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«Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu'on fait sont beaux»: M. Proust, R. Ruiz, V. Schlöndorff et H. Pinter
Par Vincent Ferré (université Paris 13 – Paris Nord / équipe Fabula)

Article paru dans J. Cléder, J.-P. Montier (dir.), Proust et les images. Rennes: P.U.R., 2003, p.203-220 (l'introduction de ce volume peut être téléchargée au format pdf).
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«Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu'on fait sont beaux»:
M. Proust, R. Ruiz, V. Schlöndorff et H. Pinter[1].



C'est à la suite de la communication de Jean Cléder sur «Métaphore et régression: les délais de la connaissance»[2] que s'est engagée une discussion sur le film de Raoul Ruiz dont rendent compte ces pages. Des questions que suscite l'adaptation cinématographique du Temps Retrouvé, on peut distinguer trois axes, relatifs à la sélection des scènes, à la quasi disparition de la théorie, et au choix des acteurs, autour d'une même interrogation: R. Ruiz, qui insiste sur la fidélité de son film à la fois envers «l'esprit» et (d'une certaine manière) envers la lettre, déclarant que «tout ce qui est dans le film est dans l'œuvre de Proust»[3], ne retient-il pas en fait d'A la recherche du temps perdu que l'histoire, l'intrigue, à laquelle l'œuvre ne saurait se résumer ?


N'étant pas spécialiste des relations entre cinéma et littérature, je ne me permettrai ces questions et ces remarques – qui, même si elles prennent l'apparence de réserves, ne contestent pas la grande qualité de ce film – que comme lecteur d'A la recherche du temps perdu[4]. Aussi ne m'aventurerai-je pas à proposer des remarques générales sur la possibilité d'une adaptation de la Recherche ou sur le rapport de Proust à la photographie et au cinéma, même si de telles perspectives sont passionnantes et que la Recherche semble inviter à cette réflexion[5]. Volker Schlöndorff cite par exemple un passage de Du Côté de chez Swann («Mais tous les sentiments que nous font éprouver la joie ou l'infortune d'un personnage réel ne se produisent en nous que par l'intermédiaire d'une image de cette joie ou de cette infortune»[6]) pour souligner l'emploi d'un terme-clef: «Si ce n'est pas […] la réalité qui produit l'émotion, s'il faut toujours qu'elle soit réfléchie par “une image”, on voit le rapport privilégié que le cinéma peut entretenir avec la littérature.»[7] Poursuivant les analyses de J. Bourgeois et Jacques Nantet, Claude Beylie a également souligné le paradoxe qui veut que Proust, «cet écrivain qui a anticipé de manière si frappante sur le travail des cinéastes [,] s'avère l'un des plus rebelles qui soi[en]t à une transposition à l'écran. »[8]

Je ne me risquerai pas non plus sur le terrain technique, pourtant essentiel. Pour R. Ruiz, les mouvements de caméra sont en effet plus importants que ce qui est filmé[9]; ils contribuent certainement à donner, pour le moins, une beauté plastique indéniable à ce film, qui exploite avec un réel bonheur certaines possibilités propres au cinéma. Ainsi le travail sur la fusion des personnages; les visages de Gilberte travestie en Rachel et de cette dernière se superposent lors d'une séquence à Tansonville – semble rappeler la technique proustienne, qui présente diverses facettes d'un même personnage au fil des volumes. Ainsi de Saint-Loup, qui plaît aux femmes à Balbec (dans A l'Ombre des jeunes filles en fleurs) avant que son homosexualité ne soit découverte, et qui apparaît comme bon et droit mais se montre parfois capable de cynisme[10]. Le narrateur explicite d'ailleurs, lors de la réception chez les Guermantes, cette vision kaléidoscopique du personnel romanesque:

Plus d'une des personnes que cette matinée réunissait ou dont elle m'évoquait le souvenir, me donnait par les aspects qu'elle avait tour à tour présentés pour moi, par les circonstances différentes, opposées, d'où elle avait, les unes après les autres, surgi devant moi, faisait ressortir les aspects variés de ma vie, les différences de perspective […]. Et combien de fois ces personnes étaient revenues devant moi au cours de leur vie, dont les diverses circonstances semblaient présenter les mêmes êtres, mais sous des formes, pour des fins variées […].[11]

L'évolution de leur image au fil du temps trouve chez Ruiz un équivalent cinématographique dans la fusion fugitive de deux d'entre eux (Rachel et Gilberte), à ceci près que la diachronie (chez Proust) est remplacée par la synchronie (dans cette scène du film); chez Ruiz, il ne s'agit pas seulement d'une métamorphose liée au temps (apparaître ou devenir autre): l'altérité va parfois jusqu'à la ressemblance avec un personnage déjà existant (devenir un autre). Mais ce procédé rappelle malgré tout les propos de Gide sur Proust, rapportés par Walter Benjamin:

«[…] lorsqu'on insiste si souvent sur l'art avec lequel il décrit l'évolution de ses principaux personnages tout au long de leur vie, on méconnaît peut-être que chacune de ses figures, jusqu'à la moindre, est élaborée d'après un modèle. Mais ce modèle ne restait pas toujours le même. Pour Charlus, par exemple, il est certain qu'il y en eut au moins deux: le Charlus de la fin est fait sur un tout autre patron que le fier personnage du début.» Gide parle de surimpression, d'un «fondu». Comme au cinéma, un personnage se transforme progressivement en un autre.[12]

On a donc eu tort de considérer que, dans cette scène, Ruiz allait «plus loin même que l'écrivain»[13], d'autant qu'il avait été précédé, au moins dans l'intention, par L. Visconti, dans une séquence à l'hôtel de Jupien:

Marcel les regarde, les deux jeunes gens ne se ressemblent pas, mais il y a un élément commun dans leur expression. Un élément que la surimpression du visage de Morel met soudain en relief. Les trois visages – celui de Morel, celui de Maurice, celui du troisième jeune homme – se confondent.
Les trois visages deviennent alors un seul et même visage: celui de Morel. Seul, derrière un rideau de fumée: Morel militaire à la gare de Doncières […][14].

Cette recherche visuelle est d'ailleurs nettement plus convaincante que d'autres expérimentations, sur la bande son par exemple. Si la voix de John Malkovich a été mixée avec celle d'un Français pour parvenir à cet accent particulier et produire un effet agréable - alors que Volker Schlöndorff s'était contenté de faire doubler Jeremy Irons par Pierre Arditi-, en quoi est-ce spécifique à l'adaptation de Proust et exigé par elle[15]? L'acteur parle en effet de la même manière, sans que l'on sache si cela est le résultat du même travail sur le son, dans le film suivant de Ruiz, «Les âmes fortes» (2001), où Malkovich incarne M. Numance: l'univers de Giono demande-t-il le même procédé que celui de Proust ? Quel est l'intérêt de celui-ci, s'il n'est pas spécifique au «Temps retrouvé» de Ruiz, s'il n'est pas nécessaire ? Symétriquement, que les objets bougent, dans le film de Ruiz – lit, meubles de la chambre, sièges du public lors du concert de la matinée des Guermantes – produit un effet intéressant; mais on le retrouve aussi dans «Les âmes fortes», dans les scènes où les vieilles femmes racontent la vie de Thérèse.

Ces remarques mériteraient d'être approfondies, mais cette perspective ayant été retenue par J. Cléder et I. Scheinfeigel dans leurs communications, je m'en tiendrai au rapport entre le texte de Proust et son adaptation.


Même si Raoul Ruiz s'en défend d'une manière élégante en préférant le terme d'adoption à celui d'adaptation – les critiques cinématographiques lui ayant emboîté le pas en reprenant cette appellation[16] –, même s'il souligne l'importance du travail de condensation, de déplacement et d'anamorphose auquel il a soumis Le Temps retrouvé[17], on ne peut voir son film autrement que comme une adaptation de ce volume d'A la recherche du temps perdu, en raison du titre, des personnages, de l'intrigue. Or l'une des caractéristiques du texte proustien, comme l'ont montré (entre autres) J.Rousset et J.-Y. Tadié, est d'être très structuré[18]. La Recherche est riche d'échos, de parallélismes, de répétitions, que perd forcément un film adaptant moins d'un septième de l'œuvre totale. Tous n'ont pas disparu, Ruiz ayant choisi de mêler des éléments de Swann au Temps retrouvé, mais que deviennent par exemple les analogies entre Swann et le narrateur, entre Odette et Albertine ? Pour ne citer que les plus frappantes, rappelons que les premiers connaissent tous deux les «feux tournants»[19] de la jalousie pour des femmes qui, à des moments différents de leur vie, sont maintenues «prisonnières» par leurs amants: Albertine par le narrateur, dans le volume homonyme, Odette par le Duc de Guermantes dans Le Temps retrouvé. Ces ressemblances sont même explicitées par le texte:

Il [le Duc de Guermantes] lui permettait d'avoir des amis à dîner avec lui; par une manie empruntée à ses anciennes amours, qui n'étaient pas pour étonner Odette, habituée à avoir eu la même de Swann, et qui me touchait, moi, en me rappelant ma vie avec Albertine, il exigeait que ces personnes se retirassent de bonne heure afin qu'il pût dire bonsoir à Odette le dernier.[20]

La première objection que l'on peut faire au film de Ruiz est de n'adapter qu'une partie de cette œuvre, courant ainsi le risque de se réduire à une succession de scènes – alors qu'il y a si peu d'événements et d'histoire chez Proust – ou de phrases tirées du texte mais qui ne se rattachent pas au contexte auxquelles elles sont, dans le livre, fortement liées.

Dans ce cas précis, la comparaison avec le film de Volker Schlöndorff, pourtant si décrié, ne joue pas en faveur de Ruiz[21]. D'une part le choix de Schlöndorff a porté sur une partie de la Recherche traditionnellement perçue comme plus «autonome» (pour le dire rapidement) que d'autres; d'autre part, s'ils ont choisi de focaliser l'adaptation sur le personnage de Swann («Quelque chose […] nous interdisait de présenter de front le personnage du narrateur, qui est évidemment au centre de la fresque», précise Jean-Claude Carrière), les scénaristes ont laissé «se greffer des détails, des phrases, des impressions, des réflexions […] qui viennent comme des reflets ou des éclats d'autres parties de [la Recherche].»[22] Comme l'a noté Marie Miguet, une séquence (dans une maison close) ajoutée par Volker Schlöndorff permet par exemple au spectateur de saisir les correspondances entre le Narrateur et Swann, Albertine et Odette, en même temps qu'elle peut évoquer les développements de Sodome et Gomorrhe sur l'inversion[23]. Et même l'adaptation de Visconti et Suso Cecco d'Amico, qui ne retient que le «bloc central» (pour reprendre l'expression du cinéaste[24]), du premier séjour à Balbec (dans les Jeunes Filles) à 1916, a cherché à montrer les liens existant entre les histoires des personnages, la relation du narrateur et d'Albertine étant mise en parallèle avec celle de Charlus et Morel.

On peut dès lors s'interroger sur les raisons qui ont amené R. Ruiz et son co-scénariste, Gilles Taurand, à conserver tel élément aux dépens d'un autre. Ainsi d'une scène de la Prisonnière: au-delà de l'enchaînement thématique autour de la musique – entre le concert chez les Guermantes et Albertine au piano –, les raisons pour lesquelles ce passage a été retenu plutôt qu'un autre du même volume ou encore celui, admirable, où le narrateur songe à elle dans Le Temps retrouvé[25], sont-elles convaincantes? Et fallait-il choisir, précisément, la scène où le narrateur insiste sur la cohérence des œuvres littéraires et expose sa théorie des «phrases types», motifs musicaux et littéraires récurrents dans l'œuvre d'un auteur[26], au moment où le film altère si visiblement l'architecture de la Recherche?

Cette question se pose d'une manière d'autant plus aiguë que le choix de Gilles Taurand s'oppose radicalement à celui de Harold Pinter, qui indiquait dans l'introduction au scénario écrit pour Joseph Losey en 1972-1973 en collaboration avec ce dernier et Barbara Bray (scénario que Gilles Taurand n'a pas lu, mais dont il croit savoir qu'il se rapproche de son propre travail):

The one thing of which I was certain was that it would be wrong to attempt to make a film centred around one or two volumes, La Prisonnière or Sodome et Gomorrhe, for example. If the thing was to be done at all, one would have to try to distil the whole work, to incorporate the major themes of the book into an integrated whole.[27]

Même s'il ne s'agit ici (comme le souligne Jean Cléder[28]) que d'un scénario, qui par définition n'a pas le même statut qu'un film, une telle attitude semble plus en adéquation avec la cohérence du texte proustien. Ce parti-pris s'est d'ailleurs traduit par un refus de Losey à Nicole Stéphane, qui lui proposait, devant les difficultés financières liées au gigantisme d'un projet de cinq heures et demie et de 22 millions de dollars de l'époque, de n'adapter qu'«Un Amour de Swann»[29]. Pinter précise qu'il était essentiel à ses yeux de ne pas séparer Le Temps retrouvé et Du Côté de chez Swann, au nom des liens qui unissent ces deux volumes[30]; il évoque également la mise en abyme de la Recherche, qui rend encore plus complexes les relations à l'intérieur de l'œuvre. Adoptant une position tranchée sur cette question difficile (le livre que le narrateur va écrire, à la fin du Temps retrouvé, est-il celui que nous venons de lire ?), il insiste sur la nécessité de trouver un équivalent cinématographique à ce dispositif. Toutes ces considérations sur la structure de la Recherche mettent l'accent sur l'unité de cette dernière, et par conséquent, au nom de la fidélité, sur l'unité de l'adaptation cinématographique; ce sont ces raisons qui amenèrent finalement Pinter à multiplier les liens entre des scènes tirées des divers volumes, en les juxtaposant et à opter pour un double mouvement: «one, a movement, chiefly narrative, towards disillusion, and the other, more intermittent, towards revelation […]»[31].

Les premières pages de ce magnifique scénario montrent bien l'alternance entre les images de Venise, de Paris après la guerre, de Balbec, de Combray…

1. Yellow screen. Sound of a garden gate bell.
2. Open countryside, a line of trees, seen from a railway carriage. The train is still. No sound. Quick fade out.
3. Momentary yellow screen.
4. The sea, seen from a high window, a towel hanging on a towel rack in foreground. No sound. Quick fade out.
5. Momentary yellow screen.
6. Venice. A window in a palazzo, seen from a gondola. No sound. Quick fade out.
7. Momentary yellow screen.
8. The dining room at Balbec. No sound. Empty.
9. Exterior. The house of the Prince de Guermantes. Paris. 1921. Afternoon. […]
[…]
15. In the library, MARCEL, a glass by his side, wipes his lips with a stiff napkin, which crackles.
16. Venice. Window in a palazzo. Silent.
[…]
21. The dining room at Balbec. Silent.
22. Yellow screen.
The camera pulls back to discover that the yellow screen is actually a patch of yellow wall in a painting.
The painting is Vermeer's View of Delft.[32]

Cet incipit constitue donc, par la circulation entre différents lieux et époques, un équivalent de l'ouverture de Du Côté de chez Swann, plus subtil et plus cinématographique, si l'on peut dire (dans la mesure où les possibilités propres au cinéma sont utilisées), que les premières séquences du film de R. Ruiz, très linéaires: Proust, alité, s'arrête de dicter un passage à Céleste pour regarder des photographies de personnages qui appartiennent manifestement à la fois à sa vie et à la Recherche (cette convergence n'est pas anodine, comme on le verra plus loin); la bande son, avec l'irruption de leurs voix, permet la transition vers la première scène, une réception chez les Verdurin.

On pourrait multiplier les exemples, mais il apparaît déjà qu'une adaptation des sept volumes – même si elle opère une sélection de scènes à l'intérieur de chacun d'entre eux – permet de conserver nombre d'éléments structurels essentiels. Pour s'en tenir au cas évoqué plus haut, citons les ressemblances entre Odette et Albertine que Pinter a heureusement conservées: un détail physique dans leur apparence – la phrase «Her cheeks, smooth and flushed, come close to his eye and show a coarser grain» du plan 84 (scène entre Odette et Swann) est répétée au plan 225 (scène entre Albertine et le Narrateur) –; leur infidélité – une séquence où Albertine cherche à cacher au narrateur une rencontre amoureuse est suivie d'un flashback centré sur Odette, ce qui établit une analogie entre les deux femmes –; leur rôle dans la vie de Swann et du narrateur, puisque Pinter choisit de placer, après la mort d'Albertine, un autre flashback correspondant à Du Côté de chez Swann:

SWANN (voice over)
To think I have wasted years of my life, that I have longed for death, that the greatest love I have ever known has been for a woman who did not appeal to me, who was not my type.[33]

On aura reconnu l'explicit d'«Un Amour de Swann»: «Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre!»[34]. Le scénario met ainsi en scène le va-et-vient qui se produit dans l'esprit du lecteur.

Si l'on s'en tient à présent au seul volume du Temps retrouvé, on ne peut manquer d'être frappé de la quasi disparition des «lois» proustiennes, alors même que le recours à la voix off aurait permis d'en conserver bien davantage[35]. Aucune raison technique ne peut expliquer cette lacune, contrairement à ce que l'on observe chez H. Pinter, dont le scénario est, sur ce point, encore plus problématique que celui de Raoul Ruiz et Gilles Taurand: ce sont les lois et les passages essayistiques dans leur ensemble qui disparaissent d'une adaptation d'A la Recherche du temps perdu qui se voulait pourtant la plus fidèle et la plus complète possible.

Certaines théories sont en effet présentes chez Raoul Ruiz, en particulier l'«esthétique dans le buffet», pour reprendre l'expression par laquelle Proust désigne dans le Cahier 57 les réflexions du narrateur développées dans le salon-bibliothèque des Guermantes. Mais il pouvait difficilement en être autrement, cet essai constituant le cœur de la deuxième partie du Temps retrouvé ! En revanche, les passages théoriques plus brefs, les innombrables maximes, généralités et «vérités» proustiennes, qui font de la Recherche un véritable «roman des lois»[36] ne figurent pratiquement plus dans le film, à quelques exceptions notables, dont on se demande bien ce qui leur a valu d'être épargnées. Alors que la Recherche multiplie les considérations générales sur l'art, la mémoire, l'habitude, le mensonge, la société, etc., ne subsistent ainsi que quelques lois sur l'amour, prononcées par le narrateur, parmi lesquelles:

[…] les femmes qu'on n'aime plus et qu'on revoit après des années… eh bien… entre elles et nous il y a la mort... c'est comme si elles n'étaient plus de ce monde… puisque notre amour n'existe plus. […] le chagrin… et on peut en mourir… ne laisse aucune trace…[à Gilberte]

Ne regrettez pas d'être si malheureuse… cela prouve que vous l'aimez toujours… si vous commenciez à être moins malheureuse, c'est que vous oublieriez… que vous aimeriez moins…. [lors de l'enterrement de Cottard, à sa veuve][37]

Cette décision de faire disparaître les lois morcelle littéralement le texte proustien, qui les entrelace constamment avec la narration. Comme le notait J. M. Cocking dès 1956, la Recherche se caractérise par un état d'équilibre, d'enclenchement de l'instinct et de l'intelligence, de l'intuition et de la raison, d'impressions et d'idées. »[38] Le narrateur souligne leur importance et analyse dans Le Temps retrouvé sa sensibilité à la généralité: «Il y avait en moi un personnage […] intermittent, ne reprenant vie que quand se manifestait quelque essence générale, commune à plusieurs choses, qui faisaient sa nourriture et sa joie»[39]. Il en vient même à poser comme essentielle, pour l'œuvre qu'il projette d'écrire, la combinaison entre diégèse (fondée sur les impressions et la mémoire) et lois:

ces vérités que l'intelligence dégage directement de la réalité ne sont pas à dédaigner entièrement, car elles pourraient enchâsser d'une matière moins pure mais encore pénétrée d'esprit, ces impressions que nous apporte hors du temps l'essence commune aux sensations du passé et du présent, mais qui, plus précieuses, sont aussi trop rares pour que l'œuvre d'art puisse être composée seulement avec elles.[40]

Raoul Ruiz est pourtant conscient de l'importance des lois chez Proust, lorsqu'il note que celui-ci «passe de la narration à la réflexion théorique» et que Le Temps retrouvé «est une réflexion théorique sur le métier d'écrivain […]»[41]. Il semble toutefois ne pas en avoir tiré les bonnes conclusions: pour lui, ces réflexions «se noie[nt] dans une multiplicité d'événements» et (même si Ruiz n'explicite pas le lien entre ces deux faits) «Proust donne beaucoup de liberté à celui qui veut l'adapter.»[42] Il explique même d'une manière assez crue la manière dont s'est effectué le choix des passages: «Quant à la “sélection” de ce qu'on gardait du livre, c'est simple: si on lit Le Temps retrouvé et si on enlève les propos théoriques, ça devient pas plus long qu'un roman d'Hemingway.»[43] Certes, mais est-ce souhaitable ? Quel peut être le sens d'une telle démarche ? Ruiz ne reconnaît-il pas, d'ailleurs, que la sélection des épisodes, le premier scénario s'est fait «vite, trop vite»[44] ? Gilles Taurand avoue quant à lui avoir manqué de temps pour relire toute la Recherche, se limitant au Temps retrouvé pour écrire le scénario, tant le texte apparaissait secondaire à un Ruiz avant tout soucieux de l'image[45]?


On ne peut donc souscrire au jugement de Jérôme Cornette, qui considère que Ruiz se montre fidèle à Proust et justifie la décision du cinéaste «d'[ancrer] génialement le film dans le dernier volume tout en effectuant de constants va-et-vient avec le reste de l'œuvre»[46]: ces va-et-vient ne sont pas aussi nombreux ou judicieux que les propos de Ruiz peuvent le laisser penser – qu'un cinéaste précise ses intentions ne présume en rien de sa réussite. Loin d'échapper «à la fausse dichotomie entre le tout» (Pinter) «et la partie» (Visconti)[47], les choix de Gilles Taurand et Raoul Ruiz, en l'occurrence la sélection de certaines séquences et le sacrifice des lois au profit de l'histoire, semblent bien les enfermer dans une adaptation très partielle; au final, leur «Temps retrouvé» apparaît assez proche de ce «film-puzzle, plein de retours en arrière, d'enchaînés et d'autres procédés ô combien cinématographiques» que Volker Schlöndorff a choisi de ne pas faire, en concentrant l'essentiel de l'intrigue sur une seule journée[48].

Ces choix apparaissent encore plus problématiques dans la mesure où leur «Temps retrouvé» donne une image simplifiée de la Recherche et invite à des contresens. Pour prendre un premier exemple, mentionnons la rencontre de Madame de Villeparisis et de la grand-mère du Narrateur lors du séjour initial de ce dernier à Balbec. Dans A l'Ombre des jeunes filles en fleurs, la grand-mère feint de ne pas voir sa vieille amie, ce qui entraîne des réflexions relatives aux «types humains», aux noms propres; au final, une dizaine de pages séparent ce moment de celui de la rencontre[49]. Chez Ruiz au contraire, le spectateur assiste directement à la rencontre des deux femmes devant l'hôtel ainsi qu'aux présentations du Narrateur, de Saint-Loup et de Charlus, sur un ton frivole; la scène paraît accréditer l'idée que Proust est un auteur purement mondain, d'autant qu'elle rappelle la soirée chez les Verdurin rapportée par le fragment apocryphe du Journal des Goncourt et annonce la matinée chez les Guermantes, qui elle-même paraît relativement ennuyeuse dans le film de Ruiz, du moins si l'on ne connaît pas assez Le Temps retrouvé pour saisir les nombreuses allusions et références fugitives au texte. Même si la société joue un rôle essentiel dans la Recherche, l'œuvre n'est pas seulement une peinture mondaine, comme le film peut le faire croire à un public non familier de Proust. Il était pourtant possible d'éviter cet écueil, comme le montre le scénario de Pinter, qui explicite les principes de la grand-mère du narrateur:

MARCEL (staring at GRANDMOTHER)
But she's one of your closest friends! Aren't you going to speak to her ?

GRANDMOTHER
One does not go to the seaside to meet people, however pleasant. One goes to the seaside for peace, relaxation, and fresh air. Madame de Villeparisis understands that perfectly.[50]

Encore cet exemple ne concerne-t-il que l'image du texte proustien donnée par l'adaptation de Ruiz. Le cas du pastiche du Journal des Goncourt est sans doute plus critique, dans la mesure où le film modifie radicalement le sens de ce passage complexe du Temps retrouvé, en mettant en scène d'une manière littérale le dîner chez les Verdurin décrit par l'extrait apocryphe des Goncourt. Chez Ruiz, la séquence se situe dans la continuité narrative des scènes précédentes: le Narrateur, qui se trouvait à Tansonville, lit le Journal dans le train. Chez Proust au contraire, un net décrochage se produit, explicité par le texte («[…] je lus le passage que je transcris plus bas […]. Voici les pages que je lus jusqu'à ce que la fatigue me fermât les yeux: […]»[51]) et manifesté par la typographie - par un blanc, un saut de ligne et la présence de guillemets.

Une telle simplification entraîne des modifications importantes, comme celle de l'image des personnages. Proust pastiche dans Le Temps retrouvé le style de Goncourt rapportant les propos de Cottard en une «suggestive dissertation»:

Là-dessus, le docteur Cottard avec une finesse qui décèle chez lui l'homme tout à fait distingué ressaute à l'histoire des perles et nous apprend que des catastrophes de ce genre produisent dans le cerveau des gens des altérations tout à fait pareilles à celles qu'on remarque dans la matière inanimée, et cite d'une façon vraiment plus philosophique que ne feraient bien des médecins le propre valet de chambre de Mme Verdurin, qui dans l'épouvante de cet incendie où il avait failli périr, était devenu un autre homme […][52].

Le film de Raoul Ruiz, en revanche, place ces mots directement dans la bouche du médecin, au risque de provoquer des incohérences avec ce que le lecteur a appris sur ce personnage au fil des volumes de la Recherche, depuis les pages burlesques où on le voit (dans Du côté de chez Swann) «[ajouter] à toutes ses expressions de physionomie l'offre d'un sourire conditionnel et provisoire »[53], et celles des Jeunes Filles[54] où le narrateur explique que l'«on peut être illettré, faire des calembours stupides» et être un bon médecin:

Et ce n'est pas tout … les métamorphoses que l'on remarque parfois dans la matière inanimée … on les observe aussi dans le cerveau humain … là c'est le médecin qui vous parle … j'ai moi-même soigné le valet de chambre de Mme Verdurin qui avait failli mourir dans l'épouvante de cet incendie … eh bien, il était devenu un autre homme…[55]

Chez Ruiz, le médecin paraît tenir un discours intéressant; chez Proust, sa bêtise éclate à chacune de ses phrases, soulignée par l'ironie de l'auteur qui joue avec l'admiration du pseudo-Goncourt. Jacques Robichez, commentant une formule de ce dernier («Cottard, qui se révèle un curieux vraiment pénétrant en toutes choses […]»[56]), estime même que ce qui intéresse Cottard n'est que «niaiseries aux yeux du lecteur d'A la Recherche du temps perdu»[57].

Surtout, représenter cette scène d'une manière aussi littérale, placer le fragment du Journal sur le même plan que le reste de la narration, lui fait perdre sa place essentielle et sa dimension critique, quand Annick Bouillaguet a montré à quel point son dispositif est complexe[58]. Comme le note PierreBayard, ce passage donne «une idée précise de ce que Proust cherche à ne pas faire, le contre-exemple étant d'autant plus significatif qu'il s'agit d'une scène mondaine.»[59] Non seulement l'extrait du Journal insiste plus sur les questions littéraires que ne le montre Ruiz – Verdurin explique par exemple les raisons pour lesquelles il a cessé d'écrire[60] –, mais il se trouve dans Le Temps retrouvé au centre de réflexions cruciales sur la littérature d'observation et de notations, donc au cœur de la problématique de la Recherche. C'est en prenant exemple sur le Journal que le Narrateur justifie son propre renoncement à toute écriture. Constatant l'écart qui sépare la représentation des personnes (Verdurin, Cottard, Guermantes) de sa propre expérience de leur médiocrité – donnant ainsi raison à J. Robichez –, il conclut d'abord à la faiblesse de la littérature[61] puis hésite entre deux attitudes opposées:

Car peut-être j'aurais pu conclure d'elles [les pages des Goncourt] que la vie apprend à rabaisser le prix de la lecture, et nous montre que ce que l'écrivain nous vante ne valait pas grand-chose; mais je pouvais tout aussi bien en conclure que la lecture au contraire nous apprend à relever la valeur de la vie, valeur que nous n'avons pas su apprécier et dont nous nous rendons compte seulement par le livre combien elle était grande[62].

Que reste-t-il de ce débat intérieur, chez Ruiz ? Le narrateur ne lit plus le Journal à Tansonville mais dans le train qui le mène à Paris, et les lignes qui introduisent le pastiche, où le narrateur – persuadé qu'il ne sera pas écrivain – exprime son soulagement en constatant les limites de la littérature, sont remplacées par une formule laconique: «La lecture du Journal inédit des Goncourt me produisit un curieux sentiment de trouble… Goncourt y racontait un dîner quai Conti où était l'hôtel des Verdurin… il y avait là Cottard [...]»[63]. Elle se trouve sous une autre forme chez Proust[64], où surtout elle est suivie d'un paragraphe qui précise la nature de cette «impression». Symétriquement, la scène du dîner s'achève sur des réflexions du narrateur, certes empruntées littéralement au Temps retrouvé (à l'exception de la première), mais tirées de leur contexte:

J'éprouvais un vague trouble... Tout de même, ces êtres-là, je les avais connus dans la vie quotidienne, j'avais souvent dîné avec eux, c'était les Verdurin, c'était le duc de Guermantes, c'était les Cottard … […] je me rappelais les vulgarités sans nombre dont chacun était composé … […] Le charme apparent […] des êtres m'échappa[i]t parce que je n'avais pas la faculté de m'arrêter à lui, comme un chirurgien qui sous le poli d'un ventre de femme verrait le mal interne qui ronge. J'avais beau dîner en ville, je ne voyais pas les convives parce que quand je croyais les regarder, je les radiographiais.[65]

Gilles Taurand avait visiblement pour mission de rester fidèle au texte proustien, et il a manifestement pensé s'en acquitter en faisant un «montage» d'extraits[66]; malheureusement, force est de constater qu'utilisées de cette manière, ces phrases en viennent à perdre leur signification, si bien que l'intérêt de toute la scène du dîner chez les Verdurin se trouve remis en cause, en raison des coupes opérées par le scénariste. Par conséquent, le lien avec l'une des scènes suivantes, où – dans la chambre de Proust ou du narrateur[67] – des ombres chinoises et des voix commentent le travail d'écriture de «Marcel», n'apparaît pas nettement; l'enjeu (devenir ou non écrivain) est pourtant central!

L'adaptation de Ruiz reste donc à la surface du pastiche, alors même que le Narrateur mettait par avance en garde le lecteur contre le «charme apparent»[68] et contre toute lecture littérale: «ce qui m'intéressait, c'était non ce qu'ils voulaient dire mais la manière dont ils le disaient, en tant qu'elle était révélatrice de leur caractère ou de leurs ridicules; ou plutôt, c'était un objet qui avait toujours été plus particulièrement le but de ma recherche, parce qu'il me donnait un plaisir spécifique, le point qui était commun à un être et à un autre»[69]. Adapter Proust littéralement, d'une manière réaliste[70], n'est-ce pas une erreur? Avec indulgence, Jean Milly acquiesce à cette «évocation (allégée avec bonheur par l'image) du dîner Verdurin d'après le pseudo-journal des Goncourt»[71]; mais Proust «allégé» est-il encore Proust?

D'une façon analogue, Jean Cléder donne un sens à la sélection des scènes et des éléments opérée par le scénariste en invoquant la notoriété de la Recherche, qui permettrait à Ruiz de jouer de la connaissance, même vague, que tout spectateur est censé posséder de cette œuvre. Si l'on ne peut que reconnaître le bien-fondé de cette remarque, une impression tenace n'en demeure pas moins: les passages retenus déforment radicalement le texte proustien, et en donnent au spectateur une image erronée. Au final, est-ce que le film de Raoul Ruiz ne fait pas penser (en bien meilleur, toutefois) à du Alain de Botton[72], qui sélectionne quelques passages de la <i>Recherche en un vade-mecum trahissant la pensée proustienne ?


On aurait pu évoquer d'autres questions soulevées par le film, tels que le choix des acteurs et leur direction[73]: pourquoi Arielle Dombasle, qui joue Madame de Farcy, une Américaine, parle-t-elle anglais avec un accent français aussi prononcé et français avec un accent aussi peu américain[74] ? Peut-être, comme cela a été suggéré, afin de casser l'illusion et attirer l'attention sur l'actrice et non le personnage[75] (tel est sans doute aussi l'effet produit par la présence d'Alain Robbe-Grillet dans le rôle de Goncourt): Ruiz avoue avoir joué avec la mémoire du spectateur cinéphile qui connaît les autres films d'Arielle Dombasle, de Catherine Deneuve, pour lui faire sentir le passage du temps à travers leur évocation – on pourrait ajouter que l'oncle du Narrateur est interprété par Jean-François Balmer, qui fut Cottard quatorze ans plus tôt dans «Un Amour de Swann»[76]. Ruiz réaliserait ainsi l'intuition de Volker Schlöndorff qui écrivait que «seul un comédien expérimenté et connu, qui transporte déjà son propre mythe, peut donner [aux personnages] l'aura du “plus grand que nature” que le texte demande.»[77]

Cependant, prendre le risque de rappeler l'histoire du cinéma en donnant au narrateur un teint blafard (à la Buster Keaton) ou en le faisant jouer à la Chaplin – dans sa démarche ou dans sa façon de chercher une chaise adéquate pour apercevoir Charlus à travers l'œil de bœuf, dans l'hôtel tenu par Jupien – se révèle dangereux[78]. Et pourquoi faire lire Patrice Chéreau, qui double l'Italien M. Mazzarella et prend en charge la voix off, comme si le texte proustien était incompréhensible, hâché et ennuyeux ? Ses interventions, censées faire le lien entre les scènes, ne remplissent qu'imparfaitement cette fonction, et égarent encore plus le spectateur. Et surtout, Marcello Mazzarella – qui incarne le narrateur – imite les attitudes et les représentations que nous possédons de Proust[79]. Est-ce qu'alors le film ne confond pas le narrateur fictionnel et son auteur réel ? Même Ruiz affirme avoir eu le souci de distinguer les deux[80], il n'est en effet pas aisé de remarquer que les acteurs qui jouent ces deux personnages à l'écran ne sont pas les mêmes: «Proust», peu présent à l'image, apparaît dans l'une des premières séquences, mais sa barbe – en empêchant de voir distinctement ses traits – rend possible une confusion avec M. Mazzarella (puisque le film mêle les époques), d'autant que l'attention du spectateur peut être plutôt attirée par le décor, absolument fascinant.

D'une manière plus décisive, la ressemblance entre Marcello – le bien-nommé – Mazzarella et Proust est si frappante (et si réjouissante[81]) que le cinéaste prend un risque réel: que le spectateur confonde l'auteur et le narrateur, cette confusion étant d'une part facilitée par le lieu commun (n'est-il pas largement répandu ?) qui veut que la Recherche soit une autobiographie, alors que la critique proustienne a depuis longtemps montré la complexité de cette question[82]; et les dernières analyses penchent plutôt en faveur du caractère fictionnel de la Recherche. D'autre part, l'image semble «rendre plus difficile que les signes non iconiques la rupture de l'illusion», pour reprendre la formule de L. Dällenbach, à propos du film Trans-Europ Express de Robbe-Grillet, où celui-ci a joué avec le risque de confusion: le public a identifié à Robbe-Grillet lui-même le personnage de réalisateur qu'il interprétait[83]. Pour preuve, cette confusion d'un critique cinéma, qui prend le narrateur pour M. Proust: «Dans une réception où il s'est rendu, après un long séjour dans une maison de santé, Proust ne reconnaît personne.»[84]


«Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère.Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu'on fait sont beaux.»[85]

Au final, malgré ses qualités évidentes, «Le Temps retrouvé» de Raoul Ruiz apparaît comme une adaptation problématique, en raison de son caractère partiel et du choix qu'il opère dans les scènes et les passages de l'œuvre de Proust, des contresens qu'il invite à faire. Posons alors nettement une question restée implicite: à qui, alors, est destiné le beau film de Raoul Ruiz [86]? Le cinéaste indiquait que l'«on peut voir le film sans avoir lu Proust, c'est peut-être même mieux.» Pourtant, ceux qui espéraient qu'il leur donnerait «une idée» de ce que sont Le Temps retrouvé et la Recherche ne peuvent qu'être déçus, mais aussi égarés par lui – et ce film peut-il susciter le désir de lire le texte, comme espérait le faire le Visconti, en particulier dans sa scène finale[87]? N'est-ce pas, dans ce cas, aux lecteurs de Proust qu'il conviendra, eux qui pourront rectifier les erreurs d'optique du scénario et apprécier toutes ses qualités ? Malheureusement, le film risque alors de leur apparaître très réducteur et incomplet. A qui est destiné ce film ? Peut-être à ceux qui le regarderont comme une réalisation de l'auteur de «Généalogie d'un crime» (1996), de «L'Œil qui ment» (1992) ou de «Trois vies et une seule mort» (1995), et parviendront à le détacher de Proust – ce qui peut être difficile.

C'est peut-être là que réside l'erreur originelle de Raoul Ruiz et Gilles Taurand: vouloir (selon la formule de Jean Cléder) «prolonger l'activité» de la Recherche au cinéma, reprendre sa démarche, est certainement un bel hommage, mais l'appliquer au matériau proustien lui-même, est-ce une bonne idée? N'est-ce pas plutôt méconnaître la leçon même du Temps retrouvé, qui invite ses lecteurs à créer, non à imiter? Claude Beylie avait sans doute raison d'inviter à rechercher, dans l'histoire du cinéma, «quelques équivalences plausibles de Proust, même si celui-ci n'a pas été directement mis à contribution. »[88] A l'instar de la Lettre d'une inconnue (1948) ou de La Ronde (1950) de Max Ophüls, que Raoul Ruiz cite, justement, comme des «films proustiens»[89].


Vincent Ferré (université Paris 13 – Paris Nord / équipe Fabula)

Pages associées: Cinéma, Adaptation, Comparatisme : l'exemple de Proust.



[1] Cet article, initialement publié dans J. Cléder, J.-P. Montier (dir.), Proust et les images, Rennes, P.U.R., 2003, p.203-220, a été revu en 2010 en vue de sa traduction en anglais dans Nathalie Aubert (dir.), Proust and the Visual, Cardiff, University of Wales Press, 2011 (à paraître).

[2] Une version écrite de cette communication a paru dans J. Cléder, J.-P. Montier (dir.), Proust et les images, op. cit.

[3] «Entretien avec Raoul Ruiz», in L'Avant-scène cinéma, mai 1999, n°482, p.1 (désormais abrégé en ASC 1999).

[4] M. Proust, A la Recherche du temps perdu, édition publiée sous la direction de J.-Y. Tadié, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1987-1989, 4 vol. Les références au texte, entre parenthèses, renvoient aux titres des parties, respectivement abrégées en CS pour Du Côté de chez Swann, JF pour A l'Ombre des jeunes filles en fleurs (JF I pour la première partie, JF II pour la seconde), P pour La Prisonnière, AD pour Albertine disparue, TR pour Le Temps Retrouvé.

[5] Parmi les nombreux articles relatifs à ces questions, citons ceux de Jacques Bourgeois («Le Cinéma à la recherche du temps perdu», La Revue du cinéma, nouvelle série, 1946, n°3), Jacques Nantet («Marcel Proust et la vision cinématographique», Revue des lettres modernes, 1958, n°36-38, p.179-184), Claude Beylie («Note sur Proust et le cinéma», L'Avant-scène cinéma, 1984, n°321-322, p.105-108), etc. Le numéro de L'Avant-scène cinéma consacré à V. Schlöndorff sera abrégé en ASC 1984.

[6] CS, p.84.

[7] Volker Schlöndorff, «A propos de l'adaptation d'Un amour de Swann. Notes de travail», Bulletin de la société des amis de Marcel Proust, n°34, 1984, p.179 (désormais abrégé en BMP).

[8] Cl. Beylie, art. cit., p.106. Au sujet de la possibilité ou de l'impossibilité d'adapter Proust au cinéma, voir également Fatiha Dahmani, «Mort à Venise ou Le Temps retrouvé au cinéma», BMP, 2001, n°51, p.125-128.

[9] Cf. l'entretien accordé par R. Ruiz à F. Bonnaud et S. Kaganski, Les Inrockuptibles, 12-17 mai 1999, n°198, p.38 (abrégé en «Entretien I»).

[10] Dans Albertine disparue, une conversation révèle au narrateur un nouvel aspect de son ami: «Je restais muet de stupéfaction, car ces paroles machiavéliques et cruelles étaient prononcées par la voix de Saint-Loup.Or je l'avais toujours considéré comme un être si bon, si pitoyable aux malheureux, que cela me faisait l'effet comme s'il récitait un rôle de Satan [...]» (AD, p.53).

[11] TR, p.549-550.

[12] W. Benjamin, «Conversation avec André Gide », in Œuvres II, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 2000, p.35.

[13] Voir S. Bouquet, qui a toutefois raison de souligner que le Narrateur est lui aussi un être «hybride», joué par M. Mazarella doublé par p.Chéreau («Tous en scène», Cahiers du Cinéma, 1999, n°535, p.45).

[14] Luchino Visconti et Suso Cecchi d'Amico, A la recherche du temps perdu, scénario d'après l'œuvre de Marcel Proust, Paris, Persona, 1984, p.171.

[15] Faire jouer Charlus par un anglophoneétait déjà le projet de Visconti, qui avait pressenti Laurence Olivier ou Marlon Brando dans ce rôle (cf. Bruno Villien, «Visconti, Losey, Schlöndorff: trois visions de Proust», in ASC 1984,p.25 ainsi que, du même, «Proust à l'écran ?», Cinématographe, 1978, n°42, p.25).

[16] Stéphane Bouquet opte, lui, pour celui d'interprétation (art. cit., p.43).

[17] Sur la question de l'adaptation, voir l'article de J. Cléder ainsi que les entretiens accordés par R. Ruiz aux Inrockuptibles et aux Cahiers du cinéma (n° 535, mai 1999, p.52): «Et puis qui parle de restituer quoi que ce soit? Si on fait un film adapté d'un roman, c'est que le roman vous a donné envie de le faire, pas parce qu'on veut le restituer à l'écran. Pour quoi faire puisque le livre existe? Ce qu'on peut faire, c'est un va-et-vient pour créer ce qu'on appelle un effet Mnémosyne, c'est-à-dire de renvoi entre deux arts» («Entretien I», p.38). Sur le travail d'anamorphose, de condensation et de déplacement, voir ibid.

[18] J. Rousset, Forme et signification. Essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, Corti, 1962, p.135-170; J.-Y. Tadié, Proust et le roman. Essais sur les formes et techniques du roman dans A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, coll. «TEL», 1971, 461 p.

[19] P, p.611.

[20] TR, p.597.

[21] A noter que Du Côté de chez Swann avait déjà été adapté, avant Schlöndorff, par Claude Santelli en 1971 (avec Madeleine Renaud, Marie-Christine Barrault, Isabelle Huppert, etc.). Cette version est mentionnée dans «Proust à la radio et à l'écran», in ASC 1984, p.109. Dans la liste établie par William C. Carter figure également Impostors (1979), un étonnant film américain rapportant «l'histoire d'Albertine, prisonnière de son amant, et de leur liaison, mélangée à celle du Faucon maltais de Dashiell Hammet» («Filmographie de Marcel Proust», BMP, 1990, n° 40, p.178).

[22] «Débusquer les gens et les choses» [entretien avec J.-C. Carrière], ASC 1984, p.12 et p.14.

[23] Marie Miguet, «Un film mal aimé: Un amour de Swann de V. Schlöndorff», BMP,1985, n°35, p.354-355. L'entretien accordé à L'Avant-scène cinéma par Nicole Stéphane, productrice du film de Schlöndorff après avoir été à l'origine des projets de Visconti et Losey, confirme l'importance que revêt ce parallélisme à ses yeux (art. cit., p.9).

[24] Expression citée dans Luchino Visconti et Suso Cecchi d'Amico, op. cit., p.10. Voir cette remarque révélatrice de la scénariste de Visconti: «Au cours de nos trente années de collaboration, j'ai eu plus d'une fois l'occasion de parler avec Luchino Visconti de la possibilité d'une adaptation cinématographique de A la recherche du temps perdu, ou mieux, d'une partie de ce grand roman» (ibid., p.7, je souligne). Ce scénario a été republié dans Proust, Visconti et La Lanterne magique ([s.l.], Société des Amis de Marcel Proust, 1992, 208 p.), volume qui comporte également un entretien de Suso Cecchi d'Amico où celle-ci explique les raisons du découpage du film (op. cit., p.15), ainsi que des esquisses (pour les décor et les costumes) de Pierro Tosi et quelques photographies des repérages – tout comme l'édition de 1984. On en trouvera en plus grand nombre dans Claude Schwartz, Jean-Jacques Abadie, Luchino Visconti à la recherche de Proust, [s. l.], Findakly, 1996, [48] p.

[25] «Ah! si Albertine avait vécu, qu'il eût été doux, les soirs où j'aurais dîné en ville de lui donner rendez-vous dehors, sous les arcades!» (TR, p.314)

[26] P, p.877.

[27] Harold Pinter, avec la collaboration de Joseph Losey et Barbara Bray, The Proust Screenplay, Londres, Eyre Methuen, 1978, p.vii. (trad. française: Le scénario Proust. A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, coll. «Du monde entier», 2003, 206p.).

[28] Dans une discussion postérieure à sa communication.

[29] «La longue marche, entretien avec Nicole Stéphane», in ASC 1984, p.7.

[30] «The relationship between the first volume and the last seemed to us the crucial one» (H. Pinter, The Proust Screenplay, op. cit., p.viii).

[31] Ibid., p.vii.

[32] Ibid., p.3-5.

[33] Ibid., respectivement p.21 et 81 (Odette et Albertine), p.92 (l'infidélité) et p.147.

[34] CS, p.375.

[35] Jean Cléder fait cependant remarquer à juste titre que conserver les lois en voix off ferait passer d'un rapport de succession (les lois et la narration se suivent, dans le texte écrit) à un rapport de simultanéité (une voix off prenant en charge les lois pendant que se déroule l'action). Faut-il privilégier l'intégrité du texte, malgré la différence des supports?

[36] J'emprunte l'expression à J.-Y. Tadié, Proust et le roman, Paris, Gallimard, coll. «TEL», 1971 (1986), p.413. Sur l'importance de la théorie, des «lois» et des formes rappelant l'essai, je me permets de renvoyer à V. Ferré, L'essai fictionnel. Proust, Broch, Dos Passos, Paris, Honoré Champion, coll. «Recherches proustiennes», à paraître.

[37] Scénario, ASC 1999, p.53.

[38] J. M. Cocking, «Jean Santeuil et A la recherche du temps perdu», in BMP, 1956, n°6, p.182.

[39] TR, p.296.

[40] Ibid., p.477.

[41] «Entretien I», p.37.

[42] Ibid.

[43] Ibid.

[44] «… grosso modo en un mois. C'était en mars-avril 98. Il fallait que le scénario soit prêt avant Cannes. Les commissions ont accepté très vite et on est restés un peu prisonniers de cette première version du scénario» (ibid.).

[45] Entretien avec Gilles Taurand, in Les Inrockuptibles,op. cit., p.36.

[46] Jérôme Cornette, «Raoul Ruiz: une pensée-cinéma de Proust», Critique, mars 2001, n° 646, p.206-207.

[47] Ibid.

[48] Volker Schlöndorff, art. cit., p.180. La comparaison de certaines séquences du Ruiz avec «des pièces d'un puzzle» se trouve d'ailleurs dans l'analyse de Danièle Gasiglia-Laster («Le temps d'un livre, le temps d'un film», ASC 1999, p.76).

[49] JF II, p.45 sq.

[50] H. Pinter, op. cit., p.37.

[51] TR, p.287.

[52] ibid., p.294.

[53] CS, p.197.

[54] JF I, p.425.

[55] Scénario (continuité dialoguée après montage) du «Temps retrouvé», in ASC 1999, p.56.

[56] TR, p.295.

[57] Ibid., p.1197, note 2.

[58] Annick Bouillaguet, Proust et les Goncourt: le pastiche du Journal dans Le Temps retrouvé, Paris, Lettres modernes, 1996, 113 p.Du même auteur, voir «Le pastiche des Goncourt dans Le Temps retrouvé: aspects stylistiques et thématiques de l'insertion», Bulletin Marcel Proust, 1993, n°43, p.82-91.

[59] p.Bayard, Le Hors-sujet. Proust et la digression, Paris, Minuit, 1996, p.94.

[60] ibid., p.287.

[61] «[…] les objections qu'avaient pu faire naître en moi contre la littérature les pages des Goncourt» (TR, p.296).

[62] Ibid., p.298.

[63] Scénario, ASC 1999, p.55 (je souligne).

[64] «[…] un livre qui me produisit une impression assez vive et mêlée, qui d'ailleurs ne devait pas être durable» (TR., p.287).

[65] Scénario, ASC 1999, p.56 (les crochets indiquent les coupes opérées dans le texte par Gilles Taurand). Le scénario correspond aux pages 295-297 du Temps retrouvé.

[66] Entretien avec Gilles Taurand, in Les Inrockuptibles,op. cit., p.36.

[67] Le scénario indique «rue Hamelin» (ASC p.56), mais il semble qu'à l'image, l'ambiguïté existe.

[68] TR, p.296

[69] Ibid.

[70] On se rappelle les formules proustiennes: «Je m'en assurais par la fausseté même de l'art prétendu réaliste et qui ne serait pas si mensonger si nous n'avions pris dans la vie l'habitude de donner à ce que nous sentons une expression qui en diffère tellement, et que nous prenons au bout de peu de temps pour la réalité même» (TR, p.460; voir aussi p.467-468 sur la réalité, définie comme «un certain rapport entre [les] sensations»). Sur les relations entre cinéma et littérature de «notations», voir Gilles Scarpetta, «Réflexions sur le Temps Retrouvé», Positif, 1999, n°463, p.66 sq. et Pacal Ifri, «Le Temps retrouvé de Raoul Ruiz, ou le temps perdu au cinéma», BMP, 2000, n°50, p.166-175.

[71] J. Milly, «Le Temps Retrouvé, de Raoul Ruiz», BMP, 1999, n°49, p.177.

[72] A. de Botton, Comment Proust peut changer votre vie, Paris, Denoël, 1997, 251 p.

[73] Ce que fait d'une manière convaincante P.Ifri (art. cit., p.172).

[74] Le scénario indique pourtant «Madame de Farcy (fort accent américain)» (ASC 1999, p.68).

[75] Cf. S. Bouquet, art. cit., p.45.

[76] «La première idée générale était qu'avec de nombreux acteurs connus, les spectateurs auront naturellement une première impression proustienne qui ne coûte rien: ils se souviendront de chaque comédien dans un autre film.» («Entretien I», p.37).

[77] V. Schlöndorff, art. cit., p.184.

[78] A. Compagnon a déjà comparé le narrateur à Charlot à propos de la scène dans la cour de l'hôtel de Guermantes, mais il ne songeait pas que R. Ruiz mettrait en image de cette (regrettable) manière une analogie aussi féconde (Proust entre deux siècles, Paris, Seuil, 1989, p.13; comparaison reprise par Jérôme Cornette, art. cit., p.205).

[79] L'acteur est parti de photographies, qu'il a examinées pour pouvoir imiter Proust (cf. «Entretien I», p.38).

[80] Cf. «Entretien I», p.38.

[81] A sa manière, Ruiz réalise ce que Schlöndorff avait envisagé: «Pour que nous puissions découvrir les personnages de Proust que nous connaissons si bien sans les avoir jamais vus, j'ai d'abord pensé à un film entièrement interprété par des inconnus» (art. cit., p.184). Marcello Mazzarella parvient à apparaître comme inconnu et bien sûr immédiatement reconnaissable, lui qui n'avait tenu que des rôles extrêmement secondaires dans quatre films: «Ils vont tous bien» de Giuseppe Tornatore («Stanno tutti bene», 1990), «Nirvana » (1997) de Gabriele Salvatores, «L'Odore della notte» (1998) de Claudio Caligari et «I Fobici» (1999) de Giancarlo Scarchilli.

[82] Outre aux ouvrages de G. Genette ou d'A. Henry, on renverra aux développements de Ph. Lejeune dans Le Pacte autobiographique [1975], éd. augmentée, Paris, Seuil, coll. «Points», 1996, p.29; pour une synthèse récente sur cette question, voir «L'ambiguïté générique de Proust», in D. Cohn, Le Propre de la fiction [1999], Paris, Seuil, 2001, p.95-123.

[83] L. Dällenbach, Le Récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil, 1977, p.106 (note 1).

[84] Télérama, 2002, n° 2741, p.69.

[85] M. Proust, Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, éd. de p.Clarac avec la collaboration d'Y. Sandre, Paris, Gallimard, 1971 (2000), p.305 (Bibliothèque de la Pléiade)

[86] Au moment d'écrire ces lignes, je prends connaissance de l'article de p.Ifri, qui s'achève sur cette même question (art. cit., p.174-175). Signalons également, parmi les parutions postérieures à la première publication de cet article (2003), l'ouvrage de Martine Beugnet et Marion Schmid, Proust at the movies, Aldershot, Ashgate, [cop.] 2004, 261 p.

[87] Voir l'entretien de Suso Cecchi d'Amico, in Proust, Visconti et La Lanterne magique, op. cit., p.17.

[88] Claude Beylie,« Note sur Proust et le cinéma », art. cit., p.107.

[89] «Entretien I», p.38.



Vincent Ferré

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