Atelier




Matériau-pathos. Fragilité et solidité des œuvres théâtrales

par Danielle Chaperon (Université de Lausanne)



Extrait de: Joseph Danan et Catherine Naugrette (dir.), Les Nouveaux Matériaux du théâtre, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, coll. «Registres», 2018, p. 43-52. Publié dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.



Dossier: Théâtre.





Matériau-pathos
Fragilité et solidité des œuvres théâtrales


Dans le chapitre de Temps et Récit qu'il consacra à La Poétique d'Aristote, Paul Ricœur insistait sur le fait que la mimesis, en tant que poièsis, était un «processus actif», une «opération», un «faire humain»[1]. L'insistance était polémique, car il s'agissait pour le philosophe d'opposer le caractère dynamique de la «mise en représentation»[2] aux structures alors chères aux théoriciens de la littérature[3]. Une telle définition de la mimesis trahissait aussi une dette, peu explicite au demeurant, à Condition de l'homme moderne de Hannah Arendt dont Ricœur publie une préface en 1983 (l'année même où parut le premier volume de Temps et Récit). Cette préface s'attache à mettre en valeur la distinction fondamentale exposée par Arendt» entre travail (“labor”), œuvre (“work”) et action (“action”)»[4], trois dimensions de la vita activita (elle-même opposée à la vita contemplativa[5]). Ricœur se montre impressionné par la solidité «anthropologique» de ces catégories. L'intéresse en particulier l'articulation de l'œuvre avec l'action — puisque tel est l'objet[6] de la mimesis praxeos aristotélicienne, dans laquelle Ricœur reconnaît un «“faire” sur un “faire”»[7], une activité qui a pour objet une autre activité.



L'activité poétique


Rappelons brièvement les définitions des trois «activités humaines fondamentales» que Hannah Arendt pose dès les première pages de son ouvrage: (1°) Le travail (ponos[8]) est l'activité nécessitée par l'entretien vital et la survie biologique ; (2°) l'œuvre (poièsis) est vouée à la fabrication d'objets artificiels composant un monde commun; (3°) l'action (praxis) s'inscrit dans un réseau de relations qui constituent la dimension proprement sociale et politique de la vie humaine. Chacune des ces trois activités entretient — comme le relève évidemment Ricœur — une relation spécifique avec le temps. (1°) Le travail est directement confronté à la mortalité individuelle tout en assurant la survie de l'espèce; (2°) l'œuvre est liée à la construction d'un «monde» permanent, non naturel, qui transcende les individus et leur survit; (3°) l'action est la condition, aux yeux des Anciens, de l'immortalité des individus par son inscription dans la mémoire de la Cité. Pour Arendt — et c'est ce qui nous importera dans ce qui suit — chacune de ces activités obtient à cet égard des résultats de qualité différente: (1°) taxés de «futiles» ou de «fugaces» pour ce qui est du travail (il faut sans cesse produire à nouveau ce qui a été consommé), (2°) de «durables» et de «solides»[9] pour ce qui est de l'œuvre (que l'usage et le partage ne détruisent pas), (3°) de «fragiles» pour ce qui est de l'action. Si Ricœur met au premier plan ce rapport problématique de l'être humain et de ses activités au temps[10], la dimension temporelle, bien que souvent mentionnée par Arendt, est cantonnée par elle à une fonction descriptive. Le problème qui tourmente Arendt est résolument politique et concerne le statut de l'action, cette activité lui apparaissant, au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, comme étant la plus précieuse[11] et menacée par l'emprise de ses deux rivales.


Obnubilée par le déclin de la praxis, Hannah Arendt ne s'intéresse pas spécialement à la littérature ni au théâtre. Elle consacre néanmoins la section d'un chapitre aux œuvres d'art. Celles-ci sont, écrit-elle, «de tous les objets les plus intensément du-monde; leur durabilité est presque invulnérable aux effets corrosifs des processus naturels, puisqu'elles ne sont pas soumises à l'utilisation qu'en feraient les créatures vivantes […]. [Cette durabilité] peut atteindre à la permanence à travers les siècles»[12]. Les œuvres d'art auraient même un caractère emblématique puisque «dans cette permanence, la stabilité même de l'artifice […], habité et utilisé par des mortels, acquiert une représentation propre[13]. Les œuvres artistiques constitueraient en effet «la patrie non mortelle d'êtres mortels», «comme si la stabilité du-monde se faisaient transparente dans la permanence de l'art»[14]. Parmi ces œuvres, les poèmes se singularisent pourtant par un paradoxal défaut de «réification» et la faible tangibilité de leur support matériel, mais leur durabilité est en revanche assurée par la densité de leur composition et par la cohérence de leur structure qui s'impose à la mémoire et surtout par leur capacité à s'inscrire incessamment dans le réseau vivant de la praxis. Sans cette permanence des usages, en effet, les œuvres resteraient «lettre morte»[15]:

Afin d'être ce que le monde est toujours censé être, patrie des hommes durant leur vie sur terre, l'artifice humain doit pouvoir accueillir l'action et la parole, activités qui, non seulement sont tout à fait inutiles aux nécessités de la vie, mais, en outre, différent totalement des multiples activités de fabrication par lesquelles sont produits le monde et tout ce qu'il contient[16].

Les poèmes épiques et dramatiques sont donc doublement situés à l'articulation de la poièsis et de la praxis: parce que leur réinvestissement est une action et parce qu'ils représentent des actions. C'est à ce second titre que l'art théâtral est mentionné dans Condition de l'homme moderne: «le théâtre est l'art politique par excellence; nulle part ailleurs la sphère politique de la vie humaine n'est transposée en art. De même c'est le seul art qui ait pour unique sujet l'homme dans ses relations avec autrui»[17]. Ces relations privilégiées avec le domaine de la praxis sont suffisantes pour mériter l'attention d'Arendt. Il importera plus à Ricœur que la fabrication des œuvres d'art profite de tous les avantages relevant proprement de la poièsis. Résultant d'une technè, toute poièsis se distingue en effet de la praxis par la sécurité de son déroulement et la sûreté de son aboutissement[18]. La fin d'un processus technique n'est en effet pas douteuse et correspond immanquablement à la finalité projetée[19]; ses résultats sont réversibles (améliorations, réparations, destructions partielles et reconstructions sont toujours possibles); son déroulement a un «commencement précis, une fin précise et prévisible»[20]. Tout oppose donc la poièsis à la praxis où règnent l'imprévisible, l'incertain, l'irréversible, l'incontrôlable et l'interminable, en un mot la contingence. L'homo faber, seul dans le périmètre de son activité, est «seigneur et maître»[21], écrit Arendt. Pour les Anciens (le travail n'étant pas digne d'intérêt ni n'était respectable le souci de préserver sa vie), praxis et poièsis fonctionnaient du reste à bien des égards comme un couple antithétique. Hannah Arendt s'attache longuement à relever le danger que représente une telle complémentarité: la tentation est grande en effet, et Platon y succomba le premier, de vouloir gérer la Cité comme une œuvre, de transformer la politique en technique et les relations humaines en matériaux. Une telle transformation annihile ce que la praxis à en propre et qu'elle paie de ses inquiétudes: la liberté et la capacité de «commencer» à chaque instant[22]. A bien des égards, même si le basculement moderne des activités humaines dans le champ de la consommation et du travail est regrettable aux yeux de Arendt, la tentation totalitaire que représente l'extension de la poièsis l'effraie plus encore: «Ils disent en somme que si seulement les hommes renonçaient à leur faculté d'agir, futile, indéfinie, aux résultats incertains, il y aurait peut-être un remède à la fragilité des affaires humaines»[23]. Rien de plus dangereux, donc, que de «conférer au domaine des affaires humaines la solidité inhérente à l'œuvre»[24].



Fragilité et solidité


Fragile et solide, imprévisible et planifiable, incontrôlable et maîtrisable, tout souligne le contraste entre l'incertitude angoissante de l'action et la sérénité jubilatoire des processus de fabrication. Qu'en est-il pour Ricœur? On reconnaîtra aisément le couple fragile / solide derrière les paires dissonance / consonance ou déchirure / réparation qu'il met en place dans Temps et Récit. Nul danger, pour lui, dans la combinaison des deux termes, dès lors que le matériau de l'activité de la poièsis est une action fictive et que son résultat est une représentation. C'est cet aspect qu'il mettra en évidence en se reportant à La Poétique d'Aristote, texte qu'Arendt ne convoque pas dans Condition de l'homme moderne. Il rappelle que l'objectif de La Poétique est d'établir la finalité cognitive[25] de la tragédie (de la comédie et de l'épopée, tout aussi bien). Le fait que l'atteinte de cet objectif dépende d'un processus technique de fabrication est pour Ricœur lourd de conséquence. Ce qui est en jeu pour lui — comme pour Aristote — c'est la «fragilité» de la praxis en tant qu'elle soumet les êtres humains à une alternance non prévisible de malheurs et de bonheurs, d'échecs et de réussites, dans leur poursuite d'une vie bonne. Dans la tragédie aristotélicienne, au pathétique (pitoyable et effrayant) spectacle de la fragilité signifiée (celle de la praxis), s'oppose l'effet «cathartique» d'une solidité signifiante (celle de la mimesis praxeos). Le génie d'Aristote, pour Ricœur, est plus précisément donc d'avoir confié le fonctionnement cognitif de la tragédie à la solidité d'un aspect particulier de la représentation de l'action humaine: le muthos. C'est en effet dans la juste construction de l'intrigue, dans l'enchaînement logique des causes et des effets (solidité), que se jouerait la possibilité d'une conjuration cognitive des retournements de fortune livrés au hasard (fragilité). L'opération poétique tient donc pour Ricœur tout entière dans la fabrication du muthos — ce qu'il appellera non pas l'intrigue, puisque la fabrication est un processus, mais la mise en intrigue.



Une solidité pluridimensionnelle


On devine que cette restriction de l'activité poétique à la fabrication du muthos est insatisfaisante pour un spécialiste du théâtre qui cherche en particulier à rendre compte des pratiques contemporaines. Afin de remédier au caractère unidimensionnel de la définition du théâtre chez Ricœur, nul besoin d'aller chercher loin une autre ressource théorique. En effet, la (bonne vieille) narratologie genettienne est susceptible de nous libérer, du moins provisoirement, du primat du muthos. Bien que La Poétique et ses héritiers classiques insistèrent sans cesse sur la parenté entre les modes épiques et dramatiques, le structuralisme n'a pas trouvé utile d'importer les concepts genettiens dans le champ des études théâtrales (à l'inverse, on le sait, de ce qui se passa pour la théorie du cinéma ou de la bande dessinée). Sans doute ledit champ scientifique était-il occupé, dans la seconde moitié du XXe siècle, par d'autres enjeux, à savoir par le paragone entre texte et mise en scène et par la poursuite d'une fuyante «essence du théâtre». Genette n'était, semble-t-il, d'aucun secours pour prendre parti dans ces aventures[26].


Réinvestir aujourd'hui (à l'ère des performance studies, de l'anthropologie théâtrale et des sciences cognitives), le champ narratologique peut sembler singulièrement inactuel. Un tel geste, dont on mesure bien qu'il est à contre-courant, a pour seul but de compléter le modèle ricœurien en préalable à toute tentative de fournir les linéaments d'une «dramaturgie comparée»[27] opératoire dans le champ historique des textes et des spectacles. Car il s'agit ici, de contribuer modestement à une «théorie du théâtre unifiée»[28].



Pour une «théâtrologie» élargie


Dans une proposition, qui aura le succès qu'on sait, Gérard Genette distingue dans le roman trois «aspects» [29] de ce qu'il appelle la «réalité narrative» du texte: l'histoire (ce qui est raconté) le récit (la manière dont l'histoire est racontée), la narration (la relation entre celui qui raconte et celui à qui est destinée l'histoire racontée). Indissociables dans les œuvres romanesques, ces trois aspects sont par lui isolés à des fins théoriques et critiques. Il importe de souligner qu'un tel traitement séparé n'est pas à quoi s'est consacré Genette lui-même — qui pratique, selon ses propres dire, une «narratologie restreinte»[30]. En effet, sous le nom de «Discours du récit», celui-ci s'intéresse uniquement aux relations[31] entre les trois aspects qu'il a définis: relations entre l'histoire et le récit (selon les catégories du Temps et du Mode), relations entre le récit et la narration et entre l'histoire et la narration (selon les catégories de la Voix). Dans une extension complète de son programme, la narratologie devrait comprendre par exemple la grammaire du récit et l'étude des personnages, qui relèvent pour Genette de la seule histoire[32]. De même, conformément à sa définition restreinte de la narratologie, Genette tient pour «extra-narratologiques», les descriptions de quatre des cinq «fonctions du narrateur»[33] qu'il inventorie. Dans une vision élargie de la narratologie, on devrait pourtant s'intéresser spécifiquement à la narration comme acte ainsi qu'à l'étude des propriétés spécifiques du récit (et qui échappent à ses relations avec la narration ou avec l'histoire). On comprend cependant ce qui retient Genette dans les limites de sa narratologie restreinte: le fait que l'intérêt pour l'histoire le conduirait justement à des contrées partagées avec le théâtre, avec le cinéma ou la BD (par exemple), que la curiosité pour des qualités spécifiques du récit le ferait pénétrer dans des zones communes avec la poésie lyrique ou les essais philosophiques (par exemple). Quant à la narration étudiée pour elle-même, elle le contraindrait à s'aventurer dans des territoires «pragmatiques» extra-littéraires comme le discours politique ou pédagogique (par exemple). Une narratologie élargie est donc passible de se dissoudre dans un paysage trop encombré[34] — et ce qu'on en dit sera applicable à la petite théâtrologie élargie qui sera esquissée dans ce qui suit.


Si l'on envisage la question de la «solidité» de la mimesis praxeos, en quoi consiste le résultat du processus poétique propre aux œuvres théâtrales, il ne faudrait donc pas s'en tenir comme Ricœur au muthos — que nous appellerons dorénavant l'action (pour le distinguer de l'histoire réservée aux textes narratifs[35]) —, il convient d'ajouter celui de la structure dramatique, à savoir du drame (qui correspond, on le devine, au récit chez Genette). En effet, l'action (en tant qu'agencement de faits ou d'événements) ne prend une forme dramatique qu'au gré d'opérations qui ne relèvent nullement de la mise en intrigue: par exemple le découpage des unités temporelles de l'œuvre, la séparation scène / hors-scène, la répartition des présences et des absences des personnages, le réglage des entrées et des sorties, le partage des répliques, les choix prosodiques et stylistiques. Il importe ici de rappeler qu'Aristote lui-même, quand bien même il valorise à l'extrême la construction du muthos, n'en mentionne pas moins d'autres aspects de la fabrication de la tragédie. Ainsi, si le muthos (l'action) a un début, un milieu et une fin, il rappelle par exemple que le texte et la représentation débutent par l'entrée du chœur (parodos) et s'achève par sa sortie (exodos). Or, il est aisé de constater que le début ou la fin de l'un (l'action) ne peut être confondu avec le début ou la fin de l'autre (le drame). Par ailleurs, le texte dramatique, manifeste des qualités techniques qu'Aristote ne fait que mentionner, sans doute parce qu'elles ne nécessitent pas autant d'explications que les nouveautés philosophiques et éthiques attachées au muthos, à savoir l'alternance des chants et du dialogue, les contrastes prosodiques, les choix lexicaux et rhétoriques. Si la construction de l'action (muthos) est destinée à produire des effets émotionnels (pathos) et cognitifs (catharsis), la confection du drame produit en propre des effets qu'on dira esthétiques (l'harmonie du «bel animal», l'équilibre des proportions, les bonnes dimensions, etc.). Pour Aristote, le poète dramatique est certes un fabricant d'histoires plus que de vers — mais force est de constater que celui-ci fabrique aussi des vers.


Les deux aspects (intelligibilité de l'action et beauté du drame) contribuent donc pareillement à la solidité de l'œuvre dramatique telle qu'elle est décrite par Aristote — à ce «bloc qui tient tout seul» dirait Deleuze. Un troisième aspect est cependant nécessaire pour compléter l'édifice de l'œuvre dramatique: l'acte de monstration[36] qui correspond à l'acte de narration défini par Genette. A cet égard, il est inutile de rappeler à quel point les définitions du narrateur et du narrataire ont été profitables à l'analyse du roman afin d'échapper au face à face trompeur entre un auteur et un lecteur. Mis à part le «scripteur» d'Anne Ubersfeld, rares furent les tentatives véritables de théoriser, pour l'analyse du théâtre, la figure de montreur[37]et surtout la figure de celui auquel il est donné à voir quelque chose dans le texte dramatique. On appellera témoin cette dernière instance imaginaire, inscrite dans l'œuvre et dont le lecteur est invité à occuper la place. La relation entre le montreur et le témoin est établie dans l'œuvre — comme le définit Genette pour le narrateur et le narrataire[38] — et ce montreur peut, on le devine, adopter différents points de vue sur l'action[39]. Chacun de ces trois aspects de l'œuvre dramatique est susceptible d'être informé par des règles, des normes et des usages. Mais cela ne suffit encore pas. Pour se donner les moyens de décrire l'ensemble du champ théâtral et de prendre en compte les variations historiques qui affectent tout le système, il faut reconnaître l'existence de l'œuvre théâtrale, fruit d'un autre processus de fabrication, à savoir le spectacle. Par simple souci logique, on commencera par dupliquer la triade et définir la fable (l'histoire que raconte le spectacle[40]), la performance (les formes spécifiques au spectacle[41]) et la monstration spectaculaire[42]. Cette dernière permet d'étudier la relation à la fois «pré-définie» et actualisée entre ceux qui assurent la fonction de montreur (l'ensemble de la troupe) et ceux qui jouent le rôle de témoin (le public). Le plus important étant ici aussi que la relation de monstration relève de contrats ou de pactes conventionnels — c'est à cette condition que le spectateur réel accepte, en toute confiance, d'occuper la place qui lui est réservée.



D'une solidité simple à une solidité complexe


L'in(ter)dépendance des deux triades, ainsi que les normes, règles et usages qui pèsent sur elles, dépendent de la période et de la culture étudiée. Mais ce n'est pas l'histoire des variations que peut rendre intelligibles la double «triade» qui importe ici, mais l'analyse de la solidité de l'œuvre (ou des œuvres) à laquelle ce modèle donne accès. Admettons ainsi — contre le modèle unidimensionnel proposé par Ricœur — qu'il y a potentiellement autant de contributions à la solidité qu'il y a d'aspects à chaque œuvre. Autant de contributions à la solidité — c'est-à-dire autant d'occasions de fragilités.


En rester au modèle ricœurien pour l'analyse des œuvres, ce serait en effet croire que la «défaillance» (ou déconstruction) de l'œuvre théâtrale, ne peut provenir que d'une «défaillance» (ou déconstruction) de l'action ou de la fable. De fait, dans l'histoire du théâtre moderne et contemporain, l'accent est souvent mis sur les «mésaventures» du muthos aristotélicien. Réaménager la logique du muthos, c'est d'abord trouver d'autres manières de représenter l'existence humaine en tant qu'elle est vulnérable et soumise à la contingence. Rien d'étonnant à ce que les dimensions de la vie humaine prise en charge par la mimesis ont été historiquement multipliées par le contact du théâtre avec les savoirs (le corps est désormais en prise avec les limites de sa physiologie, avec les obscurs moteurs de la psychologie et de la psychanalyse, avec la pesanteur des choses et l'opacité des bêtes, etc.). Cette extension du domaine de la fragilité représentée, qui s'est accentuée dès la fin du XIXe siècle, ne rend cependant compte que d'une partie seulement de ce qui advient sur les scènes contemporaines. Ainsi en est-il du trop fameux — et improprement nommé — «rejet de la narration»[43] — dont la puissance descriptive est trop faible.



Pathétique élargi


Car aujourd'hui, la fragilité a tendance à gagner l'ensemble d'un système poétique qui jadis était entièrement voué à la solidité (solidité logique de l'action et de la fable, solidité artistique ou artisanale du drame et de la performance scénique, solidité du contrat qui liait, par le respect des normes et des usages, les montreurs et les témoins). Force est de constater également que c'est désormais au sein même de l'œuvre que se jouent l'équilibre entre les effets de concordance et de discordance, l'équilibre entre les affects et de leur mise à distance. Les émotions surgissent en effet désormais de toutes parts et ne sont plus cantonnées à celles que pouvaient susciter les heurs et malheurs de personnages fictifs. Le champ du pathétique s'est donc lui aussi considérablement élargi, au fur et à mesure que la fragilité envahissait tous les aspects de l'œuvre dramatique et théâtrale.


Le théâtre contemporain, tel qu'il a pu se présenter, par exemple, dans la fameuse programmation de Jan Fabre pour Avignon-2005, conjugue une multiplication des figures de la fragilité représentée et une déconstruction de toutes les formes de solidité (de l'action, de la fable, du drame, de la performance, des actes de monstration). L'ensemble de ces figures et de ces formes constituent le territoire d'un pathétique élargi. À Avignon, en 2005, pouvaient être qualifiées de pathétiques aussi bien les innombrables représentations de la fragilité humaine dans la fiction[44] (violence, obscénité, ignorance, impuissance…), que toutes les fragilités formelles mesurées à l'aune des conventions en la matière (incohérence, inachèvement, laideur) et que les attaque aux pactes qui lient ordinairement les artistes et les spectateurs (manipulation, indifférence, mépris, agression). Ces différentes facettes ont parfois conjugué leurs effets dans certains spectacles présentés. Les atteintes au muthos occupent certes une place dans cette constellation, mais elles ne sont en rien prépondérantes. Tous les aspects de l'œuvre entrent au même titre dans un système dynamique complexe, et contribuent à l'équilibre ou au déséquilibre des forces antagonistes de la fragilité et de la solidité, des forces du pathétique et de l'«anti-pathétique» (c'est-à-dire du cathartique). Chaque artiste effectue une pondération qui lui est propre (Castellucci mettant le poids de la «solidité» sur les aspects plastiques de la performance, quand Pippo Delbono s'attache surtout à construire une relation franche avec le public).


Le spectateur est aujourd'hui susceptible de ressentir toutes sortes d'émotions qui peuvent du reste être qualifiées de pathétiques[45] que s'il consent à en reconnaître le caractère artificiel — ce qui n'est pas toujours le cas. Ainsi, ce sont parfois de très vrais sentiments de colère, d'indignation voire de haine et de mépris qui auront été exprimés, violemment, pendant les représentations, par certains spectateurs de 2005. Tout autre aura été la réaction de ceux qui n'ont pas oublié que la performance et la relation de monstration ne sont plus, au début du XXIe siècle, assurées par des codes socio-culturels préétablis, mais qu'elles font l'objet, à chaque spectacle, d'une élaboration qui est partie intégrante de l'œuvre. Mais il n'est effectivement pas facile pour tout spectateur d'admettre que le témoin est un «matériau» de l'œuvre et qu'en tant que spectateur réel, il est invité à regarder ce qu'il ressent à cette place avec la même distance qu'il considère le résultat du travail accompli sur les autres matériaux du spectacle (les événements fictifs de la fable et les différentes composantes de la performance).


Ainsi les expériences de fragilisation concernent-elles tous les aspects du spectacle. Le plus intéressant aujourd'hui est peut-être encore ailleurs: dans le fait que les praticiens thématisent sur scène — et on leur reproche parfois cette mise en abyme systématique — la difficulté propre à l'activité poétique en tant que telle. Fabriquer de la solidité rassurante (faite de logique, de beauté et de confiance), voilà ce que certains artistes ne veulent ou ne peuvent plus faire. Aujourd'hui, le spectateur fait donc au théâtre l'épreuve de la fragilité de la praxis, non seulement en contemplant la vie bouleversée des personnages, mais en expérimentant la précarité de son état de spectateur et la vulnérabilité des praticiens en charge de l'œuvre. Admettre que la fragilité est désormais inscrite dans le champ de la représentation elle-même (et non plus seulement dans les vies représentées), c'est aussi admettre que le cours du spectacle peut la manifester en tant que quelque chose qui arrive au spectacle — autant dire que ces fragilités peuvent en elles-mêmes donner lieu à une intrigue (avec un début, un milieu et une fin) que l'attente de leur résolution peut amorcer. La performance exhibe sa fragilité ainsi que celle de la relation qu'elle établit avec le spectateur. Paradoxalement, cet état de fait s'inscrit dans le modèle de Hannah Arendt: c'est souvent l'acte même qui consiste à fabriquer et à partager une œuvre dans le monde actuel[46] — acte douteux, incertain, inquiet — qui fait l'objet aujourd'hui de nombreuses représentations à la recherche, sans aucun doute, d'une forme de catharsis.



Danielle Chaperon, 2018
Université de Lausanne



Pages associées: Théâtre, Narratologie


[1] Paul Ricœur, Temps et Récit, t.1. L'intrigue et le récit historique, Paris, Seuil (Points), 1983. Respectivement p.69 (pour les deux premières occurrences), p.72.

[2] Temps et Récit, t. 1, p.69. C'est-à-dire, comme nous allons le rappeler, principalement de «l'art de composer des intrigues» (p.60).

[3] «[…] je plaiderai pour le primat de l'activité productrice d'intrigues par rapport à toute espèce de structures statiques, de paradigmes achroniques, d'invariants intemporels». (Temps et récit, t. 1, p.70)

[4] Paul Ricœur, préface à Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Levy, 1983 [1958]. Préface reprise dans l'édition, Calmann-Lévy (Pocket-Agora), 1994, p.15

[5] Vie contemplative à laquelle aspire — non exclusivement — le philosophe de l'Antiquité.

[6] Objet qui serait même exclusif de tout autre objet de la mimesis chez Aristote s'il faut en croire Myriam Revault d'Allones dans Ce que l'homme fait à l'homme, Essai sur le mal politique, Champs/Flammarion, 1999, [Seuil 1990].

[7] Paul Ricœur, Temps et Récit, t. 1, p.82.

[8] Le terme grec n'est mentionné que dans des notes renvoyant à Aristote ou Hésiode (Condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Levy, 1994, pp.126 et 127), le terme latin d'animal laborans étant couramment utilisé par Arendt, par opposition à homo faber. Praxis sera le terme utilisé pour sa part en miroir à poièsis. Utiliser une triade «grecque», comme je le propose ici, permet en quelque sorte de lisser le système d'oppositions. (A noter que ergon semble renvoyer pour Arendt tantôt à ponos tantôt à poièsis.)

[9] Le champ lexical de la «solidité» est en effet très présent et associé systématiquement par Arendt à la poièsis (par exemple pp.97, 141, 187, 190, 192). Sont associés à la thématique de la solidité, les termes de durabilité et de stabilité, ainsi que secondairement d'« ordre », de «calme» (p.285) et de la sécurité. «La fragilité des affaires humaines» (p.242), ainsi que son caractère angoissant, contraste systématiquement avec ce réseau sémantique.

[10] Rapport emblématisé par le célèbre chapitre consacré Saint Augustin qui précède immédiatement le chapitre dédié à Aristote.

[11] Les esclaves et les femmes pour le travail, les artisans pour les œuvres et les citoyens libres de leur temps et de leurs bras pour l'action. Rappelons cependant que la vita contemplativa, «vouée à la recherche et à la contemplation des choses éternelles» surpasse toutes les activités — bien que le philosophe qui s'y adonne ne puisse totalement s'exempter du reste.

[12] Condition de l'homme moderne, p.223.

[13] Ibidem (p.223).

[14] Ibidem.

[15] Condition de l'homme moderne, p.224.

[16] Condition de l'homme moderne, p.230.

[17] Condition de l'homme moderne, p.246. Myriam Revault d'Allonnes, dans Ce que l'homme fait à l'homme, prend cette déclaration au sérieux et propose une interprétation passionnante de la pitié et de la crainte comme deux pathologies sociales menaçant sans cesse la philia à la base de la cité athénienne.

[18] Condition de l'homme moderne, p.196.

[19] Condition de l'homme moderne, p.195.

[20] Condition de l'homme moderne, p.195.

[21] Condition de l'homme moderne, p.196.

[22] C'est cette capacité de «commencer» que Myriam Revault d'Allonnes a mise en valeur, dans la foulée de Hannah Arendt, dans Le Pouvoir des commencements, Essai sur l'autorité, Paris, Seuil, 2006.

[23] Condition de l'homme moderne, p.255.

[24] Condition de l'homme moderne, p.289.

[25] Objectif bien décrit plus tard par Jacques Taminiaux dans Le Théâtre des philosophes. La tragédie, l'être, l'action, Grenoble, Jérôme Million, 1995.

[26] Rivalité qui n'avait rien de nouveau au demeurant, comme l'explique fort bien Roxane Martin dans L'Émergence de la notion de mise en scène dans le paysage théâtral français (1789-1914), Paris, Garnier (Classiques), 2013.

[27] Marie-Madeleine Mervant-Roux, «Un dramatique posthéâtral?», L'Annuaire théâtral n°36, 2004: «nous souffrons sans doute moins d'une panne de dramatisation que du manque d'un modèle théorique capable de subsumer l'ensemble des façons dont celle-ci peut s'effectuer».

[28] On aura compris qu'il s'agit aussi de préserver quelque «bébé» de l'évacuation contemporaine de «l'eau du bain» structuraliste. Cela dit et pour filer la métaphore, mieux vaut aussi parfois conserver l'eau chaude dont on dispose, sous peine de devoir la réinventer.

[29] Gérard Genette, Nouveau discours du récit, p.72.

[30] Gérard Genette, Nouveau Discours du récit, Paris, Seuil, 1983, p.106.

[31] Gérard Genette, «Discours du récit, essai de méthode», dans Figures III, Paris, Seuil, 1972, p.74.

[32] Par exemple dans Nouveau Discours du récit, p.12 et 93 et Figures IV, p.15.

[33] Nouveau Discours du récit, p.90.

[34] Genette décidera du reste, dans ses ouvrages ultérieurs, d'inspecter ce vaste territoire de manière aérienne plutôt que d'en arpenter les frontières ponctuées — à l'époque — de trop de douaniers.

[35] L'action — au sens classique du terme — est la traduction française la plus courante dans le champ théâtral de muthos. L'action est donc l'un des aspects de la «représentation de l'action» — ce n'est pas optimal, mais le bénéfice de conserver ce terme est immense quant à l'accès aux œuvres théoriques anciennes.

[36] Fondé sur la différence entre les deux modes (narrer et montrer, épique et dramatique), l'acte de monstration est un concept emprunté à la théorie du cinéma et singulièrement à André Gaudreault.

[37] Le mot est couramment utilisé dans la théorie théâtrale, à l'instar de «monstrateur» emprunté à la théorie du cinéma.

[38] Émotions destinées à trouver un autre emploi au gré du nouage avec les plans de l'action et du drame: permanence de la présence du chœur et intermittence de ses interventions, médiation entre continuité du muthos (inexorable enchaînement des faits) et discontinuité de la construction dramatique (apparitions et disparitions des protagonistes, prises de paroles inopinées, irruption sporadique des chants de triomphe ou de douleur).

[39] Il s'agit ici de la question du «monodrame» soulevée en son temps par Jean-Pierre Sarrazac, et développée d'une manière originale par Pierre Bayard dans Enquête sur Hamlet, un dialogue de sourds, Paris, Minuit, 2002.

[40] Le choix du mot «fable» est évidemment un hommage à Brecht.

[41] Au sens, par exemple, de Patrice Pavis, c'est le fait d'accomplir une action, par l'acteur, ou plus généralement par tous les moyens de la scène. C'est à la fois le processus et le résultat final (p.174, art. Performance).

[42] L'acte de monstration I est «littéraire», l'acte de monstration II est «spectaculaire».

[43] Je me permets de renvoyer à ce propos à Danielle Chaperon, «Le travail de la narration», dans Arielle Meyer Mac Leod et Michèle Pralong (éd.), Raconter des histoires, Quelle narration au théâtre aujourd'hui?, Genève,MetisPresses,2012, p.27-41. Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula: http://www.fabula.org/atelier.php?Narration_dramatique.

[44] Qu'il s'agisse de textes ou d'images, ne fait du reste rien à l'affaire, bien qu'à l'époque on s'échina à opposer un «théâtre de texte» à un «théâtre d'images».

[45] Le pathos est pris ici au sens poétique du terme, c'est-à-dire comme étant l'effet d'une intention, d'un artifice, d'un savoir-faire, d'une technique. Le spectateur se laisse émouvoir par une représentation parce qu'il connaît et accepte le pacte fictionnel («je sais bien mais quand même»).

[46] Je me permets de renvoyer à Danielle Chaperon, «Le travail de la lecture», dans Izabella Pluta (dir.), Metteur en scène aujourd'hui - identité artistique en question?, Lausanne, L'Âge d'Homme, à paraître. Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula: http://www.fabula.org/atelier.php?Le_travail_de_la_lecture.



Danielle Chaperon

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Dernière mise à jour de cette page le 23 Novembre 2018 à 16h17.