Atelier



Pacte fictionnel et mondes fictionnels

Dialogue de Kevin et Peter


par Étienne Boillet
(Université de Poitiers)


Extrait de Fiction, mode d'emploi, Presses Universitaires de Rennes, 2020 (chap. 1, début).



Ce texte est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.


Dossiers Fiction.





Pacte fictionnel et mondes fictionnels.

Dialogue de Kevin et Peter



Kevin B. a 20 ans. Il est en fac de lettres. Il consomme quotidiennement de la fiction : vidéos sur son smartphone, romans, séries, films, BD. Son adolescence a été grandement occupée par les jeux vidéo : simulations de sport, jeux de combat sur consoles de jeux, jeux de tir ou de stratégie en ligne sur PC. Il a aussi joué à des petits jeux de rôle grandeur nature, où on s'amuse à être un magicien, un guerrier, etc. Et quand il plaisantait avec ses amis, souvent l'humour prenait la forme de “délires” (comparables à ceux des matches d'improvisations), qui sont autant de micro-fictions improvisées : « et là, au conseil de classe, le prof il sort un bazooka… » ; « son penalty il le tire tellement à côté que le ballon atterrit en Chine ! ». Ces jeux d'imagination, où on fait semblant, remontent à son enfance : « et on disait qu'on était des pirates… ». Sur les réseaux sociaux, il retrouve le même esprit loufoque dans les innombrables blagues d'humoristes amateurs.


Kevin, qui pratique donc beaucoup la fiction, depuis très longtemps et sous différentes formes, voit bien la différence entre ce qui est réel et ce qui est fictif, même s'il lui arrive comme à tout le monde de croire vrais des mensonges ou des canulars. Et pourtant, pas facile de répondre au sujet donné par un de ses profs : « Qu'est-ce que la fiction ? » Kevin va pouvoir en parler avec Peter, un ami journaliste. Ils discutent dans un café.


« Qu'est-ce que la fiction ? Facile : c'est ce qui est fictif. Et voilà, ton devoir est plié. » « Sauf que la notion de fictif, elle n'a rien d'évident. Ce qui est fictif, ce n'est pas ce qui est faux. Il y a plein de films et de romans qui te disent des choses vraies, et pas que sur les sentiments ou le sens de la vie, mais aussi sur l'histoire. Il y en a qui sont même aussi vrais que certains documentaires ou livres d'histoire. » « Oui, bien sûr. Mais quand même. La fiction, ça reste le contraire de la réalité. Une fiction, ce n'est pas réel. » « Oui, mais qu'est-ce qui est réel ? » « Le réel… Ben c'est le réel. Ce qui est vrai. » « C'est-à-dire ? » « Les licornes, les elfes, ça n'existe pas. » « Si, ça existe : dans les contes de fée, ça existe. Dans les contes de fée, ça existe autant que Barack Obama à la télé. » « Justement, on est d'accord : dans les contes de fée. Dire que c'est vrai, que ça existe, dans les contes de fée, ce n'est pas la même chose que de dire que ça existe dans le monde réel. » « D'accord, mais on revient au même point. C'est quoi, le monde réel ? Pour les anciens Grecs, les hippopotames et les girafes n'existaient pas, tant qu'ils n'en avaient pas encore vus. Si on leur en avait montré des dessins, ils auraient eu la même impression que nous devant les créatures de La Guerre des étoiles ou de Tolkien. Pour les complotistes, le 11 septembre est un montage vidéo, pour les négationnistes, les chambres à gaz n'ont pas existé. Et puis, je te répète, Barack Obama, je l'ai vu que sur un écran, et sur un écran, j'ai vu des licornes, des fées, James Bond… Les fées, c'est comme Dieu : on n'en a jamais vu, mais prouve-moi qu'elles n'existent pas ! » « Tu es de mauvaise foi. Si tu voyais Barack Obama en vrai, tu serais excité, amusé, surpris. Si tu voyais une fée, une licorne, ou bien Dieu, ou bien un dieu en vrai… Ce serait plus que de la surprise, non ? » « Oui, bien sûr. Mais n'empêche : mes pensées, mes idées, les choses que j'imagine, personne ne les voit, mais elles existent, non ? » « Bien sûr qu'elles existent. Mais tu auras beau penser que tu peux vaincre une armée à mains nues, ça ne se réalisera pas, ou alors dans tes rêves. Ou dans un jeu vidéo. Il y a ce qui existe dans la réalité, et ce qui existe dans nos rêves, dans notre tête, dans les fictions. Les histoires d'une fiction sont réelles dans notre tête, mais pas réelles dans le monde réel. »


« À condition qu'on soit sûr qu'il existe, le monde réel. Alors qu'il est différent pour chacun d'entre nous : le monde réel pour les Grecs anciens, ce n'est pas le même monde réel que pour des Européens du Moyen Âge, ou des Japonais du xxe siècle. Et même dans un même groupe, à la même époque : toi et moi, on est dans la même pièce, mais on ne voit pas la même réalité. » « Tu l'as dit toi-même : on ne voit pas exactement la même chose… mais on est dans la même pièce, et donc dans le même monde. On sait tous que si je touche une flamme, je vais me brûler, que si j'essaye de battre des bras pour voler, ça ne marchera pas. Toi et moi, on n'a pas la même image visuelle de la table qui nous sépare, mais on est d'accord pour dire qu'elle existe et qu'elle existera encore quand on sera sortis d'ici. Pour la fiction, c'est pareil : on est d'accord pour dire qu'Obama existe en vrai, et que James Bond n'existe que dans ses films. » « Alors là, je t'arrête, et tu sais pourquoi ? » « Parce que tu vas encore me dire que d'un certain point de vue James Bond est réel, c'est ça ? Ou qu'on peut transformer Obama en personnage de fiction ? » « Non, pas du tout : juste que James Bond, avant d'exister dans des films, il existe dans des livres. Écrits par Ian Fleming. » « Bien vu. Tu vois, t'as tout compris. » « Oui, mais pour en revenir à l'exemple d'Obama qui serait un personnage de fiction : OK, toi et moi, on est réels. Et si je te filme, c'est une image de toi, c'est réel. Ce n'est pas une fiction, OK ? » « OK. C'est un documentaire sur ma vie. Ce serait passionnant. » « Admettons. Mais si j'écris tout un livre sur toi, avec ton vrai nom, ta vraie identité, ton vrai passé, bref tout est vrai, sauf qu'à la dernière page j'écris que tu as des superpouvoirs, et que tu sauves des gens grâce à eux, mais personne ne le sait, même pas tes amis intimes ? » « Ben là, je dirai que tu as découvert mon secret. » « Ah ah, sacré Peter ! »


Et sur ce, Kevin et son ami, Peter Parker, alias Spiderman, quittent le café.



Étienne Boillet (Université de Poitiers), 2020


Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en novembre 2020.





Étienne Boillet

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 7 Novembre 2020 à 11h00.