Atelier



Séminaire "Modernités antiques. La littérature occidentale (1910-1950) et les mythes gréco-romains".
Séance du 09 février 2007

Ovide et les modernes. À propos de T.S. Eliot, par Anne Tomiche (Université de Paris 13)




Ovide et les modernes

L'un des éléments frappants de la production artistique de la période à laquelle s'intéresse notre séminaire, la période 1910-1950 – période qui est certes celle où ont fleuri les avant-gardes dites historiques (futurisme, imagisme, vorticisme, dadaisme, surréalisme etc) mais qui est aussi et simultanément celle où se sont développées ce que William Marx a appelé «les arrière-gardes»[i] (terme qui recouvre, dans son ouvrage, aussi bien le néoclassicisme des premières décennies que la poésie d'un Péguy ou d'un Valéry) –, est le développement des reprises et réécritures de mythes gréco-romains, que l'on retrouve chez des auteurs aux esthétiques aussi différentes que celles, plutôt «classiques» s'il faut utiliser des étiquettes aussi approximatives soient-elles, d'un Gide dans son Œdipe ou d'un Cocteau (Orphée), et celles, beaucoup moins «classiques», d'un Apollinaire dans les Mamelles de Tiresias, d'un Joyce avec Ulysses ou d'un Savinio avec son Capitaine Ulysse. Même chez les futuristes dont on connaît les proclamations de rejet de tout ce qui a trait à la tradition culturelle, on sait bien ce que des personnages comme le Mafarka du roman de Marinetti doivent à la fois à Dédale et à Hephaïstos. La question est alors de savoir s'il y a, dans la reprise de tel mythe grec ou romain, dans le recours à telle figure gréco-romaine, des lignes de partage qui entre les différents versants de la modernité? En d'autres termes, l'entrée dans la «nébuleuse» de la modernité/ du modernisme par le biais de la question de la place et du statut conféré à l'antiquité gréco-romaine permet-elle d'éclairer, dans leur diversité et leurs différences, les enjeux esthétiques et idéologiques des écrits de la période?

La question est vaste et va nous préoccuper tout au long des séances de ce séminaire. Je souhaiterais commencer à interroger ici la place et le statut d'Ovide dans la période qui nous intéresse. Le programme annoncé par mon titre, «Ovide et les modernes», est bien trop vaste pour pouvoir être traité en une communication. Je vais le limiter dans un instant, mais auparavant et brièvement je vais commencer par l'élargir encore. Car s'il y a un intérêt à prendre pour objet d'étude quelque chose comme «Ovide et les modernes» – c'est-à-dire à examiner la façon dont lesdits «modernes» ont utilisé, se sont appropriés Ovide (les textes et la figure d'Ovide) –, cet intérêt ne peut se comprendre qu'à partir du cadre plus large d'une étude de l'ovidianisme, envisagée diachroniquement du Moyen Age à nos jours. En d'autres termes, la spécificité du «moment» auquel il est fait référence en le désignant par «Ovide et les modernes» ne peut se comprendre que par rapport aux «moments» qui l'ont précédé – d'«Ovide au Moyen Age» à «Ovide et les romantiques». Après avoir dégagé quelques pistes pour aborder la spécificité, c'est-à-dire l'ambiguité, d'Ovide chez les «modernes», je m'intéresserai plus précisément à son statut dans l'œuvre de T.S. Eliot, tout particulièrement dans ce texte devenu emblématique du modernisme anglo-américain, The Waste Land, publié pour la première fois en 1922.


Ovide, du Moyen Âge au XXe siècle

Des panoramas analysant l'impact d'Ovide sur la littérature et les arts en Occident ont déjà été dressés. Les références sont très nombreuses dans la critique anglosaxonne, de l'ouvrage édité par Charles Martindale, Ovid Renewed. Ovidian Influence on Literature and Art from the Middle Ages to the Twentieth Century [ii]jusqu'à, plus récemment, l'étude de Sarah Annes Brown, restreinte au domaine de la littérature anglaise, The Metamorphosis of Ovid from Chaucer to Ted Hughes[iii], qui constitue une analyse de l'influence et de la réception d'Ovide chez les «grands» auteurs anglais. Dans l'ouvrage dont j'ai repris le titre, Ovid and the Moderns[iv], Theodore Ziolkowski commence par retracer la fortune d'Ovide et dégage des époques ovidiennes («Ovidian Ages»), c'est-à-dire des moments dans l'histoire de l'Occident où Ovide constitua une référence. Les études panoramiques de l'influence d'Ovide sur la littérature et les arts sont sans doute moins nombreuses en France qu'elles ne le sont dans la critique anglosaxonne. Il n'en demeure pas moins qu'un ouvrage comme Lectures d'Ovide[v], volume collectif en hommage à Jean-Pierre Néraudau, offre un recueil d'études dont une bonne partie sont consacrées à l'influence et à la réception d'Ovide jusqu'au XVIIIe siècle. Il ne s'agit pas ici de reprendre ces différentes études[vi] mais simplement de souligner quelques tendances générales qui permettent de prendre la mesure de la place et du statut d'Ovide dans les lettres et les arts au début du XXe siècle.

Le XIIe et le XIIIe siècles peuvent être considérés, pour reprendre la formule du médiéviste allemand Ludwig Traube[vii], comme une aetas Ovidiana, où fleurissent les réécritures directes et les allusions aux œuvres d'Ovide et où le poète latin est considéré comme une référence et une autorité dans le domaine moral autant que poétique: les œuvres d'Ovide sont utilisées pour enseigner le latin à l'école; elles sont très fréquemment citées et utilisées dans des anthologies; au point que les Métamorphoses constituaient, pour reprendre l'expression de Curtius[viii], un «who's who» de la mythologie au Moyen Age. Chrétien de Troyes (Philomena), Albrecht von Halberstadt (qui traduit pour la première fois les Métamorphoses en Moyen Haut allemand en 1210), le Roman de la Rose, Dante dans la Divine Comédie, Chaucer dans The House of Fame puis dans Legend of Good Women (vers 1380), témoignent de la popularité d'Ovide, popularité qui continue à la Renaissance et au XVIIe siècle, de Boccace, en passant par Spencer, Marlowe, Shakespeare, jusqu'à La Fontaine et aux Ovides burlesques d'un Charles Dassousy ou d'un Louis Richer.

La fin du XVIIIe siècle et le XIXe siècle correspondent, en Europe, à un certain repli de l'intérêt et de l'engouement pour Ovide: de Kant qui qualifie les Métamorphoses de «grotesques» («Fratzen»[ix]) à Mme de Staël qui, dans De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1887), considère qu'Ovide a introduit «une sorte de recherche, d'affectation et d'antithèse dans la langue de l'amour» et qu'il «rappelle, à cet égard, le mauvais goût du siècle de Louis XIV»[x], en passant par Tennyson qui, dans son ode A Virgile (1882), célèbre ce dernier comme LE poète de référence, la fin du XVIIIe siècle et le XIXe siècle sont caractérisés à la fois par un déplacement de l'intérêt sur Virgile (comme en témoigne l'Ode à.Virgile de Tennyson) et par ce que E.M. Butler, dans une étude déjà ancienne mais très intéressante de l'influence de l'art grec sur la littérature allemande des XVIIIe, XIXe et XXe siècles appelait «la tyrannie de la Grèce sur l'Allemagne»[xi]. Ziolkowski rappelle le mépris qu'éprouvait Johann Gottlieb Herder à l'égard d'Ovide, mépris qu'évoque Goethe dans Dichtung und Wahrheit, quand il raconte comment, vers 1770, Herder a bien failli le détourner des Métamorphoses qu'il appréciait pourtant depuis son enfance[xii]. Hegel est, lui aussi, très critique: dans Vorlesungen über die Ästhetik il considère que les métamorphoses ovidiennes constituent une «dégragation» et une «humiliation» de l'humain[xiii]. Pour reprendre le constat fait par Ziolkowski: «despite the interest of alienated and isolated writers and artists, Ovid was largely displaced, at least in the public mind, by Virgil, who was gloriously enhanced on the occasion of the nineteenth centenary of his death»[xiv] (les cérémonies commémoratives eurent lieu en 1881-1882).

Au début du XXe siècle, en Europe, les œuvres d'Ovide sont ainsi reléguées au statut de textes utilisés dans le cadre scolaire pour les versions latines. Or, en une dizaine d'années environ, au moment qui est celui de la «modernité» ou du «modernism», un certain nombre d'artistes se réapproprient Ovide. Dès 1913 Giorgio de Chirico réalise un ensemble de peintures et de sculpture représentant Ariane – et Ziolkowski a bien montré qu'Ovide est la source la plus probable de la connaissance par de Chirico du mythe d'Ariane[xv]. Avec la figure de Stephen Dedalus et avec l'épigraphe qui renvoie explicitement aux Métamorphoses[xvi], le Portrait of the Artist as a Young Man de Joyce (1916) est la première œuvre littéraire moderniste placée ainsi sous le signe d'Ovide et des Métamorphoses. Parmi les modernistes anglo-américains, Pound n'a cessé de répéter l'importance d'Ovide: en 1922, il déclarait que les Métamorphoses d'Ovide était un «livre sacré», et l'on sait l'utilisation qu'il a faite d'Ovide dans les Cantos où, dès le 4ème Canto de 1919, on retrouve Philomèle et Actéon, entre autres. Ziolkowski fait de l'année 1922 ce qu'il appelle l'annus mirabilis Ovidianus[xvii]: c'est l'année de la première publication de The Waste Land, l'année des Sonette an Orpheus de Rilke, l'année qui voit aussi la parution du «Fragment de Narcisse» dans Charmes de Valéry (déjà La Jeune Parque était hantée par les figures d'Ariane, de Léda et d'Eurydice) et celle de Tristia d'Osip Mandelstam. De cet annus mirabilis Ovidianus, décliné ici dans le registre de la poésie, la biographie d'Emile Rippert, est une première expression dans le domaine de la biographie grand public. Publié en 1921, Ovide: Poète de l'amour, des dieux et de l'exil se présente comme une juste «réhabilitation» d'Ovide[xviii], et Rippert s'attache à souligner la modernité d'Ovide, considérant que sa dévaluation est essentiellement allemande et est à imputer à ce qu'il appelle «l'entreprise germanique». Une nouvelle image d'Ovide émerge, celle de l'exilé et de la victime d'un gouvernement impérialiste.

La thèse de Ziolkowski est que la figure et les textes d'Ovide fonctionnent, au XXe siècle, à la fois idéologiquement – comme figure de l'exilé et/ ou de la résistance à l'impérialisme[xix] – et esthétiquement comme figure d'une certaine radicalité esthétique tandis que Virgile est, lui, associé au clacisssime esthétique et, idéologiquement, à l'ordre. Plus précisément la thèse de Zilkowski est celle d'une alternance des influences virgilienne et ovidienne depuis le XIXème siècle: durant le XIXe siècle et jusqu'aux célébrations de 1882, l'influence de Virgile domine. La première guerre mondiale ferait vaciller la confiance dans la pietas et l'amor patriae: c'est alors l'émergence de l'Ovide sceptique. Mais les années trente, qui voient la montée du nationalisme et de l'impérialisme, célèbrent le bimillénaire de la naissance de Virgile. Cette nouvelle aetas virgiliana commence à décliner après la seconde guerre mondiale, déclin qui s'accélère après les célébrations du bimillénaire de la mort d'Ovide en 1958.

Cet Ovide politique semble sans conteste être celui que s'est appropriée la critique contemporaine, sans doute à partir des célébrations du bimillénaire mais très nettement à partir des années 1970. Il suffit pour s'en rendre compte de lire, dans la critique française, les travaux de Jean-Pierre Néraudau (Ovide ou les dissidences du poète. Métamorphoses, Livre XV[xx]), de Jacqueline Fabre-Serris (Mythe et poésie dans les «Métamorphoses» d'Ovide. Fonctions et significations de la mythologie dans la Rome augustéenne[xxi]) ou de Pierre Maréchaux (Enigmes romaines[xxii]). Ils ont en commun de faire une lecture politique et philosophique des Métamorphoses et de souligner que, dans le contexte historique du Principat d'Auguste qui, dans le but de restaurer l'unité et la cohésion d'un corps social en décomposition depuis les guerres civiles, rétablit les anciens cultes, défendit la morale des ancêtres, et s'employa à utiliser la mythologie pour asseoir les valeurs et la pérennité du régime, Ovide ne fut certes pas un «militant» politique au sens moderne du mot et le sens de son œuvre ne relève pas de l'engagement explicite et direct, mais qu'il n'en demeure pas moins que ses fables sont lues aujourd'hui comme des critiques clandestines du pouvoir[xxiii]. Au-delà de l'opposition à la politique augustéenne, ce qui est en jeu dans la contestation ovidienne du pouvoir, c'est une contestation de l'épistémè augustéenne, fondée sur la stabilité, la fixité, l'unité et la centralisation. Il suffit également, pour se rendre compte de cette appropriation d'un Ovide politique et dissident par la critique à partir des années 1970, de lire la critique féministe et post-coloniale anglo-saxonne qui fait d'Ovide, et de certaines figures ovidiennes (Arachné ou Philomèle par exemple) des figures de la résistance de la femme et/ou du colonisé à l'ordre phallocentrique et/ ou impérialiste et colonisateur[xxiv]. Cet Ovide subversif, contestataire et dissident, apparaît également dans un certain nombre de fictions romanesques ou théâtrales des trente dernières années, qu'il s'agisse de An Imaginary Life de David Malouf (1978), de The Love of the Nightingale de Timberlake Wertenbaker (1988), ou de Die Letzte Welt de Christoph Ransmayr (1988), sans parler de l'adaptation de Ted Hughes, Tales from Ovid (1997), qui «traduit» systématiquement le texte ovidien en introduisant la dimension politique.

Si cet Ovide politique est assurément l'Ovide de la critique depuis les années 1970, dans les années 1910 et 1920, la place et la fonction d'Ovide sont peut-être plus ambiguës. Ovide est, de fait, on l'a vu rapidement, utilisé par des auteurs qui, tels le Joyce du Portrait of the artist, l'Eliot de The Waste Land ou le Pound des Cantos, sont associés à la modernité anti-classique. Mais comment s'articulent modernité esthétique et dimension idéologique? C'est la question que je voudrais poser à propos du cas d'Eliot et de The Waste Land, ce texte qui est considéré comme paradigmatique du modernism anglo-américain, et même plus précisément de ce que la critique appelle «le haut modernisme».


Ovide dans The Waste Land

Première complication au schéma simple d'un Ovide radical et subversif utilisé par une modernité elle-même radicale: T.S. Eliot est peut-être plus virgilien qu'ovidien – en tout cas c'est ce qui apparaît à qui a lu le livre que Gareth Reeves a consacré à Eliot, TS Eliot: A Virgilian Poet[xxv], ou les pages que Theodore Ziolkowski consacre à Eliot dans Virgil and the Moderns[xxvi]. De fait, dans la seconde période de sa vie et de sa carrière, Eliot s'affirmera virgilien. En 1944, dans «What is a Classic?» il présente Virgile comme la meilleure illustration de ce qu'est un classique; en 1951, dans une émission de radio intitulée «Virgil and the Christian World» il fait de Virgile la figure tutélaire de «the Christian mind». Pour maintenir le schéma simple d'une radicalité esthétique et idéologique associée à Ovide tandis qu'un classicisme esthétique et idéologique serait associé à Virgile, il faudrait alors tenter de dire que le premier Eliot, celui de The Waste Land, serait ovidien tandis que le second Eliot – celui qui, en 1928, se décrivait comme «classicist in literature, royalist in politics, and anglo-catholic in religion – serait virgilien. Mais, deuxième complication, dès la fin des années 1910 et avant la publication de The Waste Land, Eliot s'affichait ouvertement impérialiste, affirmant peu après la première guerre mondiale: «I am all for empires»[xxvii]. Cela dit, jusqu'en 1930 il n'y a quasiment pas de références à Virgile dans la poésie d'Eliot. Et The Waste Land est placé sous le signe d'Ovide, puisque l'on y trouve deux figures des Métamorphoses dont le rôle est, pour des raisons distinctes, absolument central dans The Waste Land: Tirésias et Philomèle.

Or, au début des années 1920, à l'époque de The Waste Land, Eliot s'est exprimé à au moins deux reprises sur la question de ce qu'il appelle mythe et sur la fonction du recours au mythe (en général, pas seulement Ovide). Après avoir vu Le Sacre du Printemps de Stravinsky durant l'été 1921, Eliot en fait un compte rendu pour The Dial, revue américaine d'avant-garde qui publiera The Waste Land en 1922, un mois après sa publication en Angleterre dans The Criterion. Il ne s'agit pas de mythologie antique, mais de rites agraires paiens. Dans ce compte rendu, Eliot fait l'éloge de la modernité de la musique de Stravinsky tandis qu'il écrit ne pas avoir trouvé une telle modernité dans le ballet, dont il dit qu'il n'est que «cérémonie primitive» et qu'il n'est pas porteur d'un «sentiment du présent» («sense of the present»): «The spirit of the music was modern, and the spirit of the ballet was primitive ceremony». Et d'ajouter que le rite printanier autour duquel est construit le ballet reste le spectacle d'un rite primitif: «In everything in the Sacre du Printemps, except in the music, one missed the sense of the present»[xxviii]. En d'autres termes, le mythe ou le rite n'a d'intérêt pour Eliot que dans la mesure où il est porteur d'un «sentiment du présent» («the sense of the present»). Et, de fait, cette articulation entre le mythe/rite ancien et le présent, Eliot la trouve dans la musique de Stravinsky qui, écrit-il: «did seem to transform the rhythm of the steppes into the scream of the motor-horn, the rattle of machinery, the grind of wheels, the beating of iron and steel, the roar of the underground railway, and the other barbaric cries of modern life»[xxix]. Ce qu'Eliot souligne donc avoir apprécié, ce qui fait la modernité de la musique, ce n'est pas seulement la présence du rituel ancien mais la continuité instaurée entre l'ancien et la vie moderne.

Deux ans plus tard, dans le compte rendu de lecture qu'il écrit à propos de Ulysses de Joyce[xxx], Eliot commente l'usage du mythe fait par Joyce: «I hold this book to be the most important expression which the present age has found… In using the myth, in manipulating a continuous parallel between contemporaneity and antiquity, Mr Joyce is pursuing a method which others must pursue after him … It is simply a way of controlling, of ordering, of giving a shape and a significance to the immense panorama of futility and anarchy which is contemporary history»[xxxi]. En d'autres termes, quand, en 1923, Eliot identifie ce qu'il appelle la «méthode mythique» de Joyce – le recours à L'Odyssée d'Homère dans Ulysses –, il ne la considère pas comme une option esthétique parmi d'autres mais comme la seule qui puisse, par le parallèle constant entre «époque contemporaine» et «antiquité», donner «forme», «ordre» et «sens» à «l'histoire contemporaine» qualifiée d' «immense panorama de futilité et d'anarchie». Selon Eliot, le mythe (qu'il s'agisse de celui d'Ulysse chez Joyce ou des rites printaniers et des rythmes africains du Sacre du printemps) doit donc servir à dire le monde moderne, et doit servir à lui donner forme, sens et ordre.

Cela posé, je peux en venir à la place d'Ovide dans The Waste Land. Mais une première objection pourrait immédiatement être faite. L'intertexte central dans The Waste Land n'est pas celui d'Ovide mais celui du Graal. Le titre «The Waste Land» renvoie au second chapitre de l'ouvrage de Jessie Weston, From Ritual to Romance, auquel Eliot se réfère explicitement dès la première note de son poème, et qui est une étude anthropologique des origines de la légende du Graal[xxxii]. Le second chapitre, intitulé «The Waste Land», porte sur le motif de la «terre gaste» (waste land) dans la légende du Graal – motif de la désolation que l'on retrouve dans les différentes versions, qu'elles mettent en scène Gauvain, Perceval ou Galahand. Les références, explicites ou allusives, au Roi Pêcheur, à Parsifal, au voyage à la Chapelle Périlleuse, permettent de lire The Waste Land comme une réécriture du Graal. Certes. Et il ne s'agit pas ici de substituer un intertexte ovidien à l'intertexte du Graal. Il s'agit simplement d'émettre l'hypothèse que la présence et la centralité d'Ovide permettent de suggérer comment pourrait s'opérer la levée de la malédiction qui pèse sur la terre gaste.

La centralité d'Ovide dans The Waste Land tient à trois raisons au moins. Les deux premières ayant déjà été assez largement étudiées, je mettrai l'accent sur la troisième, mais je rappellerai les deux premières pour mémoire. Première raison de la centralité d'Ovide, le thème de la métamorphose domine The Waste Land: «the theme of transformation dominates The Waste Land at least as powerfully as it does Ovid's Metamorphoses», écrit Théodore Ziolkowski dans Ovid and the Moderns[xxxiii]. Plusieurs ouvrages ont amplement commenté l'importance de la métamorphose dans le poème d'Eliot, qu'il s'agisse de Mary Bernetta Quinn dans The Metamorphic Tradition in Modern Poetry[xxxiv], de Charles Tomlinson dans Poetry and Metamorphosis[xxxv], ou de Stephen Medcalf dans «T.S. Eliot's Metamorphoses: Ovid and The Waste Land»[xxxvi]. La deuxième raison de la centralité d'Ovide tient à la présence de Tirésias, qu'Eliot lui-même, dans ses notes, pose comme figure centrale de son poème et qu'il rattache à Ovide. Tirésias apparaît exactement au milieu de The Waste Land, dans la troisième section («The Fire Sermon»), aux vers 215-248. Dans la plus longue des notes du poème, Eliot cite en latin le passage des Métamorphoses dans lequel Ovide fait le récit des transformations de Tirésias (III, 320-328) après avoir averti: «Tiresias, although a mere spectator and not indeed a ‘character', is yet the most important personage in the poem, uniting all the rest. Just as the one-eyed merchant, seller of currants, melts into the Phoenician Sailor, and the latter is not wholly distinct from Ferdinand Prince of Naples, so all tye women are one woman, and the two sexes meet in Tiresias. What Tiresias sees, in fact, is the substance of the poem»[xxxvii]. Tirésias serait donc la figure unificatrice de ces «broken images» et de ces «fragments» dont la culture et l'histoire contemporaines sont faites et qui constituent le cadre du poème qui s'ouvre sur le débris d'images – «Son of man/ […] you know only/ A heap of broken images» (Fils de l'homme … tu ne connais/ Qu'un amas d'images brisées, vers 20 et 22) – et qui se clôt sur les fragments dont le «je» veux étayer ses ruines: «These fragments I have shored against my ruins» («Je veux de ces fragments étayer mes ruines», vers 430). Tirésias serait ainsi une figure unificatrice, une figure d'ordre dans le chaos.

Le troisième élément qui atteste la centralité d'Ovide dans The Waste Land n'est pas souligné avec autant d'insistance par Eliot lui-même que la présence de Tirésias: il n'en a pas moins une importance capitale, qui va dans le même sens que celle de Tirésias. Il s'agit de la place, dans le poème, de Philomèle.


Philomèle dans The Waste Land

On trouve en effet, dans The Waste Land, trois occurrences qui renvoient au récit ovidien de Philomèle, Procné et Téreus au livre VI des Métamorphoses. La première apparaît dans la deuxième partie du poème, «A Game of Chess»:

Above the antique mantel was displayed
As though a window gave upon the sylvan scene
The change of Philomel, by the barbarous king
So rudely forced; yet there the nightingale
Filled all the desert with inviolable voice
And still she cried, and still the world pursues,
"Jug, Jug" to dirty ears.
And other withered stumps of time
Were told upon the walls; staring forms
Leaned out, leaning, hushing the room enclosed. (vers 97-106)

[…] La cheminée antique
– On eût dit d'une baie sur la scène sylvestre –
Proposait la métamorphose de Philomèle
Par le royal barbare si rudement forcée;
La cependant le rossignol
Emplissait le désert d'une voix inviolable
Criant toujours, mais toujours va le monde,
«Tio, tio» à des oreilles bouchées de cire.
Et d'autres bribes de temps flétri étaient dépeintes
Sur la muraille, où des figures au regard fixe
S'inclinaient, imposant le silence à la salle
Ainsi enclose.»

Puis, dans la troisième section du poème, «The Fire Sermon», le chant du rossignol revient:

O the moon shone bright on Mrs Porter
And on her daughter
They wash their feet in soda water
Et, O ces voix d'enfants, chantant dans la coupole!
Twit twit twit
Jug jug jug jug jug jug
So rudely forc'd.
Tereu. (vers 199-206)

O the moon shone bright on Mrs Porter
And on her daughter
They wash their feet in soda water
Et, O ces voix d'enfants, chantant dans la coupole!
Twit, twit, twit
Tio tio tio tio tio tio
Si rudement forcée
Térée

La dernière référence à Philomèle se trouve à la fin de la cinquième section du poème, «What the Thunder Said»:

Quando fiam uti chelidon – O swallow swallow
Le Prince d'Aquitaine à la tour abolie
These fragments I have shored against my ruins (vers 428-430).

Quando fiam uti chelidon… Aronde aronde
Le Prince d'Aquitaine à la tour abolie
Je veux de ces fragments étayer mes ruines

A chacune de ces trois occurrences, Eliot renvoie plus ou moins explicitement à Ovide et aux Metamorphoses. Dans la section II, sa note sur le vers 99 renvoie explicitement au livre VI des Métamorphoses d'Ovide. Il n'y a pas de référence de ce type pour la section III, mais le nom de Terée, à la forme vocative «Tereu» rappelle l'évocation de Philomèle de même que les répétitions de fragments de la section II – répétition du chant/ bruit du rossignol («Jug jug») et répétition de «so rudely forced»–, répétitions qui réinscrivent donc explicitement l'épisode ovidien dans la section III. Dans la section V, la note qui se rapporte au vers 428 «Quando fiam uti chelidon» renvoie au poème anonyme de latin tardif Pervigilium Veneris, et associe la référence à «Philomela in Parts II and III».

De même qu'Eliot avait vanté la façon dont la «méthode mythique» de Joyce lui permettait de dire quelque chose du monde contemporain, de même qu'il avait apprécié dans Le Sacre du Printemps la transposition des rites et mythes dans le monde moderne, de même dans The Waste Land, Eliot utilise l'épisode ovidien de Philomèle, Procné et Térée pour évoquer le monde moderne. En effet, lors de la première occurrence de l'épisode, l'élément qui est souligné est la violence du viol et de la mutilation subis par Philomèle, «by the barbarous king/ So rudely forced». La mention du viol et du violeur est explicite, et la violence de la mutilation est suggérée, un peu plus loin, par l'expression «stumps of time», où le terme «stumps» (traduit par Leyris «bribes» dans «bribes de temps») signifie littéralement «moignon» et, dans l'expression «stumps of time», évoque ce qui reste de la langue coupée de Philomèle.

Cela dit, Eliot rattache directement cette violence du récit mythologique à sa vision de la civilisation moderne. De fait, tel est bien l'effet produit par le déplacement, le glissement de la forêt au désert, entre le vers 98 et le vers 101. Au vers 98, «as though a window gave upon the sylvan scene», une note d'Eliot lie la «scène sylvestre» au Paradis perdu de Milton (IV, 140): il s'agit de la «scène» dans la forêt, quand Satan arrive aux abords de l'Eden. La note suggère donc que la scène «displayed» («proposée») sur la cheminée antique a quelque chose à voir avec le jardin d'Eden, avec Eve avant la tentation, avec une beauté et une innocence originaires. La référence au Paradis Perdu de Milton construit une telle attente de lecture. Or cette attente est imméidatement modifiée par les vers suivants, «The change of Philomel, by the barbarous king/ So rudely forced». La «scène sylvestre» devient le lieu du viol de Philomèle par Térée – chez Ovide: «silvis […] vetustis» («des arbres très vieux»). Mais la scène ne reste pas située dans la forêt puisque le poème d'Eliot nous fait glisser, au vers 101, au «désert» qui est «empli» par la voix du rossignol. Ce glissement textuel de la «sylvan scene» au «desert» représente donc un déplacement du lieu de la fable mythologique: de la forêt, lieu traditionnel du viol de Philomèle d'Ovide à Chrétien de Troyes, Chaucer ou Shakespeare, vers le désert, lieu spécifique de The Waste Land. Criant dans le «désert» alors que le monde continue (et le passage du passé «she cried» au présent «the world pursues» souligne le glissement vers le monde moderne, le glissement du passé vers le présent), le rossignol devient une figure du monde contemporain, une figure qui chante dans la «terre vaine» du présent.

Que chante ce rossignol? Dans le texte d'Ovide, rien n'est dit du chant du rossignol après la métamorphose: ni s'il s'agit d'une plainte ou d'une exultation, ni quel est l'objet de la lamentation ou de l'exultation. La seule hypothèse que nous puissions construire reposerait sur la dernière image que le texte ovidien donne de Philomèle avant sa métamorphose: elle apparaît «sparsis capillis» (vers 657, «les cheveux épars»), faisant irruption pour lancer la tête sanglante d'Itys à la figure de Térée, et regrettant de ne pouvoir parler «pour exprimer sa joie» («nec tempore maluit ullo/ Posse loqui et meritis testari gaudia dictis», vers 659-60). Une telle représentation de Philomèle avant sa métamrophose peut suggérer qu'une fois transformée en rossignol ce soit précisément cette joie, qu'elle ne pouvait exprimer avant sa transformation, qu'elle chante en tant qu'oiseau. Si tel est le cas, la Philomèle ovidienne chante une chanson fort différente de la Philomèle de Virgile – au livre IV des Géorgiques (vers 511-515), Virgile compare le chant de Philomèle aux plaintes d'Orphée et le qualifie de misérable («miserabile carmen», vers 514) et de plaintif («maestis late loca questibus implet», vers 515).

Le rossignol d'Eliot ne se lamente pas le moins du monde. Il crie bien plus qu'il ne se lamente ou même qu'il ne chante («And still she cried»). Sa voix est qualifiée d'«inviolable» («inviolable voice»), ce qui inscrit littéralement dans la description du chant de l'oiseau le viol du corps de Philomèle et la violence qui lui a été faite. Les bruits onomatopéiques qu'émet ce rossignol («Jug jug» dans cette deuxième section, qui seront amplifiés en «Jug jug jug jug jug jug» dans la troisième section), renvoient d'une part au bruit de l'oiseau tel que la poésie élisabéthaine le représente conventionnellement[xxxviii], mais aussi à une ancienne forme d'insulte sexuelle. Comme l'indique l'Oxford English Dictionary, «jug» est une forme archaique qui désigne une prostituée au XVIe siècle et c'est aussi au XXe siècle, surtout en Amérique du Nord, un terme d'argot désignant les seins d'une femme. En ce sens, le terme «jug» renforce donc la connotation de violence sexuelle déjà présente dans l'expression «inviolable voice». En d'autres termes, Eliot établit un lien entre le viol et le chant du rossignol: l'oiseau crie et ses cris sont suffisamment puissants pour emplir le désert («fill the desert»); sa voix, qualifiée d'«inviolable», nie ou inscrit négativement le viol; et son chant, transcrit sous la forme de «jug jug», continue de charrier des connotations sexuelles.

Quand on retrouve le chant de l'oiseau et le viol de Philomèle dans «The Fire Sermon» (troisième section), l'organisation textuelle de la section du poème où ils réapparaissent suggère une fonction bien particulière du chant du rossignol. En effet, à la fois le chant («Jug jug jug jug jug jug», vers 204) et la référence au viol («So rudely forc'd», vers 205) réapparaisent juste après la citation, donnée en français, d'un vers du poème de Verlaine «Parsifal»: «Et, O ces voix d'enfants, chantant dans la coupole». Il s'agit du dernier vers du sonnet de Verlaine, et les voix d'enfants en question sont celles du chœur d'enfants qui chantent, dans le Parsifal de Wagner, lors de la cérémonie du lavement des pieds qui précède la restauration d'Anfortas (le roi Pêcheur) par Parsifal et la levée de la malédiction qui pesait sur la Terre Vaine. Les voix d'enfants, chantant sous la coupole, marquent donc la fin de l'épreuve de la terre vaine. Or elles sont immédiatement suivies, dans le poème d'Eliot, par l'hirondelle et le rossignol: «Twit twit twit/ Jug jug jug jug jug jug». Une telle juxtaposition entre les voix d'enfants, qui marquent la fin de la terre vaine, et la voix «inviolable» du rossignol, suggère, si ce n'est une équivalence entre les deux séries de voix, du moins que la voix du rossignol répond à celles des enfants. En d'autres termes, la voix du rossignol fonctionne ici, non seulement comme chez Ovide, comme moyen de surmonter, de sublimer la violence et la mutilation subies par Philomèle mais aussi comme moyen de surmonter, de sublimer un «désert», c'et-à-dire une «terre vaine», que cette voix du rossignol contribue à «remplir», rendant la terre moins déserte, moins gaste et moins vaine. En ce sens, la figure ovidienne du rossignol fonctionne comme une sorte de «relève» -- Aufhebung – de la terre vaine. La figure du rossignol est donc une figure d'un renouveau possible de la terre vaine et la figure d'une voix nouvelle.

De fait, Eliot utilise la figure de Philomèle comme support d'un art poétique qui repose sur le renouvellement de la «tradition». On se rappelle l'injonction de Pound – «Make it new!». L'injonction vaut pour Eliot et vaut pour le traitement qu'Eliot fait des Métamorphoses et de Philomèle. Renouveler le poème ovidien implique de le tisser avec d'autres textes, de telle sorte que la tapisserie de Philomèle devient une métaphore du texte et de la pratique poétiques. En termes structuraux bien plus qu'en termes thématiques, puisqu'il n'y a aucune référence à la tapisserie de Philomèle dans The Waste Land, le tissage de Philomèle constitue une métaphore du renouveau poétique.

Lors de sa première occurrence dans The Waste Land, l'histoire de Philomèle est déjà tissée avec d'autres textes: avec celui de Milton (on l'a vu, avec la scène sylvestre – «sylvan scene» – et la référence explicite faite par Eliot au Paradis perdu), et également avec celui de Shakespeare: les «bribes de temps» – «stumps of time» – «dépeintes/ Sur la muraille» rappellent en effet les moignons («stumps») de Lavinia dans Titus Andronicus. Dans la tragédie shakespearienne, Lavinia est explicitement comparée à Philomèle. Sa mutilation est plus grande que celle de Philomèle puisque non seulement sa langue a été arrachée mais de plus ses mains ont été coupées pour l'empêcher de tisser – et le texte shakespearien utilise le terme de «stumps» pour qualifier ce qui reste des mains de Philomèle: «…. Lavinia 'tween her stumps doth hold/ The basin that receives your guilty blood» (acte V, scène 2, vers 182). Les «stumps of time» d'Eliot sont donc une façon d'introduire, de tisser, Shakespeare dans The Waste Land.

Quand l'histoire de Philomèle réapparait dans «The Fire Sermon», le passage tisse, lui aussi, plusieurs textes. Il y a ceux auxquels Eliot renvoie explicitement dans les notes: le masque allégorique de John Day, The Parliament of Bees (note du vers 197), une ballade australienne dont l'orgine n'est pas identifiée (note du vers 199), Parsifal de Verlaine, et derrière Verlaine, l'opéra de Wagner. Il y a également ceux qu'Eliot ne mentionne pas dans ses notes: la chanson de Trico dans la comédie attribuée à John Lyly, Campaspe[xxxix],et les poèmes d'Eliot lui-même, «Sweeney erect» et «Sweeney Among the Nightingales», qui sont convoqués par la mention de «Sweeney» au vers 198. Mais le passage ne se contente pas de tisser des textes. Il tisse également des voix (celle des enfants, celle de l'hirondelle et celle du rossignol) et des langues, voire des langages. En effet, les vers 197-199 – «the sound of horns and motors, which shall bring/ Sweeney to Mrs Porter in the spring./ O the moon shone bright on Mrs Porter» – mêlent plusieurs langues: l'anglais de la Renaissance du Parliament of Bees de John Day (où l'on entend les bruits des trompes de chasse, et Eliot cite dans sa note: «A noise of horns and hunting, which shall bring….»); l'écho de ces trompes de chasse dans l'anglais contemporain, les klaxons des voitures (et klaxons c'est aussi «horn» en anglais contemporain); et l'anglais australien puisque la note d'Eliot au vers 199 renvoie à une ballade qui lui a été rapportée de Sydney en Australie. Le passage continue ensuite avec le français de Verlaine puis avec le langage inarticulé de l'hirondelle («Twit twit twit») et du rossignol («Jug jug jug…»). Le passage tisse donc les textes, les voix, les langues et les langages, et dans ce contexte, on peut émettre l'hypothèse que le syntagme «so rudely forc'd» ne s'applique pas seulement à Philomèle mais aussi, métaphoriquement, à toute la tradition qu'Eliot utilise, aux fragments qu'il choisit, déforme, et combine.

De fait, ce «forçage» textuel atteint une forme paroxystique quand la fable de Philomèle apparaît pour la dernière fois, au vers 428. Cette dernière occurrence est précédée, au vers 427, par une citation du Purgatoire de Dante: «Poi s'ascose nel foco che gli affina» (il s'agit du dernier vers du chant XXVI, qui clôt la rencontre entre Dante et le poète Arnaud Daniel)[xl]. Et cette dernière occurrence est suivie immédiatement, au vers 429, par le deuxième vers du poème de Gérard de Nerval «El desdichado», «Le Prince d'Aquitaine à la tour abolie». L'évocation de Philomèle à proprement parler, au vers 428, associe deux sources, qui ne sont pas ovidiennes mais qui sont renvoyées à la source ovidienne puisque la note d'Eliot indique «cf. Philomela in Parts II and III»: la première partie du vers 428 est donnée comme étant une citation du Pervigilium Veneris, «Quando fiam uti chelidon». Ce poème latin tardif anonyme est un hymne au printemps et à Vénus, et il se termine sur une référence à Philomèle qui, dans la version grecque de l'histoire, est transformée en hirondelle (chelidon) tandis que Procné est transformée en rossignol et demande: «Quando fiam uti chelidon», « quand serai-je comme l'hirondelle?». La seconde moitié du vers 428, et les deux moitiés sont séparées par une pause matérialisée par un tiret long, semble être un écho du poème de Tennyson The Princess, «O swallow swallow» (mais il n'y a pas de référence à Tennyson donnée par Eliot en note). Dans la quatrième section du poème de Tennyson, au début de sa chanson le Prince en appelle à l'hirondelle pour qu'elle soit la messagère de son amour: «O Swallow, swallow, if I could follow, and light/ Upon her lattice I would pipe and trill»[xli].

L'histoire de Philomèle et la référence ovidienne sont ainsi prises dans une toile ou une tapisserie de références: les deux traditions qui métamorphosent Philomèle en oiseaux différents (la tradition grecque qui la transforme en hirondelle et la tradition post-ovidienne qui la transforme en rossignol), Dante et Nerval. Elles sont, qui plus est, prises dans un réseau de langues – Italien de Dante, le latin, l'anglais et le français, pour aboutir au mantra final en Sanskrit «Shantih shantih shantih». Une telle tapisserie de références et de langues est présentée comme «These fragments I have shored against my ruins» (vers 430). En d'autres termes, l'advenue du sujet poétique (la lutte contre les ruines et la venue du «je») implique le «forçage» des textes (comme Philomèle «so durely forced»), l'étayage des «fragments» et leur tissage. En ce sens, la tapisserie de Philomèle fonctionne comme métaphore d'une «nouvelle» poétique de l'intertextualité, de la fragmentation et du tissage des citations, des références et des langues. Dans The Waste Land, les éléments des Métamorphoses sélectionnés et utilisés permettent donc de tisser le fil d'une histoire dans laquelle le rossignol et son chant constituent une forme de réponse à la violence du monde, une réponse et une «levée» possible de la terre vaine, une mise en «ordre» – dans et par le «désordre» des fragments et de la multiplication des intertextes – de ce qu'Eliot qualifiait d'«immense panorama of futility and anarchy which is contemporary history».


Anne Tomiche (Université de Paris 13)


Pages associées: Modernités antiques, Intertextualité.


[i] William Marx éd., Les Arrière-Gardes au XXème siècle. L'autre face de la modernité esthétique, Paris, PUF, 2004.

[ii] Cambridge, Cambridge University Press, 1988.

[iii] Londres, Duckworth, 1999.

[iv] Theodore Ziolkowski, Ovid and the Moderns, Cornell, Cornell University Press, 2005.

[v] Lectures d'Ovide, études réunies par E. Bury, avec la collaboration de M. Néraudau. Préface de P. Laurens, Paris, Les Belles Lettres, 2003.

[vi] Il faudrait également mentionner, entre autres: Edward Kennard Rand, Ovid and His Influence, Boston, Marshall Jones, 1925; Ernst Robert Curtius, Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, Bern, Francke, 1954; L. P. Wilkinson, Ovid Recalled, Cambridge, Cambridge University Press, 1955; William S. Anderson (éd.), Ovid: The Classical Heritage, New York, Garland, 1995; The Cambridge Companion to Ovid, Cambridge, Cambridge University Press, 2002

[vii] Ludwig Traube, Einleitung in die lateinische Philologie des Mittelalters, volume 2 de Vorlesungen und Abhandlungen von Ludwig Traube, ed. Franz Boll, Munick, Beck, 1909-1920, p. 113.

[viii] Ernst Robert Curtius, Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, 2ème ed., Bern, Francke, 1954, p. 28.

[ix] Immanuel Kant, Beobachtungen über das Gefühl des Schönen und Erhabenen (1764), Werke in zehn Bänden, ed. Wilhelm Weischedel, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1968, vol.2, p. 834.

[x] Paris, Charpentier, 1845, «De la littérature» chapitre 6, p. 295.

[xi] E.M. Butler,The Tyranny of Greece over Germany: A Study of the Influence Exercised by Greek Art and Poetry over the Great German Writers of the Eighteenth, Nineteenth, and Twentieth Centuries, Cambridge University Press, 1935.

[xii] Theodore Ziolkowski, Ovid and the Moderns, op. cit., p. 27.

[xiii] Ibid., p. 28.

[xiv] Ibid., p. 29.

[xv] Ibid., voir le chapitre 1 «The Lure of Ariadne».

[xvi] citant, incorrectement d'ailleurs, 8.18 au lieu de 8.188.

[xvii] Theodore Ziolkowski, Ovid and the Moderns, op. cit., le chapitre 4 est intitulé «Annus Mirabilis Ovidianus».

[xviii] Emile Rippert, Ovide: Poète de l'amour, des dieux et de l'exil, Paris, Armand Colin, 1921, p. xi.

[xix] Dans la deuxième partie de Ovid and the Moderns, «Ovide and the Exiles», Ziolkowski commence par un intéressant chapitre consacré à sa présence dans la culture roumaine depuis le XVIIe siècle. Ce qui se dégage c'est la progressive utilisation idéologique d'Ovide comme figure de la résistance à l'impérialisme. Mise en sommeil par l'occupation ottomane, l'influence ovidienne renaît en force après sa fin en 1878: on élève au poète latin mort au bord de la Mer Noire des monuments, Vasile Alecsandri lui consacre un drame (1885), une revue littéraire porte son nom (Ovidiu, en 1898), et le mouvement se poursuit sur plusieurs décennies. L'utilisation idéologique d'Ovide ne se limite pas à la fin du XIXe siècle. Bien plus récemment, en 1960, l'exilé roumain Vintila Horia a publié Dieu est né en exil, écrit en français et proposé pour le prix Goncourt, qui se présente comme le journal fictif d'Ovide pendant les huit années passées à Tomes. Violemment attaqué par le journal L'Humanité qui lui reprochait un passé antisémite, voire fasciste, l'auteur y présentait un Ovide proto-chrétien. Ziolkowski lui oppose Marin Mincu, professeur à l'université de Constança, qui, en 1997, a publié en langue italienne Il Diario di Ovidio, où il invente un Ovide exilé volontaire, sexuellement impuissant, fuyant la capitale romaine par dégoût de la société impériale. Cet Ovide est un dissident, prônant la subversion; il choisit la ville de Tomes parce que c'est un lieu sacré, le lieu où Médée, transgressant toutes les lois de la famille et de la cité, a mis en pièces le corps de son frère.

[xx] Paris, Hystrix-Les Interuniversitaires, 1989.

[xxi] Paris, Klincksieck, 1995.

[xxii] Paris, le Promeneur, 2000.

[xxiii] Qu'il s'agisse de la présence de Pythagore au dernier chant des Métamorphoses, qui a fait soupçonner Ovide d'avoir adhéré au néo-pythagorisme (voir Jean-Pierre Néreaudau, Ovide ou les dissidences du poète, op. cit.), qu'il s'agisse encore de l'opposition, manifeste dans les Amours, à la politique nataliste d'Auguste qui, par les lois juliennes, vise à encourager la natalité et à restaurer une moralité supposée décadente (voir Sylvie Laigneau, La Femme et l'amour chez Catulle et les élégiaques augustéens, Bruxelles, Latomus, 1999, en particulier le chapitre VII, «L'opposition au Prince»), qu'il s'agisse enfin de la façon dont la version que donne Ovide des récits cosmogoniques et son traitement des motifs de la mythologie politique dénoncent les utilisations des mythes exploitées par le Principat (voir Jacqueline Fabre-Serris, Mythe et poésie dans les Métamorphoses d'Ovide. Fonctions et significations de la mythologie dans la Rome augustéenne, op. cit.): autant de critiques, ouvertes ou voilées, du régime augustéen.

[xxiv] Je me permets de renvoyer à mon article «Philomèle dans le discours de la critique littéraire contemporaine», Philomèle. Figures du rossignol dans la tradition littéraire et artistique sous la direction de V. Gély, J.L. Haquette et A. Tomiche, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2006.

[xxv] London, Macmillan, 1989.

[xxvi] Theodore Ziolkowski, Virgil and the Moderns, Princeton, Princeton University Press, 1993.

[xxvii] Cité par Franck Kermode, The Classic: Literary Images of Permanence and Change (1975), 2ème éd. Cambridge, Harvard University Press, 1983. Kermode cite Eliot à partir de Transatlantic Review (Jan 1924).

[xxviii] Extrait du Dial 71 (October 1921), p. 452-453, reproduit dans T.S. Eliot, The Waste Land, A Norton Critical Edition, ed. Michael North, Londres et New York, Norton & Company, 2001, p. 132.

[xxix] Ibid., p. 133. La musique «semblait transformer le rythme des steppes en bruits de klaxon, crépitements de machines, crissements de roues, battement de fer et d'acier, rugissement du métro souterrain et autres cris barbares de la vie moderne» (je traduis).

[xxx] Ulysses est publié à Paris en 1922 mais Eliot en avait lu des sections dès 1918. Il avait rencontré Joyce par l'intermédiaire de Pound.

[xxxi] T.S. Elio, «Ulysses, Order and Myth» The Dial , nov 1923; article reproduit dans Selected Prose of T.S. Eliot, ed. Frank Kermode, New York, Harcourt, 1975. «Je considère que ce livre est l'expression la plus importante que l'âge présent ait trouvée … En utilisant le mythe, en construisant un parallèle continu entre époque contemporaine et antiquité, M. Joyce développe une méthode que d'autres devront continuer à développer après lui…. C'est tout simplement une façon de contrôler, d'ordonner, de donner une forme et un sens à l'immense panorama de futilité et d'anarchie qu'est l'histoire contemporaine» (je traduis).

[xxxii] Jessie Weston, From Ritual to Romance, Cambridge, Cambridge University Press, 1920 (réédité à maintes reprises depuis).

[xxxiii] Theodore Ziolkowski, Ovid and the Moderns, op. cit., p. 51.

[xxxiv] New York, Gordian, 1966, p. 130-147 sur Eliot.

[xxxv] Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 23-47 sur Eliot.

[xxxvi] Dans Ovid Renewed, ed. Charles Martindale, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 215-246.

[xxxvii] T.S. Eliot, The Waste Land, op. cit., note 218 de la troisième partie, p. 23. Traduction française de Pierre Leyris dans La Terre vaine et autres poèmes, Paris, Seuil, 1976: «Tirésias, quoiqu'il soit ici simple spectateur et point du tout un personnage, n'en est pas moins la figure la plus importante du poème, celle en qui s'unissent toutes les autres. De même que le marchand borgne, vendeur de raisins secs, se confond avec le Marin Phénicien, et que celui-ci n'est pas entièrement distinct de Ferdinand Prince de Naples, de même teoutes les femmes ne sont qu'une femme, et les deux sexes se rencontrent en Tirésias. Ce que Tirésias voit est en fait la substance du poème».

[xxxviii] Par exemple, dans le poème «Spring» de Thomas Nashe, dans lequel les différents chants d'oiseaux sont énumérés: «Cuckoo, jug-jug, pu-wee, to-witta-woo!».

[xxxix] Publiée d'abord sous le titre Alexander and Campasape en 1584 sans la chanson de Trico, la comédie a été reprise ensuite sous le titre Campaspe en 1632 avec la chanson. A l'acte V, scène 1, Trico chante:

What Bird so sings, yet so dos wayle?
O t'is the rauish'd Nightingale.
"Iug, Iug , Iug, Iug, tereu", shee cryes,
And still her woes at Midnight rise.

The Complete Works of John Lyly, ed. R. Warwick Bond, vol. II (Oxford: The Clarendon Press, 1967, 1st published 1902), p. 351.

[xl] «Puis il se cacha au feu qui les affine». Dante, La Divine comédie. Le Purgatoire, traduction de Jacqueline Risset, Paris, Garnier Flammarion bilingue, 1992.

[xli] Alfred Tennyson, The Princess, London, Edward Moxon, Dover Street, 1851, 4th edition, p. 78.



Anne Tomiche

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Dernière mise à jour de cette page le 26 Avril 2009 à 22h14.