Atelier

Un Misanthrope en trois actes


Par Marc Escola



La présente «réduction» du Misanthrope de cinq à trois actes est issue d'un séminaire intitulé «Théorie et pratique de la littérature», donné avec Sophie Rabau en 2009 à l'Université Saint-Joseph de Beyrouth[1].


Elle a fait l'objet d'une première publication dans la revue Acanthe (vol. 16-27, 2009), dans un article intitulé «Le retour d'Alceste. De quelques scènes (encore) possibles dans Le Misanthrope de Molière», où Sophie Rabau, judicieusement conseillée par Ménandre, s'essayait de son côté à la transformation de la pièce en comédie-ballet.


Le bénévole lecteur trouvera ici isolément le synopsis de ce Misanthrope en trois actes. Les différents moments de la démarche sont à retrouver dans Le Misanthrope corrigé (Hermann, 2021) ou : Comment améliorer les œuvres réussies ? qui donne aussi une suite (logiquement: deux actes supplémentaires) au chef-d'œuvre ainsi réduit.



Dossier: Réduction de textes





L'exercice qui invite à réduire de cinq à trois actes une comédie classique revêt le plus grand intérêt sur le plan pédagogique: il suppose de mettre en œuvre tout un savoir quant à la poétique dramatique classique telle que théorisée par Corneille ou l'abbé d'Aubignac, d'acquérir donc une connaissance «pratique» des principes qui régissent régulièrement la liaison des scènes en relation avec l'unité de lieu, les intervalles d'actes en regard de l'unité de temps, l'enchaînement des faits selon les lois du vraisemblable et du nécessaire comme garantie de l'unité d'action… La procédure mériterait d'être amplement détaillée: on dira simplement ici qu'elle se propose de supprimer, à l'instar d'un Valincour lisant La Princesse de Clèves ou d'un abbé de Villars parcourant Bérénice, et donc en bonne orthodoxie «classique» (ou aristotélicienne), tout ce qui n'est pas fonctionnellement nécessaire au dénouement (de Molière). De quoi a-t-on vraiment besoin pour ce dénouement-là? De l'issue du procès, qui motive, à elle seule, la décision de départ d'Alceste; et de l'intervention des deux marquis qui confondent une Célimène désormais convaincue de duplicité. En d'autres termes: la «catastrophe» suppose que le misanthrope se découvre trahi deux fois.


On a souvent observé que la perfidie d'Arsinoë est fonctionnellement inutile — sinon pour nourrir en partie l'acte IV où sa trahison demeure, si l'on ose dire, lettre morte: en allégeant la distribution de cette figure de prude, on fera l'économie de quelques scènes. Oronte connaîtra le même sort, au motif que sa fonction de rival — d'ailleurs très tardivement introduite— fait double emploi avec celle qu'assument avec plus d'efficacité les deux marquis. L'amuïssement de ces deux personnages ne nuit en rien au déroulement de l'intrigue principale: il permet d'observer qu'aux deux caractères se trouvent attachées des péripéties parasites, introduites — on le conçoit aisément— pour leurs effets comiques plutôt que dramatiques, et pour étoffer une fable sans doute un peu courte pour nourrir cinq actes…


Une fois ôtées l'ensemble des scènes où figurent Arsinoë et Oronte, la tâche consiste ensuite à régler au mieux les enchaînements — la liaison de l'ensemble des scènes et les deux intervalles d'actes; on s'obligera ici, à l'exemple de Rousseau affabulant dans la Lettre à d'Alembert une version pro domo du Misanthrope, à réemployer le plus grand nombre possible de scènes du texte réel, sans hésiter à interpoler telle ou telle d'entre elles. On obtient sans trop d'efforts le canevas suivant— il suffit, pour l'essentiel, de fusionner les actes I et II qui s'y prêtent assez bien, puis les actes III et IV, en se dispensant chemin faisant des péripéties dilatoires[2].


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Acte I


On enchaînera directement les scènes I,1 et II, 1, d'autant plus aisément que l'intervalle des deux actes dans le texte réel est un faux intervalle, au sens où nulle durée sensible ne s'y écoule — Alceste ne vient apparemment chez Célimène que pour l'entretenir (v. 241), pourquoi le faire attendre? On lui évitera, avec les scènes 2 et 3, l'arrivée d'un fâcheux, un moment déplaisant et quelques ridicules, pour faire entrer Célimène dès après la scène d'exposition, en s'épargnant la délicate gestion, dans le texte réel, de la fausse sortie d'Alceste (v. 445). Les marquis peuvent ensuite venir à leur heure (II, 2-3), et on laissera le jeu des portraits à sa place (II, 4), ce qui donne à notre premier acte une ampleur suffisante; dès lors qu'on a fait l'économie d'Oronte et de son sonnet, les scènes II, 5-6 ne nous sont plus d'aucune utilité. Il nous faudra peut-être affabuler les conditions d'un départ d'Alceste: des nouvelles du procès dont il a été fait mention dès la scène de l'exposition y pourvoiront — on empruntera ici sans plus de scrupules à la scène IV, 4, où Molière a eu recours au même artifice.


Acte II


On l'ouvrira sur un entretien entre Éliante et Philinte, en interpolant ici la scène IV, 1 de Molière sans renoncer à une seule de ses répliques; on appellera alors les marquis pour le dialogue qui était déjà le leur dans la scène III, 1 du texte réel, Philinte arbitrera leur différend, au bénéfice de la liaison des scènes; mais on se dispensera des scènes III, 2-5, dès lors que l'on sait l'intervention d'Arsinoë inutile. Mais il nous faudra alors faire preuve d'imagination pour créer une nouvelle scène qui verra Célimène confrontée aux deux rivaux: on exploitera le dialogue des scènes V, 2-3 qui se jouait aussi entre deux rivaux. Restera à faire venir Alceste, dont l'absence surprendrait dans ce deuxième (ou plutôt second) acte; on aura recours à quelques bribes de la scène IV, 3, mais sans évidemment faire appel à l'affaire du billet: peut-être Alceste pourrait-il faire état ici de la médisance dont il est victime au Palais où se perd son procès, d'une rumeur qu'il impute à la légèreté des marquis, et indirectement à Célimène — s'attirant par là les railleries de tous, comme il advint à la fin de l'acte précédent, au terme de la scène des portraits.


Acte III


L'acte V du texte réel fournit évidemment tous les matériaux nécessaires; on enchaînera ainsi la scène V,1 pour qu'Alceste nous informe de l'issue du procès et de sa décision de départ; on supprimera les scènes V, 2-3, déjà réemployées pour parties, auxquelles on substituera un dialogue entre Alceste et Éliante qui manquerait sinon à l'affiche: la scène 2 de l'acte IV devrait nous être ici de quelque secours; la scène V, 5 peut alors venir à l'identique, nonobstant l'absence d'Oronte et d'Arsinoë — on aura soin de garder les deux derniers vers proleptiques, qui font aimablement signe vers un lendemain, et, si l'on a de la suite dans les idées, sans doute conviendrait-il d'adoucir un peu la colère des marquis.


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On peut s'en tenir là, et tenter de porter à la scène cette «petite comédie» en trois actes. Ou envisager une deuxième série d'opérations, pour affabuler non plus une récriture mais une continuation, et enter deux actes inédits sur «nos» trois premiers et former avec eux une grande comédie en cinq actes. Aussi bien ces trois actes occupent-ils quelques heures à peine d'un après-midi: la règle des vingt-quatre heures nous laisse encore le loisir de quelques initiatives.



Marc Escola, 2009.

Mis en ligne dans l'Atelier de Fabula en septembre 2019.




[1] Ce séminaire consacré plusieurs semestres durant aux rapports entre métatextualité et hypertextualité a préludé à l'essai co-signé ensuite avec Sophie Rabau sous le titre Littérature seconde. La bibliothèque de Circé (Kimé, 2015). On peut lire sur Fabula un extrait de l'introduction, et dans l'Atelier de théorie littéraire la déclaration de méthode: «Comme des cochons», également issue d'un séminaire tenu à l'Université Saint-Joseph de Beyrouth.

[2] On aura ainsi fait la preuve par l'absurde de ce que la dramaturgie de Molière ne relève pas d'une poétique aristotélicienne, comme Jean de Guardia en a fait plus rigoureusement la démonstration dans sa Poétique de Molière (Droz, 2007). Voir «Bis repetita. Refaire les comédies de Molière», Critique, n° 732, 2008-5.



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 14 Janvier 2022 à 11h25.