l'élaboration de ce monde. En posant au centre du débat le problème du devenir de la mémoire (de l'amnésie?) coloniale, il nous contraint à prendre part à la constitution d'un univers intellectuel et esthétique qui ne serait plus dominé par l'Europe, et donc à relire les littératures nationales (voire transnationales) d'un point de vue politique/critique, à interroger sans préjugé ni prévention leurs assignations génériques, raciales, culturelles. Les ouvrages de John McLeod, de Peter Childs et Patrick Williams - c'est leur insigne mérite- aident à mieux poser des questions essentielles au devenir de la culture mondiale, à pénétrer de l'intérieur l'univers de ces littératures extra-européennes qui ont tant à apprendre à l'Europe.

P.Sultan Lille III



Patrick Sultan

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Dernière mise à jour de cette page le 24 Février 2007 à 20h25.