Atelier



Lecture contrauctoriale: "Penser contre Pascal", par Marc Escola.
Séminaire "en résidence" organisé par l'équipe Fabula du 7 au 11 septembre 2009, à Carqueiranne (83), en partenariat avec le projet HERMÈS (Histoires et théories de l'interprétation).



Penser contre Pascal
(résumé et débat)

J'ai eu l'occasion de donner à lire les pensées de Pascal sur la politique, grâce à un projet de nouvelle édition des Trois discours sur la condition des Grands et des Pensées sur la politique. Je voudrais raconter mon expérience de lecteur.

J'étais animé par l'idée que les Trois discours recèlent une pensée politique plus radicale que celle dont on garde le souvenir.

Finalement la chose se fit dans l'urgence. Je fis toutes les démarches philologiques en ces sortes d'entreprise (consultation des manuscrits, éditions et lecture des principaux critiques, que ce soient les philologues ou les philosophes qui essaient de penser avec Pascal). Je fis alors notamment la découverte que Derrida fait dialoguer Pascal avec Benjamin, je relus Les Méditations pascaliennes de Bourdieu etc. Je trouvais en outre un écho avec le mouvement des Universités en train de naître.

À la date convenue, je rends le manuscrit avec une postface intitulée «Petit traité de l'usurpation légitime». C'est alors que l'éditrice me convoque pour un entretien. Elle me fit remarquer que ma préface n'était pas complète et elle l'estimait biaisée ou tendancieuse car la lecture proposée omettait de rappeler que pour Pascal, si tout pouvoir vaut une usurpation, il est vrai aussi que tout pouvoir protège du pire des maux, la guerre des civiles

A l'interprétation que je donnais de Pascal je me voyais donc opposé un énoncé de Pascal: j'étais accusé de faute professionnelle, en ce que je n'avais pas tenu compte de l'ensemble de ces énoncés. On ne peut pas choisir dans la pensée de Pascal ce qui nous arrange. Du coup soupçon que je me livrai à une lecture idéologique. Troisième faute: pêché d'anachronisme, si je prêtais à Pascal une idée de Révolution.

Je ressentis un fort sentiment de culpabilité: j'avais extrapolé à partir de textes qui manquaient de la rigueur philologique attendu. Je promis donc ce qu'on voulut, et en particulier des interpolations pour corriger mon propos.

Quelques jours plus tard, un collègue me demanda de quel droit cette éditrice se mêlait de mon travail. Je lui répondis que nulle interprétation n'est recevable si on peut lui opposer un autre énoncé du même auteur.

Il s'agit aujourd'hui de me demander si je pouvais agir autrement, ce qui est une manière de se demander si on peut penser «contre l'auteur», si un tel geste est admissible.

Que pouvais-je faire?

Examen du dossier avec les interpolations ajoutées pour l'éditrice. L'essentiel a consisté à mettre en évidence l'explication que donne Pascal d'un état de fait perçu comme injuste. Pascal n'invite pas à la révolte, mais à l'obéissance.

Du coup, la quatrième de couverture est assortie du rappel de cette justification.

L'éditrice est satisfaite, mais pas les spécialistes de Pascal, notamment l'un d'entre eux qui m'écrivit: «Pascal ne nous suivrait pas, au contraire».

Mais dans le même message il était indiqué que mon interprétation «coule de source» tout en étant donné comme contraire à sa pensée.

Comment peut-on dire qu'une idée coule de source et qu'en même temps, elle est au contraire à la pensée de Pascal?


Examen des Discours:

Message: aucun droit par nature au pouvoir: par quoi le pouvoir est une usurpation légitime. On doit agir en roi tout en sachant qu'on n'est pas le roi. Pas de différence de nature entre les grands et le peuple. Caractère laïque de la parabole et de son application. Aux antipodes de l'idée de roi comme représentant de Dieu sur terre.

On achoppe ensuite très vite sur ce qui résonne comme une aporie logique: de cela on conclut non pas à l'usurpation de pouvoir, mais à sa nécessité: ces lois arbitraires et illégitimes ne doivent pas être transgressées. Il serait «injuste» de les violer. Dieu autorise ces lois et c'est ce qui rend injuste de les violer. Mais pourquoi Dieu veut cela ce n'est pas dit.

S'ensuit un impératif (enfin «si vous voulez») de ne pas révéler ce secret au peuple

Même difficulté au sein du second discours:

Arbitraire mais pourtant nécessaire dès lors qu'institué, sans que Dieu ne soit cette fois rappelé.

L'armature logique des discours semble ainsi souffrir d'un déficit qui invite à produire l'argument manquant: l'habitude s'est très vite établie d'aller chercher dans d'autres fragments de Pascal la raison pour laquelle on ne peut pas voter des lois injustes.

On a pris l'habitude de lire l'ensemble les discours avec quelques pensées qui vont bien ensemble:

La Pensée 10 fournit une théorie de la justice, et fournit l'argument manquant qui est celui des guerres civiles. Et elle vient théoriser l'incomplétude des Trois discours qui apparaissent alors comme un simple moment.

Théorie de la justice: cf pensée 11. Nécessité d'accorder la justice et la force, et faire que ce qui est juste soit fort et réciproquement.

Argument manquant: préserve d'une situation pire encore cf pensée 2.

Idée répétée plusieurs fois (pensée 13 et 25)

Dans une version plus cynique (12): il est dangereux de dire au peuple que les lois sont injustes car il faut qu'il les croit justes. (cf. il faut garder le secret dans les Trois discours «si le grand voulait», mais ici cela devient un impératif).

Il faut refonder le droit sur la loi naturelle: il faut faire regarder la loi comme éternelle.

Dans cette série de pensées,23 répond à quelqu'un qui ferait une théorie de tous pouvoirs comme illégitimes. Donc une interprétation des trois discours se trouve dans les pensées

Ainsi on me ramenait à une tradition herméneutique qui consiste à interpréter les discours par les pensées, et on me présentait comme un «demi habile», voire un libertin.

Mais il se pourrait qu'un chaînon continue de manquer

Car qui nous dit pourquoi la guerre civile serait toujours à éviter?

Pascal n'est plus là pour répondre de notre réponse.

De l'illégitimité foncière du pouvoir, doit-on conclure à l'illégitimité de toute révolte (et de toute guerre civile)?

Pouvoir de Dieu pourrait être de l'ordre de l'imaginaire, ou de ce qu'on nomme aujourd'hui l'idéologie.

Idée que Pascal ne peut pas avoir dit ça: le nom de Pascal intervient comme un coup d'arrêt sur la pente de ce que les textes nous donnent à penser.

Cf Auerbarch: 1946. Sur «justice et force» pensée numéro 11: Auerbach a très bien perçu l'argument sur les guerres civiles et se demande si la Fronde n'a pas joué un rôle dans l'élaboration de sa pensée.

Auerbarch évoque quelque chose qui «dépasserait largement ce dessein»: s'agissant de la fronde il faut encore rappeler la vie de Pascal par de Perrier (très hagiographique). Il s'agit de défendre l'orthodoxie mais Pascal ne fait appel à monarchie de roi divin

Auerbach: «ineptie et contingence des institutions humaines» pourrait être «révolutionnaire»si on l'enlève au contexte de l'augustinisme. «Je ne fais guère violence à Pascal» en résumant sa pensée à un «triomphe de la déraison». Le pas est facile à franchir vers des idées antichrétiennes.

Question: que faire face à un auteur dont le texte nous incite à penser contre ce que l'on sait de lui?

Plusieurs possibilités:

Ces solutions ont toutes en partage d'inventer un autre auteur qui se trouve en position de répondre de la lecture «contre lui»: comme si on ne pouvait se résoudre à penser contre l'auteur (auteur 1 et auteur 2)

- Logique de l'attribution ou de la désattribution: la plus simple mais aussi la plus couteuse: ne pas attribuer à Pascal le texte des trois discours. On ne manque pas d'arguments, mais c'est alors avec un autre auteur que l'on a un pb: Pierre Nicole qui a décidé de la publication de ces discours. Cf. début de la préface d'un avertissement dans l'édition originale (par Pierre Nicole). Il n'en va pas autrement pour d'autres textes qui s'autorisent de conférences orales. Donc rien n'empêche de désattribuer, mais c'est alors sur l'intention de Nicole qu'il convient de s'interroger, surtout s'il s'agissait de faire de Pascal un Saint. Peut-être Marc aurait dû avoir le courage de désattribuer mais ne l'a pas fait car pas d'hypothèse sur l'intention de Nicole: il faudrait pouvoir dire pourquoi on a voulu le donner sous le nom de Pascal.

- Logique du précurseur: Goldman: reconnaît en Pascal un penseur dialectique mais auquel il manque une philosophie de l'histoire. (G. ignore tout des trois discours). Goldmann «il serait intéressant de se demander pourquoi les guerres civiles sont le plus grand des maux»: divertissement extramondain par excellence, dit G.: c'est un peu léger et G. le sent. Deux autres hypothèses: «hostilité toute personnelle aux guerres civiles» lié à souvenir personnel de la Fronde = donc on revient à l'auteur, ou argument par le milieu (auquel appartient Pascal). Mais s'intéresse surtout à théorie sur la justice: Pascal a élaboré l'esquisse du marxisme qu'il faut lire à la lumière du marxisme qui vient postérieurement, dit G. Mais Pascal a une vision tragique qui ne connaît pas le temps et la solution dialectique ne pourra venir qu'avec Marx. «Blaise Pascal, juste avant Karl Marx». Rôle que joue dans l'argumentation le silence sur le pourquoi de la dénonciation des guerres civiles. Logique du précurseur nous dispense donc de penser contre Pascal: on va penser avec Marx pour ne pas penser contre Pascal.

- Auerbach ou la logique de l'interpolation: Pascal a puisé à deux traditions différentes. D'une part, en prise sur Montaigne, d'autre part, sur la tradition des théoriciens de la raison d'état. Sans doute une «démarche inconsciente»: ce qui ajoute quelque chose à la démarche philologique. En tout cas, ne résout pas la contradiction. Le paradoxe que forge A. est celui de l'Augutinisme: ce qu'on croit que Pascal va dire c'est qu'il ne dit pas.

Trois solutions donc pour éviter de penser contre l'auteur.

Faut-il alors en revenir à distinction entre interprétation et usage (Eco), Goldmann userait et Auerbarch interpréterait, je n'y crost guère: Rorty montre que la seule chose dont on peut faire d'un texte c'est l'utiliser (et d'une chose en général).

Il reste que d'un côté comme de l'autre, on est conduit à ajouter au texte pour éviter de penser contre l'auteur.

Goldmann: on introduit un pseudo explicaton sur les Trois discours sur la condition des grands

Auerbach: on ramène l'Augustinisme.

Décrochage? Dans ces textes, on en vient à l'idée que Pascal n'a pas pu dire ça et le décrochage viendrait de ce que on se dit, «eh bien tant pis, moi je le dis»: je pense aussi loin que possible avec lui: au moment où je le lis pour moi.


Débat sur l'intervention de Marc Escola:

- Sophie Rabau: penser contre/lire contre, est-ce la même chose?

Marc Escola: En arrière-plan: idée qu'il existent des textes qui obligent à aller au-delà d'eux-mêmes. Quand on met ses pas dans la logique du texte, qu'est-ce qu'on fait? Lire contre ça serait penser avec, peut-être. En fait tant qu'on est dans un usage de la pensée, tout va bien on est dans l'autorité philosophique mais c'est quand croisement avec philologie qui intervient (lire contre) que le problème peut se poser.

- SR/ Désattribution: si ce n'est pas de Pascal, est-ce que tu ne perds pas quelque chose (cf Balzac et les marxistes). La vraie question c'est pourquoi toi tu voulais que ce soit de Pascal. Utilisation du nom de Pascal. Tu avais besoin de ton Pascal 2 ou de penser contre Pascal 1.

- Autre question (ME): est-ce un texte qui nous invite à penser contre-lui? Qu'est-ce qu'un texte qui nous invite à penser contre lui.

- Jean-Louis Jeannelle : qu'en est-il de la formule « la guerre civile est le plus grand des maux » : pourquoi Marc nous dit-il que c'est à expliquer. JLJ dit qu'il le perçoit comme une évidence.

- ME: Pascal ne dit pas pourquoi.

- Oana Painaté: à propos du reproche d'anachronisme, on pourrait dire la même chose des autres usages (Auerbach, Goldmann). Y'a-t-il un bon usage de l'anachronisme? Positivité de l'anachronisme?

- ME: il y a des malentendus évidemment productifs et des anachronismes aussi

- Oana Painate: c'est plutôt à propos des communautés interprétatives, tout relève de la rhétorique, dans ce cas quelle est la validité de l'interprétation.

- ME: la question de la fidélité n'est plus à l'ordre du jour: c'est la conviction qui est à l'ordre du jour.

- SR: pourquoi ne pas avoir enlevé toutes références aux pensées et poser que le Pascal qui t'intéressait était celui des trois discours.

- ME: dans l'institution c'est impossible d'éditer les trois discours sans référence aux pensées.


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Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 30 Octobre 2009 à 21h17.