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"Qu'est-ce qu'une oeuvre folle", par Gérard Dessons.
Introduction à La Manière folle. Essai sur la manie artistique et littéraire, éditions Manucius, coll. "Le marteau sans maître", 2010.
Extrait reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'éditeur.



Qu'est-ce qu'une œuvre folle?

Ce tableau d'un homme en délire
A pour étiquette, dit-on,

Le Chemin de fer. Il faut lire
Chemin de fer pour Charenton
[1].

Il fit trembler le jour louche de la folie sur les scènes d'Apocalypse et de fantasmagorie.
Théophile Gautier[2] (à propos du Greco)


Poser cette question, c'est déjà dissocier l'œuvre et son auteur. Du moins refuser la relation simpliste qui instaure entre l'artiste et son œuvre un rapport de pure causalité. L'attitude biographique, qui voit dans la folie de l'œuvre le reflet de la folie de l'homme, s'appuie sur des cas célèbres d'écrivains et d'artistes ayant sombré dans la démence: Antonin Artaud, Van Gogh, Hölderlin, Nietzsche. L'œuvre, convertie en document clinique, n'entretient plus alors qu'une faible relation avec la question de l'art.

Le problème devient plus complexe dans le cas du créateur malade mental qui, dans des intervalles de rémission, peut construire une œuvre apparemment raisonnable. C'est le cas de Gérard de Nerval, fou pendu, qui a retracé sa maladie dans Aurélia. Si l'on excepte la seconde partie non achevée de l'œuvre, l'écriture n'offre pas, globalement, de difficultés particulières de lecture. Pas, en tout cas, qui soient comparables à la prose d'Artaud. Dans Aurélia, qui est plutôt une œuvre sur le rêve, la folie est retenue, suspendue entre maladie mentale et souffrance amoureuse: «Quelle folie, me disais-je, d'aimer ainsi d'un amour platonique une femme qui ne vous aime plus[3]». Dans Les Filles du feu, la folie est ouvertement littéraire: «La dernière folie qui me restera probablement, ce sera de me croire poète». Nerval est fou d'amour et fou de langage.

En revanche, un cas de folie artistique apparaît problématique: celle de l'homme notoirement sain d'esprit — chez qui, en tout cas, on ne connaît pas de désordre psychique déclaré — mais dont l'œuvre qu'il produit est jugée folle, littéralement folle. La folie devient alors une catégorie du jugement artistique. Cependant, en vertu du principe souverain de causalité, la folie de l'œuvre a tendance à se retourner sur l'individu: on ne peut pas peindre, écrire de cette manière-là et être tout à fait normal! Rembrandt, Greco, Lautréamont, Michaux et tant d'autres dont la vie personnelle a reçu, tel un coup de boomerang, le jugement de folie d'abord appliqué à leur œuvre.

C'est précisément à ce moment de la réflexion, quand l'art affole la critique, que le présent essai propose de se situer. L'attitude des nazis devant l'art moderne qu'ils avaient défini, dans la lignée des conceptions de Max Nordau[4], comme un art dégénéré, est exemplaire de cette situation où la folie de l'œuvre se trouve clairement d'abord dans le regard qu'on lui porte.

Il est symptomatique que la folie soit précisément la catégorie convoquée dans Mein Kampf pour définir l'«effondrement culturel[5] » de l'art allemand moderne. Tout le passage sur le bolchevisme dans l'art y ressasse la même idée et dénonce «les extravagances de fous ou de décadents que nous avons appris à connaître depuis la fin du siècle sous les concepts du cubisme et du dadaïsme.» Les œuvres d'art concernées y sont décrites comme «les hallucinations d'hommes atteints de troubles mentaux ou de criminels», et les artistes comme des «gens intellectuellement dégénérés» qui, en présentant leur folie comme une œuvre puissante, ont contaminé le public et fait basculer dans la folie le jugement artistique.

Il n'est pas indifférent que cette interprétation de l'art moderne comme phénomène de décomposition culturelle — et politique: «Par ces manifestations commença à apparaître déjà, au point de vue culturel, l'effondrement politique qui devint plus tard plus visible[6]» — soit préparée, dans Mein Kampf, par un développement sur la propagation de la syphilis, maladie de la génération dont les lésions neurologiques qu'elle occasionne conduisent vers la démence. La syphilis devient ici l'interprétant de la modernité et prend, de ce fait, une valeur métaphorique. Elle prépare ainsi la description des mouvements artistiques comme des «phénomènes morbides», symptômes d'une maladie de la civilisation.

La référence à la syphilis permet d'instaurer une continuité entre maladie sexuelle et maladie civilisationnelle, celle-ci étant présentée comme «la conséquence d'une maladie des instincts moraux, sociaux et racistes[7]» nécessitant une purification de l'ensemble des domaines de la culture:

Théâtre, art, littérature, cinéma, presse, affiches, étalages doivent être nettoyés des exhibitions d'un monde en voie de putréfaction, pour être mis au service d'une idée morale, principe d'état et de civilisation.

Il faut ajouter à cette liste la musique. Dans son discours d'ouverture de l'exposition «La musique dégénérée» (Entartete Musik), en 1938 à Düsseldorf, Hans Severus Ziegler affirmait que la musique contemporaine devait être purifiée de la maladie de l'atonalité, «produit de l'esprit juif[8]». Une maladie terrible: «Quiconque en mange en meurt». Était particulièrement visé le Traité d'harmonie d'Arnold Schönberg.

Pour revenir au jugement même de folie, on voit bien, dans ce contexte d'une propagande qui répand le mythe d'une corruption culturelle généralisée, que même si la santé psychologique des artistes reste un argument explicatif fort, cette mise en cause est en réalité seconde par rapport à la confrontation des critiques avec quelque chose de plus général: la «grimace cubiste[9]», actualisation picturale du rictus de la démence sur les œuvre de la modernité artistique.

Si donc l'artiste n'est pas fou, cliniquement fou, alors qui est fou dans l'œuvre folle? — je propose que c'est la manière.

Faire l'hypothèse que la manière est folle, et qu'elle l'est par définition, demande d'abord de s'entendre sur la notion de manière. Il ne s'agit pas simplement d'une manière de peindre, d'écrire, de composer, de penser, qui assimilerait le sujet de l'art à un individu empirique. La manière dont il s'agit désigne la manière tout court, ce mode d'individuation qu'on identifie comme «artistique» lorsqu'une manière de peindre — de faire du théâtre, de la musique — devient une valeur collective. Dans ce cas, la manière de peindre, d'écrire, de composer est tout à la fois une manière de penser, de concevoir la peinture, l'écriture, la musique. La manière est donc critique par nécessité, et c'est précisément en cela qu'elle est folle.

Quand une manière de peindre devient une manière en peinture, c'est-à-dire une manière à part entière, elle cesse d'être une manière ­de peindre pour devenir l'historicité de la peinture, le principe même de son invention. Selon le point de vue de la manière, l'invention d'un voir est indissociablement l'invention du voir même, comme l'invention d'un penser, l'invention du penser même. Si une manière en peinture était confondue avec une manière de peindre, elle pourrait alors être imitée, mais dans ce cas elle ne produirait qu'un pastiche, un à la manière de.

Les classiques, qui avaient fait de la reproduction de la nature l'objet même de la création littéraire ou picturale, posaient que la seule manière en art était de ne pas avoir de manière, puisque la manière naturelle se confond avec l'évidence des choses, la nature représentant en quelque sorte le degré zéro de la manière. La manière qui se voit — qui se montre — est dangereuse. Elle n'a pas l'humilité de s'effacer devant la nature des choses et l'ordre du monde — du monde comme il va et comme il doit aller.


Gérard Dessons, professeur de langue et littérature françaises à l'université Paris VIII
.


Pages associées: manière, L'oeuvre littéraire.



1. Le Tintamarre, 13 juin 1874. Le tableau en question est Le Chemin de fer de Manet, exposé en 1874. Cité par Jacques Lethève, Impressionnistes et symbolistes devant la presse, Paris, Armand Colin, 1959, p. 72. Voici, toujours à propos du Chemin de fer de Manet, cette description dans Le Journal amusant, 13 juin 1874: «Deux folles atteintes de monomanétie incurable regardent passer les wagons à travers les barreaux de leur cabanon.» (ibid.).

2. Théophile Gautier, Tableaux à la plume, Paris, Charpentier, 1880, p. 108.

3. Gérard de Nerval, Aurélia, Œuvres complètes, t. 3, Paris, Gallimard, «La Pléiade», 1993, p.696. La citation suivante est extraite de «À Alexandre Dumas», Les Filles du feu, ibid., p. 458.

4. Dans ses ouvrages — Dégénérescence (Entartung), 1894; Vus du dehors, 1903 — Nordau soutenait l'idée de l'influence d'un état névrotique sur la production artistique en général, en même temps qu'il dénonçait la production artistique de son temps, symptôme, selon lui, d'une dégénérescence des valeurs esthétiques et morales.

5. Adolf Hitler, Mein Kampf. Mon Combat, 1924, traduit de l'allemand par J. Gaudefroy-Demombynes et A.Calmettes (1934), Paris, Nouvelles éditions latines,1977, p. 258. La pagination du texte allemand renvoie à l'édition de Mein Kampf, München, Zentralverlag der RGDAP, Franz Eber Rachfolger, 1941 (kultureller Zusammenbruch, p.283). La citation suivante est p. 257 (die Krankhaften Auswüchse irrsinniger und verkommener Menschen, die wir unter den Sammelbegriffen des Kubismus und Dadaismus seit der Jahrhundertwende kennenlernten, p. 283) ; les deux suivantes sont p.262 (die Halluzinationen von Geisteskranken ober Verbrechern, p.288), (geistiger Degeneraten, p.288).

6. Ibid., p. 257 (In ihnen begann sich der später freilich besser sichtbar werdende politische Zusammenbruch schon kulturell anzuzeigen, p.283. La citation suivante est p. 258 (Erkrankungen, p. 283).

7. Ibid., p. 255 (das Ergebnis einer Erkrankung der sittlichen, sozialen und rassischen Instinkte p. 280). La citation détachée qui suit est p. 254 (Theater, Kunst, Literatur, Kino, Presse, Plakat und Auslagen sind von den Erscheinungen einer verfaulenden Welt zu säubern und in den Dienst einer sittlichen Staats und Kulturidee zu stellen p.279).

8. Hans Severus Ziegler, cité par Albrecht Dümling, «Les journées musicales du Reich et l'exposition “Musique dégénérée”», Le Troisième Reich et la musique, Paris, Cité de la musique-Fayard, 2004,

p. 121. La citation suivante est à la même page.

9. Mein Kampf, p. 261 (kubistische Fratze).



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Dernière mise à jour de cette page le 12 Novembre 2010 à 11h33.