Atelier



Lecture contrauctoriale: "L'auteur en soupçon ou l'œuvre comme fiction", par Matthieu Vernet.
Séminaire "en résidence" organisé par l'équipe Fabula du 7 au 11 septembre 2009, à Carqueiranne (83), en partenariat avec le projet HERMÈS (Histoires et théories de l'interprétation).



L'auteur en soupçon ou l'œuvre comme fiction
(résumé et débat)


Porter le soupçon sur le narrateur est une habitude critique courante. Sa position est à rapprocher de celle de l'auteur, notamment dans le discours qu'il tient en son nom sur son œuvre: pourquoi faire confiance à l'auteur plus qu'au narrateur? Pourquoi le lecteur croit-il intuitivement entrer dans la fiction, une fois la dernière ligne de la préface parcourue? On ne lit pas d'une façon similaire — à l'intérieur pourtant d'un même objet — ce qui relève du discours de l'auteur et ce qui relève de celui du narrateur. L'attention semble se diluer, le pacte de lecture différer d'une page à l'autre: tout se passe comme si les mots de l'auteur ne pouvaient relever du fictif et donnaient accès à une forme d'explication, ou tout au moins à une déclaration d'intention.

Lire contre l'auteur revient donc à souligner le soupçon qui pèse sur l'auteur et à postuler que:

- le discours de l'auteur sur son œuvre fait sens, il est reconnu et considéré comme au dessus de celui d'un lecteur quelconque: son discours n'est pas dénué d'intérêt pour le critique au moins pour le contredire.

- En outre, nous devons le soupçonner et remettre en cause son autorité(lire contre l'auteur, c'est prendre le contre-pied de la «mort de l'auteur» dans la mesure où cette lecture ne remet pas en cause l'existence de l'auteur, mais bien plutôt son autorité).

Faute de pouvoir tuer l'auteur comme l'on le sait depuis Foucault (on a besoin de la fonction auteur), et parce qu'il est impossible de s'en passer, il faut s'accommoder de sa figure.

Contrairement à Maurice Couturier, l'auteur dont je parle n'est pas une reconstitution du lecteur: je veux m'intéresser à l'auteur comme construction fictive(qui diffère également du sujet origine de K. Hamburger). En d'autres termes, l'auteur serait à une œuvre ce que le narrateur est à une fiction, une instance de cohérence mais qui relève de la construction fictive.

Cette construction implique des agencements:

L'œuvre est alors une fiction; et si l'œuvre est une fiction alors son auteur fait partie de la fiction. Il nous faut donc considérer l'auteur comme une partie de l'œuvre.


«Qui écrit entre en scène» (Valéry) revient à opérer une distinction entre l'auteur et l'écrivain, et plus seulement entre l'homme et l'auteur. Valéry voit dans l'auteur une mise en scène de soi comme écrivain, qui diffère du moi intime et du moi mondain. Écrire est en soi une activité qui impose un dédoublement, qui conduit à se postuler différent. «Il faut marcher sur des traces qu'on ne laissera pas» (Daniel Oster, L'Individu littéraire, Paris: Presses universitaires de France, coll. «Écriture», 1997, p.2). C'est d'ailleurs à cette distinction que revient Foucault: l'auteur n'est ni du côté de l'écrivain réel, ni du côté du narrateur.

On identifie donc non pas deux moi à l'intérieur d'une même personne, mais trois: le moi social, celui de l'auteur et le moi profond.

L'œuvre d'un auteur se comprend alors comme une construction dont l'auteur fait partie. Il faut alors interroger sur le statut fictif de l'œuvre et revenir sur l'ambivalence de son étymologie.

Opus a deux sens:

- produit concret du travail, résultante d'une production artistique. C'est d'ailleurs dans cette acception que Foucault le prend; cela implique la prise en compte des brouillons et de tout autre document de la main de l'auteur. On voit apparaître l'historicité de la notion d'œuvre, dont la définition au gré des époques varie en extension (cf. la prise en compte récente des brouillons). L'œuvre est alors très souvent le fait d'un tiers (notamment l'éditeur). Cette acception renvoie à l'idée d'une totalité, quand la seconde renvoie davantage à celle d'intention.

- produit d'un travail délibéré: acception plus problématique, car on y retrouve une dimension intentionnelle: l'œuvre correspond alors à un édifice qui relève de l'autorité de l'auteur et non plus de l'éditeur. Marot le premier compile ses écrits; à sa suite, le geste de Louise Labé témoigne d'une même finalité: en collationnant ses propres écrits, elle affirme tout autant son autorité sur ses textes que sa volonté de les sélectionner: elle invite à prendre au sérieux son geste auctorial. Ainsi en divisant son œuvre en parties qui semblent relever d'une logique historique, elle met en scène le récit d'un accès à l'écriture. Rassembler et publier des œuvres relèvent d'une logique auctoriale: Louise Labé s'instaure ainsi en auteur. Le fait que son existence ait été remise en question récemment ne fait que souligner davantage la nature proprement arbitraire et fictive de cette stratégie d'auteur. L'œuvre révèle donc l'auteur et le constitue. La constitution de l'œuvre est un geste de parole qui par là est susceptible d'un geste de soupçon.

Le lieu privilégié de cette expression se situe dans le paratexte qui doit être associé à l'œuvre. Sans relever de la fiction, il joue avec elle. À cheval sur l'univers réel et celui de la fiction, l'auteur qui prend la parole dans une préface ne recoupe ni le «moi» de l'écrivain ni le «moi» du narrateur. Intermédiaire, intérimaire, cette voix fait la transition d'un univers à l'autre.

M.Couturier présente l'auteur comme un effacement de soi, mais identifie sa figure comme une reconstruction par le lecteur. Ce n'est pas cette figure-ci qui nous intéresse, dans la mesure où M.Couturier la recherche au sein même du texte, et en réglant assez curieusement la question des seuils qui, selon lui, sont le lieu du détachement de l'œuvre par l'auteur.

Il me semble que le péritexte joue au contraire un rôle essentiel, en tant que lieu d'un jeu et d'une manipulation. Extrait du texte, le péritexte se situe à un autre niveau énonciatif(d'où le jeu ambivalent entre l'auteur et le narrateur que l'on retrouve dans la plupart des préfaces de roman). Dans le cas par exemple de Manon Lescaut, la préface nous présente l'avis de l'auteur. Malgré l'emploi du dénominatif «auteur», il n'en est pas moins un narrateur extradiégétique. Cette préface se présente donc comme un hors d'œuvre fictif et ne pose pas de problème.

Dans le cas de la Nouvelle Héloïse, le «narrateur» dit s'appeler Rousseau. Le discours de Rousseau semble fonctionner de la même manière que celui du marquis de Renoncour: Rousseau est bien un auteur réel, et pourtant sa parole n'a plus d'autorité, dans les faits, que celle du marquis. La figure de Rousseau est comme happée par la sphère textuelle, et se rapproche de celle d'un personnage.

Quel statut énonciatif accorder à une parole auctoriale de ce type? Personnage fictif, semi-fictif ou personne réelle? Nous nous situons dans l'entre-deux de la fiction et du réel.

Voilà sans doute l'une des raisons qui permettrait de comprendre et de justifier une lecture contrauctoriale: existe-t-il un «je» de l'auteur dans les écrits paratextuels? Est-ce le même «je» qui s'exprime dans un récit à la troisième personne, dans une correspondance, un brouillon, une préface ou un article? Le «je» qui recouvre une œuvre et qui lui donne une unité nous apparaît comme une construction, différente cependant de la notion d'«auteur impliqué» ou d'auteur implicite.

- Celle-ci ne recoupe pas quelque chose de cohérent: Booth décrit l'auteur impliqué comme le second moi de l'auteur, une version idéale, et fictive et réelle, bref comme son moi proprement littéraire. Ce second moi incarne aussi l'originalité d'une œuvre: il est à l'origine de la signification et donnerait une cohérence au texte. William Nelles propose le schéma suivant: «l'auteur historique écrit, le lecteur historique lit; l'auteur impliqué donne le sens, le lecteur impliqué l'interprète; le narrateur parle et le narrataire écoute» (Frameworks. Narrative Levels & Embedded Narrative, Berne: Peter Lang, 1997)

- En revanche Booth n'en fait pas le gage d'une unité d'une œuvre, puisqu'une même œuvre peut comporter plusieurs auteurs impliqués (cf. les trois auteurs impliqués chez Fielding). Il n'est cependant pas évident que Booth ne confonde pas narrateur et auteur impliqué dans ce cas là. Chaque auteur impliqué, quoiqu'il en soit, et aux yeux de Booth, appartient à la clôture du texte: il serait donc à la fois l'auteur sans voix (en d'autres termes le «second moi de l'auteur») mais aussi l'image que se fait le lecteur. Il nous semble y avoir là contradiction et confusion de deux niveaux: celui de l'auteur et celui du lecteur.

- Je propose donc de distinguer l'auteur impliqué (image du lecteur) de l'auteur implicite (second moi de l'écrivain).

L'auteur qui prend la parole se distingue de l'écrivain; la teneur de son propos ne relève pas directement du champ du réel, mais participe de la fiction et doit y être rattachée. En effet, si le discours de l'auteur n'est évidemment pas une fiction au sens strict du terme, il est entaché de suspicion par contact et proximité avec l'univers fictionnel. Le discours de l'auteur sur son texte n'est donc qu'un possible, un discours parmi d'autres, qu'il faut analyser en tant que tel et ne pas prendre pour argent comptant: le critique doit par conséquent développer une prudence méthodologique, dans la mesure où la préface ne fait pas sortir du texte. Croire que la préface donne accès au laboratoire de l'écrivain, c'est confondre les niveaux et tomber dans le piège de l'écriture. Le discours de l'auteur est un leurre; il nous faut le prendre en tant que tel. L'œuvre entière est une fiction.

«Sans s'arrêter à celui qui a vu après coup dans ses romans une Comédie humaine, ni à ceux qui appelèrent des poèmes ou des essais disparates la Légende des siècles et la Bible de l'humanité, ne peut-on pas dire pourtant de ce dernier qu'il incarne si bien le XIXe siècle, que les plus grandes beautés de Michelet, il ne faut pas les chercher tant dans son œuvre même que dans les attitudes qu'il prend en face de son œuvre, non pas dans son Histoire de France ou dans son Histoire de la Révolution, mais dans ses préfaces à ces deux livres? Préfaces, c'est-à-dire pages écrites après eux, où il les considère, et auxquelles il faut joindre ça et là quelques phrases, commençant d'habitude par un “le dirai-je” qui n'est pas une précaution de savant, mais une cadence de musicien.» (La Prisonnière, Paris: Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1988, p.666).

L'auteur est bien, aux yeux de Proust, celui qui tient un discours sur son œuvre: sans cela, l'œuvre reste incomplète et inachevée. Mais, retors, Proust dit que cette unité donnée doit être «non factice»; on navigue alors entre l'intention de l'auteur et l'immanence du texte. D'ailleurs, l'unité rétrospective qu'il défend est – dans son œuvre – prospective.

Toujours est-il que le discours de l'auteur pilote la représentation que l'on se fera de l'œuvre.

Faut-il prendre le discours de Proust sur son œuvre (dans une entrevue consécutive à la publication de Du côté de chez Swann et dans Le Temps Retrouvé)comme un document ou comme faisant partie de l'œuvre? Quel statut doit-on accorder à un texte annonçant la clôture de l'œuvre, alors que Proust allait entièrement réécrire les brouillons de ce qui aurait dû être la Recherche, et alors même que la fin de la Recherche (telle qu'elle fut publiée) n'est qu'un brouillon toiletté?

Lire avec l'auteur, suivre donc ce qui semblait être ses intentions revient en quelque sorte à lire contre l'auteur pour créer l'œuvre que les éditeurs puis les critiques ont voulu édifier. Ce qui relevait d'une construction de l'auteur est devenu un mythe colporté par les éditions Gallimard. Lire avec l'auteur c'est nier l'inachèvement du texte et également nier qu'il est peut-être incomplet (cf. les travaux de Nathalie Mauriac qui pratique une critique créatrice à partir des possibles de l'œuvre).

Qu'en est-il enfin du Contre Sainte-Beuve? Il n'y a pas déni de l'intention de l'auteur mais la mise en place d'une stratégie de séparation de l'auteur et de son image. Dans le cas de Proust, lire contre l'auteur c'est surtout désactiver les lectures qu'il refusait: dissocier l'homme de son œuvre, c'est se désolidariser de son œuvre. Cela doit amener à nous interroger sur le statut du Contre Sainte-Beuve: fait-il partie du paratexte de la Recherche?

Les propos d'un auteur sur son œuvre sont donc toujours encombrants, dans la mesure où ils se greffent au texte, pour ne pouvoir plus en être désolidarisés.Lorsque Borges dans son prologue d'Artifices, précise que «Funes ou la mémoire est une longue métaphore de l'insomnie», il est impossible pour le lecteur et pour le critique de s'en départir, que l'on prenne ou pas en compte son propos. Tout commentaire gravitera, pour le valider ou le déconstruire, sur le propos de l'auteur.

Lire contre l'auteur nous apparaît comme un impératif méthodologique; cette lecture porte en permanence le soupçon sur la parole de l'auteur et refuse de la dissocier de son œuvre.


Débat sur l'intervention de Matthieu Vernet


Sophie Rabau: Est-ce que le discours de l'auteur fait partie de l'œuvre et donc que je dois-je décider de son statut comme interprète, voire modifier l'œuvre indépendamment de l'auteur?

Marielle Macé: Est-ce que c'est poser forcément une question de l'autorité?

SR: on pourrait le dire autrement: l'auteur en tenant un discours sur l'œuvre ne font pas acte d'autorité forcément, mais l'interprète ensuite constitue ce discours en autorité dont il faut se débarrasser, puis soit convoque une autre autorité soit (comme l'a suggéré Laure Depretto) essaie de revenir à une situation préautoritaire, où il n'est plus question de ça.
Pour poser la question autrement il y a plusieurs stratégies: mais la question qui se pose est de savoir quel est le statut du discours de l'auteur une fois qu'on l'a débarrassé de son autorité.

Marc Escola: on peut bien sûr aborder la question de l'auteur autrement que par l'autorité, mais on a l'impression que le discours critique «traditionnel» joue de l'autorité de l'auteur, ce qui ne veut pas dire qu'on pense que la question de l'auteur soit forcément lié à l'autorité
Le sujet de ce séminaire, une sorte d'acte de décès de ce rapport d'autorité?

Oana Painate: (Rancière) cette autorité de l'auteur massive inhibante est liée à la question de la vérité et de la fiction. Rancière: la question se pose ailleurs.

SR: jouer la fiction de l'autorité c'est jouer contre l'idée que l'autorité de l'auteur comme garantie est lié au fait.
Mais on peut comme Marielle Macé la poser autrement.

MM: Opposer à la fiction l'autorité, c'est se priver de la radicalité de la question qu'on pose en la réglant par la fiction. Et si le sens c'était l'usage, et non pas l'usage vs le sens?


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Matthieu Vernet

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Dernière mise à jour de cette page le 31 Octobre 2009 à 21h29.