Atelier


Les Pouvoirs de la fable

Par Michel Lafon



Cette page reprend l'article publié en introduction à la revue Tigre, n°10, «La Fable (I)», 1999, p. 3-13.



À la mémoire d'Adolfo Bioy Casares



Ce Tigre qui va de forme brève en forme brève devait bien rencontrer un jour la fable sur son chemin. Un animal qui, tel celui-ci depuis une quinzaine d'années qu'il existe, est capable de discours, n'était-il pas prédisposé à hanter les fables? La question n'est d'ailleurs pas de pure rhétorique, et il n'est pas sûr qu'un animal «parlant» soit plus prédisposé que d'autres à avoir ce genre de destin… Mais quoi qu'il en soit, de fait, de la mise en fable du tigre, c'est ici à la mise en Tigre de la fable que l'on consacrera quelques remarques en manière d'introduction à cette première livraison (une seconde, également consacrée à la fable, devrait paraître dans un an).


La fable, comme le soulignent plusieurs des contributions qui suivent, est un terme étonnamment polysémique, qui renvoie aussi bien aux évènements (aux actions) qu'à leur «assemblage», à l'histoire (c'est la fable des formalistes russes) qu'au récit (à la narration), à la fiction aussi bien qu'au mythe et au mensonge, à la littérature universelle aussi bien qu'à l'un de ses genres très précis – genre qui a ses schèmes et ses hérauts. La fable, dans ses acceptions larges, c'est sans doute toute la littérature; et c'est sans doute, non moins, tout ce qui se tient aux alentours de la littérature, monde y compris. «La vie est une fable», proclame un neurobiologiste dans un essai récent. Rendant hommage à un écrivain disparu ces jours-ci, un critique écrit que L'invention de Morel n'est pas seulement un fascinant roman fantastique, mais aussi une des plus belles fables d'amour jamais écrites (où la fable est convoquée comme un dépassement du roman, comme quelque fiction originelle ou supérieure). La facilité avec laquelle le terme est employé dans le discours des critique des médias d'aujourd'hui, sa disponibilité à désigner (à qualifier) des œuvres – bien au-delà de la fiction et de la littérature – ne peuvent que nous intriguer et témoignent pour le moins d'un flou théorique et d'une richesse sémantique. À partir de ce constat, les auteurs de cette livraison ont eu à se déterminer entre plusieurs options: certains mènent l'analyse d'une fable précise, ou d'un corpus de fables, éventuellement élargi à un pays, une époque, un continent. Pour d'autres, interroger la fable revient, si l'on veut, à traiter de la part la plus fictionnelle d'un texte de fiction et débouche sur des leçons narratologiques, mais aussi esthétiques. D'autres enfin s'emploient à retrouver dans leur recherche la pluralité même qui fonde le terme, à en jouer pour faire surgir, sous l'apparence d'une hétérogénéité, la vérité d'une richesse et d'une rigueur théorique enfouies. C'est à l'acception la plus courante de la fable, celle qui l'érige en forme brève canonique, que l'on souhaite s'arrêter dans cette introduction, sous l'invocation prévisible et plutôt réjouissante de Jean de La Fontaine.


 Comment ne pas se sentir fasciné par une forme qui, en dépit d'une brièveté à peu près admise par ses théoriciens et ses praticiens, recèle autant de trésors? De toutes les formes littéraires brèves envisageables, en effet, la fable est sans doute celle dont la définition est la plus dense, à la fois la plus longue et la plus fixe: brièveté, donc, mais aussi appariement d'un récit (d'une histoire) et d'une moralité, enseignement d'un narrateur (le fabuliste) à un narrataire (le lecteur, le dédicataire, le Dauphin, l'ambassadeur…), dialogues enchaînés qui n'excluent ni la narration ni la description, mise en scène fréquente d'animaux (dont l'univers figure celui des hommes), jeu des niveaux narratifs, thèmes récurrents… Le haïku – pour ne citer qu'une seule autre forme brève – peut certes revendiquer des règles de production et des champs thématiques qui excèdent sa brièveté emblématique; mais, de fait, il est bien peu de formes brèves qui, autant que la fable, induisent à la fois des composantes formelles et des composantes sémantiques – forme faite contenu, qui est aussi, comme par la grâce insigne de son efficace, une forme faite genre.


On connaît la définition que propose La Fontaine dans sa préface au premier recueil des Fables: «L'Apologue est composé de deux parties, dont on peut appeler l'une le Corps, l'autre l'Âme. Le Corps est la Fable; l'Âme, la Moralité.» Le titre même de son œuvre et la pratique courante d'aujourd'hui consacrent le glissement de la partir au tout, en désignant l'ensemble (l'apologue) du nom de sa partie narrative (la fable). On pourrait y voir la marque d'une priorité, d'une préférence, ou du moins d'une tendance (jouissance du narratif vs obsolescence de la moralité, voire de la morale). Mais ce serait aller un peu vite en besogne, dans la mesure où – même dans les cas où une fable ne propose pas de moralité – la morale n'est jamais absente de tels textes. Dite ou non dite, intratextuelle ou hors texte, évidente ou clandestine, première ou retorse, la morale (sinon la moralité) est toujours là, comme le second temps obligé du récit premier. De ce fait, la fable induit toujours une herméneutique: dans l'espace ainsi ménagé entre son «corps» et son «âme», dans sa façon de «ramasser» un récit par une moralité prévisible ou inattendue, ou au contraire de laisser les choses en suspens (sinon en plan), elle pose une énigme, ou la retarde, ou la refuse, ou bien encore incite à aller chercher une énigme seconde (une clé supérieure) sous l'énigme première. C'est dire que la fable est aussi une machine à interpeller le lecteur, et qu'une de ses principales tensions est celle, cent fois reconduite, qui lie le fabuliste très sage et son lecteur naïf ou aveuglé – comme le grossissement dramatique de tout acte de communication.


C'est La Fontaine plus encore qu'Ésope (au contraire de ce que l'on croit souvent) qui donna la parole aux animaux. Avant lui, en effet, les fables animalières «étaient traditionnellement très peu dialoguées[1]». Qu'il s'agisse d'humaniser les bêtes (à des fins satiriques) ou de mettre à jour (à des fins plus philosophiques) l'animalité – la bestialité – des hommes, l'initiative est des plus sérieuses: elle constitue une attaque en règle contre la pensée de Descartes, une prise de parti remarquable contre le principe de l'unicité de l'homme dans la nature et en faveur de «l'universalité de l'âme animale» (les animaux, comme la fable, ont une âme: il y a dans ce parallélisme clandestin bien plus qu'un jeu). Autrement dit, cette prise de parole n'est pas innocente et, par ailleurs, elle ne va pas de soi, puisqu'il faut attendre grosso modo le XVIIe siècle pour la voir systématisée. Le problème étant que la prégnance de La Fontaine sur le genre est telle, que toute caractéristique de son œuvre est prise a posteriori pour une constante du genre, un de ses traits définitoires (de la même manière, il arrive souvent que la mise en vers des fables, qui est une inspiration de La Fontaine, soit perçue sub specie aeternitatis); bref, La Fontaine est en quelque sorte à l'histoire de la fable ce que la fable est à l'apologue: une partie qui a phagocyté le tout… Le scandale idéologique est si fort (sans parler de la tension politique qui anime, avec plus ou moins de discrétion, un discours globalement fort peu courtisan) que, comme par contrecoup, le scandale narratif passe au second plan: les fables ne commentent guère l'invraisemblance majeure qui les fonde, les animaux parlent aux animaux et les animaux parlent aux hommes sans qu'aucune préparation du lecteur ni aucune justification poétique ne semble nécessaire (notons au passage qu'il serait intéressant de mener une étude systématique de la manière dont chaque fable «motive» – ou, donc, le plus souvent, ne motive pas – la moindre prise de parole d'un animal dans le déroulement de sa diégèse; on citera au moins l'une des plus admirables Fábulas literarias de Tomás de Iriarte, «El asno y su amo», dans laquelle un âne semble se résoudre à parler quand il n'en peut plus de ne pas répondre à un maître irritant et redondant, comme sous l'effet d'une exaspération qui est une assez bonne métaphore de la violence ainsi faite aux conventions).


De manière significative, la seule fable de La Fontaine où se trouve glosée la différence de langage entre humains et animaux est celle qui met en scène le passage d'un état à un autre – la «métamorphose» en bêtes des humains. «Les compagnons d'Ulysse», qui ouvre le livre douzième, conte en effet l'épisode de Circé: Ulysse plaide la cause des Grecs transformés en animaux par les charmes de la déesse et obtient d'elle d'interroger chacun sur le sort qu'il préfère, en commençant par celui que le filtre a transformé en lion :

Chers amis, voulez-vous hommes redevenir?

On vous rend déjà la parole.»

Le Lion dit, pensant rugir:

«Je n'ai pas la tête si folle;

Moi renoncer aux dons que je viens d'acquérir!

J'ai griffe et dents, et mets en pièces qui m'attaque.

Je suis roi: deviendrai-je un citoyen d'Ithaque!

Tu me rendras peut-être encor simple soldat:

Je ne veux point changer d'état.

C'est précisément parce que l'on est dans la dynamique de la métamorphose, dans un fantastique d'essence mythologique, dans l'entre-deux de l'humain et de l'inhumain, que la question de la langue des bêtes se trouve pour une fois évoquée: mais on voit que c'est sous l'espèce bien particulière d'une langue humaine provisoirement rendue, le temps d'un choix, aux Grecs changés en animaux et qui vont finalement opter, l'un à la suite de l'autre, pour leur nouvel état, en se résignant assez aisément à leur humanité perdue, au nom de l'inhumanité des humains («Ne vous êtes-vous pas l'un à l'autre des loups?»). Ces animaux ne parlent pas en tant qu'animaux, ils parlent en tant que créatures hybrides, hésitant entre deux vies («Le Lion dit, pensant rugir»: ce vers admirable, qui capte la parole à l'instant précis où elle va être proférée par l'animal qui ne s'y attend pas, qui se pense privé de parole et se découvre capable d'un «rugissement articulé», dit tout, justement, de l'ambiguïté et de la monstruosité de la situation). Du coup, on comprend qu'on est ici à l'opposé de la fable «classique», où l'animal n'est pas un humain transformé par le charme d'une déesse, mais l'acteur récurrent d'une «ample comédie à cent actes divers». Autrement dit, la seule fable qui glose et illustre l'aptitude des animaux à parler n'est justement pas une fable animalière – ce qui n'interdit certes pas de la lire, entre autres, comme la subtile métaphore de toutes les autres fables. Dans le reste du corpus lafontainien, il faut aussi signaler Le Songe de Vaux, où le poète s'entretient avec un esturgeon par la vertu d'un «truchement» (on lit dans l'Avertissement: «Je feins aussi qu'un de ces poissons (c'est l'esturgeon) me parle par truchement, et me conte son aventure et celle de son camarade, avec l'origine et le motif de leur députation») :

Après cent périls évités,

Nageant de mer en fleuve, et de fleuve en rivière,

Non loin d'ici, d'une adroite manière,

Par des pécheurs nous fûmes arrêtés,

Et par bonheur chez Oronte portés.

Là je lui fis ma petite harangue,

Petite certainement,

Car c'était en notre langue

Laconique extrêmement.

On l'apprend fort aisément:

Venez nous voir seulement

Au fond du moite élément,

Vous saurez, comme nous, parler en un moment.

Ici encore, si le poète a besoin d'un truchement pour entendre les propos de l'esturgeon, et si celui-ci lui propose de lui enseigner sa langue, c'est parce que l'on ne se trouve pas dans une fable à proprement parler. Le poète qui joue à faire un songe n'est pas le fabuliste et, curieusement, la logique perverse du songe ne suffit pas, dans l'esprit de La Fontaine, à autoriser un homme à parler sans artifice avec un poisson – d'où ces considérations un peu surprenantes sur la «communication» entre humains et animaux et, en pleine invraisemblance, cette exigence presque comique de vraisemblance. Ces deux cas limites (une fable «homérique» et un poème qui n'est pas une fable) ont au moins la vertu de nous enseigner, a contrario, que la fable est un espace où la question du «parlement» des animaux (sans oublier ces autres «créatures parlantes» que sont «les arbres et les plantes») va de soi, où elle ne se pose pas, du moins en surface, où elle est réglée, si l'on veut, dès la dédicace à Monseigneur le Dauphin («Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons»); car en profondeur, on peut penser qu'elle est justement ce qui fonde le plus spécifiquement ce genre: lire une fable, aussi anodine semble-t-elle, c'est entrer une fois pour toutes dans un monde essentiellement différent et se conformer entièrement à ses normes, c'est se laisser emporter par une diégèse radicalement autre, c'est faire violence à ses habitudes de lecteur en acceptant la tension cent fois reconduite que la poétique adjoint à celle de l'idéologie. Dans l'épilogue du deuxième recueil (Livres VII à XI), symétriquement, La Fontaine revient sur la question et en dit un peu plus: sa fonction est de traduire «en langue des Dieux» toutes les voix de la nature :

 

C'est ainsi que ma Muse, au bord d'une onde pure,

Traduisait en langue des Dieux

Tout ce que disent sous les cieux

Tant d'êtres empruntant la voix de la nature.

Truchement de peuples divers,

Je les faisais servir d'Acteurs en mon ouvrage ;

Car tout parle dans l'Univers ;

Il n'est rien qui n'ait son langage.

Autrement dit, ce «truchement» n'est pas une des caractéristiques de sa poésie, il est la poésie – la traduction en français versifié du langage des animaux est l'essence même de cette création, ce scandale est son trait de génie, cette déviance sera sa norme inouïe.

 Le premier livre des Fables s'ouvre sur une fameuse pièce qui ne fait place ni au cadre (pas d'introduction ou de conclusion), ni à la moralité («– Vous chantiez? j'en suis fort aise; / Eh bien! dansez maintenant»); fable sans morale, ou à morale implicite, voire fable immorale. Pourtant, comme on le disait plus haut, ces composantes ne sont jamais absentes, mais tout au plus provisoirement gommées: la mise en recueil permet au fabuliste de laisser de temps à autre dans l'implicite ce qui dans d'autres fables sera explicité, de jouer en alternance des mises en scène progressives et des ex abrupto, des moralités à tiroirs et des fins énigmatiques, de faire la leçon ou d'interloquer. De fait, la fable est le plus souvent constituée, au minimum, d'un récit cadre (le niveau du fabuliste, qui présente un cas, en tire la leçon) et d'un récit encadré (le cas, l'anecdote, le corps). Comme sous l'effet de cet enchaînement premier, les niveaux narratifs peuvent foisonner, un abyme s'ouvrir: Louis Marin[2] étudie ainsi la fable du livre VIII intitulée justement «Le pouvoir des fables», qui s'articule en trois niveaux: celui du cadre, où le fabuliste développe sa dédicace à Monsieur de Barillon, ambassadeur de Louis XIV à Londres («La qualité d'ambassadeur / Peut-elle s'abaisser à des contes vulgaires?»); celui du «vrai récit», où un orateur athénien, «voyant sa patrie en danger», veut alarmer ses concitoyens («Dans Athène autrefois, peuple vain et léger…»); celui de la «vraie fable», enfin, qui est le seul moyen que l'orateur, ayant épuisé la rhétorique politique, trouve pour «forcer les cœurs» («Cérès, commença-t-il, faisait voyage un jour / Avec l'anguille et l'hirondelle»). Le sel de cette fable étant que la «vraie fable» se trouve interrompue par les auditeurs, enfin «éveillés», de la «vraie histoire», autrement dit qu'au cœur de la fable se trouve mise en scène (mise en abyme, même) la fascination provoquée par la fable… «Récit de la narration où le représenté représente la représentation», «représentation au deuxième degré», «pouvoir sur le lecteur d'un retardement», «méta-fable», c'est un véritable «piège» que cette fable tend exemplairement au lecteur («piège à écoute, piège à lecture, piège à interprétation»), un miroir vertigineux qu'elle présente à toutes les autres fables, une érotique – un «plaisir extrême» – qu'elle offre au lecteur ainsi ravi et auquel le fabuliste lui-même, in fine, ne prétend pas résister (on parlerait ici volontiers de «piège pour Cendrillon», à ceci près que c'est Peau d'Âne que la moralité de la fable convoque: «Au moment que je fais cette moralité, / Si Peau d'âne m'était conté, / J'y prendrais un plaisir extrême»: où le fabuliste s'avoue victime consentante du charme même qu'il vient de dénoncer…).


Un des principaux ressorts de l'artifice, comme on le voit, tient à la présence insistante et insidieuse, à l'ouverture ou à la fin de mainte fable, de cette sorte de texte liminaire qui est à la fable ce que la préface, l'avertissement, la dédicace ou l'épilogue est au recueil. En abolissant ainsi la frontière entre paratexte et texte, en favorisant (notamment par le biais de la mise en vers, qui confond et emporte en se déployant toutes ces séquences de statut en principe distinct) le glissement de l'un à l'autre, La Fontaine joue de la confusion entre la «figure fictive du fabuliste et celle de l'auteur[3]». Du coup, ce livre qui est une apothéose du fragment compose aussi une autobiographie – et ce n'est pas sa moindre modernité, ni son moindre charme: la fable, pourtant peuplée de types et de masques, est le lieu inattendu d'une parole personnelle, jusqu'au plus intime, elle est – contre toute attente – un «genre pour se dire».


Le cas du «Pouvoir des fables», s'il est exemplaire, n'est pas exceptionnel. On pourrait citer bien d'autres fables où se trouve mise en scène et diégétisée (bref, mise en abyme) la situation du fabuliste, bien d'autres métafables souvent plus discrètes que celle-ci, à commencer par «Le Laboureur et ses enfants» qui, selon un processus assez similaire et non moins dramatique, se clôt (et partant se fonde) sur une interpolation de trois niveaux (le cadre, la fable encadrée et la fable seconde, celle que le père mourant conte à ses fils). Ainsi, tirer la morale de la fable, c'est souvent se montrer capable (avec le fabuliste, ou à sa place) de raccorder des niveaux narratifs en principe étanches, de lire comme par transparence la fable première sous la fable seconde (la fable seconde dans le souvenir de la fable première), et même, comme on l'écrivait à l'instant, de découvrir dans toute fable, quel que soit le nombre de ses degrés et de ses rebondissements, l'image de son propre déploiement[4].  Le jeu des niveaux narratifs est sans doute le moteur le plus efficace de la profondeur des fables, de leur complexité, partant de leur richesse; l'imbrication des niveaux différents, leur enchâssement, leurs connexions inattendues (rupture de la logique des niveaux, perméabilité, passages, renversements) est comme une idéale compensation à la brièveté, une revanche prise sur le court: la fable, si l'on veut, construit en profondeur ce que sa faible extension, sa rhétorique repérable et sa thématique restreinte semblent lui refuser en surface, elle joue le labyrinthe et les réseaux contre la ligne droite, elle est un monde de tunnels, de terriers et de territoires enfouis. Le lapin, la belette, la fourmi ou même la taupe (réhabilitée par Kafka), voire le poisson (qui est par excellence, chez La Fontaine, comme on l'a vu, l'habitant des profondeurs), pourraient être ses totems. Elle est grosse de secrets en attente et propose à chaque pas, à qui sait la lire ou l'écouter, sous les évidences d'un sens premier, d'un terrain sûr, d'un ordre établi, un miroitement, un double fond, un contrordre, un vertige: la fourmi cache la fourmilière comme l'arbre la forêt. Dans un magnifique essai récemment consacré à une relecture du Meurtre de Roger Ackroyd, Pierre Bayard[5] propose de mettre en doute nos certitudes et nos naïvetés de lecteur, de prendre conscience «qu'on ne nous dit pas tout», que tout narrateur (et pas seulement celui du fameux roman d'Agatha Christie) est partial. Il s'ensuit une manière de révolution littéraire qui doit nous pousser à revisiter les textes les plus classiques («de multiples faits littéraires gagneraient de toute manière à être remis en perspective ou éclairés différemment», écrit Bayard, comme en écho à ce Ménard dont la «technique peuple d'aventures les livres les plus paisibles»), à commencer par nos fables: «Qui s'est jamais interrogé sérieusement, par exemple, sur les étranges épidémies de décès qui frappent les héros des fables de La Fontaine?». Même s'il faut faire la part de l'ironie qui anime ce passage (au début duquel Bayard revendique, pour fonder son projet théorique, «l'édification expérimentale d'une lecture délirante»), il n'en reste pas moins significatif que le premier mystère littéraire pointé par l'essayiste renvoie à un univers d'apparence aussi tranquille que celui des Fables


Dans le très subtil livret qu'elle consacre aux Fables de La Fontaine, Déborah Blocker met leur lecteur en garde contre l'effet de «cohérence rétrospective», «l'illusion de chef-d'œuvre achevé qui s'attache», de fait, «à tout ouvrage devenu classique[6]», mais particulièrement à un ouvrage comme celui-ci. Un des privilèges des Fables par rapport à beaucoup d'œuvres classiques, en effet, est de ne pas être seulement «connues» du grand public, mais également d'être «sues», bref d'être inscrites au plus intime de la mémoire de chacun – ce qui, en général, est davantage le privilège des œuvres dites populaires. L'apprentissage scolaire et la mémoire populaire procèdent évidemment par sélection au sein de ce corpus, si bien qu'il y a des fables plus «classiques» que d'autres – et même des fables inconnues. Mais globalement, les douze Livres des Fables sont appréhendés comme un ensemble cohérent, figé, quasiment hiératique, et cette lecture de l'après-coup a l'inconvénient majeur de nous aveugler sur tout ce qui relève du dynamisme de l'écriture et de la progressivité de la constitution d'un ouvrage qui s'est étendue sur vingt-cinq ans, qui a annoncé trois fois son achèvement et qui a eu pour borne la mort du poète. Pour redonner aux Fables leur plus grande richesse, il convient donc de les rehistoriciser, de les imaginer dans les étapes de leur élaboration. Les formes brèves ont la vertu de nous renvoyer plus que toute autre forme littéraire aux questions d'ordre, de mise en recueil, de sélection, de reprise, de réseaux; et parmi celles-ci, la fable est sans doute celle qui illustre le plus exemplairement le fonctionnement intertextuel des formes brèves, jusqu'à le mettre en scène: l'univers des fables est l'intertexte, la fable est en connexion permanente et obligatoire avec d'autres fables – ses thèmes, ses personnages, ses moralités, ses modes d'énonciations sont les principaux relais d'une intercommunion inépuisable et joyeuse – la fable est l'intertexte.


À l'illusion du livre achevé s'ajoute, si l'on peut dire, la tentation (au moins pour la critique) du livre total: un des caractères les plus remarquables des Fables est qu'elles peuvent quasiment représenter à elles seules toute l'histoire du genre. Avant La Fontaine, la fable n'existe quasiment pas en tant que genre, ou bien elle est dans le meilleur des cas un genre mineur, un genre didactique, voire un exercice scolaire[7]. La Fontaine, en quelque sorte, transforme une forme en genre, il refonde la fable en même temps que son œuvre se déploie: le premier recueil (Livres I à VI, sous l'invocation d'Ésope) remonte aux origines, le deuxième recueil (Livres VII à XI, sous les auspices de «Pilpay, sage indien») élargit et renouvelle une pratique, la fin (Livre XII) propose une sorte de «dissolution de la fable dans l'univers des contes» en vers[8]. C'est dire qu'en même temps qu'il fonde le genre, le fabuliste le révolutionne, en tout cas l'ouvre, le fait évoluer, le libère: la fable ne cesse de cultiver «différence», «variété» et «diversité» (ce sont les mots-clés de l'avertissement du second recueil), elle exhibe son hétérométrie, elle ne propose un schéma que pour aussitôt le contredire, elle n'est jamais qu'une infinie variation par rapport à tout modèle entrevu, sa dynamique est résolument celle de l'écart – et c'est une autre de ses manières de s'étendre toujours bien plus loin qu'on ne s'y attend. Ce n'est certes pas le seul trait de génie de La Fontaine, mais il s'ajoute aux autres pour contribuer à identifier au plus haut point un ouvrage, un auteur et un genre: aucun autre genre littéraire moderne sans doute ne renvoie avec une telle constance à une seule et même production, un seul et même producteur: par quoi l'on se persuade, si besoin était, que toute théorie de la fable est indissociable d'une théorisation des Fables de La Fontaine. Cette identification aurait pu signer l'arrêt de mort du genre, le condamner à la stérilité, ou du moins à la redondance; elle pèse à l'évidence sur tout fabuliste, condamné peu ou prou à n'être qu'un continuateur (dans la norme ou dans la déviance, ce qui revient à peu près au même); mais elle est aussi, tout bien pesé, sa meilleure chance de rebondissement.


Si en effet les Fables sont un livre achevé et un livre total, elles sont plus encore un livre ouvert. La dynamique intertextuelle évoquée plus haut (jeu des fables entre elles) se double d'une hypertextualité constitutive: la fable ne cesse de faire retour aux origines, elle récrit un récit déjà écrit ou déjà dit, reconvoque quelques personnages usés ou éternels et ressert l'antienne de quelque leçon primordiale (et c'est aussi pour ce perpétuel regard en arrière qu'elle est souvent perçue, à la fois, comme un genre de l'enfance, comme un genre des origines et comme un genre des débuts en écriture). Mais une dynamique aussi forte a évidemment vocation à agir, non moins, en aval; autrement dit, les Fables sont un des plus extraordinaires hypotextes que l'on puisse concevoir – un hypotexte absolu. Dans un récent article sur l'effet de réel, Michel Charles évoque notamment «l'intégration» de La Fontaine à des textes de Mme de Sévigné, de Balzac ou de Proust[9]. Dans un chapitre de Pour une théorie du nouveau roman, Jean Ricardou analyse la manière dont telle nouvelle de Poe réécrit clandestinement telle fable de La Fontaine[10]. Ces cas relèvent du transgénérique; plus fréquents sont évidemment les cas où des fables réécrivent des fables: au XVIIIe et au XIXe siècles notamment, les fabulistes de divers pays réécrivent La Fontaine comme La Fontaine a réécrit Ésope et son double Pilpay («Les gens du pays le croient fort ancien, et original à l'égard d'Ésope, si ce n'est Ésope lui-même sous le nom du sage Locman.», écrit-il dans l'avertissement du second recueil), ils réécrivent La Fontaine réécrivant Phèdre réécrivant Ésope. De Bierce à Prévert, d'Antonio Machado à José Agustín Goytisolo, d'Arreola à Monterroso, la fable ne cesse de se retourner en anti-fable, en contre-fable – et elle est toujours la fable, qui est déjà un retournement, une contestation, une perversion d'elle-même. Des arts parlant à leur manière, nés en ce siècle ou à la fin du précédent (cinéma, dessin animé, bande dessinée), la cultivent secrètement, la prolongent à leur insu autant qu'au nôtre. À quoi il convient d'ajouter que ce n'est pas seulement comme pratique que la fable ressurgit jusque dans notre siècle; c'est aussi en tant qu'objet théorique, ou plus globalement en tant que «thème» (qu'il suffise de penser, pour le domaine hispanique, à son omniprésence dans l'œuvre de César Aira). Parce qu'elle est un genre tard venu (tard refondé), la fable a dû se colleter aux XVIIe siècle avec tous les genres, à la fois les genres mineurs ou déclinants qu'elle avoisine et dont elle se démarque (fabliau, exemplum, emblème, farce, pastorale…) et les genres majeurs qu'elle phagocyte et parodie (tragédie, épopée, comédie, élégie…); elle est, dès lors, le lieu de tous les genres, ou, aussi bien, le lieu où tous les genres s'abolissent, l'emblème de leur confusion, de leur disparition (de la disparition des frontières entre genres, pour le moins) – une utopie générique. On évoquait au début combien le mot est devenu un concept flottant et facile, une sorte de passe-partout de la critique et de l'époque. Il suffit de prêter l'oreille à la rengaine d'aujourd'hui: ce roman est (aussi) une fable, cette comédie est (aussi) une fable, cet essai est (aussi) une fable, ce film est (aussi) une fable… Quand il ne dit pas le mensonge, le mot renvoie donc à l'invention, à l'histoire, à la fiction. Qu'est-ce qui pousse à qualifier de fable tel texte, telle œuvre plutôt que tel(le) autre? Il est possible que la présence d'un ou deux schèmes de la fable «classique» y suffise: la brièveté, un certain type de structure narrative, une certaine déconnexion par rapport au réel (jeux de l'utopie et l'achronie), tel effet de série ou de miroir, telle thématique, telle posture de l'auteur ou de l'énonciateur (telle posture de l'auteur en énonciateur)…
Si l'on se réfère au partage proposé par Gérard Genette dans Fiction et diction, et repris en ce mois de mars 1999 dans Figures IV, entre régimes de littérarité constitutif et conditionnel, on pourrait alors envisager de définir la fable comme un genre constitutif second: à sa vertu de se hausser en méta-fable, elle joindrait celle d'être une sorte de méta-genre, toujours prêt à surgir derrière le genre affiché par une œuvre littéraire (ou autre), toujours disponible pour dire quelque chose de plus, quelque chose d'autre que ce que dit d'une œuvre son genre apparent. Et dans la mesure où une telle (re)définition, un tel discours relèvent aussi de l'attention du lecteur (du critique) que de l'intention de l'auteur, on pourrait aussi – quitte à pousser fort loin le paradoxe – ériger la fable en genre conditionnel second (ce qui aurait au moins le mérite de rendre compte de sa facilité à désigner les objets les plus divers, y compris des objets extérieurs au champ littéraire). La fable à l'horizon de la littérature (et de bien d'autres productions humaines), la fable grossissant de toutes ses acceptions de rencontre et ne renonçant à aucune (en dépit des contradictions), comme une lumière ou un aveuglement, comme un enrichissement ou une perte… À quelques siècles de sa (re)fondation, le genre est-il en train de s'évanouir dans l'insignifiant – ou a-t-il à ce point essaimé la littérature qu'aucun de ses domaines ne saurait désormais y échapper? Que nous dit aujourd'hui la littérature de la fable – et la fable de la littérature?


Michel Lafon, 1999.




[1] Déborah Blocker, Premières leçons sur les Fables de La Fontaine, PUF, 1996, p.71. Sur ce point et sur quelques autres, j'avoue ma dette à ce très brillant petit ouvrage.

[2] Louis Marin, Le Récit est un piège, Paris, Minuit, «Critique», 1978, Chapitre 1, «Le pouvoir du récit», p.15-34.

[3] D. Blocker, op. cit., p.42.

[4] Je me permets de renvoyer, sur ce point notamment, à mon article «Pour une poétique de la forme brève», Formes brèves de l'expression culturelle en Amérique latine de 1850 à nos jours, América, Presses de la Sorbonne nouvelle, tome 1, 1997, p.13-18.

[5] Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd?, Paris, Minuit, «Paradoxe», 1998.

[6] D. Blocker, op. cit., p. 12.

[7] D. Blocker, op. cit., p.2-4.

[8]

Ibidem, p.11-12.

[9] Michel Charles, «Le sens du détail», Poétique, novembre 1998, n°116, p.387-424.

[10] Jean Ricardou, Pour une théorie du nouveau roman, Paris, Seuil, «Tel Quel», 1971, chapitre 3, «L'Or du scarabée», p.39-58.



Michel Lafon

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Dernière mise à jour de cette page le 5 Juin 2016 à 13h29.