Atelier


Séminaire Sortir du temps: la littérature au risque du hors-temps organisé par Henri Garric et Sophie Rabau.

Séance du lundi 12 mars 2007

Raphaëlle Guidée (Université de Grenoble), «Le temps n'existe absolument pas»: photographie et sortie du temps dans Austerlitz, de W.G. Sebald.


«Le temps n'existe absolument pas»: photographie et sortie du temps dans Austerlitz, de W.G. Sebald.


«On avait l'impression, dit-elle, que quelque chose bougeait en elles, on avait l'impression d'entendre des gémissements de désespoir, comme si les images elles-mêmes avaient une mémoire, se souvenaient de nous et nous rappelaient comment nous, les survivants, et les autres, ceux qui ne séjournaient plus parmi nous, avions été au temps jadis», Austerlitz, p. 218.

Austerlitz est la dernière œuvre publiée du vivant de W.G. Sebald, qui est mort accidentellement peu après la publication du récit en 2001. Un narrateur anonyme, qu'on peut identifier, par les quelques renseignements biographiques qui le définissent, comme Sebald lui-même, rencontre à la fin des années 1960 un homme, Jacques Austerlitz, avec qui il a de longues discussions sur l'histoire de l'architecture. Leurs conversations sont, dès les premières pages du livre, émaillées de [[photographie]s de différents formats et de différentes tailles, prises par le narrateur ou par Austerlitz, qui représentent essentiellement les lieux qu'ils visitent et ceux dont ils parlent. Dès cette première partie se trouvent également des documents (plan de Breendonk ou de Saarlouis), qui sont insérés dans le texte suivant le même principe, sans légende, au milieu des phrases qui évoquent leur contenu. Trente ans plus tard, le recroisant par hasard, cet homme lui révèle qu'il vient de découvrir ses origines, et qu'il souhaite lui en faire le récit: le narrateur premier s'efface pour laisser la parole à Austerlitz, dont il recueille l'histoire et les photographies qui sont, comme précédemment, reproduites dans le texte. Austerlitz est un enfant juif, né à Prague peu avant la Deuxième Guerre mondiale, envoyé à l'âge de cinq ans par sa mère à Londres par un train spécial de la Croix-Rouge pour le sauver de la déportation. Sa mère a disparu sans laisser de traces après avoir été internée dans le ghetto de Terezin. Son père s'est exilé en France, où l'on perd également sa trace. Mais Austerlitz ne sait rien de tout cela: à son arrivée en Angleterre, il est adopté par un couple d'Anglais sans enfant qui modifient son nom, font disparaître ses affaires, lui font oublier sa langue maternelle, et plus généralement masquent tout ce qui pourrait le relier à ses origines. Ce n'est qu'à l'adolescence, à la mort de ses parents adoptifs, qu'il apprend son nom véritable, sans pour autant vouloir enquêter sur ses mystérieuses origines. Des décennies plus tard, années marquées par un désespoir croissant qui le conduit par moments à la folie, Austerlitz se souvient enfin, suite à une série de hasards qui le mettent sur la piste de son passé, qu'il a fait partie d'un convoi d'enfants parti de Prague en 1941. Commence alors une véritable enquête sur le passé perdu, dans laquelle Austerlitz pallie les lacunes de sa mémoire par le recours aux témoignages et auxarchives : photographies, voyages sur les traces des morts (voyage à Prague, puis à Terezin), témoignages de survivants et documents historiques s'accumulent pour restituer tant bien que mal la vie des parents disparus[i]. Dans ce cadre, la photographie constitue un moyen d'accès privilégié au passé refoulé de son enfance, ou au passé inconnu de ses parents, mais aussi, et en fait plus fréquemment, un moyen d'archiver l'enquête, d'inscrire la trace d'un effort de mémoire le plus souvent voué à l'échec.

Dans ce bref résumé, on aperçoit déjà quelques constantes formelles et thématiques de l'ensemble de l'œuvre narrative de Sebald[ii] qui, chacune à sa façon, engagent le problème du rapport entre photographie et histoire :

§ l'enquête biographique, qui convoque documents, photographies et témoignages pour tenter de reconstituer le trajet d'une vie marquée, à des degrés divers, par la catastrophe historique (la Shoah, thème majeur de toute l'œuvre sebaldienne), ou par toutes les formes de violence qui la précèdent et la suivent dans l'histoire universelle de la souffrance constituée par le narrateur (l'exil dans LesÉmigrants, la colonisation dans Les Anneaux de Saturne, mais aussi la souffrance animale). Soit c'est le narrateur, dont on se souvient qu'il ressemble beaucoup à l'auteur[iii], qui mène l'enquête, comme c'est le cas dans les biographies posthumes des Émigrants, soit cette fonction d'enquêteur est déléguée à un personnage-narrateur intradiégétique, comme c'est le cas dans Austerlitz. Mais les méthodes restent identiques: recueil des témoignages, retour sur les lieux de la disparition, recherche dans les archives privées, s'il en reste, ou plus souvent publiques. Dans ce cadre, les photographies insérées dans le récit jouent un double rôle: d'une part, des images d'archives qui constituent des traces du passé perdu, des indices dans la quête du passé; d'autre part des images qui documentent l'enquête réalisée au présent par le narrateur: photographie des lieux qu'il visite, qu'il s'agisse de lieux de persécution passés (Terezin dans Austerlitz), ou encore des lieux de l'enquête documentaire elle-même (images des bibliothèques dans lesquelles il trouve les photos d'archive). Mais aussi reproduction des traces documentaires diverses sur lesquelles s'appuie le narrateur: agenda, journal intime, album familial, autant de sources qui, une fois mentionnées dans le récit, sont montrées au lecteur comme des pièces à conviction authentifiant moins le crime que l'enquête.

§ Une relation oblique à la violence historique: les personnages dont le narrateur relate la vie doivent presque tous le malheur profond de leur existence à l'histoire, mais il sont moins des survivants de la catastrophe que des témoins impuissants ou des héritiers de celle-ci. Ce sont des acteurs de second plan du récit historique, des oubliés de l'historiographie. Dans la même perspective, les photographies qui illustrent la narration ne représentent jamais directement l'anéantissement: hormis une photographie floue représentant des corps à Bergen-Belsen dans Les Anneaux de Saturne, il n'y a aucune image des atrocités subies par les protagonistes ou leurs proches. Sebald justifie cette exclusion dans une interview radiophonique en date du 6 décembre 2001 (disponible en lignesur le site www.kcrw.com/etc/programs/bw) :

«The main scenes of horror are never directly addressed [in Austerlitz]. I think it is sufficient to remind people because we have all seen images but these images militate against our capacity for discursive thinking, for reflecting upon these things, and also paralyses, as it were, our moral capacity. So the only way in which one can approach these things in my view is obliquely, tangentially, by reference rather than by direct confrontation»

«Les principales scènes d'horreur ne sont jamais directement visées [dans Austerlitz]. Je pense qu'il est suffisant de les rappeler aux gens, car nous avons tous vu des images, mais ces images militent contre notre capacité à la pensée discursive, à la réflexion sur ces choses, et paralysent également, pour ainsi dire, nos capacités morales. Donc la seule façon dont on peut approcher ces choses, à mon avis, c'est de façon oblique, tangente, par référence plutôt que par confrontation directe» (ma traduction).

Les photographies illustrant la narration sont des images du monde d'avant la catastrophe, ou au contraire des images de la ruine qui la suit, ou même, plus souvent encore, des images de l'absence de traces de l'événement (présence d'un bâtiment insignifiant à la place du lieu attendu et décrit par le récit). C'est pourtant la violence qui leur donne sens, à la façon de ces sept portraits de l'écrivain Robert Walser que Sebald décrit dans Séjours à la campagne comme «sept étapes physionomiques très différentes permettant de soupçonner la catastrophe muette qui s'est abattue dans l'intervalle séparant chacun d'eux» (p. 127) («sieben sehr verschiedene physiognomische Stationen, die die lautlose Katastrophe erahnen lassen, die zwischen ihnen sich abgespielt hat», Logis in einem Landhaus, p. 134).

§ Incertitude sur le statut du texte: Comme les récits précédents de Sebald, Austerlitz est en effet un texte hybride à la limite du récit de voyage, de l'enquête biographique et du témoignage, à la limite, surtout, de la fiction et de la «non-fiction». La qualification générique des récits de Sebald, dans le paratexte, est extrêmement minimale: ses récits sont désignés comme «Prosabände» (volumes en prose), ou, dans le cas des Émigrants, «Erzählungen» (récits). A l'intérieur du texte, rien ne permet véritablement de décider du statut, fictionnel ou non, du récit: le dispositif de l'enquête illustrée est strictement identique dans les textes narratifs et dans des essais non fictionnels, comme Séjours à la campagne, et De la destruction comme élément de l'histoire naturelle. Si les photographies authentifient toujours l'enquête menée par le narrateur, leur présence est elle-même rendue crédible par le récit: le narrateur premier et Austerlitz ont tous deux l'habitude de prendre des photographies, et la narration mentionne, à plusieurs reprises, non seulement le moment où sont réalisés les clichés, mais celui où ils sont transmis au narrateur premier. Ainsi, la conjonction du récit d'enquête, de la transcription des témoignages et des photographies finit par outrepasser la simple rhétorique de la preuve pour interroger le lecteur sur une possible abolition du caractère fictionnel du texte : tout se passe comme si les biographies n'étaient pas seulement crédibles, mais vraies. Néanmoins la dynamique circulaire d'attestation du texte par l'image et de l'image par le texte semble dénoncer, pour ainsi dire par l'excès, la rhétorique d'authentification du récit: la réciprocité met en lumière le solipsisme de la référence. Si l'on se tourne vers les commentaires de Sebald sur son œuvre, on retrouve le même effet de brouillage. Aux nombreux journalistes qui lui demandent l'origine et le statut des images, Sebald répond que la plupart des photographies et des documents sont des objets trouvés,des images rassemblées de façon plus ou moins hasardeuse. Dans une longue interview de Christian Stolz consacrée aux rapports entre littérature et photographie dans son œuvre («„Aber das Geschriebene ist ja kein wahres Dokument“, Ein Gespräch mit dem Schriftsteller W. G. Sebald über Literatur und Photographie», disponible en ligne sur www.deutscheautoren.de/textzu.asp?TZID=16&ID=65), Sebald précise l'origine des images :

«Ich habe schon viele Jahre hindurch auf eine völlig unsystematische Art und Weise Bilder aufgefunden. Man entdeckt solche Dinge einliegend in alten Büchern, die man kauft. Man findet sie in Antiquitätengeschäften oder Trödelläden. Das ist ja für Photographien typisch, dass sie so eine nomadische Existenz führen und dann von irgend jemand „gerettet“ werden».

«Depuis de nombreuses années, je trouve des images de façon complètement non systématique. On découvre ce type de choses enfouies dans les vieux livres qu'on achète. On les trouve dans des magasins d'antiquités ou chez des brocanteurs. C'est typique des photographies qu'elles vivent une telle existence nomade, et qu'elle soient ensuite «sauvées» par n'importe qui» (ma traduction).

Mais il leur assigne néanmoins une valeur de preuve, de pièce à conviction:

«Dann ereignen sich Dinge, die einem später kein Mensch mehr glaubt. Und was nun kommt, ist sehr wichtig: Es ist nötig, diese Dinge irgendwie festzuhalten. Das kann man natürlich schreibend tun, aber das Geschriebene ist ja kein wahres Dokument. Die Photographie ist das wahre Dokument par excellence. Von einer Photographie lassen sich die Leute überzeugen»

«Il se passe ainsi des choses que, plus tard, plus personne ne croit. Et ce qui vient maintenant est très important: il est nécessaire de fixer ces choses d'une façon ou d'une autre. On peut le faire en écrivant, naturellement, mais l'écriture n'est pas un document véritable. La photographie est le document véritable par excellence. Les gens se laissent convaincre par une photographie.»

Une partie des photographies sont d'ailleurs identifiées comme authentiques, dans la mesure où les histoires sont inspirées, à des degrés divers, de personnages réels auxquels Sebald a emprunté un certain nombre de documents et photographies. Ainsi la photographie de couverture d'Austerlitz est-elle bien la photo d'enfance de l'historien de l'art qui a inspiré le livre[iv]. Et le récit «Ambros Adelwarth», qui porte sur un grand-oncle du narrateur, est fondé sur les albums de famille de Sebald lui-même. Mais la réalité de ces photographies non-fictionnelles est tout aussi problématique que celle des photos qui sont récupérées par l'écrivain. La photographie d'Austerlitz est peut-être «authentique», mais que signifie l'authenticité d'un document dont le référent, dans le texte, n'est pas l'historien de l'art réel qu'elle représente, mais l'historien de l'art fictif dont la biographie a été élaborée, notamment, à partir d'un bric-à-brac de photographies d'origine inconnues ? Que prouvent ces images, puisque, d'une part, on ne peut distinguer les photographies authentiques de celles auxquelles Sebald prête une signification imaginaire et que, d'autre part, aucune de ces images n'a trait directement à l'histoire? S'il n'y a pas d'adéquation entre le référent fictionnel du texte et le référent nécessairement réel de la photographie[v], si l'image n'a jamais trait à la destruction dont elle entend fixer le souvenir, quel sens donner à ce dispositif très lourd d'attestation dans un domaine, l'écriture de la catastrophe historique, où la question de la fictionalisation est évidemment très sensible ? Quels seraient l'effet et le sens d'un témoignage historique fictionnel se donnant pour vrai, en dehors du cadre connu de la mystification littéraire (type Marbot)? Et comment juger «l'effet de réel» propre à ces images, authentiques ou non, quand Sebald, par ailleurs, les insère dans un dispositif narratif profondément déréalisant? Car tout en insistant sur la valeur de pièce à conviction, de la photographie, Sebald met en évidence, dans ses commentaires comme dans le dispositif narratif lui-même, la capacité singulière du medium photographique à transporter son spectateur dans un monde irréel:

«Dieses Gefühl habe ich immer bei Photographien, dass sie einen Sog auf den Beschauer ausüben und ihn sozusagen auf diese ganz ungeheure Art herauslocken aus der realen Welt in eine irreale Welt, also in eine Welt, von der man nicht genau weiß, wie sie konstituiert ist, von der man aber ahnt, dass sie da ist»

«J'ai toujours ce sentiment, avec les photographies, qu'elles exercent un attrait sur le spectateur, et qu'elles le font sortir pour ainsi dire prodigieusement du monde réel dans un monde irréel, un monde dont on ne sait pas exactement comment il est constitué, mais dont on pressent néanmoins qu'il est là».

Aussi est-ce précisément la photographie authentique de l'historien de l'art enfant qui est associée, dans le texte d'Austerlitz, au thème du spectre et de la sortie du temps. Dans ce dernier exemple, on voit que, sans même avoir recours aux interviews ou commentaires de l'œuvre, le lecteur est confronté par l'usage de la photographie à une série d'indices qui témoignent de la tension entre fiction et non-fiction, entre un effet de réel extrême qui oriente le livre vers le genre biographique ou historiographique et un détournement de la fonction documentaire de la photographie, une subversion de la logique de la preuve, et même, dans le jeu du texte et des images, une déréalisation franche du récit[vi].

La photographie du petit page de la Reine des roses qui se trouve en couverture d'Austerlitz, l'une des images les plus commentées de toute l'œuvre, invite à préciser cette tension entre historicité des images et déréalisation proprement fantastique du récit par la photographie. Examinons rapidement le contexte de sa découverte. Quand Austerlitz retourne à Prague, plus de cinquante ans après avoir quitté la ville par un convoi d'enfants, il retrouve sans difficulté, dans les archives municipales, l'adresse des rares personnes portant le même patronyme que lui à la fin des années 1930. Mais tout comme le bâtiment des archives lui paraît, dès son arrivée, situé «fort loin dans le temps, pour ne pas dire hors du temps, comme tant de choses dans cette ville» (p. 173)[vii], la femme qui l'accueille et lui donne l'adresse de sa mère est une femme pâle, «presque transparente» (p. 176, ma traduction)[viii], qui surgit soudain «de terre, selon l'expression, ou en l'occurrence des entrailles du bâtiment» (p. 176)[ix]. L'entrée dans les archives amorce ainsi un mouvement de sortie du temps qui se prolonge et se répète dans toutes les étapes de son voyage à Prague. Suivant les indications de l'aimable fantôme des archives, Austerlitz commence ses recherches dans une petite ruelle appelée la Sporkova, où aurait résidé une certaine Agata Austerlitzova à la fin des années 30. C'est là qu'il commence à retrouver, suivant un schéma de réminiscence évidemment proustien, le souvenir de sa première enfance:

«Und so, sagte Austerlitz, habe ich, kaum daß ich angekommen war in Prag, den Ort meiner ersten Kindheit wiedergefunden, von dem, soweit ich zurückdenken konnte,, jede Spur in meinem Gedächtnis ausgelöscht war. Schon beim Herumgehen in dem Gewinkel der Gassen, durch Häuser und Höfe zwischen der Vlasska und der Nerudova, und vollends wie ich, Schritt für Schritt bergan steigend, die unebenen Pflastersteine der Sporkova unter meinen Füßen spürte, war es mir, als sei ich auf diesen Wegen schon einmal gegangen, als eröffnete sich mir, nicht durch die Anstrengung des Nachdenkens, sondern durch meine so lange betäubt gewesenen und jetzt wiedererwachenden Sinne, die Erinnerung» (p. 216).

« Et c'est ainsi qu'à peine arrivé à Prague j'ai retrouvé le lieu de ma première enfance, dont, autant que je puisse le savoir, toute trace était effacée de ma mémoire. Déjà, quand je parcourus le dédale des ruelles, que je traversai les cours des immeubles entre la Vlasska et la Nerudova, et surtout remontai pas à pas la colline en sentant sous mes pieds les pavés disjoints de la Sporkova, j'eus l'impression que j'avais autrefois déjà emprunté ces chemins, que la mémoire me revenait non en faisant un effort de réflexion mais parce que jusqu'à présent mes sens, qui avaient été si longtemps anesthésiés, à nouveau s'éveillaient» (pp. 180-81)

Le retour d'un moi passé, et l'espérance d'un temps retrouvé qui l'accompagne, se prolonge dans les retrouvailles d'Austerlitz avec sa nourrice, Vera Rysanova, qui «en dépit de sa vieillesse» «semble inchangée» (p. 183)[x] tout comme son appartement, qui n'a pas subi la moindre altération depuis les années trente. C'est Vera qui révèle à Austerlitz l'identité de ses parents, Maximilian Aychenwald et Agata Austerlitzova, et le sort qu'ils ont subi, l'un et l'autre, jusqu'à ce qu'elle perde leur trace. C'est également Vera, au terme de son récit, qui lui confie deux photographies réchappées de la destruction des biens personnels de sa famille, l'une représentant deux personnages sur une scène de théâtre, qui pourraient être mais ne sont pas Maximilian et Agata, l'autre représentant Austerlitz lui-même, à l'âge de cinq ans, peu avant son départ pour Londres. Si l'on examine ces deux photos sans le texte qui les accompagne, on peut d'abord constater un lien thématique évident, celui du théâtre, qui a la propriété d'empêcher toute contextualisation des images[xi]. Ces photos se donnent sans date, parce que les costumes et le décor, dans la première, les costumes et le champ vide, dans la seconde, interdisent de les situer dans le temps ou dans l'espace. C'est donc le texte seul, et les indications données par Vera, qui permettent d'inscrire ces photographies dans le temps. Or non seulement les indications de Vera sur le contenu des images sont assez minces, mais l'origine des photographies semble pour le moins mystérieuse:

«Als Vera mit ihrer Erzählung zu Ende war, so fuhr Austerlitz, an jenem Morgen in der Alderney Street fort, reichte sie mir, nach einer längeren Pause, in der sich die Stille in der Sporkova-Wohnung mit jedem unserer Atemzüge zu vermehren schien, zwei kleinformatige, vielleicht neun mal sechs Zentimeter messende Photographien von dem Beistelltischchen, das neben ihrem Sessel stand, Photographien, die sie am Vorabend durch einen Zufall wiederentdeckt hatte in einem der fünfundfünfzig karmesinroten Balzacbände, der ihr, sie wisse gar nicht mehr wie, in die Hand geraten war. Vera sagte, sie entsinne sich nicht, die Glastüre aufgesperrt und das Buch aus der Reihe der anderen herausgenommen zu haben, sondern sehe sich nur in diesem Lehnstuhl sitzen und die Seite umwenden – zum erstenmal seit der damaligen Zeit, so betonnte sie eigens – der bekanntlich von einem großen Unrecht handelnden Geschichte des Colonel Chabert. Wie die beiden Bilder zwischen die Blätter gelangt waren, sei ihr ein Rätsel, sagte Vera» (pp. 259-260).

«Lorsqu'elle fut arrivée au terme de son récit – poursuivit Austerlitz ce matin-là dans l'Alderney Street – après une longue pause pendant laquelle le silence dans l'appartement de la Sporkova semblait s'épaissir au rythme de nos respirations, Vera prit sur la petite table d'appoint près de son fauteuil deux photographies en petit format, peut-être de neuf centimètres sur six, et me les tendit; c'étaient, dit-elle, des photographies qu'elle avait retrouvées par hasard la veille dans l'un des cinquante-cinq volumes de Balzac reliés en rouge et dont elle ne savait comment il avait bien pu se retrouver entre ses mains. Vera affirma ne pas se souvenir avoir ouvert la vitrine ni pris le livre dans la rangée au milieu de tous les autres, elle se voyait seulement assise là, dans son fauteuil, à feuilleter – pour la première fois depuis cette époque, tint-elle à préciser – les pages de cette histoire qui, on le sait, traitent d'une grande injustice, celle subie par le colonel Chabert. Comment ces deux photos avaient pu atterrir entre ces pages, c'était un mystère, dit Vera» (pp. 216-17).

La citation se passe presque de commentaire: entre l'étrange amnésie du personnage, qui par ailleurs est doté dans le reste du récit d'une excellente mémoire, et l'intertexte du Colonel Chabert, dont on sait – et la narration l'explicitera plus tard – qu'il est moins connu pour l'injustice qu'il subit que pour sa qualité de revenant d'entre les morts, la mise en scène de l'archive tend à mettre en relief un dispositif spectral (mais pas nécessairement fantastique) de retour du passé. Ce dispositif spectral est encore souligné par les suppositions de Vera sur la pièce représentée dans le décornaturel inquiétant de la première image : Guillaume Tell, La Sonnambula ou, «la dernière pièce d'Ibsen», la seule dont le titre n'est pas donné, dont on se souvient qu'elle s'appelleQuand nous nous réveillerons d'entre les morts. Ou encore, plus explicitement, par le «halo clair et fantomatique» (p. 220)[xii] qui borde, selon Austerlitz, la chevelure frisée du petit garçon représenté sur la deuxième photographie.

Mais ce dispositif appuyé tend moins à souligner le retour du passé que la violence de la révélation de son altérité absolue: Austerlitz, face au petit page, se trouve face à «un passé définitivement révolu» (p. 220)[xiii]. Rien de proustien, cette fois, dans cette expérience du retour, aucune confusion possible du moi présent et du moi passé: la photographie accomplit mécaniquement l'apparition d'un spectre qui, précisément, ne peut revenir, interrompant le processus de réminiscence amorcé lors de l'arrivée à Prague. Face à ces photographies «arrachées à l'oubli» (p. 218)[xiv], face, en particulier, au regard que lui adresse son propre moi passé, Austerlitz découvre ainsi à la fois la possibilité d'une répétition infinie de la confrontation au spectre et l'irréversibilité de sa disparition[xv]:

«Ich habe die Photographie seither noch vielmals studiert, das kahle, ebene Feld, auf dem ich stehe und von dem ich mir nicht denken kann, wo es war; die dunkel verschwommene Stelle über dem Horizont, das an seinem äußeren Rand gespensterhaft helle Kraushaar des Knaben, die Mantille über dem anscheinend angewinkelten oder, wir ich mir einmal gedacht habe, sagte Austerlitz, gebrochenen oder geschienten Arm, die sechs großen Perlmuttknöpfe, den extravaganten Hut mit der Reiherfeder und sogar die Falten der Kniestrümpfe, jede Einzelheit habe ich mit der Vergrößerungsglas untersucht, ohne je den gerinsgten Anhalt zu finden. Und immer fühlte ich mich dabei durchdrungen von dem forschenden Blick des Pagen, der gekommen war, sein Teil zurückzufordern und der nun im Morgengrauen auf dem leeren Feld darauf wartete, daß ich den Hanschuh aufheben und das ihm bevorstehende Unglück abwenden würde» (p. 264).

«J'ai depuis étudié maintes fois cette photographie, le champ plat et nu où je me tiens et dont je ne puis me faire une idée de l'endroit où il se trouvait; la vague tache sombre au-dessus de l'horizon, le halo clair et fantomatique au bord de la chevelure frisée du garçonnet, la mantille qui couvre le bras apparemment replié ou encore, comme il m'est arrivé de le penser, dit Austerlitz, cassé ou pris dans une attelle, les six gros boutons de nacre, l'extravagant chapeau à aigrette et même les plis des bas, j'ai examiné chaque détail sous le verre grossissant sans jamais découvrir le moindre indice. Toujours je me sentais percé par le regard interrogateur du page venu réclamer son dû et qui, à présent, dans la grisaille du matin, sur ce champ vide, attendait que je relève le gant et conjure le malheur qui allait fondre sur lui» (p. 220).

Le topos spectral de la dette (Hamlet) trouve une actualisation étonnante dans cette expérience: non seulement Austerlitz est ici face à son propre fantôme, mais surtout il doit venger un crime qui n'a pas encore eu lieu. Echo évident, me semble-t-il, au paradoxe temporel de la photographie, tel que le décrivent Benjamin à propos de la photographie de la femme du photographe Dauthendey qui devait se suicider après la naissance de leur sixième enfant («petite histoire de la photographie») et Barthes dans la Chambre claireà propos de la photo d'un condamné à mort[xvi]:

«On la voit ici à ses côtés, il semble la tenir; mais son regard à elle passe sur lui sans le voir, fixant avidement des lointains funestes. Si l'on se plonge assez longtemps dans une telle image, on reconnaît combien, ici aussi, les extrêmes se touchent: la plus exacte technique peut donner à ses productions une valeur magique qu'aucune image peinte ne saurait plus avoir à nos yeux. Malgré toute la maîtrise du photographe, malgré l'attitude composée de son modèle, le spectateur se sent forcé malgré lui de chercher dans une telle photo la petite étincelle de hasard, d'ici et de maintenant, grâce à laquelle le réel a pour ainsi dire brûlé un trou dans l'image; il cherche à trouver le lieu imperceptible où, dans la qualité singulière de cette minute depuis longtemps révolue, niche aujourd'hui encore l'avenir, d'une manière si éloquente que nous pouvons le découvrir rétrospectivement»[xvii].

«En 1865, le jeune Lewis Payne tenta d'assassiner le secrétaire d'Etat américain, WH Seward. Alexander Gardner l'a photographié dans sa cellule; il attend sa pendaison. La photo est belle, le garçon aussi: c'est le studium. Mais le punctum, c'est: il va mourir. Je lis en même temps: cela sera et cela a été; j'observe avec horreur un futur antérieur dont la mort est l'enjeu. [...] Devant la photo de ma mère enfant, je me dis: elle va mourir: je frémis, tel le psychotique de Winnicott, d'une catastrophe qui a déjà eu lieu. Que le sujet en soit déjà mort ou non, toute photographie est cette catastrophe»[xviii].

D'une certaine façon, la mise en scène de Sebald radicalise ce paradoxe temporel en le donnant à voir non dans la représentation d'un autre mais dans celle de soi-même: ce qu'Austerlitz contemple avec effroi,c'est l'anticipation d'une catastrophe qui est la sienne, mais dont il ne se souvient pas. Devant l'image spectrale de ce moi perdu qui vient réclamer justice à l'adulte qu'il est devenu, Austerlitz éprouve ainsi le sentiment d'un regard, le sien, qui ne peut être rendu, dissymétrie du regard spectral qui est en réalité une dissymétrie des temps. Derrida, commentant la Chambre claire, évoque un souvenir comparable de revenance[xix]: il demande à Pascale Ogier, dans un film, si elle croit aux fantômes, et elle répond «Oui, maintenant, oui». Et Derrida de se demander, quand il revoit le film après la mort de Pascale Ogier, de quel «maintenant» elle lui parle. Quel est le «maintenant» (dans le récit de Derrida), l'«à présent» (dans le texte d'Austerlitz) du petit page? Celui du temps de la photographie, temps d'avant la catastrophe, mais aussi celui de l'ici et maintenant de son apparition spectrale qui réclame justice d'une catastrophe qu'il n'a pas encore vécue. Cet ici et maintenant du spectre, c'est le regard du spectateur qui le détermine et qui l'actualise en trouvant dans l'image «cette minute où niche encore l'avenir», «rétrospectivement», en retrouvant en elle ces «lointains funestes» qui ont déjà eu lieu. Ce qui est intéressant, me semble-t-il, dans ce paradoxe temporel de la photographie, et ce qui fait tout l'intérêt d'un récit qui le prend en charge, c'est qu'il ne se constitue que dans l'interaction entre le temps du lecteur et celui de l'image: la photo arrête le temps, conserve le réel, mais cet arrêt ne devient sortie du temps, abolition du temps que dans le choc de deux «ici et maintenant», celui de la photographie et celui du spectateur qui, en quelque sorte, l'actualise[xx].

Quel sens donner à cette sortie du temps? Dans le texte, la photographie ne suscite d'autre sentiment que la «panique», et le choc de la première confrontation au spectre, sans cesse répété, ne s'atténue en rien avec la contemplation et l'étude minutieuse de l'image. La sortie du temps ne permet pas, comme chez Proust, de retrouver avec émerveillement un moi perdu, et avec lui de refonder dans l'expérience rarissime de cette résurrection les lois de la mémoire et de l'expérience du temps. Elle ne permet pas non plus d'échapper à l'irréversibilité de la catastrophe, mais expose au contraire à sa répétition infinie, dans le sentiment toujours renouvelé de la contradiction entre le caractère «définitivement révolu» du passé dans la photo (le petit page est absolument mort, sans retour) et du défi toujours renouvelé du page (impuissance et appel). L'expérience de l'abolition du temps est donc, in fine, fondamentalement dysphorique:

«Es scheint mir nicht, sagte Austerlitz, daß wir die Gesetze verstehen, unter denen sich die Wiederkunft der Vergangenheit vollzieht, doch ist es immer mehr, als gäbe es überhaupt keine Zeit, sondern nur verschiedene, nach einer höheren Stereometrie ineinander verschachtelte Räume, zwischen denen die Lebendigen und die Toten, je nachdem es ihnen zumute ist, hin und her gehen können, und je länger ich es bedenke, desto mehr kommt mir vor, daß wir uns noch am Leben befinden, in den Augen der Toten irreale und nur manchmal, unter bestimmten Lichtverhältnissen und atmosphärischen Bedingungen sichtbar werdende Wesen sind. Soweit ich zurückblicken kann, sagte Austerlitz, habe ich immer gefühlt, als hätte ich keinen Platz in der Wirklichkeit, als sei ich gar nicht vorhanden, und nie ist dieses Gefühl stärker in mir gewesen als an jenem Abend in der Sporkova, als mich der Blick des Pagen der Rosenkönigin durchdrang » (p. 265).

«Il ne me semble pas que nous connaissions les règles qui président au retour du passé, mais j'ai de plus en plus l'impression que le temps n'existe absolument pas, qu'au contraire il n'y a que des espaces imbriqués les uns dans les autres selon les lois d'une stéréométrie supérieure, que les vivants et les morts au gré de leur humeur peuvent passer de l'un à l'autre, et plus j'y réfléchis, plus il me semble que nous qui sommes encore en vie, nous sommes aux yeux des morts des êtres irréels, qui parfois seulement deviennent visibles, sous un éclairage particulier et à la lumière de conditions atmosphériques bien précises. Aussi loin que je puisse revenir en arrière, dit Austerlitz, j'ai toujours eu le sentiment de ne pas avoir de place dans la réalité, de ne pas avoir d'existence, et jamais ce sentiment n'a été aussi fort que ce soir-là, dans la Sporkova, lorsque j'ai été dévisagé par le regard du petit page de la reine des roses» (pp. 256-7).

C'est donc au terme d'un parcours qui ne peut être que dans le temps – comme en témoigne l'accumulation des marqueurs temporels – qu'Austerlitz finit par reconnaître, grâce à la photographie du petit page, l'inexistence du temps. Mais l'abolition du temps, au profit d'un modèle spatial assez attendu (penser le temps en dehors du temps), ne permet pas de surmonter l'irrémédiable différence entre les vivants et les morts, ou du moins, elle résout cette différence en plaçant les uns et les autres sous le signe anachronique du spectre. La résurrection photographique ne ramène pas les morts à la vie, elle spectralise les vivants, de même que l'excès du réel dans la photographie déréalise celui qui la regarde. Autrement dit, sortir du temps ne permet ni d'échapper à l'emprise des morts, ni de leur rendre leur regard.

Dès lors, ce que le texte et les photographies montrent, ce n'est pas tout à fait l'inexistence «absolue» du temps: ce n'est que «parfois», «sous un éclairage particulier et à la lumière de conditions atmosphériques bien précises», à un instant du temps dont la photographie peut être le reste, que le temps peut s'abolir. C'est ici qu'il faut envisager toute la complexité de la modélisation du temps proposée par Sebald: de même que la sortie du temps peut signifier, à certains moments, la réversibilité de l'histoire et l'annulation de la catastrophe (retour du souvenir dans l'expérience proustienne de la réminiscence qui restaure une continuité avec le moi perdu) ou, à d'autres moments, la conscience irrémédiable de la perte, le temps et le hors-temps alternent et se succèdent dans le récit de Sebald (comme ils peuvent cohabiter en même temps dans différents espaces, à la façon de ces espaces qui demeurent hors du temps quand d'autres lui sont soumis). Cette existence intermittente du temps trouve l'une de ses figurations possibles dans l'alternance d'un texte nécessairement ancré dans le temps et la successivité, ne serait-ce que celle de la lecture, et de photographies qui le brisent et obéissent à un tout autre mécanisme de lecture. Mais aussi dans l'opposition, au sein des photographies elles-mêmes, entre les portraits, très rares, par l'intermédiaire desquels la sortie du temps peut s'accomplir (mémoire involontaire, punctum, choc d'une révélation dans le portrait de l'enfant comme dans l'image de la mère à Terezin), et l'immense majorité des photographies insérées dans le récit – photos d'architecture, de paysage, documents – qui documentent l'enquête (mémoire volontaire, studium) et confèrent une forme d'épaisseur historique au récit.

Avant de développer et peut-être nuancer cette opposition, je voudrais éclairer cette co-existence du temps et du hors-temps par la lecture d'un autre passage essentiel du récit, présenté comme une digression, alors qu'Austerlitz visite en compagnie du narrateur l'observatoire de Greenwich et lui fait observer à quel point le temps linéaire et continu est une invention aussi artificielle que récente:

«Das Außer-der-Zeit-Sein, sagte Austerlitz, das für die zurückgebliebenen und vergessenen Gegenden im eigenen Land bis vor kurzem beinahe genauso wie für die unentdeckten überseeischen Kontinente dereinst gegolten habe, gelte nach wie vor, selbst in einer Zeitmetropole wie London. Die Toten seien ja außer der Zeit, die Sterbenden und die vielen bei sich zu Hause oder in den Spitälern liegenden Kranken, und nicht nur diese allein, genüge doch schon ein Quantum persönlichen Unglücks, um uns abzuschneiden von jeder Vergangenheit und jeder Zukunft. Tatsächlich, sagte Austerlitz, habe ich nie eine Uhr besessen, weder einen Regulator, noch einen Wecker, noch eine Taschenuhr, und eine Armbanduhr gar nicht. Eine Uhr ist mir immer wie etwas Lachhaftes vorgekommen, wie etwas von Grund auf Verlogenes, vielleicht weil ich mich, aus einem mir selber nie verständlichen inneren Antrieb heraus, gegen die Macht der Zeit stets gesträubt und von dem sogenannten Zeitgeschehen mich ausgeschlossen habe, in der Hoffnung, wie ich heute denke, sagte Austerlitz, daß die Zeit nicht verginge, nicht vergangen sei, daß ich hinter sie zurücklaufen könne, daß dort alles so wäre wie vordem oder, genauer gesagt, daß sämtliche Zeitmomente gleichzeitig nebeneinander existierten, beziehungsweise daß nichts von dem, was die Geschichte erzählt, wahr wäre, das Geschehene nor gar nicht geschehen ist, sondern eben erst geschieht, in dem Augenblick, in dem wir an es denken, was natürlich andererseits den trostlosen Prospekt eröffne eines immerwährenden Elends und einer niemals zu gehenden Pein» (pp. 147-48).

«L'être-hors-du-temps qui naguère encore était le mode d'existence dans les contrées reculées et oubliées de notre propre pays, comme sur les continents non encore explorés d'outre-mer, se retrouvait aussi, dit Austerlitz, dans les métropoles régies par le temps, Londres par exemple. Les morts n'étaient-ils pas hors du temps? Les mourants? Les malades alités chez eux ou dans les hôpitaux? Et non seulement eux, car il suffisait d'avoir son content de malheur personnel pour déjà être coupé de tout passé et de tout avenir. De fait, dit Austerlitz, je n'ai jamais possédé d'heure, ni de régulateur, ni de réveil, ni de gousset, et encore moins de montre-bracelet. Avoir l'heure m'a toujours paru quelque chose de ridicule, de fondamentalement mensonger, peut-être parce qu'une nécessité interne que je n'ai jamais moi-même réussi à comprendre m'a toujours fait regimber contre le pouvoir du temps et me tenir à l'écart de ce qu'on a coutume d'appeler l'actualité, dans l'espoir, me dis-je aujourd'hui, dit Austerlitz, que le temps ne passe pas, ne soit point révolu, que je puisse revenir en arrière et lui courir après, que là-bas tout soit alors comme avant ou, plus précisément, que tous les moments existent simultanément, auquel cas rien de ce que raconte l'histoire ne serait vrai, rien de ce qui s'est produit ne s'est encore produit mais au contraire se produit juste à l'instant où nous le pensons, ce qui d'un autre côté ouvre naturellement sur la perspective désespérante d'une détresse perpétuelle et d'un tourment sans fin» (pp. 143-44).

Le texte redouble et précise ce qu'on a vu précédemment: la sortie du temps représente à la fois l'espoir d'une réversibilité possible de l'histoire qui annule la catastrophe et la «perspective désespérante» de sa répétition sans fin. Mais il ajoute un élément essentiel dans la définition du rapport entre temps et hors-temps: non seulement il y a une histoire du temps et du hors-temps (l'empire du temps comme invention de la modernité, et plus particulièrement du capitalisme industriel[xxi]), mais il y a, au sein même de l'empire du temps, une résistance de «l'être-hors-du-temps» [das Außer-der-Zeit-Sein], liée à la présence de la mort, et surtout, plus généralement, à l'idée de souffrance, qui suffit à couper l'individu «de tout passé et de tout avenir»[xxii]. Autrement dit la lutte contre «le pouvoir du temps» est profondément liée à l'emprise du temps lui-même, à la reconnaissance de son pouvoir de dévastation[xxiii].

Mais cette reconnaissance ouvre un espoir, ou du moins la piste d'une autre réponse possible au défi lancé par le page. Il est possible de ménager, dans le temps, des espaces de résistance au temps. C'est ce qui me conduit à relativiser ou à déplacer l'opposition posée plus haut entre les deux types de photographies(portraits versus vues d'architecture ou paysages déserts). Et c'est la limite des analyses de la photographie chez Sebald que de vouloir bien souvent absolutiser l'expérience du petit page, ou celle, très similaire, du film de Terezin, en excluant toutes les photographies qui ne livrent pas le lecteur à cette expérience manifeste de l'aura, dont les premiers daguerréotypes offrent, pour Benjamin, le modèle. Mais, inversement, il me semble qu'il serait finalement assez réducteur de limiter, comme le font certains critiques, la place de ces photos dénuées d'aura à une simple fonction de mémorisation du récit (rendre certains passages du texte mémorables et archiver l'effort de mémoire). En réalité, si l'on examine les référents de ces photographies, on est d'abord frappé par le fait que la plupart d'entre elles représentent des lieux ou des êtres coupés du temps: photos de bibliothèques, d'archives municipales, de paysages déserts, de maisons en ruine, de cimetières, de musées, d'objets inutiles, d'animaux, de cadavres. Ou bien, autre grand leitmotiv, des lieux qui portent la trace de la violence historique, mais qui se donnent comme métaphore des résistances de la mémoire (forteresse), ou explorent, au sein même de l'empire du temps (la gare), les lieux oubliés qui permettent d'en sortir (la salle d'attente de la Liverpool Street station, la salle des pas perdus de la gare d'Anvers). Dans ce cadre, le réseau des photographies finit par dessiner une forme de géographie secrète de ces lieux qui résistent au temps, organisée suivant le modèle lui-même anachronique de la collection.

C'est ce modèle qui informe la méthode de composition du récit de Sebald: «Je travaille d'après le système du «Bricolage», au sens que lui donne Lévi-Strauss. C'est une forme de travail sauvage, de pensée pré-rationnelle, dans laquelle on fourrage dans des objets trouvés accumulés au hasard, jusqu'à ce qu'ils s'accordent d'une manière quelconque»[xxiv]. Mais ce bricolage, Sebald en donne un aperçu dans le récit lui-même, en montrant les étranges jeux mémoriels auxquels procède Austerlitz avec ses photographies:

«In dem Vorderzimmer, in das Austerlitz mich zuerst hineinführte, stand, außer einer altmodischen, mir sonderbar verlängert scheinenden Ottomane, einzig ein großer, gleichfalls mattgrau lasierter Tisch, auf dem in geraden Reihen und genauen Abständen voneinander ein paar Dutzend Photographien lagen, die meisten älteren Datums und etwas abgegriffen an den Rändern. Es waren Aufnahmen darunter, die ich, sozusagen, schon kannte, Aufnahmen von leeren belgischen Landstrichen, von Banhöfen und Métroviadukten in Paris, vom Palmenhaus im Jardin des Plantes, von verschiedenen Nachtfaltern und Motten, von kunstvoll gebauten Taubenhäusern, von Gerald Fitzpatrick auf dem Flugfeld in der Nähe von Quy und von einer Anzahl schwerer Türen und Tore. Austerlitz sagte mir, daß er hier manchmal stundenlang sitze und diese Photographien, oder andere, die er aus seinen Beständen hervorhole, mit der rückwärtigen Seite nach oben auslege, ähnlich wie bei einer Partie Patience, und daß er sie dann, jedesmal von neuem erstaunt über das, was er sehe, nach und nach umwende, die Bilder hin und her und übereinanderschiebe, in eine aus Familienähnlichkeiten sich ergebende Ordnung, oder auch aus dem Spiel ziehe, bis nichts mehr übrig sei als die graue Fläche des Tischs, oder bis er sich, erschöpft von der Denk- und Erinnerungsarbeit, niederlegen müsse auf der Ottomane. Bis in den Abend liege ich hier nicht selten und spüre, wie die Zeit sich zurückbiegt in mir, sagte Austerlitz[...] » (pp. 172-73).

«Dans la pièce sur l'avant, où Austerlitz m'introduisit tout d'abord, en dehors d'une ottomane passée de mode qui me sembla étrangement longue, comme rallongée, il y avait seulement une grande table également peinte en gris mat, sur laquelle étaient étalées sur plusieurs rangées, à égale distance les unes des autres, quelques dizaines de photographies, la plupart déjà anciennes et fripées sur les bords. Certaines, dirai-je, m'étaient déjà connues, des clichés représentant des contrées désertes de Belgique, des stations et des viaducs de métro à Paris, la palmeraie du Jardin des plantes, différents papillons et insectes nocturnes, des pigeonniers de belle architecture, Gerald Fitzpatrick sur le terrain d'aviation à côté de Quy et toute une série de plans rapprochés représentant des portes massives et de lourds portails. Austerlitz me dit que parfois il restait assis des heures devant ces photographies, ou d'autres extraites de son fonds, qu'il les étalait face en bas, comme pour une réussite, et qu'ensuite, chaque fois étonné par ce qu'il découvrait, il les retournait une à une, tantôt les déplaçait, les superposait selon un ordre dicté par leur air de famille, tantôt les retirait du jeu jusqu'à ce qu'il ne reste plus que la surface grise de la table ou bien qu'il soit contraint, épuisé par son travail de réflexion et de mémoire, de s'allonger sur l'ottomane. Il n'est pas rare que j'y reste jusqu'au soir et je sens le temps se replier en moi, dit Austerlitz[...] » (pp. 143-44).

La mise en abyme du principe de composition du récit, me semble-t-il évidente ici, défait toute chronologie pour préférer un assemblage hasardeux, par familles et ressemblances, des objets échappés au temps. Le texte de Sebald finit ainsi par ressembler à ce bazar de la ville de Terezin où se retrouvent, dans un étonnant bric-à-brac, toute une série d'objets «intemporels», «ces ustensiles, ces bibelots et souvenirs échoués dans le bazar de Terezin, qui en raison de circonstances inconnues avaient survécu à leurs propriétaires et avaient été épargnés de la destruction » (p. 234)[xxv]. La vitrine de ce bazar où Austerlitz peut discerner, au milieu des objets, «vague, à peine visible, l'ombre en reflet de [sa] propre image»[xxvi], reconduit le dispositif de confrontation spectrale de la photographie du petit page, mais c'est, cette fois, pour souligner les conditions d'une reconnaissance possible de soi. Le bazar de Terezin devient ainsi, dans le récit, le modèle d'une autre sortie du temps, seule réponse éthique possible au regard du page, qui consisterait à collectionner sans cesse les traces du passé échappées à la destruction, à les soustraire au temps tout en les réinscrivant dans un temps possible de l'échange, de la transmission, en reconstituant les histoires qui leur sont attachées.

Le jeu de la continuité textuelle et de la discontinuité introduite par les images s'éclaire ainsi d'une autre façon: alors que l'introduction de la légende des photographies marquait pour Benjamin le signe irréfutable de la perte de l'aura[xxvii], le texte, chez Sebald, redonne de la «pensivité»[xxviii] à l'image la plus prosaïque, la plus désenchantée, lui conférant sa mélancolie et son épaisseur temporelle. L'image est ainsi inscrite dans une successivité qui, sans être chronologique (la narration opère de constants va-et-vient entre les époques), lui confère le «champ aveugle» qui lui manque[xxix]. Ainsi la photographie tautologique du sac à dos d'Austerlitz, qui apparaît immédiatement après la mention de l'objet dans le texte (p. 59; p. 51), se dote-t-elle progressivement d'une histoire qui justifie la mise en valeur inattendue d'un objet trivial: symbole de l'exil, le sac à dos est un instrument de reconnaissance du personnage, par les autres et par lui-même[xxx], le signe paradoxal de son identité déracinée, en même temps que ce par quoi le personnage peut être inséré dans une forme de communauté de la souffrance[xxxi].

La photographie prend donc sens dans un dispositif de résistance au temps qui place toute l'écriture de Sebald sous le signe de l'inactualité: l'archaïsme assumé de sa langue et de la plupart de ses références littéraires, le régime oral de la transmission sur lequel il fonde l'essentiel de ses récits, la réécriture des grands textes théoriques ou littéraires sur le temps (Bergson, Freud, Proust) et la collection d'images sont autant de réponses nécessairement anachroniques au problème éthique de l'écriture de la catastrophe. Sortir du temps, dans ce cadre, n'est pas un fait de toute mémoire ou de toute confrontation avec les spectres du passé, mais bien l'héritage d'une histoire conçue comme essentiellement catastrophique, à laquelle on ne peut répliquer qu'en inventant d'autres formes de sorties du temps. Mais la photographie n'a pas de valeur de suspension du temps en soi. C'est en tant qu'elle est insérée dans un récit qui la modifie, qui prend le temps de l'arracher à la tautologie qui la gouverne qu'elle devient autre chose qu'un instantané du passé, une anticipation de la mort, à la façon de ces peintures semblables à des photographies, du peintre Jan-Peter Tripp, dont Sebald écrit dans Séjours à la campagne qu'elles prennent le temps, patiemment, d'arracher les choses au règne du temps:

«Ein roter Handschuh, ein abgebranntes Zündhölzchen, eine Perlzwiebel auf einem Schneidbrett, diese Dinge tragen dann alle Zeit in sich, sind durch die passionierte Geduldsarbeit des Malers gewissermaßen für immer gerettet. Die Erinnerungsaura, die sie umgibt, verleiht ihnen den Charakter von Andenken, in denen Melancholie sich kristallisiert» (p. 183).

«Un gant rouge, une allumette brûlée, un oignon grelot sur une planche à découper, toutes ces choses qui portent du temps en elles sont alors, en quelque sorte, sauvées pour toujours grâce à la méticulosité patiente et passionnée du peintre. L'aura de souvenir qui les entoure leur confère le caractère de reliques où se cristallise la mélancolie» (p. 176).

Bibliographie:

Toutes les citations d'Austerlitz renvoient aux éditions suivantes:

- Austerlitz, München, Wien, Carl Hanser Verlag, 2001

- Austerlitz, traduit de l'allemand par Patrick Charbonneau, Arles, Actes Sud, 2002.

On notera que l'édition d'Actes Sud ne respecte pas nécessairement la disposition d'origine et le format des photographies: il est nécessaire de se reporter aux éditions allemandes (édition originale et de poche) pour une étude rigoureuse de l'insertion des images dans le texte. L'édition Folio (2006), qui reprend la traduction de Patrick Charbonneau, est, de ce point de vue, encore moins fidèle que la précédente.

Autres œuvres citées:

- Logis in einem Landhaus, München, Wien, Carl Hanser Verlag, 1998.

- Séjours à la campagne, traduit de l'allemand par Patrick Charbonneau, Arles, Actes Sud, 2003.

Outre les études théoriques incontournables de Walter Benjamin («Petite histoire de la photographie» et «L'œuvre d'art à l'ère de la reproductibilité technique») et Roland Barthes (La Chambre claire), je renvoie les lecteurs intéressés par Sebald à quelques-uns des travaux sur la photographie dans son œuvre:

- Carolin Duttlinger, «Traumatic Photographs: Remembrance and the Technical Media in WG Sebald's Austerlitz» dans W.G. Sebald. A Critical Companion, J.J. Long and Anne Whitehead (dir.), Edinburgh, Edinburgh University Press, 2004, pp.155-171.

- Anne Fuchs, Die Schmerzenspuren der Geschichte. Zur Poetik der Erinnerung in W. G. Sebalds Prosa, Köln, Weimar, Wien, Böhlau Verlag, 2004.

- Stefanie Harris, «The Return of the Dead: Memory and Photography dans WG Sebald's «Die Ausgewanderten», dans The German Quaterly 74 (2001), pp. 379-391.

- Samuel Pane, «Trauma Obscura: Photographic Media in W.G. Sebald's Austerlitz», dans Mosaic. A Journal for the Interdisciplinary Study of Literature, Vol. 38, n°1, Mars 2005, pp. 37-54.

- Alexandra Tischel, «Aus der Dunkelkammer der Geschichte. Zum Zusammenhang von Photographie und Erinnerung in W. G. Sebalds Austerlitz», dans W.G. Sebald. Politische Archäologie und melancholische Bastelei, herausgegeben von Michael Niehaus und Claudia Öhlschläger, Berlin, Erich Schmidt Verlag (Philologische Studien und Quellen), 2006, pp. 31-45.

- Markus R. Weber, «Die fantastische befragt die pedantische Genauigkeit. Zu den Abbildungen in W.G. Sebalds Werken», dans W.G. Sebald, Text + Kritik. Zeitschrift für Literatur, Heinz Ludwig Arnold (éd.), 158, Avril 2003, pp. 63-74.

On trouvera également une foule de renseignements biographiques et bibliographiques, via les liens Internet des sites suivants:

- http://www.ub.fu-berlin.de/internetquellen/fachinformation/germanistik/autoren/multi_pqrs/sebald.html

- http://www.wgsebald.de


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[i] En ce sens Austerlitz se trouve dans un cadre proche de ce que Marianne Hirsch, dans son livre Family Frames. Photography Narrative and Postmemory (Harvard University Press, 1997), appelle la «postmémoire», une mémoire «retardée, indirecte, secondaire» (13) qui repose essentiellement sur les photographies pour reconstituer le passé disparu, dont l'héritier, par définition, ne peut se souvenir.

[ii] Dans l'ordre chronologique, Schwindel. Gefühle (Vertiges, 1990), Die Ausgewanderten (Les Emigrants, 1992), Die Ringe des Saturn (Les Anneaux de Saturne, 1995) et Austerlitz (Austerlitz, 2001). Pour être tout à fait complète, une analyse de la photographie chez Sebald devrait également s'intéresser à sa poésie (Nach der Natur,1988) et à ses essais théoriques illustrés: Logis in einem Landhaus (Séjour à la campagne, 1998) et Luftkrieg und Literatur (De la destruction comme élément de l'histoire naturelle, 2000).

[iii] Outre la concordance des données biographiques concernant le narrateur sébaldien et l'auteur, on peut noter que les photographies jouent un rôle d'attestation particulièrement intéressant. C'est grâce à deux d'entre elles, l'une représentant Sebald au pied d'un arbre, dans Les Anneaux de Saturne, et l'autre le reflet d'un visage incertain censé être celui d'Austerlitz mais ressemblant à celui de Sebald, dans Austerlitz, que l'on peut identifier le narrateur et l'auteur dans le premier des deux textes, clairement autobiographique, et apercevoir dans le second une trace tangible du jeu des doubles entre le narrateur et Austerlitz. La photographie, dans ce cadre, me semble attester le caractère fictionnel du texte.

[iv] «das authentische Kinderbild des Londoner Baugeschichtlers», dans «Ich fürchte das Melodramatisch», Der Spiegel, 12. 03. 2001, p. 228.

[v] Roland Barthesinsiste, dans La chambre claire, sur la spécificité du référent photographiquepar rapport aux autres systèmes de représentation: ce n'est pas «la chose facultativement réelle à quoi renvoie une image ou un signe, mais la chose nécessairement réelle qui a été placée devant l'objectif, faute de quoi il n'y aurait pas de photographie» (Dans La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil, 1980, p. 120. Voir également p. 135).

[vi] Cette tension se retrouve dans une certaine forme de contradiction entre les intertextes avoués qui informent la pratique de l'inscription photographique, qui ressortissent tous au récit non-fictionnel (écriture documentaire d'Alexander Kluge, récit naturaliste de Humboldt, autobiographie de Nabokov) et les références théoriques de Sebald – Barthes, Benjamin, Freud – qui pointent toutes le caractère magique de la photographie.

[vii] «weit in die Zeit zurückreichenden, wenn nicht gar, wie so vieles in dieser Stadt, außerhalb der Zeit», p. 207.

[viii] «beinahe transparente», p. 211.

[ix] «wie aus dem Boden gewachsen, wie man sagt», p. 210.

[x] «trotz ihrer Gebrechlichkeit im Grunde ganz unverändert», p. 219.

[xi] Même si, comme me l'a signalé Henri Garric, l'esthétique de ces images, tout comme le thème théâtral, sont typiques de la photographie des années 1930.

[xii] «gespensterhaft helle Kraushaar des Knaben», p. 263.

[xiii] «einem überwältigenden Gefühl der Vergangenheit», p. 263.

[xiv] «aus der Vergessenheit aufgetauchten Photographien», p. 262.

[xv] Cette contradiction de l'infiniment révolu et du toujours en train d'advenir est également présente au tout début du récit de Sebald, quand Austerlitz décrit et commente un détail d'un tableau du 16ème siècle de Lucas van Valckenborch (qui n'est pas reproduit), montrant des patineurs sur le fleuve gelé d'Anvers, et parmi eux, une dame qui vient de tomber : «c'est comme si ce petit malheur assurément ignoré de la plupart se répétait sans cesse, comme s'il n'allait jamais finir et que rien n'y personne n'était capable d'y remédier» (p. 21). On retrouve l'idée de l'image, photo ou peinture, comme instant figé d'une catastrophe qui vient d'advenir et ne peut cesser d'advenir, ou qui va arriver, et qu'on ne peut prévenir.

[xvi] On notera que, dans les commentaires de la photographie chez Sebald, la référence à Benjamin et Barthes est omniprésente. De fait, les échos entre le texte d'Austerlitz et leurs textes théoriques sont indiscutables. Mais c'est précisément parce que Sebald les connaît manifestement très bien, et les cite régulièrement dans ses commentaires sur la photographie, qu'ils servent moins de cadre herméneutique que d'intertexte, au même titre que Proust ou Freud. Ainsi du texte qui précède, qu'on pourra lire parallèlement aux analyses de Barthes sur l'impossibilité de livrer le punctum d'une photographie à l'étude: «Hélas, j'ai beau scruter, je ne découvre rien: si j'agrandis, ce n'est rien d'autre que le grain du papier: je défais l'image au profit de sa matière; et si je n'agrandis pas, si je me contente de scruter, je n'obtiens que ce seul savoir, possédé depuis longtemps, dès mon premier coup d'oeil: que cela a effectivement été» (op. cit., p. 156).

[xvii] Walter Benjamin, «Petite histoire de la photographie» (1931), dans Œuvres II, Paris, Gallimard («Folio Essais»),2000, pp. 299-300.

[xviii] Roland Barthes, op. cit., p. 150.

[xix] Jacques Derrida et Bernard Stiegler, Échographies de la télévision. Entretiens filmés, Paris, Galilée-INA, 1996, p.135.

[xx] Voir Barthes, op. cit., p. 131: «Je suis le repère de toute photographie».

[xxi]

Austerlitz, p. 19: «c'était seulement à partir de l'uniformisation réalisée au milieu du XIXe siècle que le temps avait commencé à exercer son empire sur le monde». Les commentaires d'Austerlitz sur l'architecture des gares, et sur la place privilégiée de l'horloge dans ces constructions, font écho aux analyses de Benjamin sur l'empire capitaliste du temps.

[xxii] Sebald pointe ici, par l'intermédiaire d'Austerlitz, un autre modèle de pensée de l'histoire – proche du temps catastrophique de Benjamin – et de la vie individuelle – écho à la théorie freudienne du trauma et de la répétition – qui exclut toutes les modélisations d'un temps continu et égal.

[xxiii] Austerlitz raconte sa rencontre avec un certain James Ashman qui, en retrouvant sa maison après la guerre, fait l'expérience spatiale d'une sortie du temps en entrant dans une pièce totalement inchangée («On eut dit que le temps, qui ailleurs s'écoule inexorablement, était ici demeuré immuable, que toutes les années pour nous révolues se situaient encore dans l'avenir»). C'est ce sentiment de continuité irréelle, au lendemain du bouleversement catastrophique que constitue la guerre, qui le conduit à un geste fou: Ashman tire contre l'horloge, geste dérisoire et pourtant nécessaire de résistance contre le temps. Comme me l'a rappelé pertinemment Sophie Rabau, ce geste est sans doute un écho des «thèses sur l'histoire» de Benjamin, dans lesquelles Benjamin raconte comment, pendant la Révolution de Juillet, «on vit en plusieurs endroits de Paris, au même moment et sans concertation, des gens tirer sur les horloges» (Œuvres III, op. cit., p. 440).

[xxiv] « Ich arbeite nach dem System der Bricolage – im Sinne von Lévi-Strauss. Das ist eine Form von wildem Arbeiten, von vorrationalem Denken, wo man in zufällig akkumulierten Fundstücken so lange herumwühlt, bis sie sich irgendwie zusammenreimen», dans «Sebald im Gespräch mit Sigrid Löffler: «Wildes Denken»», Profil, 19.4.1993, p. 106.

[xxv] «So zeitlos [...] waren sie alle, die in dem Bazar von Terezin gestrandeten Zierstücke, Gerätschaften und Andenken, die aufgrund unerforschlicher Zusammenhänge ihre ehemaligen Besitzer überlebt und den Prozeß der Zerstörung überdauert hatten», p. 281.

[xxvi] «so daß ich nun zwischen ihnen schwach und kaum kenntlich mein eigenes Schattenbild wahrnehmen konnte», p. 281.

[xxvii] Voir «L'œuvre d'art à l'ère de la reproductibilité technique» (1939), dans Œuvres III, Paris, Gallimard («Folio Essais»),2000 : Benjamin distingue les portraits, qui possèdent encore une valeur cultuelle, des photographies dont l'homme est absent, dans lesquelles la «valeur d'exposition» l'emporte. Ainsi des clichés d'Atget des rues désertes de Paris autour de 1900, qui fonctionnent comme «des pièces à conviction pour le procès de l'histoire. C'est en cela que réside leur secrète signification politique. Elles en appellent déjà à un regard déterminé. Elles ne se prêtent plus à une contemplation détachée. Elles inquiètent celui qui les regarde; pour les saisir, le spectateur devine qu'il lui faut chercher un chemin d'accès. [...] Avec ce genre de photos, la légende est devenue pour la première fois indispensable.» (p. 286).

[xxviii] Roland Barthes, op. cit., p. 90.

[xxix] Alors que Benjamin voit dans la succession des images du film une détermination du regard du spectateur semblable, dans ses effets, à la légende, Barthes nuance cette vision disqualifiante du cinéma en rappelant que l'image filmique, si elle n'est pas dotée de la pensivité de l'image photographique, a cependant toujours un «champ aveugle»: le personnage qui sort de l'écran continue à vivre, tandis que «tout ce qui se passe à l'intérieur du cadre meurt absolument, ce cadre franchi» (op. cit. , p. 90). Le punctum, pour Barthes, est ce qui peut conférer un champ aveugle à la photographie.

[xxx] C'est grâce au détail du sac à dos qu'Austerlitz se reconnaît, enfant, dans la salle d'attente de la gare de Liverpool Street (p. 165).

[xxxi] C'est en tout cas l'un des sens qu'on peut donner au rôle que joue le sac à dos dans le rapprochement entre Austerlitz et Wittgenstein (p. 60; p. 52), caractérisé comme figure de la souffrance, mais aussi relais implicite vers l'œuvre de Thomas Bernhard, à laquelle Sebald ne cesse de faire référence.



Raphaëlle Guidé

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