Atelier



Séminaire "Proust dans la recherche comparatiste, bilan et nouvelles perspectives" (Comparatisme : l'exemple de Proust).
Troisième journée: Proust et les mondes lointains (Paris 10, 6 juin 2008).

« Échos de la Recherche chez les Beats : Proust sur la route », par Vinciane Boudonnet (Université Laurentienne, Canada).

Cet article a paru dans Proust, l'étranger, sous la dir. de K. Haddad-Wotling, V. Ferré, Amsterdam-New York, Rodopi, coll. "CRIN", n°54, 2010, 167 p.



Échos de la Recherche chez les Beats : Proust sur la route.

JK : Qui a dit : « Un bel après-midi, un dimanche après-midi » ? Je crois que c'était Balzac : «Je devais faire la sieste avant de sortir avec mon nouveau cousin passionnant, un garçon, qui venait de rencontrer des filles qu'on appelle des filles de station balnéaire vers les arbres du bord de mer.» Il s'allonge sur son lit pour faire la sieste, mais il ne peut pas dormir et le soleil se couche sur la Manche en Normandie et brille depuis l'Ouest, et cependant depuis la Bretagne, sur sa bibliothèque, de telle sorte qu'il parvient à voir divers paysages, des paysages marins, sur sa bibliothèque. Le niveau supérieur du verre avait un paysage marin, le niveau du milieu, et les livres étaient dedans et tous ces divers paysages marins. Il dit : « Et en contraste à ces énormes paysages marins roses », qui étaient bleus, orange, et jaunes, « je ne pus penser à rien d'autre qu'à la lumière scintillante de la promesse de cette nuit sans sommeil quand je serai avec mon cousin préféré, écoutant les valses mélodieuses des valses Viennoises et dansant sur la musique. » Bon sang, ce mec était vraiment nul ( Oh man, that guy really stunk.). Bon, qu'est-ce que vous voulez que je dise à propos de Proust ?[1]

Dans cet extrait d'une interview accordée à Miklos Zsedely le 14 avril 1964, Jack Kerouac, questionné sur la littérature, se joue de l'ignorance de la personne qui le questionne: à plusieurs reprises au cours de la discussion, Miklos Zsedely change de sujet ou tente de recadrer l'interview selon la direction qu'il veut lui faire prendre, ignorant les commentaires de Kerouac alors que ce dernier engage la conversation sur ses auteurs préférés. Dans cet exemple où il semble tester les connaissances de Zsedely en faisant référence au roman de Proust[2], il termine même sur une note d'humour qui passe totalement inaperçue. Mais en fait, pour celui qui en saisit l'air, cette référence va au cœur de l'esthétique kérouacienne, de même que le passage auquel Kerouac se réfère est emblématique de l'esthétique proustienne.

Kerouac n'est pas seul à privilégier les passages où Proust file sur des pages la métaphore des paysages reflétés dans les vitres de la bibliothèque. Avant que Paul De Man ne se penche sur de telles transitions entre les mondes intérieur et extérieur dans Allégories de la lecture, ce passage précis fournit l'objet des réflexions de Gérard Genette sur le fonctionnement de la métaphore et de la métonymie dans l'échafaudage de la Recherche[3].

Comme on le sait, l'analyse de Genette distingue entre un usage de la métaphore qui relève de la description (ce que le critique appelle l'aspect paradigmatique de l'œuvre), et un usage de la métonymie qui relève de l'aspect syntagmatique, de la succession ou juxtaposition de ses parties au fil de la chaîne narrative. La thèse de Genette contre les lectures qui avaient privilégié le rôle survoltant de la métaphore dans la récupération du temps perdu est que la révélation finale est en fait ménagée et préparée depuis le début par la présence d'images à fonctionnement métonymique au sein des pièces montées métaphoriques du roman. Dans son analyse du passage évoqué par Kerouac, c'est la contiguïté des deux sensations qui est étudiée en tant que figure métonymique. Le reflet du coucher de soleil dans le cadre miniature et intérieur de la bibliothèque illustre le rôle de la métonymie ainsi comprise dans une écriture qui enchaîne l'être et le temps pour les ressusciter dans les anneaux d'un beau style.

Le temps perdu qui est retrouvé chez Proust dans la description même de sa perte est bien sûr ce qu'évoque ironiquement Kerouac en exprimant combien « nul était ce mec ». En effet, dans la Recherche, le narrateur est insensible à la beauté de ces reflets au moment où il en a la sensation, préoccupé qu'il est par l'anticipation du plaisir qu'il prendra à la compagnie des jeunes filles qu'il rencontrera sur sa route. En réalité, l'idéal de la reconquête du temps à travers l'écriture est le moteur même des romans de Kerouac. Comme Seymour Krim le rapporte dans son introduction à Desolation Angels, Kerouac fit, dès 1960, un commentaire concernant les rapports de son œuvre avec celle de Proust: « Mon œuvre comprend un grand livre, comme celui de Proust sauf que mes souvenirs sont écrits à la hâte au lieu de l'être après coup dans un lit de malade… »[4]. Aussi, dans une interview ultérieure portant le titre de « Dialogues in Great Books » accordée en octobre 1962, lorsqu'il est questionné sur sa prose, Kerouac répond : « J'ai lu toute la Recherche du Temps perdu de Marcel Proust, et j'ai décidé de faire exactement ce qu'il a fait – mais vite. »[5]

Afin de suivre les répétitions et les différences dans le traitement du temps dans la de Proust et dans <i>On the Road de Kerouac, j'aimerais aborder le thème du temps, d'abord dans son rapport à l'espace et ensuite dans son rapport avec la mémoire.


Temps et Espace

Remarquons, pour commencer, que partout dans l'œuvre de Kerouac la thématique du voyage – parcourir des espaces contigus pour arriver à des endroits éloignés les uns des autres – est une métaphore pour l'expérience du temps. Comme le dit Elyane Dezon-Jones : «On the Road est peut-être le dernier grand roman américain du temps qui ait encore conservé la forme d'une authentique recherche du temps perdu, quand bien même elle se présente de façon spatialisée.»[6]

Comme premier exemple de cette spatialisation du temps, citons ce passage où, lors de son premier voyage, après une longue nuit passée sur la route, Sal se retrouve à Des Moines dans un hôtel pour dormir toute une journée. Au réveil, il se rend compte qu'il ne sait plus ni qui il est, ni où il est:

I didn't know who I was – I was far away from home, haunted and tired with travel, in a cheap hotel room I'd never seen, hearing the hiss of steam outside, and the creak of the old wood of the hotel, and footsteps upstairs, and all the sad sounds, and I looked at the cracked high ceiling and really didn't know who I was for about fifteen strange seconds. I wasn't scared; I was just somebody else, some stranger, and my hole life was a haunted life, the life of a ghost. I was half-way across america, at the dividing line between the East of my youth and the West of my future, and maybe that's why it happened right there and then, that strange red afternoon. (p. 15-16)

Mis à part le fait que l'on reconnaît bien là un moment typiquement proustien, et mis à part aussi l'écho de la scène évoquée – où la lumière reflétée de la bibliothèque inonde la chambre d'hôtel du narrateur proustien dans les couleurs du couchant, écho pourtant renforcé par l'image métonymique, cet étrange après-midi rouge –, l'on remarquera que Kerouac pose ici de manière explicite l'équivalence entre la géographie des Etats-Unis et les âges de la vie, entre le passé à l'Est et l'avenir à l'Ouest. Le périple vers l'ouest arrivant à son terme, Sal se retrouve en Californie, où il observe:

Here I was at the end of America – no more land – and now there was nowhere to go but back. I determined at least to make my trip a circular one: I decided then and there to go to Hollywood and back through Texas to see my bayou gang: then the rest be damned. (p. 70)

La futilité voulue du voyage voué à se répéter, de sorte que le narrateur revienne à son point de départ, fonctionne comme la circularité du roman proustien dans lequel le récit du narrateur extradiégétique commence au moment où s'achève l'histoire du narrateur intradiégétique. Dans ce sens, la Recherche apparaît en abyme dans la métaphore spatiale du temps.


Temps et Mémoire

En fait, le bourlingage dans les romans de Kerouac, pour autant qu'il s'étend dans l'espace, n'est qu'une première matière qui attend d'être ressaisie à travers la remémoration scripturaire. D'ailleurs, l'identité foncière du bourlingueur kérouacien et du voyageur dans le temps est soulignée par le narrateur du roman dans un passage où leur non-identité apparente est attribuée aux défaillances de la mémoire. Lorsque Sal le narrateur et Dean se retrouvent de nouveau à l'est, à New York, Sal évoque une sensation étrange, une mémoire qu'il peine à ressaisir:

Just about that time a strange thing began to haunt me. It was this: I had forgotten something. There was a decision that I was about to make before Dean showed up, and now it was driven clear out of my mind but still hung on the tip of my mind's tongue. I kept snapping my fingers, trying to remember it. […]. It haunted and flabbergasted me, made me sad. […]. It had to do with the Shrouded Traveler. […]. Something, someone, some spirit was pursuing all of us across the desert of life and was bound to catch us before we reached heaven. Naturally, now that I look back on it, this is only death: death will overtake us before heaven. The one thing we yearn for in our living days, that makes us sigh and groan and undergo sweet nauseas of all kind, is the remembrance of some lost bliss that was probably experienced in the womb and can only be reproduced (though we hate to admit it) in death. (p. 112)

Ici, le recoupement thématique des épisodes de la mémoire involontaire chez Proust est doublé par l'évocation explicite de la remembrance of some lost bliss, le titre anglais du roman de Proust étant bien sûr « Remembrance of Things Past », dans la version de Scott Moncrieff, reprenant le célèbre vers de Shakespeare. Le voyageur enveloppé de mystère n'est autre que le temps, mais qui apparaît ici sous les traits allégoriques de la mort. Au moment où l'esthétique kérouacienne se rapproche le plus de la proustienne, l'on saisit aussi les différences fondamentales qui l'en séparent. Si les expériences de voyages donnés sont transfigurées par leur remémoration dans les romans séparés de l'œuvre kérouacienne, elles demeurent de façon indépassable des parties d'un tout qui ne se refait jamais. Aussi, l'opération de la métaphore comme figure de l'identité simultanée de moments séparés dans le temps et dans l'espace est-elle toujours subordonnée à la narration d'un prochain voyage.

D'ailleurs, lorsque vient le moment, à la fin du roman, où Proust est explicitement évoqué comme le héros du gourou de la route, Dean Moriarti, il s'avère que la seule réplique au Remembrance chez les protagonistes kérouaciens est le silence:

[…] suddenly I noticed the hush in the room and looked around and saw a battered book on the radio. I knew it was Dean's high-eternity-in-the-afternoon Proust. As in a dream I saw him tiptoe in from the dark hall in his stocking feet. He couldn't talk any more. […]. He was listening to sounds in the night. ‘Yes!' he whispered with awe. ‘But you see – no need to talk any more – and further.' […], Sal, I can talk as soon as ever and have many things to say to you in fact with my own little bangtail mind I've been reading and reading this gone Proust all the way across the country and digging a great number of things I'll never have TIME to tell you about and we STILL haven't talked of Mexico and our parting there in fever – but no need to talk. Absolutely, now, yes? (p. 278)

Le temps dût-il être définitivement récupéré, la route le serait aussi, et comme on le voit, l'idée de récupérer pleinement la mémoire des voyages passés est rendue impossible, justement par une absence de temps face à la nécessité de raconter d'autres voyages. Figures d'une expérience métonymique, les voyages débordent la possibilité de les résorber dans une métaphore totalisante.

Ce n'est pas que les romans de Kerouac ne connaissent pas la fusion de l'être et du temps. Mais cette fusion est elle-même vécue et présentée comme un moment éphémère inscrit à son tour dans un temps circulaire. Aussi, à l'encontre de la séparation proustienne du moi profond et du moi social, et de la transfiguration rétroactive de celui-ci par celui-là, les Beats cherchent à fusionner ces deux moi, à récapituler la transfiguration proustienne du temps dans chaque instant. Ainsi que Kerouac l'écrit dans un passage situé vers la fin du roman et qui résume à merveille le rapport entre l'expérience du temps et la béatitude des Beats:

And for just a moment I had reached the point of ecstasy that I always wanted to reach, which was the complete step across chronological time into timeless shadows, and wonderment in the bleakness of the mortal realm, and the sensation of death kicking at my heels to move on, with a phantom dogging its own heels, and myself hurrying to a plank where all the angels dove off and flew into the holy void of uncreated emptiness […]. I realized it was because of the stability of the intrinsic Mind that these ripples of birth and death took place, like the action of wind on a sheet of pure, serene, mirror-like water. I felt sweet, swinging bliss, like a big shot of heroin in the mainline vein; like a gulp of wine late in the afternoon and it makes you shudder; my feet tingled. I thought I was going to die the very next moment. (p. 156-157)

Comme on le sait, chez Proust, les énormes phrases hypotactiques se voient dotées rétroactivement d'une unité dans le parachèvement de la métaphore englobante au sein de laquelle les membres divers s'insèrent. Comme on le voit ici, chez Kerouac, l'accumulation en succession rapide de figures – le plus souvent métonymiques (hypallages synesthésiques, etc.) mais aussi bien, comme à la fin de cette phrase, métaphoriques – n'est pas bouclée par leur subordination au sein d'une métaphore maîtresse mais renvoie, métonymiquement et l'espace d'un instant, just for a moment, à l'idée d'une telle boucle. S'il arrive que Kerouac remplace comme ici ses périodes brèves par des phrases hypotactiques, le mouvement de ces phrases n'est pas comme chez Proust centripète, mais centrifuge. Comme l'indique le titre On the Road, l'œuvre est placée sous le signe de la métonymie, de tout ce qui est succession, mouvement, dissolution dans le temps et le moment. Le rythme de la phrase n'a plus la mesure ordonnée et apollonienne des structures proustiennes, il est calculé pour évoquer une perte dithyrambique et dionysienne de soi.

Chez Proust, chaque instant se retrouve à la fin pour faire un tout, une complétude. Chez Kerouac, il n'y a pas ce recentrement du temps ; au contraire, tout est disloqué, les moments décrits dans le roman sont tous éparpillés entre le présent et le passé, comme les personnages. À la fin de On the Road, Sal, qui a rencontré la femme qu'il disait avoir cherchée si longtemps, refuse de repartir sur la route avec Dean. Ce dernier retourne seul vers l'Ouest, à une quête perdue d'avance contre le temps. À la fin du roman, les personnages mêmes qui faisaient l'objet de la remémoration sont de nouveau absents. Déjà métonymiquement associé à la mémoire de Proust, le personnage de Dean est aussi doublé par son avatar paternel, figure que la fuite du temps empêche toujours de ressaisir : «(…) nobody knows what's going to happen to anybody besides the forlorn rags of growing old, I think of Dean Moriarti, I even think of Old Dean Moriarti the father we never found, I think of Dean Moriarti.» (281).

Plutôt que de placer chaque instant dans l'éternité, les Beats veulent réaliser l'éternité dans chaque instant. Or, pour revenir enfin à Genette, rassembler chaque instant dans l'éternité relève de ce qu'il appelle le paradigmatique (prédominance de la métaphore et de la description), alors que vouloir introduire l'éternité dans chaque instant relève de ce que le critique appelle le syntagmatique (la métonymie et la narration). Chez Kerouac, chaque partie vaut pour le tout, c'est-à-dire que l'esthétique est non plus métaphorique mais métonymique. En accélérant l'esthétique proustienne, pour tenter de faire coïncider temps retrouvé et temps perdu (le moi social et le moi profond) dans une succession de moments vécus plutôt que dans un moment transcendantal qui reste extérieur à l'œuvre pour la fonder, Kerouac inverse les rapports proustiens de la métaphore et de la métonymie pour faire de l'évocation métonymique de leur coïncidence dans la Recherche une figure de l'esthétique vécue des Beats.


Vinciane Boudonnet (Université Laurentienne, Canada)


Pages associées: Littérature comparée, littérature mondiale, Comparatisme : l'exemple de Proust, Intertextualité, Bibliothèques.



[1] Miklos Zsedely, Northport Public Library Oral History Project (April 14, 1964), in Paul Jr. Maher (éd.), Empty Phantoms: Interviews and Encounters with Jack Kerouac, New York: Thunder Mouth Press, 2005, p. 236, nous traduisons.

[2] Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs II (À la Recherche du temps perdu, Paris: Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1987, t. II, p. 161-163).

[3] Gérard Genette, «Métonymie chez Proust», Figures III, Paris: Seuil, 1972, pp. 41-63; Paul de Man, «Reading», in Allégories de la lecture. Figural Language in Rousseau, Nietzsche, Rilke and Proust, New Haven : Yale University Press, 1979, pp. 57-78. Tout en s'appuyant sur les distinctions de Genette, De Man pousse plus loin la critique de la toute-puissance de la métaphore proustienne en mettant en doute la réconciliation totalisante entre métaphore et métonymie proposée par Genette.

[4] Seymour Krim, introduction à Desolation Angels, Londres: Panther Books, 1972, p. 19: « my work comprises one vast book like Proust's except that my remembrances are written on the run instead of afterwards in a sick bed…», cité par Elyane Dezon-Jones, Proust et l'Amérique: La fiction américaine à la recherche du Temps Perdu, Paris: A.G. Nizet, 1982, p. 178 en note.

[5] « Now, I read all the Remembrance of Things Past by Marcel Proust, and I decided to do just like he did, but fast.» (« Dialogues in Great Books », entretien accordé à Charles E. Jarvis et James Curtis pour WCAP Radio Interview à Lowell, Massachussetts (ville natale de Kerouac), Octobre 1962, reproduit dans Empty Phantoms, p. 192).

[6] Elyane Dezon-Jones, Proust et l'Amérique, ch. V, « Jack Kerouac sur la route du temps retrouvé », p. 170.



Vinciane Boudonnet

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Dernière mise à jour de cette page le 7 Septembre 2010 à 10h14.